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Ht4. fl II à ►•oL .05 AVANT-PROPOS ^ La campagne de 1815, si funeste pour la France, a été le sujet d’une multitude de récits. U Français, étrangers l’ont écrite à l’envi. Depuis ce grand désastre de nos armes, il s’est écoulé V près d un demi-siècle; et le souvenir en persiste vivace, ardent au cœur de la France, comme chez les peuples na- ^ guère coalisés contre elle. Cela doit être ; c’est la loi du pa- •o triotisme, g Un séjour de trois années en Belgique m’a donné occa- ê sion de suivre, sur le terrain même de la lutte, la courte ^ et terrible guerre qui fournit à nos annales une si triste 1 page. X , Cette etude nouvelle, je l’avais abordée, les écrits de Na- poléon à la main, et convaincu, depuis longtemps, de leur VI AVANT-PROPOS. exactitude. Mais je m’aperçus bientôt de l’impossibilité de les faire concorder avec les événements. Je reconnus les artifices de celte narration rapide, magique, qui se joue du temps, des distances, transpose, altère, dissimule les faits, en invente au besoin et n’a d’autre but que l’apologie cap- tieuse de celui-là même qui l’a composée. Effet étrange de la puissance d’un nom, des circonstances, de l’habileté de l’écrivain ! cette apologie a usurpé, dans notre pays, la place de l’histoire ; et, depuis trente ans et plus, elle a servi de base à presque tous les récits de la cam- pagne de 1815, signés de noms français. J’avais cru, je le répète, aux écrits de Napoléon. Mais, du moment qu’il me fut démontré que la vérité ne pouvait s’y trouver, je la cherchai résolûment. Pour la découvrir, j’ai dû remonter aux sources de l’histoire. Correspondances, ordres, rapports des chefs des armées belligérantes et de leurs lieutenants ; récits, notices, commentaires, mémoires, élaborés, inspirés par ceux qui prirent une part grande ou infime aux événements, dans un camp ou dans l’autre; historiens politiques, historiens militaires, critiques des divers pays, j’ai voulu tout lire, tout examiner, discuter, confronter. Des mains amies ont fouillé pour moi les ar- chives du dépôt de la guerre à Paris; archives très-incom- plètes, mais pourtant trop négligées jusqu’ici. Celles du ministère de la guerre des Pays-Bas ont été mises à ma disposition avec cette bienveillance qui est un trait carac- AVANT PROPOS. VII téristique des fonctionnaires de tout ordre dans ce pays hospitalier; j’en ai tiré des documents précieux. Enfin, plusieurs survivants de la lutte, Français et étrangers, m’ont communiqué des renseignements d’une grande im- portance. Aidé de ces lectures, de ces examens, de ces confronta- tions, de ces communications, profitant des débats qui se sont élevés entre les vainqueurs, de leurs dires contradic- toires, de leurs révélations, me tenant loin du parti pris, ayant rejeté toute idée préconçue, j’ai reconstruit dans ma pensée la campagne de 181S. Ce travail achevé, j’ai écrit, à mon tour, l’histoire si sou- vent écrite en toute langue. De là ce livre que je publie aujourd’hui. Il restitue, j’en ai la ferme conviction, aux faits leur vérité, aux hommes leur caractère, ne regardant pas à la couleur du drapeau pour exprimer ou l’éloge ou la critique. Méconnaître, dénigrer son ennemi, c’est diminuer l’éclat du succès lorsqu’on est vainqueur, c’est aggraver le tort de la défaite lorsqu’on est battu. Je ne me suis pas borné à dire les opérations militaires. Quand des armées se livrent des batailles comme celles deLlgny, des Quatre-Bras, de Waterloo; quand elles com- battent avec cette bravoure qui tient de la fureur et rap- pelle les guerres civiles ; quand une nation comme la France, une nation de trente millions d’hommes, une AVANT-PROPOS. VHl nation de soldats, ne brûle pas une cartouche pour disputer son territoire, se laisse subjuguer en quelques jours, un récit purement militaire ne suffît pas pour expliquer une pareille fin. En 1815, ïes questions de stratégie et de tactique, mal résolues d’un côté, plus ou moins habilement résolues de l’autre, ne furent pas les seules causes du malheur de la patrie. Il y en eut d’autres ; je les ai recherchées, indiquées soi- gneusement. Après la lecture de ce livre, un homme paraîtra peut- être bien diminué; mais, en revanche, l’armée française pa- raîtra plus grande, la France moins abaissée. Ce résultat va mieux à ma raison, à mon cœur, à mon patriotisme que les fictions adoptées depuis si longtemps. Le lecteur, je l’espère, pensera comme moi. La Haye, 25 mai 1857. PREFACE DE LA QUATEIÈME EDITION. J’ai revu avec soin ce livre; et je n’ai trouvé à y faire aucun changement, aucune rectification de notable impor- tance. Dans le récit des faits, j’ai corrigé quelques erreurs de détails et introduit quelques documents d’intérêt secon- daire ignorés jusqu’ici. Mais mes jugements sur les causes de nos désastres, sur les opérations militaires, sur la conduite de Napoléon et de ses lieutenants, sont restés les mêmes dans cette nouvelle édition, exprimés dans les mêmes termes, motivés par les mêmes arguments que dans les éditions précédentes. Ces jugements m’ont attiré les injures des écrivains ser- viles. Gela devait être. Quand elle porte ou simplement semble porter atteinte à un intérêt puissant, dominant, la vérité est certaine d’être insultée, et ces insultes mêmes ne sont pas le moins sûr des indices auxquels on peut la re- connaître. Quelques personnes, m’a-t-on dit, m’ont reproché d’avoir discuté, blâmé Napoléon. Sa gloire, assurent-elles, appar- a» X PRÉFACE. tenant à la France, on ne doit la diminuer par aucune cri- tique. Ce sophisme, je le connais de longue date. Inventé dans un intérêt de parti, accepté comme un article de foi par la prévention et l’ignorance, il ne m’a pas arrêté naguère; il ne m’émeut pas aujourd’hui. Il est la négation de l’histoire. Généralisé, appliqué aux souverains qui ont régné sur la France, aux capitaines qui en ont commandé les armées, il ferait de nos annales un recueil de mensongères et inutiles légendes. Les droits et les devoirs de riiistorien sont fixés depuis des siècles par la conscience universelle. Le fétichisme na- poléonien ne les effacera pas. L’historien est tenu de dire la vérité, la vérité tout en- tière, sans réserve, sur les choses, sur les hommes, quels qu’ils soient. Ce n’est qu’en se pliant à cette obligation qu’il peut faire œuvre réellement nationale et utile. D’ailleurs, pour ce qui est de la France, elle est assez riche de légitime gloire pour ne pas vouloir qu’on aug- mente cette richesse par la fiction, par le mensonge; et elle a le cœur assez haut placé pour recevoir, non-seulement avec sérénité, mais encore avec gratitude, la leçon même dont la justesse blesserait le plus vivement son orgueil. Mais, après tout, ici, dans le récit de cette funeste guerre de 1815, qu’a-t-elle à gagnera ce que, infidèle à son devoir, substituant le faux au vrai, répétant la fable imaginée à Sainte-Hélène, l’histoire raconte que Napoléon se montra capitaine accompli, et que la catastrophe de nos armes fut causée par ses lieutenants? Rien, évidemment; car, si cette contre-vérité laisse intacte la gloire de Napoléon, elle al- tère, en revanche, celle de d’Erlon, de Reille, de Van- damme, de Soult, de Grouchy, de Ney, qui, elle aussi, ap- partient à la France. Ceux qui nous reprochent d’avoir, en critiquant, en blâ- mant Napoléon, atteint la gloire nationale, ne sont doncpas même conséquents avec leur sophisme, eux qui accablent du PREFACE. XI poids de leurs critiques et de leurs blâmes toute une pléiade d’illustres généraux. Un autre reproche m’a été adressé directement; et celui- là, je tieps à le noter comme un exemple des aveugles co- lères que j’ai suscitées en rompant avec la légende de Sainte-Hélène. Le rédacteur anonyme de certains mémoires sans inté- rêt a écrit tout récemment que j’avais voulu enlever à la France la dernière consolation qu’elle trouvait, dans son malheur, à penser que l'honneur de son armée était resté debout au milieu des ruines. Je le dis sans détours, si j’eusse rencontré des faits peu honorables pour l’armée française de 1815, je les aurais consciencieusement rapportés et sévèrement blâmés. C’est en dénonçant, en flétrissant la faiblesse, la mauvaise con- duite, qu’on en empêche le retour et non en les couvrant du voile d’une complaisance menteuse. Mais la vérité n’a exigé de moi rien de pareil. J’ai pu, sans cesser un instant de lui être fidèle, montrer partout nos soldats braves, intré- pides, héroïques ; même, quand il m’a fallu raconter l’ef- froyable déroute, j’ai pu, avec toute justice, en rejeter l’en- tière responsabilité sur leur chef, sur Napoléon qui avait épuisé leurs forces, avec une imprévoyance inouïe, dans une lutte de plus en plus inégale, et s’était obstiné à ne pas voir que le nombre allait infailliblement les écraser, qu’il les mettait aux prises avec l’impossible. Aussi, résumant d’un mot ma pensée sur eux, ai-je écrit que « si on voulait leur rendre justice pour cette fatale rencontre, on n’exalte- rait jamais assez leur valeur (1). » Cela suffit pour repousser cette calomnie. Ces remarques faites sur les injures lancées contre moi. (I) Celle phrase se trouve à la page 515 de la première édition (un vo- lume in-8'’) de notre livre, à la page 66 du tome deuxième de la seconde édition (deux volumes in-12) et à la page 270 de la troisième édition (un volume in-12). XII PRÉFACE. sur les accusations dirigées contre un livre auquel, je le constate à son honneur, l’accès de la France est interdit par un ukase secret, j’ajouterai que cette nouveRe édition dif- fère des précédentes par des notes assez nombreuses et en général assez développées. Les plus brèves accompagnent le texte du récit; les au- tres ont été rejetées à la fin du livre, en appendice; mais elles concourent toutes au même but, à la réfutation des versions et assertions de M. Thiers dans son Histoire du Consulat et de l'Empire, M. Thiers s’est plu à reproduire le Napoléon des cent- jours, inventé par le prisonnier de Sainte-Hélène, ce Napo- léon converti spontanément, sincèrement aux idées libé- rales ; exposant, sans délai, avec franchise à la France tout le péril de la situation créée par le retour de l’île d’Elbe; pratiquant loyalement le gouvernement constitutionnel; prompt, résolu, actif, infatigable dans l’organisation de la défense nationale; non moins résolu, non moins actif, non moins infatigable dans la conduite de la guerre et n’échouant, ne succombant que par les fautes accumulées de la plupart de ses lieutenants. Ce Napoléon-là, trop longtemps accepté comme une vé- rité par esprit de parti, par légèreté, par ignorance, mon livre a fait voir qu’il n’était qu’une image trompeuse qui disparaissait à la lumière des documents officiels et des faits. Mais je n’ai pas conyaincu M. Thiers; et je m’y atten- dais bien. Avant de consacrer ses veilles a YHistowe du Consulat et de C Empire, M. Thiers a été un moment le premier mi- nistre de la monarchie de Juillet; et ce fut dans ce poste élevé qu’il provoqua, organisa légalement la retentissante apothéose de l’homme de Brumaire, du despote en qui s’in- carna, pendant quinze années, le génie de la contre-révolu- tion et de la conquête. L’homme d’État avait donc ravi, par avance, à l’écrivain, la liberté d’esprit indispensable pour exposer et juger impartialement la vie de son héros. Après PRÉFACE. XIII l’avoir placé au rang des demi-dieux, comment le ramener à des proportions humaines? Et, il faut le dire, l’enthou- siasme insensé qui emporta une si grande partie de la France à la suite du triomphateur posthume, était fait pour ébranler la conscience de l’histoire, pour troubler son ju- gement. On a donc vu l’historien du Consulat et de l’Empire glori- fier tous les attentats par lesquels Napoléon fonda son pou- voir, applaudir à la suppression de toute liberté indivi- duelle, locale, générale, à l’oppression des âmes, au con- cordat, à la restauration des formes, des abus, des vices même les plus révoltants du régime abattu par la révo- lution ; on l’a vu imaginer à grande peine des circonstances atténuantes, des excuses pour des crimes qualifiés et admirer le torrent de la conquête débordant de nos fron- tières sur le continent tout entier. Une campagne conçue avec génie, une bataille savamment ordonnée étaient à ses yeux des arguments sans réplique et faisaient taire les protestations importunes de la conscience. Le bruit du canon l’empêchait d’entendre les cris de désespoir des peuples conquis, dépouillés, tyrannisés ; la fumée de la poudre lui ôtait la perception du juste et de l’injuste. La France lui semblait avoir atteint l’apogée du bonheur ! Depuis douze années, M. Thiers écrivait ainsi la vie de Napoléon, quand un cruel événement est venu tout à coup réfléchir un jour sinistre sur les usurpations et la tyran- nie du consul et de l’empereur. Le présent a subitement donné la juste intelligence du passé. On a compris, res- senti, touché du doigt, les bienfaits de l’autocratie, les charmes de la servitude; et l’enthousiasme de M. Thiers pour son héros a été jugé. Lui-même, d’ailleurs, n’a pu rester tout à fait étranger aux résultats de ce grand ensei- gnement. La lumière qui a éclairé soudainement tant d’esprits, a jeté quelques lueurs dans le sien. Il allait précisément aborder le récit des derniers temps de l’empire. Le moment était favorable pour apporter quel- XIV PRÉFACE. ques tempéraments à l’emportement de ses éloges. Il a donc commencé à mêler quelques critiques à ses louanges ; puis, successivement il a exprimé des blâmes, parfois même des blâmes sévères pour la politique qui épuisait notre sang et nos trésors au delà des Pyrénées ; qui couvrait de nos débris le sol de la Russie; qui s’obstinait, après Lützen et Bautzen, dans le rêve sanglant de la monarchie universelle, et amenait l’invasion jusque dans la capitale de la France; et, enfin, il en est venu, dans un suprême effort, jusqu’à dire que son héros avait fini par « descendre au rang d’un pauvre insensé. » Là, son inconséquence était flagrante ; car la politique de 1812 et de 1813 fut la conséquence logique, la fidèle continuation de la politique de 1808 et de 1810, qui, elle-même, s’était déduite non moins logique- ment de celle du Consulat. Mais en condamnant, aux jours de la défaite, la politique qu’il avait divinisée aux jours des triomphes, M. Thiers a prétendu maintenir intacte la gloire du chef d’armée. C’est comme une grande épave qu’il cherche à sauver du nau- frage de ses apologies. Il a voulu absolument retrouver dans le fugitif de Russie le général d’Italie et dans le vaincu de Leipzig le vainqueur d’Austerlitz. Et cette pré- tention, il l’a surtout quand il raconte la campagne, les désastres de 1815. Plus le génie militaire de Napoléon baisse, plus il l’exalte. C’est une véritable hallucination. Il a évidemment devant les yeux l’apothéose qu’il a fait décréter naguère; et il s’efforce de la justifier au moins en entourant son héros du prestige de l’infaillibilité militaire, de l’invincibilité. Pour expliquer la catastrophe de nos armes, il s’en prend à tout, à Dieu et aux hommes ; il fait intervenir, tour à tour, la fatalité et la Providence; et, en même temps, il condamne presque tous les lieutenants de Napoléon. Il affirme que Napoléon seul n’a commis aucune faute. Contre les relations dictées à Sainte-Hélène par Napoléon, contre ses assertions et celles de ses plus habiles apolo- PREFACE. XV gistes, j’avais fait voir qu’il était puéril d’aller chercher, dans le ciel du paganisme, de Mahomet et du Christ, l’explication d’un événement dont la cause fut sur terre; et j’avais prouvé que les accusations lancées contre Ney, Grouchy et tant d’autres étaient injustes, insoutenables, et que le vrai, le grand coupable, dans celte funeste guerre, c’était le chef même de l’armée française. Ces preuves, M. Thiers les a tantôt éludées, contournées, tantôt combattues, ici par son récit, là par des notes spé- ciales et étendues. Je ne pense pas qu’il ait fait la moindre impression sur aucun lecteur un peu attentif et un peu instruit des choses de la guerre. Mais son livre va à un public si nombreux et si divers, que j’ai cru utile de prouver, par une critique directe, qu’il ne résiste pas plus que les relations de Sainte- Hélène, d’où il dérive, à la discussion armée simplement de la connaissance des faits, des documents officiels et appuyée sur les principes de fart. De là, les notes ajou- tées, comme je l’ai dit en commençant, à cette nouvelle édition de mon Histoire de la campagne de 1815. J’aurais voulu pouvoir les faire moins longues et, parfois, moins minutieuses; mais il m’a paru que la conviction générale était à ce prix. Quelques lignes, quelques mots suffisent pour raconter un fait inexact, pour exprimer une opinion erronée; et il faut souvent plusieurs pages pour démon- trer l’incertitude de l’un, la fausseté de fautre. J’ai réfuté M. Thiers sur d’autres points encore, où il a repris des imaginations, des apologies venues de Sainte- Hélène, et dont j’avais déjà fait justice. Par exemple, aux affirmations renouvelées de l’activité déployée par Napo- léon pour armer la France, de la franchise qu’il mit à lui faire connaître immédiatement l’étendue et l’imminence du péril qui la menaçait, j’ai opposé la citation textuelle de documents officiels dont je n’avais fait jusqu’ici qu’indi- quer l’existence, et que M. Thiers a mal lus ou n’a pas connus. XVI PRÉFACE. Un instant j’ai eu la pensée d’étendre à tous les faits politiques ce travail de réfutation ; mais j’ai reconnu que cela m’entraînerait trop loin. Là, d’ailleurs, tout est si connu, si constant, a une signification si claire, qu’il faut l’aveugle obstination du parti pris pour se laisser aller à l’erreur, à la suite de M. Tliiers. Bâle, 15 août 1863. CHAPITRE PREMIER Le congrès réuni à Vienne apprend l’arrivée de Napoléon en France. — Dé- claration du 13 mars 1815. — Traité de coalition. — Préparatifs de guerre. — État de l’opinion publique en Allemagne, en Angleterre. — Forces et posi- tions des armées de la coalition dans les premiers jours de juin 1815. — Plan de campagne des coalisés. La nouvelle du débarquement de Napoléon au golfe Juan fut connue à Vienne, le 8 mars. Le Congrès n’bésita pas. Le 13, il signa et publia la fameuse déclaration qui mettait hors la loi des nations, qui livrait à la vindicte publique l’évadé de l’île d’Elbe ; et, le 25, la Grande-Bretagne, la Russie, la Prusse et l’Autriche s’engageaient par un traité à consacrer tous leurs moyens à la guerre contre la France, ou, pour parler le langage de leurs plénipotentiaires, « à mettre Bonaparte absolument dans l’impossibilité d’exciter des troubles et de renouveler ses tentatives pour s’emparer du suprême pouvoir en France. )> Un article de ce traité portait que tous les États de l’Eu- rope seraient invités à y accéder. Ils y accédèrent. La Suède et le Portugal refusèrent seuls de fournir un contingent. Bernadotte avait gagné la Norwége, mais avait rêvé de la I* 1 2 WATERLOO. couronne de France. Le rêve s’était évanoui. H était mé- content et s’isolait. Le Portugal, épuisé de sa longue lutte contre la domina- tion de Napoléon, avait besoin de repos. Limitrophe de la France sur une longue frontière, mais . rejetée par sa position hors du champ des grandes opérations militaires, FEspagne prit l’engagement d’agir séparément. Impuissante, elle ne devait pas même tenter une diversion. Le roi Louis XVIII, déjà fugitif, invité aussi à donner son adhésion au traité, y devint partie contractante. Le contingent minimum assigné, d’un commun accord, à chacune des quatre grandes puissances, fut fixé à cent cinquante mille hommes, « y compris, pour le moins, un dixième de cavalerie et une juste proportion d’artillerie, sans compter les garnisons. » Mais, par un acte postérieur, le choix fut laissé à l’Angleterre de fournir son contingent en hommes ou d’y suppléer par une somme convenue pour chaque fantassin et cavalier manquant pour le compléter. Depuis le traité de Paris, les puissances étrangères avaient successivement réduit leurs armées; mais elles ne les avaient pas encore mises sur le pied de paix. La nouvelle carte de l’Europe, la répartition des peuples n’étaient pas terminées. Les questions à résoudre et plus encore les questions réso- lues avaient excité des défiances mutuelles, des jalousies, des mécontentements, des irritations. Les choses en étaient venues à ce point, que la distribution des dépouilles du vaincu aurait pu bientôt amener la guerre entre les vain- queurs. C’eût été, sans doute, une chance heureuse pour la France, même sous le règne des Bourbons. Mais la tentative de Napoléon la fit disparaître aussitôt. En face du péril commun, l’accord se fit comme par enchan- tement. Alexandre, Frédéric* Guillaume et les souverains de CIIAPn HE PREMIER. 3 la plupart des autres États se trouvaient à Vienne. Les ordres en partirent immédiatement, dans toutes les direc- tions, pour mettre les armées sur le plus grand pied de guerre. Ainsi, les dissensions du Congrès, qui auraient peut-être fourni à la France le moyen de réparer une partie des désastres causés par l’Empire; ces dissensions, qui avaient fait maintenir les armées étrangères à un effectif considé- rable, lui devenaient funestes par le fait même de Na- poléon. En guerre avec les États-Unis, l’Angleterre avait détaché en Amérique un corps d’armée assez nombreux. Un traité de paix, signé à Gand et ratifié dans tes derniers jours de février, rendait ces troupes disponibles; ordre leur fut ex- pédié de s’embarquer en toute hâte pour les ports de la Grande-Bretagne. Le 5 avril, Wellington arriva de Vienne à Bruxelles; et des navires chargés de soldats anglais, de chevaux, de ma- tériel de guerre, d’approvisionnements, abordèrent sans cesse â Anvers et à Ostende. Devenu roi de Hollande et de Belgique par un coup hardi, digne de sa race et qu’avait sanctionné la coalition victo- rieuse, Guillaume d’Orange précipita la prise de possession de ses nonvelles provinces, l’organisation, la mise sur le pied de guerre de son armée. Nieuport, Ostende, Anvers furent armés, approvisionnés; d’autres places de Belgique, dont les fortifications avaient été démolies ou tombaient en ruine depuis vingt-cinq ans, furent mises à l’abri d’un coup de main. Les écluses pour l’inondation des Flandres furent couvertes par des retran- chements. Vingt mille ouvriers requis pour ces travaux les poussèrent avec une extrême activité. Guillaume, selon toute apparence, était lepremier menacé. 4 WATERLOO. Les corps russes, encore en marche pour retourner dans rinlérieur de l’empire, firent demi-tour et revinrent sur leurs pas. Alexandre parut, le 5 avril, au milieu de ceux qui étaient restés sur la Vistule et le Niémen. Par un ordre du jour éclatant de haine contre Napoléon, « le fléau du genre humain, » il leur annonça qu’il venait se placer à leur tête, prit toutes les dispositions nécessaires, et, peu après, diri- gea son armée sur le Rhin. Deux jours plus tard, Frédéric-Guillaume parlait à la sienne en termes non moins violents; il y joignait des in- sultes pour les soldats de la France. Déjà, il avait ordonné un armement général dans tous ses États. L’armée permanente allait se compléter rapidement, la landwehr se réunir, des divisions de chasseurs volon- taires se former. L’empereur d’Autriche ne montra pas moins d’ardeur. Inopinément attaqué par Murat, il réunit, en Italie, une ar- mée qui devait faire prompte justice du présomptueux roi d’aventure; et, simultanément, il organisa, pour les porter sur le Rhin, deux corps d’armée considérables. Les peuples réservèrent leurs griefs, et le rappel des constitutions promises, des libertés vainement attendues depuis un an. Dans tous les États de la confédération germanique, le cri de guerre retentit; les contingents se levèrent avec ra- pidité. Les arsenaux étaient pleins; la plus grande partie des soldats de la guerre de l’indépendance étaient sous les dra- peaux; les autres venaient seulement de rentrer dans leurs foyers; le cabinet de Saint-James promettait de riches sub- sides; le patriotisme était exalté; le souvenir delà victoire datait de la veille; il effaçait celui des grandes défaites ; tout était facile. CHAPITRE PREMIER. b L’Allemagne alors fut saisie d’enthousiasme et de fureur comme en 1813. La chaire religieuse et la chaire universitaire furent de nouveau changées en tribunes d’où éclatait, à chaque in- stant, l’appel aux armes pour le salut de la patrie. Les pro- fesseurs quittèrent encore la robe pour l’uniforme. Leurs élèves reprirent le mousquet. Les chants d’Arndt, de Kôrner, des Tyrtées populaires de la Germanie, réveillèrent partout les échos des villes et des campagnes. Les journaux, les pamphlets, les proclamations se pressèrent, se succédèrent sans relâche, excitant la mémoire des injures subies, du sang versé, des fortunes ruinées, attisant tous les foyers de haine , lançant la menace et l’insulte , non-seulement à Napoléon, mais encore à la France, hélas! C’étaient les exactions de Berlin et de Hambourg, les ré- quisitions excessives et sans fin, les contingents dévorés parla guerre ; c’était la grande iniquité du blocus conti- nental imposé, maintenu par Napoléon à l’étranger et en- freint par lui-même, à son profit, sur les côtes de l’empire; c’étaient Rome, la Hollande, l’Oldenbourg, le Valais, les villes hanséatiques, etc., incorporés à la France, en pleine paix, au mépris des traités; c’étaient la violation des neu- tralités, l’assassinat de Vincennes, le guet-apens de Bayonne, l’invasion de l’Espagne, les peuples donnés en apanage aux frères, aux sœurs, aux lieutenants de Napoléon; c’étaient aussi les maux inséparables de toute guerre qu’on invo- quait pour soulever les nations contre celui qui avait voulu, qui voulait encore la monarchie de l’Europe, et contre le peuple français, son complice, disait-on. Cette solidarité n’avait jamais existé. Napoléon avait réduit, par des lois terribles, ce peuple, comme bien d’autres, à lui servir d’instrument de conquête; mais il ne lui avait jamais demandé, il n’aurait osé lui de- G WATERLOO. mander un assentiment à des guerres insensées, a des violences criminelles. Aussi avait-il supprimé toute tribune, toute liberté, toute représentation sérieuse de la nation. Il avait régné en despote, sans contrôle, sans frein. Mais l’amour de la patrie, mais la haine, quand le péril apparaît imminent, ne raisonnent pas, ne font pas de pa- reilles distinctions. La France était confondue avec Napo- léon dans un même anathème. Une fois encore, elle devait apprendre à quel prix se soldent ces faiblesses qui livrent un peuple au caprice et à la fortune d’un maître. Elle était mise au ban de l’Europe. Dans la libre Angleterre, des écrivains, des orateurs plus réfléchis, plus impartiaux, essayèrent, en vain, de détourner sur Napoléon seul la responsabilité des maux passés, et con- seillèrent, avant d’en venir aux armes, d’attendre, de voir si le malheur ne l’aurait pas corrigé de sa passion pour les conquêtes, si la France ne le contiendrait pas en lui mesu- rant sévèrement le pouvoir. Leurs voix restèrent inécoutées dans leur propre pays et ne furent pas entendues au milieu du tumulte patriotique de l’Allemagne. Napoléon avait tellement identifié son règne avec la guerre, la conquête, la tyrannie, que peuples et rois n’en concevaient pas la reprise sans le retour plus ou moins prochain de tous ces fléaux. Ils s’empressaient à l’attaque pour briser leur ennemi avant qu’il fût armé de toutes pièces. Dans les premiers jours de juin 1815, l’acte de la confé- dération allemande, les promesses d’un gouvernement libre, représentatif, distinct pour chaque État, vinrent fournir une nouvelle et puissante excitation à l’enthousiasme des masses. A cette époque, les forces de l’Europe coalisée se dénom- braient et se répartissaient ainsi : CHAPITRE PREMIER. 7 En Belgique, cent mille Anglais, IIollando-Belges, llano- vriens, Brunswickois, Nassau, sous les ordres du feld-ma- réclial duc de Wellington ; cent vingt mille Prussiens com- mandés par le feld-maréclial prince Blücîier; Dans le grand-duché de Luxembourg, vingt-cinq mille Allemands des petits États du nord de la confédération ger- manique, sous le lieutenant général Kleist; En marche sur Mayence, Oppenheim et Mannheim, cent soixante et dix mille Russes, sous le maréchal Barclay de Tolly; Sur le Rhin, de Schalfhouse à Mannheim, deux cent cin- quante-cinq mille Autrichiens, Bavarois, Wurtembergeois, Badois, Saxons et soldats de divers petits États de la con- fédération germanique, sous le feld-maréchal prince de Schwartzenberg ; Sur la frontière suisse, trente-cinq mille hommes levés par les cantons pour maintenir leur neutralité, mais seule- ment contre Napoléon, et destinés, en fait, à agir de concert avec la coalition ; Dans le Valais et en Savoie, soixante mille Austro-Sardes, sous le lieutenant général Frimont; Sur le Var, dix mille Sardes, aux ordres du général d’Osasco. C’étaient, en tout, sept cent soixante et quinze mille hommes, sans compter les garnisons des places frontières; et, derrière ces masses, s’organisaient ou s’avançaient déjà des réserves évaluées à trois cent mille hommes. De la Méditerranée à la mer du Nord, la France était donc menacée par plus d’un million de soldats. L’empereur de Russie, l’empereur d’Autriche et le roi de Prusse s’étaient rendus à Heidelberg pour être plus près des événements. Résolus à n’agir que par masses qui fussent toujours à 8 WATERLOO. même de s’appuyer les unes sur les autres, ils attendaient, pour donner le signal des hostilités, que l’armée russe fût arrivée sur Kaiserslautern, à hauteur de la droite de Schwartzenberg. Elle devait y être avant 1e 1®*' juillet. Ce serait donc ce jour-là, au plus tard, que se porteraient les premiers coups. Le plan d’opérations adopté avait été inspiré par l’expé- rience des deux dernières campagnes, si funestes à la France. Il peut se résumer en peu de mots. Schwartzenberg devait passer le Rhin en deux colonnes principales, mises simultanément en mouvement : celle de gauche, à Bâle etRheinfelden ; celle de droite, à Germers- heim et Mannheim, s’appuyant à l’armée russe. Il forcerait le passage des Vosges, de la Queich, de la Sarre, enlevant les places mal défendues, masquant celles qui voudraient résister et repliant d’un côté sous le canon de Belfort, de l’autre sous celui de Strasbourg, les corps couvrant l’Alsace. Sa direction générale serait sur Saint-Dizier et Châlons- sur-Marne. Les Russes franchiraient la Sarre plus bas que le général autrichien, la Moselle entre Thionville et Metz, la Meuse près de Verdun, et se dirigeraient vers Châlons-sur-Marne et Reims, ayant aussi enlevé ou masqué les forteresses qui se trouveraient sur leur ligne d’opérations. Le corps de Kleist était destiné à faire une trouée entre nos places de la Meuse vers Sedan, à les observer, à les attaquer. Blûcher et Wellington régleraient le moment de leur en- trée en campagne sur les progrès des Russes et de Schwart- zenberg. Ils déboucheraient vers Maubeuge et Avesnes, marchant sur Laon. L’objectif commun de toutes ces armées était Paris. L’arc immense formé par leurs lignes, appuyé par une CHAPITRE PREMIER. 9 extrémité à Bâle, par l’autre à Ostende, devait se courber progressivement jusqu’à enfermer dans un cercle de fer la capitale de la France. Là où serait Napoléon, on tâcherait d’éviter la bataille tant qu’on n’aurait pas à lui opposer des forces numérique- ment très-supérieures. On se souvenait de la campagne de France. L’objectif des Austro-Sardes réunis dans le Valais et en Savoie était Lyon. Après s’ôtre emparés de cette ville im- portante, ils devaient remonter une partie du cours de la Saône et se relier à la gauche de Schwartzenberg. Tel était le plan de campagne des coalisés. CHAPITRE DEUXIEME Causes du succès de rcnlrcprise de Napoléon contre le gouvernement des Bourbons. — La révolution se serait faite sans lui. — Son langage, scs pro- messes pendant sa marche sur Paris. — Le peuple s’y laisse prendre. — La conduite de l’empereur le désillusionne bienlôt. — Ruses de Napoléon pour dissimuler d’abord les actes du congrès de Vienne, pour en atténuer la portée ensuite. — Murat n’a détruit aucune chance de paix. — il n’en existait d’autre que celle que pouvait donner la victoire. — L’enthousiasme popu- laire refroidi par la du})licité, les réticences de Napoléon. — L’armée telle qu’elle avait été réorganisée par la Restauration. — Son effectif au 1er jan- vier 1815, au 1er avril. — Napoléon ne commence à prendre des mesures pour l’augmentation de l’étal militaire delà France que trois semaines uprès son retour à Paris. — Indication de ces mesures. — Leur résultat. — État militaire de la France, au commencement de juin 1815. — Formation de corps d’armée. — Leur effectif. — Effectif des garnisons des places fortes. Les fautes du gouvernement de Louis XVIÏI, aggravées par les excès de parole, les menaces, les folles prétentions du parti royaliste, des anciens émigrés et du clergé catho- lique, avaient amoncelé tous les éléments d’une révolution qui devait emporter le trône restauré depuis moins d’un an, quand Napoléon, parti de l’île d’Elbe avec un millier de soldats, vint audacieusement débarquer sur la plage de Fréjus. Cette révolution était imminente, inévitable, ont dit les CHAPITRE DEUXIEME. 11 contemporains ; mais le but n’en était pas, le résultat n’en aurait pas été de rendre la couronne à l’empereur déchu. Dans un grand nombre de départements, le peuple redou- tait, à tort sans doute, mais sincèrement, le rétablissement des dîmes, des cens, de tous les droits féodaux, réclamés par ceux qui en avaient joui naguère. Plusieurs millions de citoyens engagés dans les immenses transactions faites sur les biens nationaux voyaient journellement sjamoindrir la valeur de ce gage, que revendiquaient les cris injurieux des propriétaires dépossédés depuis vingt-cinq ans. Le retour de Napoléon aux Tuileries aurait fait cesser ces alarmes. Mais la nation, épuisée parla guerre, voulait le maintien de la paix, abri protecteur sous lequel se réparaient ses forces et grandissaient son commerce, son industrie. Les distinctions de race, les privilèges de la naissance, si hau- tement préconisés maintenant, lui étaient odieux. Elle as- pirait à un retour vers les principes d’égalité proclamés par la Révolution. Enfin, elle avait soif de libertés. La charte royale, même perfidement interprétée, en donnait beaucoup, si du moins on la comparait au régime de ser- vitude universelle que l’empire avait organisé. Mais la na- tion en voulait davantage. La paix, l’égalité, la liberté, on ne pouvait les attendre du règne de Napoléon. C’était pour cela que, dans les espérances, les projets de révolution, son nom avait généralement été mis à l’écart. Cependant, du fond de Tasile où l’avait relégué la dé- faite, où il était menacé, croyait-il, d’être enlevé pour une transportation lointaine, il avait suivi attentivement cette agitation des esprits, et résolu de la faire tourner à son bé- néfice, en devançant l’initiative des ennemis de la maison 12 WATERLOO. de Bourbon, en se faisant un drapeau des idées mêmes qui leur servaient à soulever le pays. Dès son arrivée sur le sol de France, il se présenta donc en homme éclairé par le malheur, par les méditations de Eexil. Ses proclamations, ses allocutions respiraient l’amour de la paix, le respect de la démocratie, de la liberté. C’était une transformation complète. Les masses sont faciles à la confiance, à l’erreur. Elles se laissèrent prendre à ce langage nouveau ; elles crurent à la durée de la paix sous le règne de Napoléon, à la con- version loyale du restaurateur de l’aristocratie de naissance, du despote, et, se joignant à l’armée, qui acclamait son ancien général, elles lui frayèrent la voie jusqu’aux Tui- leries. Sur bien des points, la population résista à cet entraî- nement. Cependant, il paraît peu contestable que la majo- rité de la France y fut momentanément emportée. Bientôt les illusions créées avec l’habileté, l’astuce habituelles à Napoléon, allaient se dissiper et, en se dissipant, mettre à nu la folie de cette insurrection à moitié militaire, à moitié civile, dont le résultat était de rendre le souverain pouvoir à celui qui avait soulevé naguère les haines implacables des peuples et des rois, à celui dont le nom seul était une me- nace contre l’Europe, à celui, enfin, qui était la person- nification la plus perfide, la plus forte de la contre-ré- volution. A peine assis sur le trône abandonné des Bourbons, il rétablit le faste, les pratiques, le formulaire, l’étiquette de la monarchie. A l’exception de Carnot, mais de Carnot im- médiatement anobli du titre de comte, bientôt doté de la pairie héréditaire et reniant officiellement ses principes (i), (i) « Les républicains, désabusés par une longue expérience et liés par gratitude au prince qui les a délivrés, en sont devenus les plus zélés défen- CHAPITRE DEUXIÈME. 1 il prit pour ministres les mêmes hommes qui avaient été les agents de son despotisme de quinze années ; il laissa ou ap- pela aux fonctions publiques ceux qui les avaient occupées sous l’Empire; et toute sa famille accourut reprendre sa part de pouvoir, d’honneurs, de richesses. Il ne fut plus question de retour à l’égalité; la liberté devint le discret ornement de vagues discours. L’enthousiasme populaire diminua; il disparut tout à fait devant Vacte additionnel, élaboré dans le secret des Tuileries et posé publiquement ensuite comme le couronnement de l’édifice du despotisme impérial. Grâce à bien des efforts, la croyance au maintien de la paix, si ardemment désirée, dura plus longtemps. Toutes les nouvelles, tous les événements qui venaient incessamment montrer l’imminence de la guerre. Napoléon les niait, les dénaturait, les atténuait avec une impertur- bable assurance. Dès l’abord, il avait jeté en pâture à la crédulité publique le retour certain, disait-il, de la fille des Habsbourg, qui, entraînée dans sa couche par la toute-puissance de la vic- toire, était sortie de la France envahie, subjuguée, le sou- .rire sur les lèvres, la joie au cœur, pour aller se livrer à de publiques et illégitimes amours. Elle devait revenir, pa- raître à la pompeuse cérémonie du Ghamp-de-Mai, rame- nant l’héritier de César, rapportant l’alliance de l’Autriche perdue dans les steppes glacés de la Russie (1). seurs. » {Rapport sur la situation de VEmpire, lu, le 13 juin, aux Chambres et signé par Carnot, ministre de Vintéricur.) (1) « Les collèges électoraux de l’empire seront réunis à Paris, dans le courant du mois de mai prochain, en grande assemblée extraordinaire du Champ-de-Mai... pour assister au couronnement de l’impératrice, notre chère et bien-aimée épouse et à celui de notre cher et bicn-aimé fils. » {Art. 5 du décret impérial daté de Lyon le 13 mars et publié dans le Moniteur du 21 mars.) « Dans celte nouvelle fédération (l’assemblée du Champ-de-Mai), l’Empe- U WATERLOO. La déclaration du 13 mars, répandue dans plusieurs dé- partements, en même temps que la nouvelle du retour de Napoléon aux Tuileries, était un démenti violent à cette as- sertion. Le ministre de la police d’abord, le conseil d’État ensuite, furent chargés de l’arguer de faux, de la présenter comme une pièce apocryphe, œuvre des représentants de Louis XVIII au congrès de Vienne, qui n’avaient pas craint d’y apposer les noms des ministres de toutes les puis- sances(i). Napoléon propagea cette imposture, môme parmi t reur présentera à ses peuples son auguste épouse et le prince, espoir de la nation qu"il doit gouverner un jour. Suivant un usage antique et cher à la France, ils recevront la couronne au milieu du Champ-de-M a i et prendront place -sur le trône à côlé du grand Napoléon. » {Instructions de Carnot aux préfets ^relatives au Champ-de-M ai.) (l) Rapport de Fouché lu au conseil des ministres., le 29 mars, et rap- port de la commission des présidents de section du Conseil d'État chargée d'examiner la déclaration du 13 mars. Ces deux rapports furent publiés in extenso dans le Moniteur du 13 avril ainsi que la déclaration du 13 mars: et, dans tous les deux, celle déclara- tion est dénoncée comme une pièce fabriquée par les plénipotentiaires fran- çais au congrès de Vienne. Fouché conclut ainsi : « II est démontre que celte pièce, qui ne peut avoir clé signée par les ministres de rAulriche, de la Uussie, de l’Angleterre, est émanée de la légalion du comte de Lille (Louis XVIII) à Vienne, laquelle légation a ajouté au crime de provoquer l’assassinat, celui de /at5î/jer la signature des membres du congrès. » La commission du conseil d’Élal n’est pas moins alTirmativc : « Nous disons avec le ministre de la police, écrit-elle, que celle déclaration est l'ouvrage des plénipotentiaires français, parce que ceux de Bussie, d’Au- triche, de Prusse, d’Angleterre, n'ont pu signer un acte que les souverains et les peuples auxquels ils appartiennent s’empresseraient de désavouer Ceux-là ont pu risquer la fabrication d'une pièce telle que la prétendue dé claralion du 13 mars, dans l'espoir d’arrêter la marche de Napoléon et d'abuser le peuple français sur les vrais sentiments des puissances étran- gères.... A la violence, à rcnjporlemcnt, à l’oubli des principes, etc., on re- connaît les envoyés du même prince, les organes des mêmes conseils qui, par l'ordonnance du G mars, mettaient aussi Napoléon hors la loi. » Ces textes ne prêtent à aucune ambiguïté. Cependant, dans le dix-neuvième volume de l'Ifisloire du Consxdat et de l'Empire., M. Thiers, qui ne veut pas ClIAPITnE DKUXIEMK. 15 ses laiiiilicrs les plus intimes ; et des commissaires extraor- dinaires envoyés dans les provinces (1), le ministre do Tinlérieur, Carnot, dans une circulaire oflicielle, annon- cèrent de nouveau la prochaine venue de Timpératrice et de son fils. Les courriers expédiés par le cabinet des Tuileries étaient arrêtés aux frontières d’Allemagne et d’Italie; ils ne par- venaient à Londres qu’à l’aide de mesquins subterfuges. La France était mise en état de blocus, on le disait partout. Napoléon , faisait répandre le bruit qu’il n’y avait là aucun sujet d’alarmes sérieuses; c’était un fait accidentel, un malentendu qui allait s’éclaircir. 11 faisait dire qu’on né- gociait; et il affichait, au Moniteur, une lettre adressée aux rois (ses frères), sorte d’idylle où il les conviait à jouir tranquillement des charmes de la paix. que Napoléon ait dissimulé à la France la gravité de la situation créée par le retour de rUe d’EIhe, écrit : « Il (Napoléon) commença par faire publier eowîwe ofJïcielleXix déclaration du 15 mars. Il la fit suivre d’une consultation du conseil d’État.... Ce corps, après avoir constaté l'authenticité la déclaration du 15 mars, soutenait que celte pièce, émanée réellement des souverains réunis en congrès, outra- geait, ù la fois, le droit, etc. » Ce simple rapprochement doit suffire pour mettre en garde, non contre la bonne foi de M. Tliiers, mais contre sa manière de lire les documents histo- riques, même les plus essentiels. (1) Le maréchal Ney a raconté ainsi la mission dont il fut chargé dans le Nord et dans l’Est : « Je reçus une longue lettre de lui (Napoléon), dans laquelle il me pres- crivait de parcourir toute la frontière, depuis Lille jusqu à Landau. Je dé- ployai le caractère de commissaire extraordinaire. » Mes instructions portaient l’ordre exprès d’annoncer partout que l’em- pereur ne voulait et ne pouvait plus faire la guerre, d’après des arrangements faits et conclus à File d’Elbe, entre lui, l’Angleterre et l’Autriche; que l’im- pératrice Marie-Louise et le roi de Rome devaient rester à Vienne, en otage, jusqu’à ce qu’il eût donné une constitution lil)érale ù la France et exécuté les conditions du traité; après quoi, elle viendrait le joindre à Paris avec son fils. » 16 WATERLOO. Il faisait nier l’existence du traité de coalition, consé- quence de la déclaration du 13 mars. Puis, quand l’opinion publique commençait à entrevoir la vérité derrière ces fourberies, il cherchait à l’égarer dans des illusions nouvelles. Un long rapport signé par le ministre des relations exté- rieures paraissait au Moniteur. Napoléon, car c’était bien lui qui parlait, avouait l’existence de la déclaration du con- grès de Vienne, l’arrestation des courriers de cabinet à la frontière étrangère; il avouait aussi qu’il paraissait certain qu’un accord avait été signé, le 25 mars, consacrant l’an- cienne alliance de Chaumont; que, sur tous les points de l’Europe, on s’armait, on marchait ou on était prêt à mar- cher; mais, ajoutait-il, le but de cet accord, de ces prépa- ratifs militaires était peut-être purement défensif (1). Et, pour mieux atténuer la portée de ces aveux tardifs et pénibles, les ministres de la police, des finances, de la justice, adressaient à leurs agents, c’est-à-dire aux fonc- tionnaires immédiatement en contact avec les masses, des circulaires ou ils disaient que, sans doute, la France n’au- rait pas à combattre pour son indépendance, que les puis- sances étrangères reconnaîtraient les décrets de la Provi- dence qui venaient de rétablir Napoléon sur le trône (2). (1) Monileur du 14- avril. (2) Circulaires datées des \0, \o et 14 avril. « Les projets conçus (par les puissances étrangères) dans un premier moment d’alarmes et dans l’incer- titude des événements, n auront aucune suite et ne sauraient avoir de succès quand l’Europe apprendra que les Bourbons ne peuvent [)lus re- cevoir d’autres secours que ceux de l’hospitalité.... » {Circulaire de Fouché, 13 avril.) « La Providence a voulu que ce trône (celui de Napoléon) se relevât comme parenchantement pourassurer l’accomplissement deses desseins. Tout parle ù croire que ses décrets seront respectés par les puissances de TEurope et que la France n'aura point à combattre pour son indépendance... » {Circu- laire de Gaudin., U avril.) GIIAPITHE DEUXIÈME. 17 Continuant ce triste jeu, Napoléon assurait encore, dans une allocution publique, qu’il ne connaissait pas d’ennemis à la France (1). Le Moniteur, reprenant ensuite la parole, fixait à quatre cent mille hommes la force extrême des armées de la coa- lition et montrait même, parmi ces quatre cent mille sol- dats, plus de cent mille Badois, Wurtembergeois, Belges, Hollandais, Saxons, Bavarois prêts à se débander. D’autres espérances étaient excitées encore avec ardeur, entretenues avec soin et persévérance. Appuyée sur une partie de la presse, sur les manifesta- tions, les pétitions d’impuissants meetings, une minorité s’agitait dans le parlement anglais, protestant contre la politique du congrès de Vienne, réclamant la paix contre le ministère qui préparait la guerre. Napoléon faisait exa- gérer dans ses journaux semi-officiels la valeur de cette ppposition : la minorité grandissait de jour en jour; elle allait conquérir la majorité, le ministère, et frapper sou- dainement d’impuissance la coalition, en lui refusant les trésors de la Grande-Bretagne promis par Liverpool et Gastlereagh. En même temps, il montrait, sur la carte du continent, les territoires dépecés, partagés à Vienne, comme autant de causes infaillibles de discorde entre les souverains coa- lisés. A l’entendre, ils étaient plus près d’en venir aux mains entre eux que de porter l’invasion sur le sol de la France. (1) « Cent coups de canon, tirés sur nos frontières, apprendront aux étrangers que nos dissensions civiles sont terminées ; je dis les étrangers, parce que nous ne connaissons pas encore (T ennemis. S'ils rassemblent leurs troupes, nous rassemblerons les noires. » {Allocution de Napoléon à la garde nationale de Paris, prononcée le avril et pulliée dans le Moniteur du 17.) I. % WATERLOO. d_8 Enfin, c’étaient les peuples opprimés qui se préparaient à s’insurger contre leurs princes, à secouer le joug, à dis- soudre les armées de la Prusse, de EAutriclie, de la confé- dération germanique. Par delà le Rhin, par delà les Alpes et les Pyrénées, ils appelaient « leur libérateur. )> Comme si, pendant tout un long règne, lui, « le libérateur, )) il eût lait autre chose qu’opprimer toutes les nationalités! Alle- mands, Italiens, Hollandais, Portugais, Espagnols, tous avaient senti s’appesantir sur eux le poids de la conquête; tous avaient été serrés dans les étreintes d’un despotisme violent et rapace, et le plus odieux de tous, celui de l’étranger. Napoléon avait passé sa vie à tromper les rois. Les rois ne croyaient plusà sa parole. 11 leur jurait qu’il n’aspirait qu’à la paix; et ils armaient en toute hâte contre lui. Il avait trompé les peuples. Les peuples faisaient cause commune avec les rois, redoutant d’être foulés encore par ses conquêtes, de redevenir la proie de son ambition, de la cupidité de sa famille et de ses lieutenants civils et militaires. Certes, Napoléon ne s’abusait pas sur ces dispositions una- nimes, exaspérées de l’Europe; il voyait la guerre inévi- table et près de fondre sur lui, sur la France. Plus tard, à Sainte-Hélène, quand il arrangeait son personnage pour le poser devant la postérité, il a dit, il est vrai, qu’en 1815 il y avait des chances de paix, et il a accusé Murat, son beau-frère, de les avoir détruites par sa folle et ridicule tentative sur l’Italie. Mais cette accusation ne repose sur aucun fondement. La déclaration du 13 mars, rédigée par Talleyrand, mais présentée par l’Autriche elle-même au Congrès, est bien antérieure à la levée de boucliers du parvenu qui se trouvait trop à l’étroit dans le royaume de Naples. Son irruption dans les États du Pape n’était pas connue à Vienne, quand fut GIIAI'ITRK DEUXIEME. l'J signé le traité de coalition, qui n’était, d’ailleurs, que la conséquence prévue, obligée, de la déclaration du 13 mars. Enfin, la proclamation où il appelait les Italiens aux armes porte la date du 31 de ce même mois. Sa tentative fut donc complètement étrangère aux déci- sions du Congrès et spécialement à la conduite de l’Autriche. 11 faut le remarquer, au reste, Murat, môme après son insuccès, ne fut pas désavoué par Napoléon. Pendant le peu de jours où la fortune parut sourire à l’armée napolitaine, le Moniteur et le Journal de l'Empire en firent grand bruit. Sur la foi du télégraphe, ils apprirent même au public des victoires que Murat ne remporta jamais. Quand il fut battu, mis en déroute, ils constatèrent très-tardivement le fait ; et ne parlèrent plus de lui que pour annoncer son arrivée en France. Mais, pour un désaveu quelconque de sa conduite, il n’en fut publié, ni même enregistré aucun, nulle part. 11 y a loin de là aux amères récriminations formulées, après XYaterloo, dans les angoisses de la captivité. La vérité est peut-être que Murat n’agit ainsi qu’en se con- formant aux intentions de Napoléon. C’est là, du moins, ce qu’il a affirmé dans une lettre de juillet 1813, adressée à Fouclié. « Je répondrai, y dit-il, à ceux qui m’accusent d’avoir commencé les hostilités trop tôt, qu’elles le furent sur la demande formelle de l’empereur. » Et, dans une autre lettre, antérieure d’un mois à celle-ci, il disait au milieu de tristes épanchements à une personne qui lui était chère : « Le roi Joseph m’écrivait : « L’empereur m’ordonne de » vous écrire de vous porter rapidement sur les Alpes (1). » (1) Celle leltre de Joseph, dalée de Prangins, en Suisse, le 16 mars 1815, cxisle, dit M. Tliiers, au iniiiislère des aflaires étrangères de France. « Elle annonçait à Murat les derniers triomphes de Napoléon (son entrée à Lyon), le conjurait de se rallier à lui, de le seconder, en Ilalic, par les armes ctpar la poliliqiie, de rassurer en même temps les Autrichiens pour les détacher 20 WATERLOO. S’il eût existé des chances de paix que la tentative de Murat aurait détruites, il faudrait donc, selon toute appa- rence, n’en accuser que Napoléon lui-même, qui aurait pré- cipité la prise d’armes de son beau-frère, dans l’espoir sans doute d’intimider le congrès de Vienne par le soulèvement de tout un peuple. Mais, nous y insistons, les résolutions des souverains étaient arrêtées, formulées en actes, avant qu’elles eussent pu être déterminées par la conduite du roi de Naples. de la coalition et ajoutait ces mots malheureux : Parlez^ agissez selon votre cœur; marchez aux Alpes ^ mais ne les dépassez pas. » Mais M. Thiers s’ingénie à atténuer, à détruire l’importance de cette lettre. Il veut qu’elle ait été écrite sans aucun avis de Napoléon, dans le désordre de la joie, dans un transport d’imagination; il veut qu’il y eût contradiction dans la double recommandation d’agir par les armes et par la politique; il veut enfin que, par ces mots : Marchez aux Alpcs^ mais ne les dépassez pas^ Joseph ait voulu évidemment inviter Murat à ne pas violer la frontière de France. Mais à ces commentaires on peut répondre, avec toute raison, que Joseph était trop timoré pour engager, de son chef, la politique de son frère, et qu’il avait déjà cinquante ans, ce qui n’est pas i’ùge des folies de l’imagination ; que l’action de la politique n’est nullement exclusive de celle des armes; et qu’il est absolument inadmissible que Joseph ail re- douté, un seul instant, de voir le roi de Naples violer la frontière de France. Ainsi, nous restons en présence des assertions contradictoires de Murat cl de Napoléon, en présence aussi de ce fait fort significatif, resté inaperçu de M. Thiers, que la conduite de Murat ne fut pas désavouée par Napoléon régnant; et, pour nous, nous persistons à croire que, selon toute proba- bilité, Mural a dit vrai. Tout en se prononçant dans le sens opposé, M. Thiers est pourtant omigé de reconnaître, après nous, que Napoléon a imputé à tort à Murat d’avoir détruit, par sa conduite, des chances de paix, et que sa malencontreuse prise d’armes n’eut et ne put avoir aucune influence sur les actes du con- grès de Vienne. C’est le principal. Mais M. Thiers ne veut pas que Napoléon ait calomnié en tout la triste mémoire de son beau-frère ; et, après avoir consenti à décharger celui-ci de toute responsabilité politique dans la catastrophe de 1815, il prétend faire peser sur lui une grave responsabilité militaire. C’est une erreur qu'il n’entre point dans notre plan d’examiner ici, mais que le lecteur curieux de pareilles discussions trouvera démontrée à la fin de ce livre. (Voir note A.) CHAPITRE DEUXIEME. 2: Des chances de paix ! il ii’y en avait qu’une, celle que pouvait donner la victoire. L’assertion contraire, tardive- ment venue de Sainte-IIélhne à la charge de Murat, comme tant d’autres assertions et accusations que Napoléon a fait retentir dans le monde par la voix complaisante de ses compagnons de captivité, a été calculée pour atténuer la responsabilité qui pèse sur sa mémoire. Responsabilitébien lourde à porter, en effet, que celle d’avoir attiré sur la France les désastres de deux invasions, de l'avoir prise avec les limites du Rhin et de l’avoir laissée vaincue, subjuguée, réduite à des frontières plus resserrées que celles de l’an- cienne monarchie! La paix, si tant est que Napoléon vainqueur l’eût jamais voulue sincèrem.ent, la paix, il faut le redire, ne pouvait sortir que de la victoire. Mais la victoire était difficile, même avec toutes les ressources, toutes les forces de la France mises en œuvre sans délais, sans pertes de temps. La lutte était prochaine, imminente. L’Europe y engageait toute sa puissance; il fallait donc que le chef de l’Empire, si soudainement restauré, ne perdît pas un jour, pas une heure, pour préparer la défense nationale. Les jours étaient des mois, les mois étaient des années à cette terrible époque. Il fallait avoir le courage de proclamer sur-le-champ la gravité suprême des circonstances, et de faire solennelle- ment appel à la France, à toute son énergie, au nom de l’indépendance en péril. Dans un moment de danger immense aussi, la Convention n’avait pas rusé avec la vérité. Elle avait eu l’audacieuse grandeur de poser nettement devant le pays le problème du présent et de l’avenir, et, simultanément, de lui demander, de lui imposer d’extrêmes sacrifices. Elle avait repoussé l’invasion, elle avait sauvé la patrie. C’était l’exemple : Napoléon ne le suivit pas. Jusqu’au 22 WATERLOO. dernier moment, il dissimula, faussa la vérité; il parla de paix quand l’Europe entière courait aux armes, la présenta comme certaine d’abord, comme probable ensuite, lors meme que la guerre s’avançait à pas précipités. La France ne devait, pour ainsi dire, connaître tout le péril de sa situa- tion qu’au bruit du canon tiré sur la frontière. Par la duplicité de sa politique intérieure. Napoléon avait refroidi l’enthousiasme populaire (1). Par un aveu sincère, il l’aurait réchauffé, exalté, en môme temps qu’il aurait légi- timé, entre ses mains armées de la dictature, toutes les mesures de salut public. Cet aveu, il ne l’osa pas. Le faire, c’eût été montrer à tous que l’indépendance nationale était uniquement compromise par le fait même du retour triom- phal de l’île d’Elbe; il craignait que la France avertie ne cherchât à détourner la menace, le danger, en détruisant l’œuvre du 20 mars. Napoléon précipité du trône, la France se donnant un gouvernement de liberté, l’entente des peuples et des rois pouvait cesser, la coalition môme des rois entre eux se dis- soudre. Bien ou mal fondée, cette crainte égoïste fut, sans doute, le motif de ces réticences, de ces hésitations, de ces délais, de ces demi-mesures qui devaient perdre la cause de la patrie. Gomme l’a dit justement un pamphlétaire. Napoléon pré- tendit défendre les Thermopyles par la charge en douze temps. 11 voulut faire un armement en quelque sorte subrep- tice, lorsqu’il fallait sonner le tocsin du péril commun, organiser un armement national, la vaste insurrection de tout un peuple. (1) Napoléon ne s’abusait pas sur l’étal de l’opinion publique. A la veille de la publication de Vacle additionnel, il disait ù Benjamin Constant, un de ses conseillers ; « L’opinion était excellente ; elle est exécrable. » {5Icmoircs sur les Cent-Jours, par Benjamin Constant.) CHAPITRE DEUXIEME. !23 Il recommença ainsi 1814, et prépara la môme cala- slroplie. Dans ses dictées de Sainte-Hélène, il s’est glorifié, cepen- dant, des prodiges d’énergie, d’activité accomplis du 20 mars au 15 juin 1815, et il en a tracé un tableau superbe. Mais ce qui manqua avant tout, ce furent précisément l’énergie, l’activité : une énergie, une activité proportionnées à l’im- mincnce du péril, à la grandeur de l’agression. Des ordonnances royales datées du 12 mai 1814 avaient réorganisé rarméc en cent sept régiments d’infanterie, soixante et un de cavalerie, huit d’artillerie à pied, quatre d’artillerie à cheval, un bataillon de pontonniers, quatre escadrons du train, douze compagnies d’ouvriers d’artil- lerie, trois régiments du génie, une compagnie d’ouvriers, une du train du génie, deux bataillons d’équipages mili- taires. L’infanterie comprenait 90 régiments de ligne, 15 régi- ments légers, tous de trois bataillons (1), chaque bataillon de six compagnies ; deux régiments formés des débris delà vieille garde, sous le nom de corps royaux de grenadiers et de chasseurs de France, tous les deux de quatre batail- lons (2), chaque bataillon de six compagnies. Ces 107 régiments avaient, en outre, à la suite un cadre d’officiers pour un bataillon. La cavalerie se composait de 61 régiments : douze de cuirassiers, deux de carabiniers, quinze de dragons, six de lanciers, quinze de chasseurs, sept de hussards (3), (1) Une ordonnance du 12 août 1814 ajoula six bataillons à celte organisa- tion et les répartit entre quatre des régiments existants. Ils étaient destinés au service colonial. (2) Ils ne devaient, d’abord, avoir que trois bataillons, mais le quatrième fut ajouté dès la formation des régiments. (3) L’ordonnance primitive n’organisait que six régiments de hussards mais il en fut créé un septième plus lard.^ 24 WATERLOO. quatre provenant de l’amalgame des troupes à cheval de la vieille garde et dénommés corps royaux de grenadiers à cheval, dragons, chevau-légers-lanciers et chasseurs de France. Tous ces régiments avaient quatre escadrons, et le cadre d’un cinquième, mais en officiers seulement. Les régiments d’artillerie à pied étaient de vingt et une compagnies; les régiments à cheval de six ; le bataillon de pontonniers de huit; les régiments du génie de douze. L’effectif du pied de paix était fixé, officiers et corps royaux compris, à 211,812 hommes, dont 149,795 d’infanterie (1), 38,611 de cavalerie devant avoir 32,164 chevaux, et 15,993 d’artillerie. A cet effectif général venaient s’ajouter dix mille vétérans répartis en 120 compagnies, et quatorze mille gendarmes à pied et à cheval employés à la police de Paris et des dé- partements. La force de l’armée était restée, d’abord, assez inférieure au chiffre assigné pour le pied de paix. Mais, au mois de novembre, sous le coup des graves dissentiments qui se produisaient au Congrès de Vienne, une ordonnance royale avait rappelé sous les drapeaux environ soixante mille hom- mes; et, le l®"" janvier suivant, un état dressé au ministère de la guerre le constate, l’infanterie (2) avait cent dix-huit mille hommes prêts à pai'tir, la cavalerie vingt-trois mille. En ajoutant à ce nombre de fantassins et de cavaliers celui des troupes d’artillerie, du génie, etc., qu’il comporte, on voit qu’à cette époque le gouvernement de la Restauration disposait d’une armée de cent cinquante-cinq mille hommes environ, officiers compris, prêts à entrer en campagne^ en (R Non compris les six bataillons coloniaux. (2) Non compris quatre régiments suisses, (Torganisation toute récente, et les ba'.alllons coloniaux. {Archives du dépôt de la guerre^ à Paris.) CllAPiTIIK DKIJXIKIMK. !25 laissant en arrière, aux dépôts, quarante ou cinquante niillo hommes, sans compter les vétérans et la gendarmerie. Cette armée, d’après des témoignages certains, était bien équipée, habillée, soldée. Le 9 mars, le gouvernement royal avait ordonné un nou veau rappel des anciens soldats. Il s’agissait alors, pour lui, de se défendre contre Napoléon. Les événements s’étaient trop rapidement précipités pour permettre la complète exé- cution de cette mesure. Elle avait augmenté, cependant, l’effectif de l’armée d’une vingtaine de mille hommes, au moment où s’était opéré le changement de gouvernement. On en trouve la preuve dans un autre état dressé au minis- tère de la guerre et daté du l"** avril. D’après cet état, l’armée comptait, à ce jour, deux cent vingt-trois mille neuf cent soixante et douze hommes de toutes armes présents sous les drapeaux, officiers com- pris (1); et il y avait, en outre, plus de huit mille hommes aux hôpitaux, dix-neuf mille trois cents en congé limité, treize mille six cent quarante-six en congé illimité (H). Gela ne pouvait donner encore, comme précédemment, que centcinquante-cinq mWlehommesprétsàentrerencampagne. Une pareille force était évidemment bien insuffisante dans la position faite à la France par la restauration de l’Em- pire. Mais, avec de l’énergie, de l’activité, il était possible de l’accroître bientôt dans une proportion considérable. Le pays, si épuisé qu’il fût par de longues et funestes (1) Dans ce clâffre sont comptés 700 hommes restés à Tilc d’Elbe, et 1 ,000 environ qui en étaient revenus avec Napoléon. (2) ^ Au mépris des états oiïiciels, Napoléon, dans ses Mémoires^ dit que ï effectif général de l arméc laissée par le gouvernement royal n’était que de 172,000 hommes. M. Thiers, à peu près aussi inexact, porte ce même ciyectif à 180,000 hommes. I. 3 26 WATERLOO. guerres, olïVait encore de grandes ressources; il ne s’agis- sait que de les utiliser. En avril 1814, nos armées vers Paris, Lyon eT Toulouse en Italie, nos garnisons dans les forteresses de France, de Belgique, du Rhin, de l’Allemagne, etc., nos dépôts s’éle- vaient à quatre cent cinquante mille hommes. La paix nous avait rendu cent cinquante mille prisonniers de guerre. Le avril 1815, la France disposait donc, outre deux cent vingt-quatre mille hommes présents sous les drapeaux, d’un fonds de trois cent soixante-seize mille soldats faits, où l’on pouvait puiser pour augmenter ses légions. Sans doute, les cessions de territoire, les blessures, les maladies, les infirmités, les décès, les mariages avaient bien diminué ce dernier chiffre. Mais on reste au-dessous de la vérité en di- sant qu’il y avait à tirer de là deux cent cinquante mille hommes très-propres au service. Dans ses effroyables anticipations sur la vie des jeunes générations, l’Empire avait décrété, en octobrel813, la levée de toute la conscription de 1815. Les événements avaient empêché de l’accomplir(l). Elle avait été estimée à 160,000 hommes. Malgré le rétrécissement de nos frontières et quel- ques autres causes de diminution, elle devait donner au moins cent dix mille conscrits. Un simple décret pouvait donc appeler à la défense de la patrie, réunir en peu de temps trois cent soixante mille hommes, dont deux cent cinquante mille étaient des soldats aguerris. Cent mille militaires retraités, réformés, offraient encore vingt-cinq ou trente mille précieux auxiliaires pour le ser- (i) Sur celle conscriplion, 45,000 hommes avaient rejoint les dépôts dans riiiver de 1815 à 1814, et avaient élé congédiés à la paix. Ils ne sont pas compris dans le chiffre de 450,000 hommes donne pins haut. (Voir Rapport de Carnot aux Chambres, le [’5juin 1815.) CIIAIMTUE iJEUXllvMi:. 27 vice des places IVontières, pour celui de l’intérieur; et les matelots des anciennes escadres, rendus inutiles par Ta- néantisscmcnt de notre puissance maritime, devaient, si on les organisait sous le commandement de leurs anciens offi- ciers, contribuer h assurer la sécurité des forts et forteresses du littoral. Enfin, il restait la garde nationale, qu'on pouvait mettre sur pied dans presque tout le pays et qui fournirait de très- nombreux bataillons mobiles, propres à défendre les places fortes et h former une puissante réserve à l’armée de ligne. Napoléon ne négligea aucun de ces moyens; mais il n’y eut recours qu’avec hésitation, lenteur, timidité. Il était aux Tuileries depuis trois semaines déjà, quand il se décida à ordonner les premières mesures nécessaires pour augmenter l’état militaire de la France. Le 9 avril, le Moniteur et, deux jours après, le Bulletin des lois publièrent un décret (1) rappelant sous les drapeaux tous les sous-officiers et soldats qui les avaient quittés pour quelque raison que ce fût (2). Fidèle à son système d’atténuer la gravité de la situation, « l’empereur leur donnait la pro- messe spéciale qu’aussitôt que la paix actuelle serait con~ solidée, ils seraient les premiers qui obtiendraient des congés pour rentrer dans leurs foyers (3). » Et, pour mieux mon- trer, en quelque sorte, que l’urgence n’était pas grande, les circulaires ministérielles nécessaires pour l’application de ce décret ne furent signées que le 12 avril. (1) Ce décret porte la date du 28 mars. (2) La portée de ces derniers mots fut précisée immédiatement par !e ministre de la guerre : le décret s’adressait aux sous-oiïicicrs et soldats qui avaient obtenu des congés absolus ou limités. (3) M. Tblers, qui veut que Napoléon n'ait pas trompé la France sur la gravité de la situation, remplace celle phrase du décret par celle-ci, dont le sens est tout différent : « Les anciens militaires étaient appelés.... avec promesse d’clre à la paix immédiatement renvoyés dans leurs foyers. » VvA lEULOO. ^28 Le 21 mars (1), Napoléon avait décrélé la léorgaiiisalioii de la vieille garde. En rappelant les anciens militaires, il décréta aussi le rétablissement de seize régiments de jeune garde (2) et une augmentation des cadres de l’armée. Les régiments d’infanterie et de cavalerie durent complé- ter immédiatement le cadre de leur quatrième bataillon et de leur cinquième escadron, qui ne comprenait (|ue des officiers; et il fut créé, dans chaque régiment, un pouvcau cadre, en officiers seulement, qui devait à son tour être complété en sous-ofiiciers, etc., quand le ministre de la guerre l’ordonnerait. En attendant l’arrivée des soldats rappelés, il fut prescrit de former, avec tous les hommes disponibles, dans chafjue régiment d’infanterie, deux bataillons, dans chaque régi- ment de cavalerie, trois escadrons, qui, disait le décret, évitant de parler de bataillons et d’escadrons de guerre, seraient seuls mis, jusqu’à nouvel ordre, en activité de service. Quelques jours plus tard. Napoléon rendit à tous les ré- giments les numéros qu’ils avaient portés pendant vingt- cinq ans de guerre, illustrés môme aux jours de nos mal- heurs. Le 13 avril, le ministre de la guerre fit appel aux militaires en retraite et en réforme qui voudraient reprendre du ser- vice dans des bataillons d’infanterie et des compagnies d’artillerie spécialement organisés pour les recevoir. Le même jour, fut décrétée la formation successive de quatre bataillons de gendarmerie à pied, dits bataillons de réserve, lesquels devaient être formés avec les anciens gen- darmes qui demanderaient du service. Le train d’artillerie (t) Le décret est daté du t3 mars; mais il ne fui promulgué que le 21. (2) Le décret du 9 avril ne créait que douze régiments de jeune garde. I.es quatre autres furent créés un mois plus lard. CHAPITRE DI'IIXIEME. ^20 fut porté à huit escadrons; celui des équipages, à huit bataillons. Le 23 avril, un décret prescrivit le rétablissement des compagnies de canonniers gardes-côtes et en fixa le nombre à soixante, dont dix sédentaires. Dans les premiei's jours de mai, on commença l’organi- sation de vingt régiments de matelots. Enfin, un mois après, les ordres partirent de Paris pour la levée, mais non encore dans tous les départements, des conscrits de 1815, et, parmi eux, « de ceux-là seulement qui, lors de l’appel fait sur cette classe, avaient été désignés pour marcher et avaient figuré sur les contrôles de départ. » Le ministre fixait, pour terme extrême aux opérations des conseils de révision, le 15 juin. Créer des cadres, leur donner des officiers était chose facile, car les officiers de tous grades, de toutes armes, étaient fort nombreux et n’attendaient qu’une lettre minis- térielle pour aller rejoindre les corps qui leur seraient as- signés. Mais, ces cadres, il fallait les remplir et les remplir immédiatement de sous-officiers, de soldats; et c’était là que Napoléon devait échouer, faute de suffisante activité, faute d’exciter l’enthousiasme patriotique de la nation, faute d’imprimer à l’administration un mouvement assez énergique. Le rappel des anciens militaires, qui aurait dû ramener, dans les régiments de toutes armes, deux cent cinquante mille hommes, n’en ramena guère que soixante mille, y compris môme ceux qui avaient obéi à l’ordonnance royale du 9 mars. En Champagne, en Lorraine, en Alsace, en Franche-Comté, en Bourgogne, en Dauphiné, à Paris et aux environs, il donna généralement de bons et rapides résul- tats; mais au midi, à l’ouest, au nord, il n’en fut malheu- reusement pas ainsi. 30 WATrr'.oo. Dans le départementdesBouches-du-Rliône, par exemple, sur 3,283 mililaires rappelés, 137 seulement étaient partis, le 9 juin. Dans celui de Vaucluse, sur 2,500, 483 avaient été mis en route au 5 juin ; et la plupart avaient déserté avant d’arriver à leurs corps. Dans leTaru-et-Garonne, au3juin, sur 1,000, 100 à peine s’étaient présentés(l). Là où les au- torités militaires et civiles disposaient de forces suffisantes, on organisa des colonnes mobiles pour ramasser les déser- teurs et les hommes de mauvaise volonté; mais on n’obtint que de faibles résultats. Dans le Nord, une division tout entière, fractionnée en colonnes mobiles, put à peine, en quinze jours de courses, saisir une centaine de réfractaires. Grâce à la connivence des habitants, les réfractaires échap- paient à la contrainte. Louis XVllI, au moment de se réfugieren Belgique, avait promulgué une ordonnance qui licenciait l’armée et défen- dait de fournir aucun service militaire à Napoléon. Le parti royaliste, en trop grande partie fidèle à une détestable tra- dition, s’efforçait d’assurer l’exécution des ordres du roi; et, sur bien des points, il y réussissait, aidé qu’il était par la mollesse, l’inertie de la plupart des fonctionnaires de l’Empire. Napoléon, mêlant aux principes libéraux inscrits dans Yacte additionnel les vieilles pratiques du despotisme, créa, dansla plupart des divisions militaires, des commissions (2) auxquelles il attribua le droit d’arrêter, de placer sous la surveillance de la police et d’exiler hors de leurs dé- partements les individus suspects. Mais les mesures ex- ceptionnelles prises à la suite de ces décrets impériaux (1) Lettres adressées à l’empereur par ses officiers d’ordonnance de Lannoy cl Planai. (2) Ces commissions sc composaient du commandant de la division, du préfet et du ])rocureur impérial de la ville chef-lieu de la division. CItIAPTTUE deuxième. 31 aigrirent les esprits et n’arrêtèrent pas les manœuvres des royalistes. Elles frappèrent meme parfois des patriotes irréprochables. Les enrôlements volontaires produisirent une dizaine de mille hommes. Les militaires en réforme et en retraite montrèrent beau- coup d’ardeur à répondre à l’appel qui leur fut fait; et l’on n’a pas exagéré en portant à 25,000 le nombre de ceux qui reprirent les armes (Ij. 11 fut h peu près impossible d’organiser les compagnies de canonniers gardes -côtes sur le littoral du Midi; cepen- dant, l’effectif général s’éleva de quatre à cinq mille. Pour utiliser les volontaires, les anciens soldats étrangers restés en France après la paix ou venus depuis le retour de l’île d’Elbe, on créa les cadres de deux régiments de cava- lerie à trois escadrons (Polonais, Belges) et ceux de sept ré- giments d’infanterie à deux bataillons (Piémontais, Suisses, Polonais, Allemands, Belges, Espagnols, Irlandais). Mais les enrôlements n’atteignirent pas le chiffre de quatre mille. Le rappel des anciens matelots produisit une vingtaine de mille hommes à peine. (1) Dans l’exposé de la silualion militaire de la France au 10 juin, pré- senté aux chambres, le 13 du même mois, Carnot fixe ce nombre à 33,000. 11 est impossible que ce cbilTre soit exact, car aucun bataillon, ou à peu près, n’atteignit 300 hommes; et il n’y eut que cinquante-six bataillons de formés. Du reste, cet exposé, destiné à être rendu public, à tromper fétran- ger sur l’état de l’opinion publique, sur le concours donné à Kapoléon, sur nos forces, fourmille d’inexactitudes. Nous en citerons quelques exemples. Il porte à 175,000 hommes seule- ment l’effectif général de rarmee, au 20 mars, tandis que cet effectif dépas- sait 220,000 hommes. Il fait figurer 23,000 anciens militaires deux fois: dans les gardes nationales actives et dans l’effectif de l’armée de ligne. Il diminue le nombre des régiments d’infanterie et de cavalerie existant au 20 mars. Il porte la jeune garde à 20,000 hommes; et une situation générale de ce corps, datée du IG juin et signée par le chef d’état-major Dériot, ne lui en donne que 0,787, y compris les officiers et les absents. WATERLOO. Napoléon iTaimait pas la garde nationale, institution de liberté, non de despotisme. Il y avait eu recours, cepen- dant, quand étaient venus les plus mauvais jours, en 1813. Mais il en avait faussé l’institution, comme il avait dénaturé, quand il ne les avait pas détruites, les autres institutions delà Révolution. Du reste, la réorganisation de 1813 avait été partielle, très-incomplète. Sous le gouvernement royal, elle s’était considérablement développée; et, dans le pre- mier élan du 20 mars, elle s’était presque généralisée, du moins dans les villes. Mais elle ne présentait qu’une force sédentaire, il fallait en tirer une force mobile. Un décret du 10 avril vint pourvoir à cette nécessité. Le 10 avril, c’étaient bien des jours perdus! La population mâle du pays, de vingt â soixante ans, dut être répartie en 3,131 bataillons qui présenteraient un effectif de 2, 254*, 320 gardes nationaux, chaque bataillon étant fort de 720 hommes, répartis en six compagnies, cha- cune de 120 hommes: une de grenadiers, une de chasseurs, quatre de fusiliers. Tous les grades étaient à la nomination des agents du pouvoir exécutif. Cette vaste organisation resta, en très-grande partie, sur le papier. Les grenadiers et les chasseurs durent être pris exclusi- vement parmi les hommes de vingt à quarante ans, et former la force mobile. Des comités d’arrondissement et de département furent chargés de les choisir, et de désigner ceux qui devraient s’habiller, s’armer et s’équiper à leurs frais. Les communes et les départements durent pourvoir à ces dépenses pour tous ceux qui n’auraient pas le moyen do les faire. CllAPlTn!': DKUXIFJli.^ Un autre decret, rendu aussi le 10 avril, ordonna la forma- tion immédiate de deux cent quatre bataillons de grenadiers et chasseurs, à six compagnies, dans la Flandre, l’Artois, la Picardie, la Champagne, la Lorraine, la Bresse, l’Alsace, la Bourgogne, la Franche-Comté, la Savoie et le Dauphiné. D'autres décrets encore plus tardifs, des décrets du 15, du 27 avril, du 1"^’ et du 10 mai étendirent cette mesure à toutes les autres provinces, et portèrent le nombre des bataillons requis à 417. On leur donna des commandants et des adjudants-majors pris dans la ligne, la retraite et la réforme. Ils durent être mis, au fur et à mesure de leur formation, à la disposition du ministre de la guerre, qui les emploie- rait « à la défense des places frontières, des défilés, pas- sages de rivière, postes et ouvrages de campagne, indiqués par le comité de défense. » Ces 417 bataillons devaient donner 300,240 hommes. On n’atteignit que la moitié de cet effectif. Au 10 juin, 240 bataillons étaient rendus à leur destina- tion ou en marche pour s’y rendre. Le dixième des gardes nationaux s’était armé, habillé, équipé à ses frais. Vingt-cinq mille anciens militaires de tous grades, dit Carnot dans le rapport lu aux deux chambres le 13 juin, entrèrent dans les bataillons mobilisés. Ils donnaient une force précieuse à ces nnilices inaguerries. Outre les bataillons mobiles, on forma, dans la plupart des places fortes, des compagnies d’artillerie de garde na- tionale sédentaire. Les départements qui se signalèrent par leur zèle pour la levée des gardes nationales actives furent les mêmes que ceux qui avaient jeté le plus grand nombre de leurs anciens militaires dans les rangs de l’armée de ligne. En un mois, 34 WATRHLOO. les bataillons qu’ils devaient fournir furent recrutés, orga- nises, et presque tous portés au complet, tandis que cer- tains départements, comme le Nord, la Seine-Inférieure, la Gironde, la Dordogne, etc., mirent à peine sur pied, et à des effectifs très-faibles encore, la moitié de ceux qui leur étaient demandés; tandis que d’autres, comme les Eouclies- du-Rliône, le Tarn-et-Garonne, le Finistère, etc., n’en levèrent pas un seul (1). En un mot, là où les populations n’attendirent pas l’im- pulsion des autorités impériales, tout marcha vite et bien; là où elles l’attendirent, il ne se fit rien, ou bien il ne se fit que peu de chose. On en trouve une preuve surabondante dans les lenteurs qu’éprouvèrent l’armement, l’équipement, l’habillement des bataillons mobilisés. Le 10, le 15 juin, beaucoup d’entre eux n’avaient encore reçu ni une capote, ni un fusil, ni une giberne. Le pouvoir central prodigua, cependant, les recomman- dations, les instructions, les instances, les ordres. A au- cune époque il n’écrivit davantage. Les circulaires succé- dèrent sans relâche aux circulaires, les décrets aux décrets, les arrêtés aux arrêtés. Pour en presser l’exécution, on envoya même, dans les départements, des commissaires extraordinaires. Mais tout cela fut de très-médiocre effet. (1) Les dcpai'lcmcnls du Nord et de la Seine-Infcricurc devaient fournir, chacun, 14 bataillons ; celui de la Gironde, 5; celui de la Dordogne, 4; celui de Tarn-et-Garonne, 2; celui du rinislèrc, 5. Napoléon écrivait, le 29 mai, au ministre de la guerre : « La Seine-Infé- rieure ne fournira que sept bataillons (au lieu de quatorze); on peut tou- jours porter le Nord pour 14 bataillons; mais il n'en fournira pas sept. Ce sera beaucoup si l’on en tire autant du Pas-de-Calais. » Plus tard, le 25 juin, le ministre de la guerre disait dans un rapport : « On ne peut se dissimuler que la levée des bataillons d’élite de gardes nationales éprouve les plus grandes diflicullcs dans la 8^ division militaire. » CMAriTUK DKIJXIE.MK. Ces commissaires, généralement mal choisis, irinspirèrent pas aux ronctionnaires do l’Empire réncrgic dont ils man- quaient eux-mémes. La garde nationale de Paris était de 30,000 hommes or- ganisés en douze légions et quarante-huit bataillons. On n’y avait admis que des citoyens de la classe bourgeoise, pères de famille pour la plupart, et d’àge plus ou moins mûr. Bon pour un service de police, d’ordre intérieur, ce corps valait peu pour défendre la capitale, si la guerre y amenait encore les armées étrangères. H aurait donc fallu lui retirer tous les citoyens vigoureux, énergiques et en former une ou deux légions spéciales propres à une défense active; il au- rait fallu aussi organiser, armer les jeunes gens, la classe ouvrière, les hommes au cœur chaud, aux mains calleuses, aux bras forts. Dans ses continuelles frayeurs de la démocratie, Napoléon ne l’osa pas. Après avoir longtemps hésité, il prit une demi- mesure, et, après l’avoir prise, ne la mena pas môme à exécution complète. 'Le 18 mai, il décréta la formation de vingt-quatre batail- lons de tirailleurs de la garde nationale, destinés à recevoir la partie de la population exclue des légions de cette garde, et principalement les membres de la fédération pari- sienne. Quatorze ou quinze mille hommes y entrèrent bientôt. Ils choisirent parmi eux leurs sous-officiers; leurs officiers et leur commandant en chef furent pris dans l’armée et nom- més par l’empereur. Si l’on se fût empressé de donner solde, habillement, équipement, armement à ces volontaires, de les exercer, le nombre s’en serait accru avec rapidité. Mais on se borna à leur distribuer, au bout de quinze jours, trois mille fusils, à les réunir une fois par semaine, le dimanche. On les découragea; et les enrôlements s’arrêtèrent, tandis WATKRLOO. que la seule fédération de Paris aurait pu les porter à qua- rante mille. Un jour, les fédérés avaient défilé aux Tuileries, en masses nombreuses. Vêtus encore de leurs habits de travail, coiffés de la cas- quette populaire. Pair martial et résolu, ils avaient rappelé à l’homme de Brumaire que beaucoup, parmi eux, « avaient fait la guerre de la Liberté ei celle de la gloire (\); «ils avaient demandé des armes. Napoléon leur en avait promis. La pro- messe ne fut pas tenue. Dans leurs acclamations et dans leur àme, la nation et la liberté passaient avant l’empereur. L’empereur se défia d’eux et laissa, sans l’utiliser, le patriotisme de cette foule d’hommes qui, derrière des retranchements, auraient tenu la place de soldats indispensables ailleurs (2). A la formation de vingt-quatre'batailions de tirailleurs et de quelques compagnies de canonniers volontaires recru- tées dans les écoles, les lycées et la jeunesse de la bour- geoisie, se réduisit l’organisaiton de la partie de la popula- tion parisienne réellementapte à une défense active de la ville. A Lyon, de semblables compagnies et douze bataillons de tirailleurs furent créés en même temps. Mais ceux-ci ne furent pas mieux armés qu’à Paris. Ces mesures, il faut le répéter, se prenaient deux mois ;iprès le retour de Napoléon à Paris. On eût dit qu’il était sûr de ne pas avoir à compter avec la coalition avant une année. Le gouvernement impérial commença à s’occuper bien tard aussi du matériel de l’armée ; mais il y mit plus d’acti- vité qu’au personnel. ({) Ce sont les termes mêmes de l'adresse présentée, le 14- mai, par les fédérés, à Napoléon, dans la cour des Tuileries. (2) M. Tliicrs conteste, à tort, celle défiance de Napoléon. (Voir note B.) CIIANTUI': DKUXlKMi:. ;]7 j.c i‘‘*' avril 1815, il y avait cent ciii(iuaiii(3 mille fusils dans les magasins de TÉlat et trois cent mille h réparer ou en pièces de recliange. Les armes blanches étaient en quan- tités considérables. Les manufactures nationales produi- saient vingt mille fusils par mois. L’artillerie donna aux ontrepronours les avances dont ils avaient besoin; elle autorisa ses agents à recevoir des armes de modèle mixte à platine plus simple que celle du modèle de 1777 ; elle fit couler dos platines en cuivre et ré- tablit l’atelier des platines à l’estampe. Par ces moyens, la production, en fusils neufs, fut portée de vingt mille à quarante mille par mois. On créa à Paris, vers le milieu du mois d’avril, dix grands ateliers : les premiers pour le montage des pièces de re- change, les seconds pour la réparation des vieux fusils, les troisièmes pour la fabrication des armes neuves. En juin, on y occupait près de six mille ouvriers ébénistes, hor- logers, ciseleurs, mécaniciens, etc. Les officiers d’artil- lerie montrèrent tant de zèle dans la direction de ces ate- liers, que, dès le mois de mai, on en tira, par jour, mille fusils tant neufs que réparés, et, en juin, quinze cents; chiffre qui s’augmentait à mesure que les ouvriers se for- maient à ce genre de travaux et qui devait s’élever pro- gressivement jusqu’à trois mille. Dans les principales places fortes, on établit aussi des ateliers pour la réparation des vieux fusils. Vers la mi-juin, on avait ainsi fabriqué ou réparé 180,000 ou 190,000 fusils qui, ajoutés aux 150,000 existant en ma- gasin, le P" mars, donnaient un total de 330,000 ou 340,000 armes. Il en fallait 40,000 pour les enrôlés volontaires, pour les fantassins revenus sous les drapeaux depuis le décret du 9 avril ; 150,000 pour les gardes nationales actuellement mobilisées; 45,000 pour les militaires venus de la retraite ;>8 vvatkkloo et de la réforme et pour les anciens niatelols. Le reste, ou 100.000 environ, augmenté d’une production journalière de 3.000 ou 4,000, fournirait la réserve nécessairaaux troupes en ligne et servirait à armer les bataillons de garde natio- nale à mobiliser encore et les conscrits de 1815. Les gardes nationales sédentaires possédaient une quan- tité considérable de fusils. On peut l’évaluer à deux cent cinquante mille, même en réduisant beaucoup les estima- tions hypothétiques qui en ont été faites. C’était une res- source facile à utiliser en retirant, pour les donner aux gardes nationaux mobilisés, les armes distribuées à des citoyens impropres à un service actif et de patriotisme dou- teux. Enfin, il y avait des milliers de fusils dans les campagnes de l’Est et du Midi, où les paysans les avaient ramassés, l'année précédente, à la suite de nos troupes. On venait d’en faire rentrer un assez grand nombre dans les arse- naux ; mais ce nombre pouvait s’accroître journelle- ment. Le matériel d’artillerie était suffisant pour les besoins des plus grandes armées et pour réparer les pertes de plusieurs campagnes. Les harnais pour chevaux de trait n’étaient ni en nombre complètement suffisant, ni en très-bon état; mais on mit assez d’activité aux réparations et aux confections, pour avoir, dans les premiers joui'S de juin, soixante-quinze batteries en ligne, et une vingtaine d’autres en organisation assez avancée. Les poudres et les projectiles ne manquaient pas. Cepen- dant, on fit travailler activement aux poudreries et aux forges. Le service de l’habillement présentait des difficultés. Les manufactures de drap militaire, très-nombreuses avant la ciiAmiii': DiajxiivMic. paix, avai(Mit beaucoup diminué depuis, etctdles (pii étaicul restées avaient considérablement réduit leur fabrication. Au commencement d’avril, le trésor fit des avances aux fabricants. Mais iis curent besoin d'un mois pour remettre leurs ateliers en activité et se procurer les matières pre- mières. Cependant, à peu d’exceptions près, les régiments purent babiller les hommes qui rentrèrent dans leurs rangs; car le nombre n’en fut malheureusement pas considérable, nous l’avons dit. Quant aux soldats qui étaient déjà sous les drapeaux, ils étaient bien pourvus (1). Le drap manqua pour les gardes nationaux actifs elles militaires venus de la réforme et de la retraite, bien qu’on eût réduit l’habillement, pour les premiers, àunecapote (le pantalon et les guêtres étaient en toile.) Mais il est très-pro- bable que, si l’argent n’eût pas fait défaut, on aurait trouvé du drap en quantité suffisante. Napoléon avait pris, relativement à la Corse, une mesure excellente, inspirée du souvenir de ce qu'il avait fait en Égypte, de ce qu’avaient fait Suchet et d’autres, en Espagne et ailleurs : il avait ordonné d’habiller en draps du pays quatre bataillons de chasseurs corses levés pour la défense de l’île. On aurait pu agir de môme en France, en 1815 surtout, où dans chaque contrée les paysans s’habil- (t) Napoléon a publié deux versions de la campagne de 1815 : l’une sous le litre de Campagne de 1815, par le général Gourgaud (1818); l’autre sous celui de Mémoires pour servir à lliisloire de France en 1815 (1820), repro- duite, en 1830, comme le IX^ volume des Mémoires dictés à Sainte-Hélène. Dans la première, il dit : « L’armée (de la Res(auration) était entièrement nue ; » dans la seconde : « Le ministre de la guerre n’avait fait donner aucun effet d’habillement aux corps, si ce n’est aux six régiments qui portaient le nom du roi et des princes. » Cette assertion, comme tant d’autres que nous n'avons pas relevées direc- tement, est inexacte. Nous avons sous les yeux des notes qui nous ont éic fournies par d’anciens officiers sur 22 régiments, et qui la démentent for- mellement. 40 WATEKLOO. laienl tous eu draps de couleurs uniformes, ici grises, là brunes, etc., fabriquées dans la contrée meme (1). La remonte de la cavalerie, de rartillerie, des divers trains était un objet de première importance. La cavalerie avait plus de vingt mille chevaux dispo- nibles. L’artillerie n’en avait pas deux mille dans ses écuries; mais six mille avaient été mis, par mesure d’éco- nomie, chez les agriculteurs. On les fit rentrer. Le train des équipages n’en avait pas cinq cents. Tout cela était insuffisant. Vers la mi-avril, on passa des marchés pour la fourniture de vingt mille chevaux de cavalerie, de quinze mille pour les trains. Mais, en attendant les livraisons, qui ne pou- vaient se faire vite (2), on pourvut aux besoins les plus urgents par des moyens plus expéditifs. La gendarmerie avait 9,300 cavaliers. On en démonta la plus grande partie en leur payant le prix de leurs montures. En quinze jours, ils en trouvèrent d’autres dans le pays, et l’on eut ainsi six à huit mille chevaux tout dressés qu’on fit passer immédiatement aux régiments cuirassés, aux dra- gons (3), à la cavalerie de la garde. (1) M. Thicrs dit que Napoléon « dirigeait les bataillons de gardes nationales mobilisées vers les places fortes avec une simple blouse à collet de couleur. « C’est une erreur. 31. Thicrs confond Tuniforme adopté pour les gardes natio- . nales rurales avec ITiniforme fixé pour les gardes nationales mobilisées, lequel fut tel que nous l’indiquons. Dans la plupart des provinces, le peuple dé- signa même, alors et longtemps après, par le sobriquet de capotes, les gardes nationales mobilisées, parce qu’elles étaient vêtues du vêtement de ce nom. Du reste, les instructions de Carnot aux préfets ne laissent aucun doute sur ce point. (2) Une compagnie qui devait livrer, par suite d’un marché passé à la mi- avril, neuf mille chevaux de cavalerie au dépôt de remonte établi à Ver- sailles, sous les ordres du général Bourcier, n’en avait pas encore livré deux mille le 6 juin. (B) Les carabiniers, les cuirassiers et les dragons reçurent 4,13a chevaux . de gendarmes. CdAPITKK DEÜXIKiMK. /il On frappa des réquisitions de chevaux de selle et de che- vaux de trait, dans les départements, même dans ceux qui n’étaient pas producteurs (1). Cela donna cinq mille environ des premiers, et pareil nombre des seconds. Durant les années de prospérité militaire de l’Empire, on avait dépensé des sommes énormes aux constructions d’Alexandrie, de Peschiera et d’autres forteresses qu’un revers de fortune devait nous enlever, et l’on avait négligé celles qui couvraient nos frontières de 1789. Les places ma- ritimes seules avaient été l’objet de travaux d’entretien et d’amélioration, parce qu’elles étaient constamment en butte aux insultes des Anglais. Après les grands désastres de 1813, le temps, l’argent, les moyens avaient manqué pour réparer l’imprévoyance pré- cédente : les travaux faits alors aux places fortes de notre ancienne frontière de terre n’avaient eu aucun caractère de permanence. La Restauration n’avait rien changé à cet état de choses. Maintenant on était pressé encore par les événements. On se hâta, et l’on fit aux places de bons préparatifs do défense. Du reste, meme dans celles de troisième ligne, les remparts n’offraient pas de brèches. Dans cette situation , de bonnes garnisons, des gouverneurs résolus, des armes, des muni- tions , des vivres , devaient assurer une grande résis- tance. On couvrit par des retranchements de campagne quel- ques villes de l’intérieur ouvertes et de position impor- (1) Voici quelques exemples de ces réquisitions : Aisne, 140 chevaux de lanciers, 550 de Irait; Vaucluse, 20 chevaux de cavalerie légère; Ardèche, 40; Bouches-du-Rhône, 40 de cavalerie, 109 de trait; Ardennes, 250 de cavalerie, 580 de trait; Tarn-et-Garonne, 40 de cavalerie, etc. On dirigea ces chevaux sur les dépôts les plus voisins des départements où on les requérait; mais tous n’y étaient pas encore arrivés au commencement de juin. I. 4. 42 WATERLOO. tante; et l’on fortifia les défilés du Jura, des Vosges, de l’Argonne, de la forêt de Mormale. Sur presque tous ces points, les populations montrèrent beaucoup d’empressement à travailler à l’œuvre de la dé- fense commune. Le matériel de l’artillerie de place était, a peu près, au niveau des besoins. Les bois, si utiles pour la défense des forteresses, les vi- vres, durent être fournis et apportés par réquisitions. Mais ce service manqua en tout ou en partie pour plusieurs places. Cependant, vers le 10 juin, toutes les places de première ligne avaient des approvisionnements pour quatre ou six mois, celles de seconde ligne pour moins de temps, celles de troisième ligne pour moins encore. Toutes, à peu près, étaient suffisamment armées d’artil- lerie et pourvues de munitions. Les événements de 18U avaient prouvé, jusqu’à la der- nière et la plus cruelle évidence, la nécessité de fortifier Paris et Lyon, la capitale et la seconde ville de France. Napoléon, dans ses Mémoires, a très-bien établi, par l’histoire et par d’invincibles arguments, la suprême incon- séquence de laisser sans défense immédiate Paris principa- lement, « la patrie de l’élite de la nation, le centre de l’opinion, le dépôt de tout. » Cette inconséquence, il l’avait pourtant commise pendant tout un long règne. Il se décida à y mettre fin. Sa décision fut-elle prompte? On l’ignore. Ce qui est cer- tain, c’est que ce fut le mai seulement (1), quarante jours après son retour aux Tuileries, qu’il donna le premier ordre pour la mettre à exécution. (1) Lettre de Napoléon au ministre de la guerre. CflAPITRE DEUXIEME. 4:] On ne pouvait songer b. faire d’autres fortifications qu^< des retranchements de campagne. Le plan en fut dressé par les généraux Ilaxo et Rogniat, ingénieurs de la plus grande distinction, le premier surtout. 11 embrassait, dans une ligne continue, les hauteurs de Montmartre, des Moulins, de Chaumont, de Belleville, du Père-la-Chaise, et la plaine à droite de ce dernier point, s’appuyant à des ouvrages établis à l’Étoile, sous le canon de Vincennes et à des redoutes dans le parc de Bercy. En arrière des retranchements, de Ghaumontau Père-la-Chaise, trois forts fermés à la gorge devaient servir de réduits. Un autre fort devait être construit à l’Arc de triomphe des Champs-ÉIysées, et se relier, d’un côté à Montmartre, de l’autre aux hauteurs de Passy. On dut achever le canal de l’Ourcq, qui va de la Villette à Saint'Denis, en jetant les terres sur les deux rives pour former sur celle de gauche un rempart, sur celle de droite un chemin couvert. Saint-Denis dut être protégé par des retranchements. On ne se mit au travail que le 7 mai, et on s’y mit avec un faible nombre de bras. Ce jour-là, il n’y avait pas encore mille ouvriers sur tout le développement de Montmartre à Bercy. Le 15, on n’en comptait encore que dix-huit cents. Mais, à partir de ce moment, les gardes nationaux, les fé- dérés, les élèves des lycées et des écoles, des bourgeois, des * ouvriers, des détachements de la garde impériale vin- rent renforcer les travailleurs soldés; on augmenta le nombre de ceux-ci et l’œuvre avança assez rapidement. Le 10 juin, la ligne du canal de l’Ourcq, les fortifications de Saint-Denis, les retranchements de Montmartre à la chaus- sée de Vincennes, étaient à peu près achevés et en partie palissadés. Pour les armer, on avait réuni à Paris quatre à cinq cents bouches à feu, la plupart empruntées au maté- U WATERLOO. riel de la marine. Celte artillerie devait être servie par six compagnies de canonniers de la ligne, huit d’anciens ma- telots, six de canonniers de marine, vingt des écoles poly- technique, militaire, d’Alfort, de droit, de médecine, des lycées, des Invalides, de la garde nationale. Mais les forts qui devaient servir de réduits, celui de l’Arc de triomphe, les retranchements de Passy à Mont- martre n’étaient pas même commencés. Sur la rive gauche de la Seine, où une ligne de foiTitlca- tions avait été tracée aussi, on n’avait pas encore donné un coup de pioche. Ainsi, en près de trois mois, avec toutes les ressources en hommes et en matériel d’une cité de sept cent mille âmes et des campagnes voisines, sous le coup de la ter- rible leçon de 1814, le gouvernement impérial ne sut pas entourer la capitale de la France de fortifications qui, à un moment donné, pouvaient être le salut de la patrie et qu’une administration prévoyante, résolue, vigoureuse, aurait com- mencées dès le 30 mars et achevées le 1" mai. Napoléon fit aussi fortifier Lyon. Mais là, comme à Paris, on se mit tard à l’œuvre. Le 10 juin, les travaux n’y étaient pas achevés, bien que des parties considérables de l’an- cienne enceinte existassent encore. On put commencer, néanmoins, à garnir d’artillerie quelques ouvrages, notam- ment ceux qui couvraient le faubourg de la Guillotière. L’armement général se composait de trois cents bouches à feu, venues des arsenaux de la marine. On avait, pour les servir, quatre compagnies d’artillerie de ligne, six cents canonniers de marine, neuf cents de la garde nationale, de l’école vétérinaire et des lycées. Dans la population, outre ces derniers, il n’y avait d’ar- més que 2,400 gardes nationaux et un millier de fédérés tirailleurs. CllAiMTHE DEUXIEME. 45 Le juin, Tétât militaire de la France se formait d’une armée de ligne et d’une armée extraordinaire. La première était de deux cent soixante-seize mille neuf cent quatre-vingt-deux hommes, présents au drapeau, officiers compris (1). Cet effectif se décomposait ainsi : 198,130 hommes aux bataillons, escadrons, etc., de guerre; 55,719 disponibles dans les dépôts , mais non encore disponibles pour la guerre (bataillons, escadrons, batteries en organisation, hommes non habillés, etc.), en recrutement, en remonte; 23,133 indisponibles (fond des dépôts, malingres, ouvriers, enfants de troupe, etc.) (2). En ne tenant compte que des troupes de ligne, il man- quait, à l’infanterie, pour compléter les bataillons de guerre à 600 hommes, et à 500 seulement les bataillons en orga- nisation, 86,097 hommes; à la cavalerie, pour compléter les escadrons de guerre à 170 hommes et à 150 les esca- drons en organisation, 11,945 hommes; à l’artillerie, au génie, aux équipages militaires, 6,951 : en tout, cent quatre mille huit cent quatre-vingt-treize hommes (3). Le déficit en chevaux était très-considérable aussi. Il s’éle- vait à 18,934 pour la cavalerie, 1,551 pour l’artillerie h cheval et les divers trains (4). L’effectif de l’armée laissée par la Restauration était, on Ta vu, de 223,972 hommes, dont 155,000 disponibles pour la guerre; il était, maintenant, de 276,982 hommes, dont (1) Corps de toutes armes de la ligne : 247, G09 hommes {situation ofpcidlo datée du lerjuin); corps de toutes armes de la garde irnjtériale, 29,573 hommes {situation ojpcielle datée du 13 juin ; — Il n’existe pas de situation de la garde au 1er juins (2) Chiffres de la situation ofpcielle, au lerjuin. (3) Idem. 46 WATERLOO. 198,130 disponibles pour la guerre (1); eu deux mois et demi, Napoléon avait donc augmenté le premier de ces chiffres de 53,000 hommes seulement, le second de 43,000 à peine. Et il s’est glorifié, et on l’a glorifié des prodiges d’activité accomplis à cette époque ! Dans le courant d’avril et de mai. Napoléon avait formé successivement, avec les troupes disponibles, un corps de la garde impériale, sept corps d’armée de la ligne, quatre corps de réserve de cavalerie, quatre corps d’observation dits du Jura, du Var, des Pyrénées orientales, des Pyrénées occidentales et une armée dite de la Vendée. Vers le milieu du mois de mai, une prise d’armes royaliste avait eu lieu dans la patrie de Charette etde Larochejacquelein. Quelques mouvements insurrectionnels s’étaient produits aussi sur la rive droite de la Loire. Dans les premiers jours de juin, le corps de la garde impériale était à Paris et aux environs, le 1^** corps de la ligne sur Valenciennes, le 2^ sur Avesnes, le 3® sur Rocroi, le 4® sur Metz, le 6® sur Laon et Arras ; les quatre corps de réserve de cavalerie entre l’Aisne et la Sambre, à l’exception d’une division encore en Alsace. Le 10 juin, l’ensemble de tous ces corps, y compris un parc général, s’élevait à cent vingt-huit mille quatre-vingt- huit hommes. Leur artillerie était de trois cent quarante- quatre bouches à feu. Ils étaient destinés au rôle capital dans le drame militaire qui était proche. Nous donnerons plus loin leur organisation détaillée. Il (I) Napoléon, dans ses Mémoires (lome IX), porte à 563,500 hommes, le 1er juin 1815, l’armée de ligne ; mais il fait figurer dans cet effectif la con- scription de 1815 pour 77,500 hommes; et, à celle date, il n’y avait pas encore un seul conscrit appelé. CHAPITUE DEUXIEME. 47 suffît, maintenant, d’en indiquer l’effectif général et la po- sition. Le général Rapp commandait le 5® corps, en Alsace; le maréchal Suchet le 7®, en Savoie; le général Lecourbe le corpsduJura; le maréchal Brune celui du Var; les généraux Decaen et Glausel ceux des Pyrénées orientales et occi- dentales ; le général Lamarque l’armée de la Vendée. Rapp avait : 3 divisions d’infanterie. — 28 bataillons. . 15,501 horames. 1 division de cavalerie. — 14 escadrons 2,082 » Artillerie, génie, équipages, etc 1,448 » 46 bouches à feu. Total. . . . 19,031 (1) » Suchet : 2 divisions d'infanterie. — 16 bataillons. . . . 6,925 hommes. 1 division de cavalerie, — 6 escadrons 787 » Gendarmerie 54 > Arlillerie, génie, équipages, etc 1,048 :» 42 bouches à feu. Total. . . . 8,814 (2) » Lecourbe : 1 division d’infanterie. — 8 bataillons. . . . 2,783 » 1 division de cavalerie. — 9 escadrons 1,064 » Arlillerie, génie, etc 599 « 21 bouches à feu. Total. . . . 4,446 (3j » Brune : 1 division d’infanterie. — 13 bataillons 3,287 hommes. 1 régiment de cavalerie. — 3 escadrons 444 » Arlillerie, génie, etc 350 » 16 bouches à feu. Total. . . . 4,081 (4) » (1) Situation signée par le ehef d’état-major du 5e corps et datée du 20 juin. (2) Situation officielle au 10 juin. Un régiment, le 6« léger, qui faisait partie du 7« corps avant le 1er juin, était parti pour rejoindre le 4^ corps. (3) Situation officielle au 10 juin. (4) Situation officielle au 20 juin. On y a ajouté, par aperçu, l'effeclif de l’artillerie, qu’elle ne donne pas. 48 WATERLOO. Decaen : 1 division d’infanlerie. — 6 bataillons. . . . 2,89i lionimei* 1 régiment de cavalerie. — 3 escadrons 4lî2 » Artillerie 589 » 50 bouches à feu. Total. . . . 3,945 (1) » Clausel : 1 division d'infanterie. 6 bataillons 2,954 hommes. 1 régiment de cavalerie. — 3 escadrons 389 » Artillerie 590 » 30 bouches à feu. Total. . . . 5,955 (2) » Lamarque ; 2 divisions d’infanlerie. — 17 bataillons. . 7,620 hommes. Détachements de cavalerie de divers corps 476 » Artillerie et génie 474 » 18 bouches à feu. Total. . . . 8,570 La force de tous ces corps, réservés pour les rôles secon- daires, était ainsi de cinquante-deux mille huit cent vingt hommes, dont cinq mille sept cent quatre de cavalerie ; et leur artillerie comptait deux cent trois bouches à feu. La force des autres corps indiqués antérieurement était de cent vingt-huit mille quatre-vingt-huit hommes. L’elfectil général des troupes en ligne, le 10 juin, s’élevait donc à 180,908 hommes, officiers compris. (1) Siluation officielle au 1er juin. Ce corps, on le verra plus loin, devait être renforcé par des gardes nationales mobiles. C’est pour cela qu’il avait une si forte proportion d’artillerie. (2) Idem. On a ajouté l’effectif de rarlillerie, qui n’est pas donné par la situation, et on l’a supposé le même qu’au corps des Pyrénées orientales. (3) Idem au 20 juin. Cet effectif devait s’augmenter de 1,463 hommes, en quatre faibles bataillons, alors en marche du Mans, de Rennes et de Lorient. D’après un rapport du ministre de la guerre, daté du 23 juin, Lamarque devait encore recevoir quelques renforts des dépôts de cavalerie de INiort, Poitiers et Tours; et, outre les troupes de ligne, il disposait dt 2,600 gendarmes, tant à pied qu’à cheval, et 800 autres étaient en route pour le rejoindre. CllAl>iTJlE DEUXIEME. 40 A la meme date, six mille hommes environ, des diverses armes, se trouvaient en marche pour les rejoindre; onze mille de rarlillcrie, du génie, étaient à Paris, à Lyon et dans les places fortes. Telle élait la répartition faite des cent quatre-vingt-dix- huit mille hommes disponibles immédiatement pour la guerre. Le 15 juin, ce dernier effectif, non plus que l’effectif gé- néral de l’armée, n’avait éprouvé aucune modification sen- sible. A cette date, les besoins du recrutement étaient tou- jours de plus de cent mille hommes (1), et on ne pouvait, d’assez longtemps encore, envoyer aucuns renforts nota- bles aux corps en ligne. La pénurie des dépôts en hommes disponibles pour la guerre peut se juger par ce fait que tous ceux de Paris et des environs jusqu’à la Somme n’étaient pas en état de fournir plus de deux mille cinq cents hommes aux bataillons et escadrons de guerre, avant le 21 juin (2). « Les dépôts ont été épuisés pour former les corps d’armée; ils ne présentent plus, en général, que des cadres, w disait, dans un rapport, le ministre de la guerre, le 23 juin. De quelque manière qu’on veuille le considérer, le ré- sultat obtenu était bien faible, surtout eu égard à la gravité des circonstances. L’armée extraordinaire était d’environ deux cent dix mille hommes, vers le 15 juin : 150,000 gardes nationaux mo- bilisés, 45,000 anciens matelots et militaires retraités, réformés ; 5,000 ou 6,000 canonniers gardes-côtes et pareil nombre de chasseurs des Alpes et des Pyrénées, en organi- (1) Rapport du ministre de la guerre, daté du 23 juin. (2) Rapport du 19 juin, au ministre de la guerre. 5 50 WATERLOO. salion, depuis le mois de mai, pour le service de ces deux frontières. La moitié, au moins, de cet effectif n’était pas habillée; le tiers n’en était pas armé. Napoléon divisa en deux parties l’armée extraordinaire. L’une, la plus faible, fut destinée à tenir la campagne; l’autre, à former les garnisons des places fortes. La première, composée exclusivement de gardes natio- nales, donna une division de trois mille hommes, qui fut postée à Sainte-Menehould, à l’entrée delà forêt d’Argonne; une division de cinq mille, sur la Moselle ; une division de trois mille, au corps de Rapp; deux divisions de dix mille ensemble, au corps de Lecourbe; trois divisions de douze mille, au corps de Suchel; une division de quatre mille, à celui de Decaen; une de trois mille, à celui de Clausel (1); deux de six mille, à l’armée de la Vendée. Soit, en tout, quarante-six mille hommes qui étaient en ligne, vers le 15 juin. 11 y avait là un renfort bien précieux pour l’armée de ligne : mais, malheureusement, il n’avait pas la valeur qu’il aurait pu avoir. Un très-grand nombre de ces gardes na- tionaux si tardivement levés n’étaient ni habillés ni équi- pés, môme parmi ceux des départements de l’Est. Plu- sieurs milliers n’avaient pas de fusils. Les commandants do corps d’armée réclamaient en vain contre cet état de choses. Suchet, entre autres, expédiait lettres sur lettres sans rien obtenir. « J’ai, à Aix, deux mille gardes nationaux, écri- vait-il le 11 et le 18 juin au ministre de la guerre, qui n’ont ni gibernes, ni sacs, ni habillement.... Je ne puis espérer de faire habiller promptement les gardes nationales qu’au- (1) L'arlillerie des divisions de garde nationale attachées aux corps de Rapp, de Lecourbe, de Suclict, etc., est comprise dans les situations que nous avons données de ces corps. CIIA1>1TJ{K I)F;UXIK1\IK. f)1 laiil que Voire Excellence formera un aU'lier, à I.yon, de liuit à dix mille Iiabillemcnls..... les préfets, c'est se faire illusion. » Un autre jour, Sucliet ajoutait: « L’enthousiasme d’une partie des gardes nationaux ne peut pas tenir contre l’état de nudité dans lequel on les laisse. Déjà on leur fait craindre qu’ils ne soient pas traités en soldats, s’ils tombent au pou- voir de l’ennemi, dans leurs habits de paysans. Ainsi, nous ne pourrons conserver quelques bataillons qu’autant que, d’après vos ordres, un atelier d’habillement sera établi ù Lyon. )) Et, s’adressant directement à l’empereur, il lui disait, le 11 juin : a L’état déplorable des gardes nationales, auxquelles, pour la plupart, il n’a été rien fourni absolu- ment, accroît la désertion journalière, malgré les efforts qu’on fait pour l’arrêter. » Les plaintes de Suchet avaient d’autres objets encore : « il lui manquait six cents chevaux pour compléter ses at- telages d’artillerie, il n’avait pas un mulet, bien qu’il fût chargé d’une guerre de montagnes; le commandant de l’ar- tillerie, celui du génie, l’ordonnateur en chef lui-même n’avaient pas un sou à leur disposition, etc. » Rapp, Lecourbe se plaignaient non moins vivement, et n’étaient pas mieux écoutés. Des rapports de leurs chefs d’état-major prouvent qu’au 10, au 20 juin, ils n’avaient pas encore de vivres de campagne à distribuer à leurs troupes; que pas un marché de fourrages n’existait pour les chevaux attachés à leurs corps. Hommes et chevaux vivaient au jour le jour. La seconde partie de l’armée extraordinaire comprenait le reste des gardes nationales mobilisées, les militaires venus de la retraite, de la réforme, les anciens mate- lots. Ces gardes nationales fournirent cinquante-deux mille 52 WATERLOO. hommes aux places du Nord et de la Meuse; dix-huit mille à celles de la Moselle; pareil nombre à celles d’Alsace; onze mille à celles du Jura ; quatre mille à celles des Alpes ; cinq mille à celles de la Normandie. Soit, en tout, cent huit mille hommes (1) dont une grande partie n’était pas ha- billée, dont plusieurs milliers n’avaient encore reçu, au 15 juin, ni un fusil, ni une giberne (2). Vingt mille anciens matelots eurent la garde des places du littoral. Les militaires venus de la retraite et de la ré- forme, au nombre de vingt-cinq mille, y fournirent aussi quelques bataillons. Le reste fut envoyé, partie dans les forteresses de la frontière de terre, partie à Marseille, à Toulouse, à Bordeaux et dans quelques autres villes d’opi- nion notoirement royaliste. Les places fortes reçurent aussi des compagnies de vété- rans et de douaniers. Le service de l’artillerie y fut fait , concurremment avec les détachements d’artillerie de ligne dont nous avons parlé, par des compagnies d’anciens militaires, de garde nationale sédentaire et de canonniers de la ma- rine. Si l’on rapproche le nombre et la grandeur des places de la frontière de terre de l’effectif et de la valeur réelle de leurs garnisons, on reconnaîtra facilement que cet effectif était excessivement faible. Gela fût devenu évident, si (1) Tous ces chiffres sont pris dans le rapport ministériel du 23 juin déjà cité, et dans les situations des corps de Happ, Lccourbc, etc. (2) Le douze juin^ le ministre de la guerre écrivait au chef de service de rarlillerie : « Le fiiaréchal Soult, qui fait la revue des gardes nationales qui se réunissent dans le Nord, mande à l'empereur qu’il leur manque dix mille fusils. Il faut faire les dispositions pour en avoir le plus tôt possible, car des gardes nationales sans fusils ne servent à rien. » 1\I. Thiers écrit, néanmoins, que toutes ces gardes nationales étaient pour- vues du matériel nécessaire. CHAPITRE DKUXIÈME. ^ clics eussent été appelées ü jouer le rôle auquel elles sont destinées dans la défense des États. Mais la catastrophe fut si rapide et si grande, qu’on ne Ta pas môme remarqué. Dans les patriotiques provinces de PEst, quelques corps de partisans s’étaient formés. Quelques-uns d’entre eux allaient bientôt faire preuve d’audace. Tel était, dans les premiers jours de juin 1815, l’état mi- litaire de la France. Napoléon avait égaré l’opinion publique dans de fausses espérances de paix ; il avait refroidi l’enthousiasme popu- laire parles équivoques, les perfidies de sa conduite poli- tique, par ^oxi acte additionnel ; il avait peuplé l’adminis- tration de fonctionnaires sans dévouement à la cause nationale, sans énergie, sans activité; il avait perdu trois semaines en vaines hésitations, lorsque toute l’Europe cou- rait aux armes; il avait semé le découragement, l’inertie, il récoltait la faiblesse. H s’est plu, dans ses Mémoires, à comparer son activité de 1815 à l’activité de la Convention; et il n’a pas craint d’affirmer qu’il avait fait plus, qu’il avait fait mieux et plus rapidement que la grande assemblée (1). Ah! si la Conven- tion eût trouvé sous sa main, comme Napoléon, une armée de plus de deux cent mille hommes présents au drapeau; un fonds de quatre cent mille anciens soldats, sous-offi- ciers, officiers de toutes armes où puiser pour renforcer ses légions, pour encadrer, commander ses volontaires, ses réquisitionnaires; des arsenaux pourvus, des fonderies, des poudreries montées pour suffire aux besoins des plus grandes armées; des manufactures d’armes susceptibles du (1) M. Tliiers a trouvé aussi que Napoléon avait déployé une exlrênae ae- tivilé. (Voir note G.) 54 WATERLOO. plus grand, du plus rapide développement; un corps d’ar- tillerie très-nombreux et très-instruit; un pays centralisé, ses armées, en trois mois, seraient entrées en campagne, non avec cent quatre-vingt mille hommes de troupes de ligne et cinquante mille gardes nationaux, mais avec six cent mille hommes. Elle dut tout improviser, personnel et matériel, généraux et soldats. Elle improvisa tout, au mi- lieu des dissensions déchirant son sein, de la guerre étran- gère éclatant à toutes les frontières, de la guerre civile enflammant la moitié de la France. Elle sauva la patrie. Elle en recula les bornes, et les enfonça si bien dans le sol, qu’il fallut quinze ans et les criminelles folies de l’Empire pour les en arracher. La Convention eut plus de temps que Napoléon pour pré- parer la défense; cela est vrai. Elle n’eut pas à lutter contre des masses aussi énormes et aussi rapidement accumulées qu’en 1815 sur nos frontières; cela est encore vrai. Mais comparez toutes les circonstances, les moyens, le résultat, et jugez! CHAPITRE TROISIÈME Plan tic campagne de Napoléon. Mural, battu par les Autrichiens, moqué par les Italiens, déserté par ses sujets d’un jour, venait d’aborder, fugitif, aux côtes de Provence. Dans le monde entier, la France n’avait plus un allié; toute l’Europe lui était ennemie et marchait contre elle. Fallait-il attendre l’agression? Fallait-il la prévenir, atta- quer avant que tous les contingents de la coalition fussent venus prendre les positions qui leur étaient assignées aux abords de nos frontières? L’alternative avait été discutée dans plusieurs conseils tenus aux Tuileries; et l’on avait reconnu que les plans de campagne possibles se réduisaient à deux. Le premier était de rester sur la défensive, de laisser les coalisés prendre tout l’odieux de l’agression, s’engager à travers nos lignes de places fortes, s’avancer dans lerayon de Paris et de Lyon; et de commencer alors contre eux une guerre vigoureuse, sur ces deux bases. WATERLOO. En supposant, comme on pouvait le prévoir, comme cela devait être, en elTet, qu’ils franchiraient nos J*rontières le 1^^ juillet, que leurs armées régleraient leur marche les unes sur les autres, ils n’arriveraient dans le rayon de Paris que vers les derniers jours du même mois. A cette époque, Paris pourrait être complètement entouré de fortifications armées, palissadées. Les approvisionne- ments des places fortes seraient terminés. On aurait achevé la levée des 417 bataillons de gardes nationales actives; on les aurait pourvus d’armes, d’équipements; on en aurait habillé la majeure partie; ils augmenteraient les garnisons des forteresses et les divisions attachées au corps d’obser- vation. Les conscrits de 1815 seraient arrivés dans les dé- pôts ; les achats de chevaux auraient produit d’importants résultats. Les dépôts eux-mêmes auraient envoyé des ren- forts aux troupes en ligne. On aurait replié sur Paris les six premiers corps d’infan- terie et les quatre corps de cavalerie de réserve ainsi ren- forcés; et, joints à la garde impériale, ils donneraient une force mobile de cent soixante mille hommes ou plus qui ■ manœuvreraient sur les deux rives de la Seine et de la ^ Marne sous la protection du vaste camp retranché de Paris, où l’on aurait réuni tous les dépôts de ces corps. Ces dé- pôts, les compagnies de canonniers volontaires, les tirail- . leurs de la garde nationale (si l’on se décidait à les armer), ^ des bataillons de garde nationale active qu’on aurait ap- j pelés, porteraient à plus de 100,000 hommes la force non ] mobile destinée à la défense de la capitale de la France. ! Ou pouvait calculer que les armées qui, au l""* juillet, ' passeraient la frontière pour marcher sur Paris seraient de près de six cent cinquante mille hommes. Elles seraient obligées d’en laisser 150,000 pour masquer plusieurs de nos places et protéger leurs lignes d’opérations. Elles arrive- CIIAIMTRK THOISIKiME. ^ raient donc avec près de cinq cent mille hommes devant Napoléon, réduit à une force mobile de cent soixante mille. La lutte serait bien inégale. Mais, l’année précédente, il en avait soutenu une qui, toute proportion gardée, l’était davaidage; et peu s’en était fall-u qu’il n’eût rencontré le succès, un succès du moins permettant une paix honorable. Dans cette campagne de France, où l’empereur avait re- trouvé souvent les merveilleux élans, la prodigieuse acti- vité, le génie militaire du général de la République, la coa- lition avait dû la victoire décisive à l’incroyable incurie qui avait laissé Paris sans fortifications, sans défense préparée, hors d’état de tenir deux jours. A la fin de juillet, cette im- prévoyance de tout un règne serait complètement réparée. Paris avec son camp retranché, à cheval sur les deux rives de la Seine, gardé par plus de cent mille hommes, pouvant défier longtemps les plus fortes attaques, serait un pivot solide pour les manœuvres de Napoléon. Les conditions de la guerre seraient donc bien moins mauvaises qu’en 1814, si toutefois l’empereur était resté le môme qu’alors. Les Austro-Sardes, qui marcheraient sur Lyon en juillet, ne compteraient d’abord que soixante mille hommes, les quarante ou cinquante mille Autrichiens destinés à les ren- forcer étant encore dans l’Italie centrale et inférieure. Lyon serait alors bien retranché, bien armé. On y aurait fait venir tous les dépôts du corps du Jura et de celui de Suchet : et ces forces, réunies aux tirailleurs de la garde nationale, aux artilleurs volontaires, à des bataillons de gardes nationaux mobilisés, suffiraient pour assurer à la ville une bonne défense, pendant que Sucliet, renforcé des troupes activesducorpsdu Jura, manœuvrerait sur les deux rives de la Saône et du Rhône. WATERLOO. Dans ce plan général de guerre, on abandonnerait sans coup férir plusieurs provinces. Ce serait un inconvénient. Mais, on pouvait l’espérer, la vue de l’invasion réchauffe- rait, exalterait partout l’opinion publique si refroidie; et sous l’excitation des calamités mêmes de la guerre, les po- pulations des provinces envahies, s’appuyant aux forteres- ses pourvues alors de nombreuses garnisons, deviendraient d’actifs auxiliaires pour nos armées, causeraient de graves embarras, de grandes pertes à l’ennemi. Et si, par impossible, Napoléon, surmontant les terreurs que lui inspiraient les masses populaires, se décidaità user de tous les moyens légitimes de défense contre l’étranger, de compression contre l’ennemi intérieur, s’il opérait la levée en masse du pays avant toute invasion, les chances favorables s’accroîtraient considérablement. Le second plan était de commencer les hostilités avant que les coalisés eussent réuni et disposé toutes leurs forces pour une attaque combinée. ; La Belgique était occupée par deux cent vingt mille Anglo-Hollandais et Prussiens formant deux armées qui ; obéissaient à deux chefs. J Vers la mi-juin, on pouvait avoir rassemblé sur la fron- tière du Nord les six premiers corps d’infanterie, les quatre corps de réserve de cavalerie, la garde impériale: cent cin- quante mille hommes, tout en laissant un rideau sur les • autres frontières. j On proposait de porter cette masse en avant par des mou- \ vements rapides et on calculait qu’on aurait de grandes ■ chances de surprendre les deux armées ennemies, sinon ? dans leurs cantonnements, au moins avant leur concentra- tion complète, de les attaquer isolément, de les battre, de les ruiner, de les disperser au loin, en un mot, de les mettre hors de cause pour longtemps. On se serait ainsi débai’rassé CHAPITRE TROISIEME no de deux cciit vingt mille hommes; on aurait réduit d’uii tiers les masses qui devaient former le premier llotdeEin- vasion. Après une telle victoire, on reviendrait lutter avec un grand ascendant moral contre les Russes, les Autrichiens, etc.; l’esprit public serait électrisé; la défense trouverait d’im- menses ressources. Napoléon voyait a ce plan d’autres chances de réussite, et d’autres et de plus grands avantages, des avantages dé- cisifs, en cas de succès en Belgique. « Si l’on battait, a-t-il dit, les armées anglo-hollan- daise et prussienne, la Belgique se soulèverait et son armée recruterait l’armée française; la défaite de l’ar- mée anglaise entraînerait la chute du ministère anglais, qui, ajoute-t-il gravement, serait remplacé par des amis de la paix et de l’indépendance des nations; cette seule circonstance terminerait la guerre... La Belgique, les quatre départements du Rhin appelaient à grands cris leur libérateur, et l’on avait des intelligences dans l’armée belge. )) La défaite iTavait pas corrigé Napoléon des illusions con- çues au temps de la prospérité. Maintenant, comme aupa- ravant, il appliquait les forces de son esprit à se persuader que ses désirs étaient des réalités ; et il y parvenait si bien, que ce qui était nettement aperçu par le bon sens le plus vulgaire lui échappait complètement. Inévitable effet de l’exercice du pouvoir absolu ! Le soulèvement de la Belgique, loin d’être certain, n’était pas môme probable. Gomme dans les quatre départements du Rhin, il y existait un parti français; mais il était sans puissance. La servitude, l’abus effréné de la conscription avaient aliéné les Belges. Ils étaient encore frémissants d’un des actes les plus odieux c[u’ait jamais osés le despo- GO WATERLOO. tisme en délire (1); et le clergé, aussi influent alors qu’au- jourdTiui, les entretenait dans leur haine de Napoléon. Le clergé n’aimait pas Guillaume d’Orange, le roi pro- testant; mais il détestait l’homme qui avait arraché ses lévites au séminaire pour les jeter à la caserne, qui avait emprisonné ses évêques, porté la main sur les cardinaux, sur les États, sur la personne du pape. Les soldats belges n’étaient pas mieux disposés que la population. C’était une bien étrange aberration que de les croire prêts à déserter leur drapeau, à répéter l’acte tant reproché des Saxons à Leipzig. Ils devaient le prouver au jour du combat. Il est à remarquer, d’ailleurs, qu’ils se comptaient en faible nombre dans l’armée des Pays-Bas ; ils n’étaient pas dix mille. Napoléon s’abusait encore plus, s’il est possible, sur les conséquences d’une défaite que subirait l’armée anglaise. ' Depuis 1792, il avait toujours existé, en Angleterre, un ■ parti « ami de la paix et de l’indépendance des nations. » ' Un moment même, il s’était trouvé le.plus fort. H avait ren- t versé le cabinet de Pilt; et la paix d’Amiens avait été con- | due. Mais le consul Bonaparte dissimulait alors la dévo- rante ambition de Napoléon. En 1815, ce parti s’agitait 1 beaucoup; mais il était très-faible. Le parlement venait de repousser les motions, les pétitions en faveur de la paix, ' de voter, à d’énormes majorités, un emprunt d’un milliard, ; de riches subsides pour la coalition; et le parlement avait l pour lui la masse du peuple anglais, exaspérée par une lutte ^ aussi longue qu’acharnée. (1) L’annulation du verdict du jury qui avait acquitté, aux assises de Bruxelles, le maire d’Anvers. Dictatoi ialement renvoyé devant la cour de Douai pour y être jugé de nouveau, ce citoyen était mort de douleur, dans les prisons de celte ville, le 5 avril 1814. CIIAPITUK TUOISIEiMIî: (;i Sur la Belgique, les espérances de Napoléon éiaienl donc sans fondement; sur l’Angleterre, elles étaient chimé- riques. Les inconvénients attachés au second plan de campagne étaient, en revanche, très-réels. En commençant les hostilités à la mi-juin, on précipi- terait l’invasion des provinces de l’Est. Elle aurait lieu avant que les conscrits de 1815 en fussent retirés, avant que les approvisionnements, les garnisons des places fortes fussent augmentés, les fortifications de Paris et de Lyon terminées ; et, si, au lieu d’un grand succès, on rencontrait, en Belgique, une grande défaite, la marche de toutes les armées ennemies sur Paris serait bien plus rapide. Dans ce cas, a écrit Napoléon, on rentrerait dans le pre- mier plan. Cela est vrai; mais on y rentrerait sans les avantages qu’il aurait présentés en l’appliquant tout entier. Napoléon se décida pour le second plan. Mais il y fit une modification. Pendant qu’il appelait le corps de Gérard de la frontière de la Moselle sur celle du Nord, il laissa le corps de P\app en Alsace, et se priva volontairement ainsi d’une force de près de vingt mille hommes, qui devait être impuissante là où il la laissait, et qui, portée en Belgique, aurait pesé d’un grands poids sur la balance de la guerre. Il manquait à ce principe si jus- tement préconisé, si souvent et si heureusement appliqué par lui : concentrer scs forces sur le point principal, et ne pas prétendre en avoir partout, .sous peine de ne rien pou- voir nulle part. Faute grave qu’il devait, mais trop tard, tenter de corriger (1) ! On s’expliquerait mal, au reste, la résolution prise de précipiter l’ouverture des hostilités, si l’on en cherchait les (1) Voir noie D. WATEKLOO causes seulement dans les écrits de Napoléon, si Ton ne tenait compte de sa situation personnelle, de ses disposi- tions d’esprit. Le grand mouvement démocratique produit tout d’abord par le retour de nie d’Elbe était détruit ou devenu hostile à l’Empire; la masse de la nation se relirait, de plus en plus, du trône restauré; l’audace du parti royaliste croissait à vue d’œil dans l’Ouest et le Midi. L'acte additionnel, soumis a l’acceptation du peuple, n’avait réuni qu’une infime mi- norité de sufîrages; les masses avaient protesté par l’abs- tention. Il avait créé une chambre de représentants, qui devait être élue dans le système meme qui avait produit, pendant quinze ans, le type des assemblées serviles, le corps législatif impérial. Mais la liberté de la presse avait pu corriger, cette fois, les vices de cette organisation per- fide du vole populaire. Les élections venaient d’avoir lieu, et elles avaient reflété assez exactement l’état de l’opinion publique. La grande majorité des élus voulait des garan- ties sérieuses contre un retour à l’arbitraire de l’Empire. Ces garanties, on était sûr qu’elle les réclamerait, qu’elle les exigerait meme; qu’elle entreprendrait sur le pouvoir que s’était réservé l’empereur. Et celui-ci était impatient, au contraire, de reprendre les concessions qu’il venait de faire. Toute liberté minait les assises de sa puissance. Tout délai était un péril de plus. Pour rétablir le despotisme, il fallait au vaincu de 1814- le prestige de la victoire. Il crut le trouver en Belgique : il y courut. CflAPlTiiE QUATRIÈME Composiiioii de rnrmce dcsiinée ù agir en Belgique. — Sa eoneenlralion sur i;j Sambre. — Position qu'elle occupe le U juin. — Son effcclif. — Son étal moral. — Ordre du jour de Napoléon. L’armue destinée à agir en Belgique, sous le conTman- dement immédiat de Napoléon, était composée des 2^, 3c, 4c, 6c corps d'infanterie, de la garde impériale et des quatre corps de réserve de cavalerie. Depuis quelques jours, son état-major général avait été formé et le maréchal Soult appelé à le diriger sous ce titre de major général qu’avait porté si longtemps Berthier, maintenant exilé volontaire et victime prochaine d’une mort mystérieuse et tragique. Soult avait son quartier général à Laon. Le juin, les troupes de ligne en garnison dans les places fortes y avaient été remplacées par des gardes na- tionales mobilisées. A cette époque, le l®** corps d’infanterie, sous d’Erlon, étaitprèsde Valenciennes; le2% sousReille, prèsd’Avesnes; le 3c, sous Vandamme, près de Rocroi; le 4c, sous Gérard, 64 WATERLOO. près de Metz; le 6®, sous Lobau, près de Laon, ayant une de ses divisions près d’Arras; la garde impériale, presque tout entière, à Coinpiègne; le.l®'’ corps de réserve de cava- lerie, sous Pajol, le 2^ sous Exelmans, le 3®, sous Keller- mann, le 4®, sous Milhaud, de Laon à Avesnes, celui-ci ayant encore l’une de ses divisions en Alsace. Ces quatre der- niers généraux avaient pour commandant en chef le maré- chal Grouchy. Le parc général était à la Fère. Résolu à porter la guerre en Belgique, Napoléon fit mettre tous ces corps en marche, de manière qu’ils fussent réunis le 14 juin, entre Sambre et Meuse, vis-à-vis de ChaiTeroi, sur l’extrême frontière. Les mouvements de Reille, de d’Erlon, de Vandamme, de Gérard furent masqués par des gardes nationales mobi- lisées qui relevèrent les troupes de ligne aux avant-postes et occupèrent les débouchés avec tout ce qu’elles avaient d’hommes en uniforme. Le l®** juin. Napoléon avait inauguré sa prise de posses- sion constitutionnelle du pouvoir, dans une solennité plus militaire que civile, où, pour la première fois, il avait pro- clamé le danger de la patrie ; c’était bien tard. Le 7, il avait fait l’ouverture de la session des chambres; le 11, il avait reçu leurs adresses, où des assurances de dévouement ca- chaient mal des sentiments, des prétentions qui lui avaient arraché des paroles amères, mais non dépourvues de gran- deur; et le lendemain, à quatre heures du matin, il partait de Paris, très-préoccupé des dispositions de ce parlement qu’il laissait derrière lui. Le soir, il couchait à Laon et constatait que les travaux de fortification, tardivement or- donnés dans cette ville, comme ailleurs, n’étaient pas ter- minés. Le 13, il était à Avesnes ; le 14, à Beaumont, à huit lieues de Charleroi. CHAPITRE QUATRIÈME^^ 05 L’ariiico achevait de se concentrer. Le soir de ce dernier jour, elle bivaqiia sur trois directions. La gauche, forte de naoins de quarante-cinq mille lioinnies cl composée des 1"'** et 2® corps d’infanterie, sur la rive droite de la Sambre, h Leers-Fosteau et Solre-sur- Sambre : le 2^ corps en tête. Le centre, de plus de soixante mille hommes, et formé des 3® et 6® corps d’infanterie, de la garde impériale, des corps de réserve de cavalerie, sur Beaumont : le 3® corps en première ligne, à une lieue en avant et à droite de ce point, les réserves de cavalerie plus à droite vers Walcourt. La droite, de plus de quinze mille hommes, et compre- nant le 4® corps d’infanterie, et une division de cuiras- siers (1), sur Philippeville, mais ayant encore une partie de ses forces à une demi-marche en arrière. Les bivacs les plus rapprochés de la frontière en étaient à une demi-lieue; on les avait établis derrière des monti- cules, de manière à dissimuler leurs feux à l’ennemi. L’armée, ainsi concentrée, comptait vingt divisions d’in- fanterie, quatorze de cavalerie, trente et une batteries à pied, seize à cheval, réparties en nombre et en effectifs iné- gaux entre les différents corps. 1er corps tVinfanlerie : lieutenant général Drouet d’Er- lon.— Divisions d’Allix, de Donzelot, Marcognel, Durulle. — 33 bataillons 16,885 hommes. Division de Jacquinot (hussards, chasseurs). — 11 esca- drons 1,506 Cinq batteries à pied, une à cheval. — Génie, équi- pages militaires, etc 1,548 46 bouches à feu. Total. . . . 19,939 A reporter. . . . 19,959 (I) Celte division, arrivant d’Alsace, appartenait au 4e corps de réserve de cavalerie et le rejoignit le lendemain. 1. 6. 66 WATRRf.OO. Uepurl. . . . 19,939 corps d’infanlerie ; lieiileiianl {jcnéral Ucille. — Divi- sions de Daclielii, Guillerninot, Girard, Foy. — 40 batail- lons 20,635 Division de Piré (chasseurs, lanciers). — 15 escadrons. 1,865 Cinq batteries à pied, une à cheval. — Génie, é(iui- pai^es militaires, etc 1,861 46 bouches à feu. Total. . . . 24,361 3^ corps d’infanterie : lieutenant général Vandamme. — Divisions de Lcfol, Habert, Berthezène.— 34 bataillons. 16,851 Division de Domon (chasseurs). — 10 escadrons. . . . 1,017 Quatre batteries à pied, une à cheval. — Génie, équi- pages militaires, etc 1,292 38 bouches à feu. Total. ... 19, ICO 4« corps d’infanterie : lieutenant général Gérard. — Di- visions de Pécheux, Vichcry, Bourmont. —26 bataillons. 12,800 Division de 31aurin (huasards, chasseurs, dragons). — 14 escadrons 1,628 Quatre batteries à pied, une à cheval. — Génie, équi- pages militaires, etc 1,567 58 bouches à feu. Total. ... 15,995 6e corps d’infanterie : lieutenant général Lobau. — Di- visions de Simmer, Jeannin, Teste. — 21 bataillons. . . 9,218 Quatre ballcrics ù pied. — Génie, équipages mili- taires, etc 1,247 32 bouches à feu. Total. . . . 10,465 A reporter. . . 89,920 CHAPITRE QUATPRÈME. 07 Hepoil. . . . 89,920 Garde impériale : infanterie. — Divisions de Friant (vieille garde, grenadiers, 4,140) ; — de Morand (vieille garde, chasseurs, 4,G05); — de Duliesme (jeune garde, voltigeurs, tirailleurs, 4,285). — 24 bataillons 13,020 Garde impériale : cavalerie. — Divisions de Guyol (gre- nadiers ü cheval, 796 ; dragons, 816) ; — de Lefebvre Des- noélles (chasseurs, 1,197; lanciers, 880). Gendarmes d’élite (106) 3,795 Neuf halleries à pied, quatre ù cheval (3,168). — Génie cl marins (219). — Équipages (676) 4,063 (1) 96 bouches à feu. Total. . . . 20,884 Corps de cavalerie de réserve : maréchal Grouchy, commandant en chef. 1er corps : lieutenant général Pajol. — Divisions de Soult (hussards), de Subervie (hussards et chasseurs).— 17 escadrons 2,717 Deux batteries à cheval 329 12 bouches à feu. Total. . . . 5,046 2e corps : lieutenant général Exelmans. — Divisions de Stroltz et Chastel (dragons). — 25 escadrons 3,220 Deux batteries à cheval 295 12 bouches à feu. Total. . . . 3,515 3e corps : lieutenant général Kellermann. — Divisions de Lhéritier (dragons et cuirassiers), de houssel d’IIurbal (cuirassiers). — 25 escadrons 3,360 Deux batteries à cheval 319 12 bouches à feu. Total. . . . 3,679 A reporter. . . . 121,044 (1) Dans ce chiffre sont compris 1,115 canonniers et soldats du train, ap- parlciiaul à la ligue et servant comme auxiliaires dans la garde. 68 WATERLOO. Report. . . . 121, OU 4e corps : lieutenant général Milhaud. — Divisions de Watliier et Delort (cuirassiers). — 2G escadrons. .... 3,194 Deux batteries à cbeval 350 12 bouches à feu. Total. . . . 3,544 Grand parc, équipages de pont, ouvriers, etc. , environ. 3, .500 Total général. . . . 128,088 344 bouches à feu. Cent vingt-huit mille quatre-vingt-huit hommes, dont 89,415 d’infanterie, 22,302 de cavalerie, 12,371 d’artillerie, du génie, des équipages militaires avec les corps d’armée et 3,500 au grand parc, trois cent quarante-quatre bouches à feu (1), telles étaient donc les forces avec lesquelles Napoléon allait ouvrir la campagne. L’infanterie avait, en moyenne, cinq cents hommes par bataillon; la cavalerie, cent vingt-cinq par escadron. Chaque division d’infanterie avait une batterie de six pièces de 6 et deux obusiers, et une compagnie du génie; chaque division de cavalerie, une batterie de quatre pièces de 6 et deux obusiers; chaque corps d’armée d’infanterie, une batterie de réserve de six pièces de 12 et deux obusiers. La garde impériale, outre l’artillerie attachée à son infan- terie et à sa cavalerie, donnait à l’armée une réserve de cinquante-deux bouches à feu. L’artillerie n’était pourvue que d’un simple approvisionnement. Dans les campagnes antérieures, elle en avait toujours un double. Mais, mainte- nant, les chevaux manquaient à ce point, que, pour com- pléter les attelages du grand parc, il avait fallu requérir, dans les relais de poste, huit brigades, de cinquante che- vaux chacune, conduites par des postillons. (1) Voir, pour les sources où nous avons puisé tous nos chitTres, la note E. 00 rOIAPlTRF: QUATRIÈME. Composée d’oRiciers expérimentes, de soldats vigoureux, jeunes pour la plupart, mais aguerris dans les dernières campagnes (1), cette armée était animée du plus grand enthousiasme; elle brûlait d’en venir aux mains avec les ennemis de la patrie. Le soldat avait oublié Vittoria et Leipzig, Culm et Paris, et les rencontres néfastes de cette longue et double retraite qui avait ramené violemment ses drapeaux de Lisbonne à Toulouse, de Moscou k Paris. 11 ne se rappelait que les grandes journées illustrées par la victoire; il était con- vaincu, dans le fanatisme de son orgueil, que, pour le vaincre naguère, il avait fallu à la puissance du nombre l’aide indispensable de la trahison. C’était une belle et vaillante armée. Mais, quoi qu’en aient dit les écrivains étrangers, elle ne valait pas, elle ne pou- vait valoir ses devancières des temps de la guerre heureuse. La formation de ses brigades, de ses divisions, de ses corps d’armée datait de deux mois seulement. Les régiments n’avaient pas la force de cohésion, l’unité que seule peut donner aux troupes la communauté pro- longée des travaux de la paix, ou mieux encore des périls de la guerre. Au mois de juin de l’année précédente, ils avaient subi une réorganisation complète; en décembre, on leur avait amalgamé une masse d’hommes rappelés de congé, revenus des prisons de l’ennemi ; en avril et mai, un nouvel amalgame avait eu lieu ; et les mutations avaient été très-nombreuses aussi dans les cadres. Chefs, officiers, sous-officiers, soldats, n’avaient pas encore pu acquérir, les uns des autres, une connaissance complète. (1) Les militaires les plus jeunes dalaient de la première moitié de 1813; c'etaient les plus nombreux. Les autres avaient de trois à dix ou douze ans de service. 70 WATERLOO. C’était une cause d’affaiblissement. Mais ce n’était pas la seule. Enrichis, systématiquement corrompus par les prodi- galités de l’Empire; énervés par le luxe, les jouissances; fatigués par vingt années de guerre, plusieurs, parmi les généraux, auraient préféré le tranquille séjour de leurs châteaux aux labeurs des marches, aux intempéries des bivacs. Ils avaient goûté de la paix pendant une année; ils la regrettaient. Quelques-uns avaient éprouvé de rudes défaites dans des commandements isolés et en gardaient la mémoire. D’autres, ébranlés par les cruels souvenirs de 1813 et 1814, désespéraient de l’issue de la guerre à la vue des masses armées de la coalition et de la faiblesse des moyens de défense. Tous étaient restés braves, intrépides; mais tous n’avaient pas gardé l’activité, la résolution, l’audace des premiers jours. 11 en était dont le moral n’était plus k l’épreuve d’un revers. Le soldat avait une confiance sans bornes dans Napoléon; mais il se défiait de plusieurs de ses chefs. Ces hommes qu’il avait vus, tour à tour, en moins d’une année, passer avec un égal enthousiasme de l’emperçur aux Bourbons et des Bourbons à l’empereur; ces courtisans de la fortune qu’il avait entendus, dans des adresses, des proclama- tions, des ordres du jour sans nombre, injurier le maître déchu, adorer le maître debout, il ne pouyait croire à leur fidélité au drapeau impérial. Il les soupçonnait de méditer quelque grande trahison; et ces soupçons, vagues mais persévérants, irrités, planaient sur les hautes régions de l’état-major comme sur les rangs inférieurs, où servaient d’obscurs officiers, les uns sortis de la maison militaire de Louis XVIII, les autres devenus l’objet, naguère, de quelque faveur royale. Les fameuses proclamations du golfe Juan avaient gran- (:ilAl'lTr»K OUATHIKMK. 71 démolit contribué à ccs dispositions. Elles avaient fait re- tentir le mot de trahison. La trahison était la cause de nos derniers désastres : en 1814, on n’avait pas été vaincu; on avait été trahi. Napoléon raftirmait, et le soldat avait saisi avidement cette explication de la défaite, qui llattait son amour-propre, tout en exonérant son chef d’une terrible responsabilité. Cette éclatante contre-vérité avait eu pour but de rendre à celui-ci tout son prestige, à celui-là toute confiance dans la force de ses armes; mais elle était dangereuse, car l’im- pression en avait été si grande, que, seule, elle aurait suffi pour exciter d'extrêmes défiances. Des maréchaux, des généraux, d’autres officiers encore avaient suivi les Bourbons dans leur fuite. Plusieurs étaient en Belgique, prés du roi de France, signataire au traité de coalition contre la France; et, de là, parlaient d’incessants appels à la désertion, qui malheureusement n’avaient pas été infructueux. Le nombre des déserteurs était insignifiant en soi; mais la malveillance l’avait grossi; l’inquiétude du soldat l’avait exagéré encore; aussi était ce une croyance commune dans l’armée que la cour de Gand y comptait des dévouements tout prêts à éclater au premier moment d’une occasion favorable. Sous l’empire de ces funestes convictions, tout insuccès, on ne pouvait en douter, serait imputé à trahison, toute défaite serait grosse d’un désastre. Dès que les troupes furent établies au bivac, elles enten- dirent la parole de Napoléon. Comme dans toutes les grandes circonstances, il leur parlait par l’ordre du jour. Jamais il n’avait trouvé des accents plus éloquents pour exciter l’ardeur et l’enthousiasme de ses bandes intrépides. 11 leur rappelait, en termes passionnés, dans la langue mer- veilleuse d’Arcole et de Rivoli, les jours de gloire et de 7*2 WATERLOO. triomphe. Il exaltait leur vaillance et leur force; il rabais- sait leur ennemi; il l’injuriait. « Contre ces mêmes Prussiens, aujourd’hui si arrogants, soldats, disait-il, à léna, vous étiez un contre deux; à Mont- mirail, un contre trois... » Des soldats anglais, il ne disait rien et ne pouvait rien dire, après nos longs revers dans la guerre de la Péninsule; mais il jetait en excitation à des haines ardentes et trop légitimes, ces mots d’un sanglant laconisme, qui atteignaient toute la nation anglaise : « Que ceux d’entre vous qui ont été les prisonniers des Anglais vous fassent le récit de leurs pohtons et des m.aux affreux qu’ils ont soufferts! » Sur la coalition tout entière, il frappait par celte accusa- tion, bien étrange de la part de celui qui avait fait de tant de peuples les sujets de son empire, la proie de son am- bition, de la cupidité de sa famille : « Cette coalition est in- satiable. Après avoir dévoré douze millions de Polonais, un million de Saxons, six millions de Belges, elle devra dé- vorer les Étals de deuxième ordre de l’Allemagne... » Et il ajoutait: «Les Saxons, lesBelges, les Hanovriens,les soldats de la confédération du Rhin gémissent de devoir prêter leurs bras à la cause de princes ennemis de là justice et des droits de tous les peuples. » La justice, les droits des peu- ples inscrits avec respect, invoqués dans une proclamation impériale! Quel audacieux oubli du passé! Napoléon termi- nait par cette phrase, sombre avertissement, exhortation solennelle, qui révélait tout le péril de la situation et qu’il aurait dû faire retentir dans toute la France depuis trois mois ; « Le moment est venu, pour tout Français qui a du cœur, de vaincre ou de mourir. » A cette allocution brûlante, l’armée répondit par de fré- nétiques acclamations. CHAPITRE CINQUIÈME Composilion, organisalion de Tarmée aux ordres de Wellington. — Son elîcclif. — Disposition de ses canlonncmenls, le 14 juin. — Vices de cette disposition. — Composilion, organisalion de l’armée aux ordres de Blüclier. — Son effectif. — Disposition de scs cantonnements, le 14 juin. — Vices de celle disposition. — Mouvements convenus entre ces deux généraux pour le cas d’une attaque. — Étal moral de Uarmée de Wellington ; de l’armée de Blüclier. — Wellington, Blücher. L’armée commandée par le feld-maréchal duc de Wel- lington se composait de deux parties distinctes : l’une active, l’autre employée à la garde des places fortes de la Lelgique. Celle-ci comprenait un certain nombre de bataillons liol- lando-belges, une division anglaise de six bataillons (dont deux de vétérans), forts ensemble de plus de trois mille hommes, quatre brigades lianovriennes, de levée toute récente, formant un corps de neuf mille hommes, dit de réserve, sous le commandement du lieuienant général Von der Decken. L’armée active comptait vingt-six brigades d’infanterie, douze de cavalerie, quinze batteries à pied, quatorze à cheval. Des brigades d’inf’anterie, neuf étaient anglaises; deux appartenaient à la légion étrangère au service de l’Angle- I- 7 WATEULOO. 7 i terre, dite légion allemande du roi (l); cinq élaient hano- vriennes; deux brunswickoises ; six bollaiido-belges; une de Nassau au service des Pays-Bas; une représentait le contingent du duché de ce nom. Les brigades anglaises, hanovriennes et celles de la lé- gion allemande, formaient six divisions dites anglaises ; les brigades brunswickoises en formaient une; les brigades hollando-belges et celle de Nassau au service des Pays-Bas, trois et demie; le contingent de Nassau n’était pas endivi- sionné. Des brigades de cavalerie, sept étaient dites anglaises, mais comprenaient cinq régiments de la légion allemande; une était hanovrienne; une brunswickoise; trois hollando- belges. Ces trois dernières étaient réunies en une division; les , autres n’étaient pas endivisionnées. Quinze batteries étaient anglaises; deux hanovriennes, sept hollando-belges; deux brunswickoises; trois appar- j tenaient à la légion allemande. Toutes ces forces formaient deux corps d’armée, une ré- ] serve, un corps de cavalerie. î (I) La créalion de celle légion romonfail à Tannée 1803, à la conqiiélede Télecloral de Hanovre par Morlier. Les premiers éléments de sa composition • avaient élé des olïïciers et des soldais de Tannée électorale, qui avaient ■ abandonné leurs rangs, après la convention de TElbc, et élaient allés s’em- ' barquer, dans les ports du Danemark, sur des vaisseaux anglais qui les | avaient transportés en Angleterre. Une grande partie de celle armée y avait \ bientôt furtivement suivi les premiers fugitifs. ■ A la fin de 1806, la légion comptait près de 15,000 hommes. Depuis, elle ^ s'était recrutée de déserteurs, de prisonniers provenant des corps étrangers au service de la France impériale et île palrioles allemands, eberebant un drapeau sous lequel ils pussent combattre Napoléon. En juin 1815, Telfcctif delà légion était de 12,057 officiers et soldats, répartis en onze bataillons, cinq régiments de cavalerie, cinq batteries. Une partie de ces forces était en Angleterre, en Portugal, en Sicile ; la plus grande partie en Delgique. 75 CllAPlTUE ClNUÜIKiME. l' i’ cor|)S. — Le prince d’Orange. -- l)ivi.>ion de (^ooke (gardes anglaises, 4,000 hommes), (rAilen (anglaise), de l‘er|)oncIier (hollando-helge), de Chassé (hollando-helge). - 40 halailions 25,942 ' Division de Collaerl (liollando-i)elge). — Ca!‘al)iniers, dragons, Imssards. — 23 escadrons 5,403 Cinq ballcrics à pied, quatre ù cheval. — Cénic, waggon train (i), stalï corps (2) 2,198 Tolal. . . . 51,343 04 bouches à l'eu. - 2c corps. — Lieutenant général IIül. — Divisions de Clinton (anglaise), Colville (anglaise) ; division Stedmann (hollando-helge) et brigade d’Anlhing (hollando-belge), dile brigade indienne (5), réunies sous le commandement d;i prince Lrédéric des Pays-Bas. — 58 bataillons. . . . 24,499 Brigade d’Bslorfi’ (hanovrienne), hussards. — 12 esca- drons 1,277 Cinq batteries à pied, une à cheval. — Génie, waggon train, slafl corps 1,472 Total. . . . 27,248 40 bouches à feu. Beserve.— N’avait pas de commandanten chef. —Divisions de Picton (anglaise), Cole (anglaise), brigade de Kruse ou contingent de Nassau. — 23 bataillons Quatre batteries a pied. — Génie, waggon train, stafi corps. Total. . . . 24 hoiK'hcs à feu. A reporter. . . . 15,899 58,793 14,959 900 15,899 (1) 1 rain des équipages. Outre ce train, l’armée anglaise avait à sa suite, (oinine d liabiludc, des brigades de parcs de voilures louées aux habitants du pays. (2) 1 roupe d’étal-major ù pied et à cheval, employée à guider les colonnes, ouvidr les marches, tracer les camps, faire la police de l’armée. (5) Ainsi noitmiée, parce qiCclle était destinée au service des colonies li üllandaises dans les deux Indes. 70 GliAl'lTKt: UUA'lKiÈlVlE, Report. . . . 15,899 58,795 Corps de Brunswick. — Due de Brunswick. — 8 bataillons 5,37G ÏJhlans, hussards. — 5 escadrons 8'2‘2 Une batterie à pied, une à cheval 460 Total. . . . 6,658 16 bouches à feu. Réserve générale d’artillerie 480 12 bouches à feu. Total du corps de réserve. — 51 bataillons. — 5 esca- drons 25,037 52 bouches à feu. Corps de cavalerie. — Lieutenant général üxbridge. — Brigades (anglaises) de grosse cavalerie. — De Somerset (gardes du corps et dragons de la garde); de Ponsonby (dragons de la ligne). — 22 escadrons 2,605 Brigades (anglaises) de cavalerie légère (dragons légers, hussards). — Dornberg, Vandcleur, Grant, Vivian, Arent- schildt. — 49 escadrons 7,908 « Cinq batteries à cheval, une ballcric de fusées 1,300 ’ Total. . . . 11,815 1 50 bouches à feu. t Grand parc. — Artillerie. — Génie, waggon train, staff ^ corps, pontonniers 1,860 • Total général. . . . 93,505 186 bouches à feu, une batterie de fusées. L’armée commandée par le duc de Wellington était ainsi i de quatre-vingt-quinze mille cinq cent trois hommes, dont \ 70,756 d’infanterie, 16,017 de cavalerie (1), 8,730 d’artillerie, j génie, etc., y compris le personnel du grand parc (2); et son ^ (1) « ... J’aurai seize mille hommes de cavalerie, dont dix mille d’aus>i bonne qu’il y ait au monde. » Lettre de Wellington à Schwartzenberg, 21 mai 1815. — {The dispatches of ftcld nfarshall ihe duke ofWcltinglon, t. XII.) (2) Voir la note F, pour les sources où nous avons puisé ces chiffres. 7' CflAPITRE aNOTHKMK. arlillcrie de cent quatre-vingl-six bouches à feu et une bat- tcriede fusées. A deux exceptions près, les régiments anglais n’étaient (Iiie d’un bataillon. L’infanterie liollando-belge , hano- vrienne, brunswickoise, de la légion allemande, était orga- nisée par bataillon formant corps. La force moyenne du bataillon était de six cents hommes. La brigade était formée de deux à six bataillons et com~ mandée par un général-major ou un colonel; la division, de deux h trois brigades, par un général-major ou un lieu- tenant général. La force moyenne de l’escadron était de cent soixante hommes. Le régiment variait de trois à quatre escadrons; la brigade de deux à quatre régiments et avait pour chef un général-major ou un colonel. La batterie hollando-belge, brunswickoise, était unifor- mément de huit bouches à feu; la batterie anglaise, hano- vrienne, de la légion allemande, de six seulement. Les ca- libres de cette artillerie étaient le 12, le 6, le 9 (neuf livres anglaises, à peu près le 8 français). Les obusiers formaient des batteries séparées, excepté dans l’artillerie hollando- belge. Les commandants en chef de l’artillerie et du génie de l’armée étaient de simples colonels. Au moment où Napoléon se concentrait sur la rive droite de la Sambre, l’armée anglo-hollandaise étendait ses can- tonnements dans l’angle formé par les routes de Bruxelles à Charleroi et de Bruxelles à Gand ; ses avant-postes sur l’extrême frontière. Le quartier général de Wellington était à Bruxelles ; celui du prince d’Orange, commandant le corps, à Braine-le- Gomte; celui de Hill, commandant le 2®, à Ath; celui d’Uxbridge, commandant le corps de cavalerie, à Grammont. 78 WATERLOO. Les divisions Perponcher et Chassé, formant Eextrêmc gauche de l’armée, occupaient, la première Genappe, Fras- nes, Nivelles, la seconde Fayt-lez-Seneffe, Haine-Saint- Pierre, Morlanwelz. La division Alton était à Soignies et aux environs; la division Cooke autour d’Enghien. La division de cavalerie de Gollaert était près de Mons, à Pioeulx, Havré, Saint-Symphorien. Hill avait la division Clinton à Lens, Ath, Leuze ; celle de Colville il Renaix, Audenarde et plus à droite, entre l’Escaut et la Lys ; celle de Stedmann et la brigade indienne, réunies sous les ordres du prince Frédéric des Pays-Bas, à Lands- cauter, Bambrugge et Leeuwergem; la brigade de cavalerie d’Estorff entre Mons et Tournai. Le quartier général du prince Frédéric était à Sottegem. La réserve était cantonnée à Bruxelles et aux environs; les divisions Picton et Cole(1)dans cette ville, à Anderlecht- et Hal ; le corps de Brunswick entre Bruxelles et Vilvorde; la brigade Kruze (contingent de Nassau) sur la route de Louvain ; l’artillerie de réserve et le grand parc en avant de Bruxelles. Les diverses brigades du corps de cavalerie occupaient Gand, Ninove et les villages de la vallée de la Dendre. Deux régiments étaient détachés, pour le service de la frontière, vers Tournai et Ypres. Les points de réunion étaient, pour les divisions du corps. Nivelles, Fayt, Soignies, Enghien, Bœulx; pour celles du 2® corps, Ath, Benaix, Audenarde, Landscauter; pour la réserve, Hal, Bruxelles, Vilvorde; pour le corps de cavalerie, Grammont. Celle armée avait son front couvert parMons, Ath, Tournai, (1) Trois balaillons de la division Colc sc trouvaient à Gand. 79 CIIAI’ITRE Cli\QUlÈ.ME Audcnai'dc, Couidrai, Yprcs, où de grands travaux de forli- lication avaient été laits depuis deux mois; sur sa droite, tout était préparé pour tendre de vastes inondations ; Nicuport et Ostende étaient dans un bon état de dé- fense. Le pays où elle se répandait était sillonné de routes rayonnant de Bruxelles à la frontière et de routes transver- sales. La disposition de ses cantonnements a été l’objet de cri- tiques sévères. On a dit qu’ils étaient trop disséminés; que la cavalerie était trop éloignée de l’infanterie, et même que les divisions des divers corps avaient leur artillerie sta- tionnée trop loin pour entrer en action aussitôt qu’elles. Cette dernière assertion tombe devant les faits. A chaque division d’infanterie, deux batteries étaient attachées ; et ces batteries étaient cantonnées avec la division. 11 en était de même de l’artillerie attachée aux brigades de cavalerie. On le verra bientôt, dès la première rencontre des Anglo- Hollandais et de notre armée, le nombre des bouches à feu fut en proportion des troupes engagées. Il y avait assez de cavalerie dans chaque corps d’armée, si ce n’est dans la réserve, qui ne comptait que huit cents chevaux ; mais il est incontestable que la masse des troupes de cette arme était trop à droite. Dans le cas d’une brusque attaque sur l’extrême gauche de l’armée, elle ne pouvait y arriver à temps. L’idée qui avait présidé à la disposition des cantonne- ments de l’armée anglo-hollandaise se trouve expiâmée dans un mémorandum secret, daté du 30 avril et adressé par Wellington à ses lieutenants le prince d’Orange, Hill et Uxbridge. 11 regardait comme possibles contre lui trois attaques : une par le pays entre Lys et Escaut, une~ entre Sambre et Escaut, la troisième simultanée sur ces deux lignes d’opé- 80 WATERLOO. ralions;et il voulait être également préparé à les rencontrer, bien que la dernière, au moins, fût très-peu probable. Mais le moyen qu’il avait pris pour atteindre son but était mau- vais. Ses cantonnements, disséminés sur un front de près de vingt lieues et une profondeur égale, ne lui permettaient pas une réunion assez rapide de ses forces. Attaqué par sa droite, attaqué parsa gauche, il lui fallait un jour démarché forcée pour concentrer la moitié environ de son armée sur l’une ou l’autre aile, et deux jours pour l’y réunir tout entière. Dans une telle situation, il est certain, en outre, qu’une fausse attaque, sur laquelle il prendrait le change, pourrait avoir des conséquences bien plus graves, bien moins faciles à réparer que dans un système plus concentré. Dès la fin de mai, le général anglais aurait dû porter son quartier général à six ou huit lieues en avant de Bruxelles et masser ses cantonnements sur Hal, Nivelles, Enghien, ' Ninove, quand même il aurait été obligé pour cela de mettre J une partie de ses troupes sous la tente. Alors, en effet, tenant de fortes avant-gardes aux débouchés de la frontière, i n’ayant à parcourir qu’un arc, de cercle peu étendu, quel , que fût le point d’attaque, il se serait trouvé en mesure contre toutes les éventualités possibles. Pour le justifier, on a allégué l’inconvénient de fouler le . pays, la difficulté de nourrir les hommes et les chevaux , dans un espace relativement étroit. i Mais ces allégations n’ont rien de sérieux pour qui ne 1 met pas en oubli les ressources financières dont disposait ! Wellington, la sévère discipline de ses troupes; pour qui > sait combien le pays de Brabant est peuplé, riche en moyens de transport, en toutes choses nécessaires aux armées. L’armée prussienne, sous les ordres du feld-maréchal 81 CHAPITHR CINQUIRMR. prince Dlüclicrdc Walilsladt, claitrormée de seize divisions d’infanterie, quatre divisions de cavalerie, vingt-sept bat- teries à pied, douze à cheval, réparties entre quatre corps d’année, de forces inégales, que commandaient les lieute- nants généraux Zieten, Pirch I, Tliiclmann et Bülow. 1er corps. — Ziclcn.— Divisions de Slcinmctz, Pirch II, Jagow, Ilcnkcl. — 3i bataillons 27,887 Division de Ilodcr. — 52 escadrons (dragons, uhlans, hussards) 1,925 Neuf batteries à pied, trois à cheval. — Génie, équi- pages militaire^, etc. 2,880 Total. . . . 32,G92 96 bouches à feu. 2« corps. — Pirch I. — Divisions de Tippelskirchen, Krafft, Drause, Langen. — 52 bataillons 25,836 Division de Jürgas. — 56 escadrons (dragons, uhlans hussards) 4,468 Sept batteries à pied, trois à cheval. — Génie, équi- pages, etc 2,400 Total. . . . 52,704 80 bouches à feu. 5e corps. — Thielmann. — Divisions de Porcke, Kcm- phen, Luck, Stülpnagel. — 50 bataillons 20,611 Division de Marwilz (dragons, uhlans, hussards). — 24 escadrons ' 2,405 Trois batteries à pied, trois à cheval. — Génie, équi- pages, etc 1,440 Total. . . . 24,456 48 bouches à feu. 4e corps. — Bülow. — Divisions de Ilacke, Ryssel, Losthin, Hiller. — 36 bataillons 25,581 Division du prince Guillaume de Prusse (dragons, uhlans, hussards) — 43 escadrons 5,081 Huit batteries à pied, trois à chcv.al. — Génie, équi- pages, etc. . . 2,640 Total. . . . 51,102 88 bouches à feu. Grand parc 5,120 Total gl.m'ral. . . . 124,074 82 WATERÏ>00 La force totale de rarmée prussienne était donc de cent vingt-quatre mille soixante-quatorze hommes, y com- pris le personnel du grand parc. Elle comptait 99 J15 fan- tassins, 11,879 cavaliers, 12,480. canonniers, sapeurs, etc.; et son artillerie 312 bouches à feu (1). Les régiments d’infanterie étaient uniformément de trois bataillons, chacun de quatre compagnies. Ceux de cava- lerie variaient de trois à quatre escadrons. Les batteries à pied et à cheval étaient de huit bouches à feu; leurs cali- bres de 12 et de 6. Les obusiers, très-peu nombreux, for- maient des batteries séparées. La force moyenne du bataillon était/de 730 hommes; celle de l’escadron, qui s’abaissait jusqu’à 60 dans le pre- mier corps d’armée, s’élevait à 100 dans les trois autres. Les régiments de cavalerie formaient brigade, par deux ou trois, sous les ordres d’un général-major, d’un colonel ou d’un lieutenant-colonel. La division était de deux ou ■ trois brigades. Deux escadrons de cavalerie et une batterie de 6 étaient attachés à la division d’infanterie (2). Le corps d’armée avait deux compagnies du génie; et sa réserve, en ! cavalerie et artillerie-, se composait des escadrons et bat- ^ teries non attachés à ses divisions d’infanterie. Blûcher avait son quartier général dans la ville de Namur, à seize lieues de celui de Wellington. - Les quartiers généraux de Zieten, Pirch I, Thielmann, ^ Bülow étaient respectivement à Charleroi, Namur, Ciney | (sur la rive droite de la Meuse) et Liège. ] Zieten avait la division Steinmetz sur là rive gauche de | la Sambre à Fontaine l’Éveque et Binche, où elle se reliait I (1) Voir la noie G, pour Pindicalion des sources où nous avons puisé tous ces chiffres. (2) Les Prnssiens appelaient, brigades les corps de troupes que nous avons appelés divisions dans rénuinéi ation ei-dessus. 83 CHAmUE CINQUIÈME. aux Anglo-IIoIIandais ; la division Pircli II, à Marcliicniie- au-Ponl, Cliarlcroi, Châtelet, Tamines; la division Jagow, a Fleuras; la division Ilenkel, à Mouslicr-sur-Sambre. Ses avant-postes s’étendaient de Bonne-Espérance à So- soye, par Lobbes, Tliuin, Ilam-sur-IIeure et Gerpinnes. Sa cavalerie et son artillerie de réserve étaient vers Fleurus et Sombreffe. Fleurus était le point de concentra- tion assigné à son corps. Les divisions de Pirch I occupaient Namur, Huy, Héron et Thorembais-les-Béguines; son artillerie de réserve était vers Hottomont, sa cavalerie de réserve à Hannul. Ses avant-postes étaient sur Binant. 11 avait Namur pour point de concentration. Celui de Thielmann était Ciney. Les avant-postes de ce général touchaient à la Meuse vers Binant et dépassaient Bochefort, observant les débouchés de Givet. L’infanterie de Bülow était à Liège, Hollogne, Waremme, Leers, etc.; sa cavalerie k Saint-Trond, Looz et Tongres. Par une contradiction difficile a expliquer, on n’avait construit aucune fortification sur la frontière occupée par les Prussiens, tandis qu'on n’avait rien épargné pour en élever de Mons k la mer du Nord. Comme Wellington, Blücher avait disséminé ses canton- nements sur un vaste espace. Attaqué par sa gauche, attaqué par sa droite, il lui fallait près d’un jour et demi pour réunir ses trois premiers corps sur l’une ou l’autre aile, deux jours pour y réunir toute son armée. C’était laisser beaucoup trop de temps aux manœu- vres de l’agresseur. Napoléon l’a dit avec toute raison, dès la fin de mai, le général prussien aurait dû établir son quartier général k Fleurus et concentrer ses forces dans un rayon de six ou Si WATERLOO. huit lieues autour de ce point, en éclairant fortement les dé- bouchés de la Sambre et de la Meuse. Wellington et Blücher avaient pour instructions absolues de respecter la frontière française jusqu’au moment où le signal des hostilités serait donné par les souverains, atten- dant, nous l’avons dit, l’entrée en ligne de l’armée russe(l). Obéissant à cet ordre, ils ne pouvaient avoir, sur les mou- vements des Français, des renseignements autres que ceux que donnaitl’espionnage; renseignements presque toujours incertains, insuffisants. Ils étaient donc continuellement exposés à une surprise. Cette considération seule aurait dû sufiire pour leur faire sentir la nécessité de tenir chacun son armée réunie, et les deux armées à portée de s’appuyer promptement l’une sur l’autre. Dans une conférence qu’ils avaient eue, vers la fin de mai, ils avaient concerté les mouvements à opérer au cas où Napoléon, prenant l’initiative de la guerre, ferait irrup- tion en Belgique; et, entre autres opérations arretées sui- vant la ligne d’opérations que prendrait leur adversaire, ils étaient convenus que, son attaque se prononçant sur la droite de l’armée prussienne ou la gauche de l’armée anglo- liollandaise, la première se concentrerait le plus rapidement possible sur Sombreffe, la seconde sur les Quatre-Bras : (1) Wagner, dans son esquisse de la campagne de 1815 (Plane eler Schlachlen und Trcfj'en^ etc.), Damilz, dans son livre sur la même cam- pagne (Gcschiclile des Fcldzugs von 1815, etc.), disent que Wellington et Blücher étaient convenus d’entrer en France, à la date fixe du l^r juillet. Cette assertion des deux écrivains prussiens est contredite par trois lettres de Wellington ; les deux premières, du 9 mai et du 2 juin, adressées à Schwartzenberg; la troisième, du 15 juin, à l’empereur de Russie {The dispaklics, etc., t. Xll). Avant de commencer les opérations au Nord, Wel- lington et Blücher attendaient que les armées russe, autrichienne, etc., se fussent avancées sur le territoire de la France jusqu’à une hauteur telle, que les Anglo-Prussiens pussent s’appuyer sur elles et les appuyer. Or, Russes, Autrichiens, etc., ne devaient commencer les hostilités qu’au l^r juillet. 85 CIlAI'lTKIi CiiNUUIMlJ^ deux points éloignés l’im de l’autre d’une demi-marelic seulement et reliés par une large cliausséc. Cette manœuvre excellente, décisive sans doute si les deux armées n’avaient pas été disséminées, était grosse, maintenant, de beaucoup de périls, d’un désastre même. Sombrefl’c et les Quatre-Bras étaient, en clTet, bien proches de la frontière. Les états-majors des deux armées avaient étudié avec soin CCS deux positions et d’autres qu’il pourrait être avanta- geux de prendre, suivant les événements. Wellington, toujours plus disposé à recevoir qu’à livrer bataille, en avait reconnu personnellement une, fortement défensive, sur la route de Bruxelles à Charleroi, en avant de Waterloo, nom ignoré encore. Telles étaient, le 14 juin 181S, la force et la disposition des armées anglo-hollandaise et prussienne, devant les- quelles venait se masser celle de Napoléon. Cent vingt-neuf mille hommes et 350 bouches à feu al- laient rencontrer deux cent vingt mille hommes et 500 bouches à feu. Napoléon avait calculé, a-t-il dit, qu’il ne fallait pas es- timer les deux partis en présence par le rapport des chif- fres de leurs forces numériques; il comptait un Français pour un Anglais, pour deux Prussiens, Belges, Hollandais, soldats de la confédération germanique. Jlais il faisait trop bon marché de ses ennemis. Son calcul devait se trouver faux. L’armée de Wellington n’était pas homogène; tous les éléments qui la composaient n’avaient pas la même valeur militaire; rien de moins douteux. Mais peut-être ne diffé- raient-ils pas les uns des .autres, autant que le pensait Na- poléon. Celte armée comptait : 86 WATERLOO. 5.2, 70U Ani^lais; 7,500 (légion allemande au service de rAnglelcrrel ; 15,800 Hanovriens; 25,000 IIollando-Bclges; 4,300 Nassau (au service des Pays-Bas); 3,000 Nassau (conliogent du duché de ce nom) ; C,700 Brunswickois. , 95,000 Les Anglais étaient de vieux soldats presque tous éprouves dans les rudes campagnes de la Péninsule, fiers à juste titre d'avoir affranchi l’Espagne de la domination impé- riale et porté, après six années de guerre, les drapeaux de la Grande-Bretagne, de l’embouchure du Tage aux bords de la Garonne; six années qui avaient commencé, qui s’étaient continuées avec dés chances diverses et avaient fini par une longue série de succès non interrompus, où figurait la journée de Vittoria, le Leipzig du Midi. Pleins de confiance en eux-mômes et en leurs chefs, ’ convaincus de la supériorité de leurs généraux sur les gé- ^ néraux français, de celle de Wellington sur Napoléon ; imbus de ce ferme sentiment du devoir, trait caractéris- ! tique du militaire formé à l’école sévère de Wellington, ces , soldais constituaient des troupes d’élite dans toute l’accep- tion du mot. Il en était ainsi de la légion allemande du roi, rangée de- ; puis douze ans sous l’étendard britannique et vieillie, elle ^ aussi, au feu de la guerre péninsulaire. \ Le contingent hanovrien se composait, pour un tiers, de i troupes de ligne; pour deux tiers, de landwehr. Son orga- ! nisation datait de l’affranchissement du Hanovre. La ligne ^ ne comprenait, à peu près, que d’anciens soldats, d’anciens officiers des armées impériales et des hommes aguerris dans la campagne de l’indépendance. La landwehr, au contraire, comptait un assez grand nombre d’hommes C11A14TUE ClNQUlElVIE. 87 nouveaux au iiiélier des armes; mais on lui avait donné d’excellents cadres, do très-bons clicfs; clic avait au cœur les sentiments de patriotisme exalté qui animaient alors toute rAllcmagnc; ce n’était certainement pas une troupe sans valeur. Bataillons de ligne, bataillons de landwehr étaient for- més en brigades commandées par des officiers de leur na- tion ; et ces brigades unies, cftins les divisions, aux Anglais, aux légionnaires allemands, devaient emprunter une grande force à l’exemple , au contact de troupes dès long- temps éprouvées. L’organisation de l’armée liollando-belge avait commencé avec le soulèvement de la Hollande contre la tyrannie na- poléonienne, à la fin de 1813. Elle s’était continuée de- puis, mais n’était pas complète. La Belgique n’avait encore fourni qu’un faible contingent. Une moitié de l’infanterie était de milice hollandaise, l’autre moitié de bataillons de ligne hollandais et belges. Dansja cavalerie et l’artillerie, il n’y avait que des troupes de ligne (1). Les corps de la ligne s’étaient d’abord entièrement re- crutés de déserteurs de l’armée impériale et de volontaires enrôlés, pour la plupart, dans les premiers temps de l’in- surrection nationale; plus tard, ils s’étaient renforcés d’of- ficiers, de soldats licenciés du service de France et revenus des prisons étrangères, où les avaient jetés nos désastres. Un bataillon de vélites de la garde impériale avait ainsi re- joint, à la paix, le drapeau de la Hollande affranchie. Malgré les vices inhérents à toute organisation de date trop récente, ces corps de la ligne étaient généralement propres à un bon service de guerre. (1) Nous ne parlons ici que des corps qui faisaient partie de Tannée anglo-hollandaise active; car Tarmce liollando-h. Igc avait aussi des corps de cavalerie et d’artillerie de milice. 18 WATERLOO. Ceux de la milice ne les valaient pas. Ils se composaient en partie de volontaires, en partie d’hommes levés par la voie du sort. Ils avaient nommé, à l’élection, la moitié des officiers de compagnie (1); l’autre moitié etles officiers su- périeurs procédaient du choix du roi. L’amalgame n’était pas encore assez intime entre ces di- vers éléments, et tous ces bataillons étaient inexpérimentés. Mais la haine de Napoléon, l’amour de l’indépendance nationale animaient les jeunes miliciens comme les sol- dats de la ligne; et on pouvait en attendre de généreux efforts. La plupart des généraux et des officiers supérieurs, beau- coup d officiels inferieurs hollandais et belges, avaient conquis leurs grades dans les sanglantes campagnes de la République et de 1 Empire; et leur chef, le jeune prince d’Orange, grandi sous Wellington, en Espagne, était, par ses talents et son intrépidité, tout à fait digne de les com- mander. La brigade de Nassau au service du royaume des Pays- Bas avait plus de soldats jeunes que d’anciens. Mais ses cadres, formés des débris d’un régiment longtemps au ser- vice de France, étaient bons; jeunes et vieux soldats étaient pleins d’ardeur. L’organisation des troupes de Brunswick remontait à la fin del année 1813. Elle avait été poussée avec vigueur et rapidement achevée. Ces troupes comptaient un grand nombre de militaires de tout rang, aguerris les uns sous le drapeau britannique, les autres sous le drapeau de l’Empire. Leur exaltation était grande; et elles se montraient fières d’obéir au prince ré- (t) L’eleclion ii 'avait pu porter que sur d'anciens officiers. Malgré celle restriction, le roi Guillaume s était montré, ici, plus libéral que Napoléon à 1 egard des gardes nationales mobilisées. CflAPlTRE CINQTRÈME^ 89 (Je Brunswick, qui avait fait ses preuves decaracti^re, d’audace et de dévouement à la patrie allemande. Ëpurée du petit contingent saxon qui s’était mutiné à Liège, au commencement de mai, l’armée prussienne pré- sentait une masse puissante. Elle était formée, pour un tiers, de régiments de landwelir; pour deux tiers, de régi- ments de ligne. La landwelir avait été, en grande partie, aguerrie en 1813 et 18U; et ses cadres étaient très-solides. La ligne, à peu d’exceptions près, était de vieille troupe. Cette armée, vigoureuse représentation de toutes les classes de la nation prussienne, était animée, jusqu’au fa- natisme, de l’amour de la patrie, de l’indépendance natio- nale. Dans chaque Français, elle voyait un ennemi mortel. Funeste effet de l’ambition de Napoléon ! Ce n’étaient plus là les soldats de Valmy et d’Iéna, froids, indifférents à la querelle de leur roi, faciles à la défaite, prompts à la dé- route. La haine de la conquête, les injures de la patrie en avaient fait des vaillants. Battus dans bien des rencontres, en deçà et au delà du Rhin, ils s’étaient, chaque fois, re- trempés dans leurs revers. Deux noms, deux dates domi- naient leurs souvenirs : Leipzig et Paris. Leurs chefs partageaient leurs passions, leur enthou- siasme, et leur inspiraient toute confiance. Napoléon se trompait : deux Prussiens valaient plus qu’un Français. Ce qui pouvait diminuer beaucoup la puissance des deux armées anglo-hollandaise et prussienne, c’était qu’elles obéissaient à deux chefs de caractère tout opposé; c’était aussi qu’elles avaient deux lignes d’opérations diver- gentes : Blücher se basant sur Cologne et le Rhin, Wel- lington sur Anvers et la mer du Nord. Mais ces inconvé- nients devaient disparaître aux jours des combats. Les 8. 90 WATERLOO. deux généraux n'imitèrent pas les lieutenants dégénérés de Napoléon, en Espagne: ils se donnèrent aide prompte, cordiale, effective, décisive. Napoléon avait pu avoir la mesure exacte de Blücher, souvent et rudement frappé par lui. Cependant, il Testimait peu. C’était une erreur. Esprit peu cultivé, nature rude, passionnée pour le plaisir autant que pour la guerre, Blü- cher n’atteignait pas au premier rang; mais un caractère indomptable, un patriotisme ardent, une promptitude de coup d’œil et de résolution remarquable, une activité extrême en dépit de la vieillesse, une persévérance que rien ne lassait, une grande audace et une grande habitude de la tactique et de la stratégie de Napoléon en faisaient un adversaire de réelle valeur. Ses soldats l’avaient surnommé marscfiaU Vorwârts (le maréchal En avant), bien que, sou- , vent, il eût été obligé de les mener en arrière. Mais, en der- , nier ternie, il les avait conduits de l’Oder et de l’Elbe au ; Rhin et du Rhin à Paris. * Wellington ne s’était pas encore trouvé en face de Napo- léon. Mais à la vigueur des coups portés à l’Empire, en i Portugal, en Espagne, en France, il avait été facile de re- ■ connaître en lui le premier, et de beaucoup le premier, des généraux ennemis. Cependant, Napoléon ne lui accordait pas les qualités du général en chef. On eût dit qu’en le signa- : lant, au Moniteur, comme un officier incapable^ téméraire, ; présomptueux, ignorant, destiné à essuyer de grandes ca- j tastrophes; qu’en changeant, dans la feuille officielle de l’Empire, ses succès en défaites ou en rencontres sans im- ' portance; qu’en taisant à la France Vittoria, la Nivelle et bien d’autres journées funestes à nos armes, il était sûr de l’avoir abaissé au niveau des chefs vulgaires. Certes, la différence était grande entre le général anglais te Napoléon. Mais elle l’était beaucoup moins que celui-ci CMAPITRE CINQUIÈME. 91 lio SC l’imaginait et que, longtemps, on ne l’a cru dans notre pays abusé par des mensonges. L’un avait le génie de la guerre à la plus haute puissance; mais la politique insensée de l’empereur altérait, troublait les conceptions merveilleuses du stratège; et l’énergie, l’activité physique faisaient souvent défaut aux nécessités dévorantes, aux durs labeurs des expéditions de guerre. L’autre n’était qu’un général de talent, mais d’un talent si complet, enté sur de si fortes qualités, qu’il atteignait presque au génie. Doué d’un bon sens extrême; politique profond ; religieux observateur des lois de son pays; excel- lent appréciateur des hommes ; instruit à fond de tout ce qui constitue la science et le métier des armes; faisant parfois des fautes, mais sachant ne pas s’y obstiner après les avoir reconnues ; soigneux du bien-être de ses soldats, ménager de leur sang; dur au désordre, impitoyable aux déprédateurs; habile à concevoir et à exécuter; prudent ou hardi, teraporiseur ou actif suivant la circonstance; inébranlable dans la mauvaise fortune, rebelle aux enivre- ments du succès; âme de fer dans un corps de fer (1), Wellington, avec une petite armée, avait fait de grandes choses ; et cette armée était son ouvrage (2). 11 devait rester et il restera une des grandes figures militaires de ce siècle. Né en 1769, il avait quarante-six ans, l’âge de Napoléon. A la fin de 1806, après la déroute de l’armée et de la mo- narchie prussienne, Blücher, prisonnier de guerre à Ham- bourg, montrait une foi inébranlable dans la chute de Napoléon. 11 prédisait la venue prochaine d’un temps où (1) Iran duke (duc de fer), ont dit de lui tes Anglais. (2) Pour savoir ce qu’était l’armée anglaise quand Wellington en prit le commandement et encore plus tard, il faut lire les dépêches et les rapports oflicicls, où il eu fait le tableau véridique. 92 WATERLOO. l’Europe se lèverait contre lui, fatiguée, exaspérée de ses exigences et de ses déprédations. Peu après son arrivée en Espagne, et pendant toute la guerre, Wellington n’avait pas été moins absolu dans cette croyance; on la trouve nettement exprimée, à diverses dates, dans ses dépêches officielles, meme en 1810, après Wagram et le mariage autrichien. Quand toute l’Europe, moins l’Angleterre et la Péninsule, semblait à jamais as- servie à Napoléon, Wellington rassurait les ministres de la Grande-Bretagne, effrayés, presque lassés de la lutte, et leur faisait toucher du doigt les causes qui devaient infail- liblement amener la ruine de la monarchie impériale. L’année 1814 avait donné raison au général prussien et au général anglais dans leurs prévisions si anticipées. La ré- surrection prodigieuse de l’Empire était bien loin d’avoir ébranlé leur croyance; ils ne doutaient pas de sa fin pro- chaine. Dans son langage soldatesque, Blûcher promettait à ses Germains de les mener bientôt boire encore les vins de France; et Wellington, dès le 12 mars, écrivait de Vienne, au ministre Gastlereagh : « Je n’ai pas le moindre doute que, si Bonaparte renverse le roi de France, il tombera sous les efforts cordialement unis des souverains de l’Eu- rope (1). )) Les rois coalisés ne pouvaient placer en de meilleures mains le commandement des deux armées qui devaient supporter le premier choc de Napoléon. (1) The dispatches, etc., t. XII. CHAmilE SIXIEME 15 JUIN. — CiiARLEROi. — Nupoléon. — Ligne d’opéralions choisie. — Ordre de niouvcmcnl pour le 15 juin. — Mai’che de l’aile gauche de l’armée. — l’rise de Thuin, de Hlarchienne. — Passage de la Samhre. — Rlarche du centre. — Prise de Charlcroi. — Pajol s'arrête en deçà de Gilly. — Marche de l'aile droite. — Désertion de Bourrnont. — L’avant-garde arrive à Châtelet. — Tout le corps de Zielen sur le point de se trouver concentré. — Prise de Gosselies. — Le maréchal Ney reçoit le commandement de l’aile gauche. — 1! porte une avant-garde à Frasnes. — Combat de Gilly. — Position des di- vers corps, à la nuit. — Résultat incomplet de la journée. — Observations. Napoléon était vieux avant l’âge. Le long exercice du pouvoir absolu, les efforts prolongés d’une ambition sans limites, le travail excessif du cabinet et de la guerre, les émotions, les angoisses de trois années de désastres inouïs, la chute soudaine de cet empire qu’il avait cru fondé à jamais, l’odieuse oisiveté de l’exil, une double maladie dont les crises se multipliaient en s’aggravant avaient profondé- ment altéré sa vigoureuse organisation. Son œil brillait du même éclat; son regard avait la même puissance; mais son corps alourdi, presque obèse, ses joues gonflées et pendantes indiquaient la venue de cette époque de la vie où la décadence physique de l’homme a commencé. Oi. WATERLOO. 11 subissait maintenant les exigences du sommeil, que naguère il maîtrisait à son gré. Les fatigues des longues journées à cheval, des courses rapides lui étaient deve- nues insupportables (1). Il avait gardé la même facilité, la même abondance, la même force de conception; mais il avait perdu la persé- vérance de l’élaboration de la pensée, et, ce qui était pis, la promptitude, la fixité de la résolution. Comme certains hommes au déclin de l’âge, il aimait à parler, à discourir, et perdait de longues heures en stériles paroles (2). A prendre un parti, il hésitait longtemps ; l’ayant pris, il hésitait à agir, et, dans l’action même, il hésitait encore. De sa précédente ténacité, il ne lui restait que cette obstination fréquente, et déjà bien funeste, à voir les faits non tels qu’ils étaient, mais comme il aurait convenu à son intérêt qu’ils fussent. Sous les coups répétés de la défaite, son caractère s’était brisé. 11 n’avait plus cette confiance en soi, élément presque indispensable à la réussite des grandes entreprises : il doutait maintenant de la fortune qui, pendant quinze années, avait prodigué des faveurs inouïes au général, au consul, à l’empereur. « Il sentait même, c’est lui qui l’avoue, un abattement d’esprit; il avait l’instinct d’une issue malheureuse. » Cet affaiblissement physique, cette diminution morale étaient mal en rapport avec les difficultés, les périls des (Ij Voir noie II. (2) « Il inlcrrompait les conversations les plus importantes pour se livrer à des entretiens qui ne louchaient en rien à ses destinées. Il ne domptait plus, comme autrefois, les distractions, le sommeil, la fatigue. Sa puissance d’at- tention semblait à son terme. » Benjamin Constant, qui s’exprime ainsi dans ses Mémoires sur les Cent-Joiirs, vit, on le sait, très-fréquemment Napoléon à celte époque, et travailla souvent avec lui. — « 11 (Napoléon) m’envoyait chercher, deux ou trois fois par jour, pour causer des heures entières. » {Mémoires de Lavaletle.) CHAPITRE SiyiÈlME. % circoiislances. Diflicultcs, périls extrêmes! pour en triom- pher, ce n’aurait pas été trop, ce n’aurait même pas été assez peut-être de posséder encore la résolution, l’énergie, l’activité d’Italie, de Ratisbonne, ou d’avoir le retour de jeunesse de Champ-Aubert et de Montmirail. L’armée française était numériquement inférieure de moitié aux années anglo-hollandaise et prussienne. Vaincre était donc une œuvre bien ardue déjà pour Na- poléon. Mais il fallait plus encore : il fallait vaincre com- plètement, rapidement, sur le moment, sur l’heure; car, à la première nouvelle des hostilités, Russes, Autrichiens, Allemands de tous pays, allaient s’élancer sur nos provinces de l’Est, sur la route de Paris; et il était indispensable d’avoir mis hors de cause l’ennemi de Belgique assez tôt pour revenir ooposer une digue à cette formidable inva- sion. Ainsi, promptes, grandes, foudroyantes victoires contre les armées anglo-hollandaise et prussienne, telle était la première, l’absolue nécessité de la guerre dans le plan adopté par Napoléon. Si ces armées combattaient réunies, il n’avait guère de succès, surtout de succès rapides à espérer; et il était cer- tain de ne pouvoir leur infliger de ces défaites qui rédui- sent le vaincu à une longue impuissance. Cette considération avait déterminé le choix de sa ligne d’opérations. A proprement parler, il avait eu à choisir entre quatre lignes : de Lille ou de Valenciennes, sur la droite ou le centre de Wellington; de Civet, sur la gauche de Blücher ; d Avesnes, sur la direction où les deux généraux se trou- vaient en contact. En se portant contre la droite du premier ou la gauche du second, il aurait pressé l’un sur i’auîre; laissé leurs ar- 96 WATERLOO. niées reliées ensemble et en aurait, en quelque sorte, hâté la concentration commune. En se portant contre le centre de Wellington, il aurait eu plus de difficultés, plus de dangers à rencontrer, sans beau- coup d’espérance d’un résultat bien différent. En débouchant d’Avesnes sur l’extrémité de l’aile gauche anglo-hollandaise et de l’aile droite prussienne, difficultés et dangers pouvaient être considérables aussi, comme gé- néralement dans toute attaque centrale. Mais Napoléon avait pensé qu’il les trouverait moindres que dans tout autre plan d’opérations. Attribuant à Wellington circonspection et lenteur, recon- naissant à Blücher audace et activité, il avait calculé que celui-ci viendrait s’opposer à l’armée française avant même d’avoir pu réunir toutes ses forces, tandis que Wellington hésiterait à secourir son allié avant d’avoir concentré la plus grande partie des siennes. Ce calcul était bien hasardé. Mais Napoléon comptait en j outre beaucoup sur les conséquences d’un fait qu’il con- naissait bien : la divergence des lignes d’opérations de ses ; deux adversaires. ^ Puisque Blücher se basait sur Cologne et le Rhin, Wel- ; lington sur Anvers et la mer du Nord, il devait en résulter, dans tous les cas, de l’incertitude, du trouble pour la corn- ; binaison de leurs mouvements; et, dans le cas spécial d’une ^ attaque sur le milieu même de leur front, plus d’incertitude, | plus de trouble encore; le général français le croyait, et il voyait là une grande chance de succès immédiat, la possi- bilité de se placer tout de suite entre les armées ennemies, ' en rejetant l’une dans la vallée de la Meuse, l’autre sur l’Escaut. Tels étaient les motifs qui l’avaient décidé à déboucher d’Avesnes sur leur ligne de contact. 97 CIIAIMTHK SlXIlvME Celle ligne élait, à peu près, la grande cliaussée de Bruxelles h Cliarleroi. Il fallait donc s’avancer brusque- ment, avec une cxlrènic rapidité, dans celte direction, y précipiter les masses françaises, sans donner à Wellington et à Blüclicr le temps de concentrer leurs divisions épar- pillées, on l’a vu, sur de vastes espaces. Une cliaussée qui conduit deNamur à Nivelles, court pa- rallèlement à la frontière française, on est éloignée d’une distance moyenne de douze à quatorze lieues, et coupe per- pendiculairement la chaussée de Bruxelles à Cliarleroi. (y. l'Atias, pi. 1 ) Elle était la grande communication transversale des cantonnements anglo-hollandais et prussiens, dont l’es- pionnage avait suffisamment indiqué la disposition géné- rale. Si l’on parvenait à s’en saisir promptement, les deux ar- mées ennemies se trouveraient séparées ou, tout au moins, excessivement gênées pour se réunir l’une à l’autre. Il était donc d’une importance capitale de l’atteindre tout d’abord. Une marche forcée pouvait y suffire. Cette marche. Napoléon l’avait résolue. Elle était le but de la première journée de la campagne. Le soir du 14 juin, l’armée, nous l’avons dit, campait sur trois directions et en autant de colonnes. Ces directions convergeaient vers Cliarleroi, ville située TAir la Sambre. La colonne de gauche était formée par les corps de Reillc et de d’Erlon; celle du centre, parles corps de Vandamme, de Lobau, la garde impériale et les réserves de cavalerie; celle de droite, par le corps de Gérard et une division apparte- nant à ces réserves. Les bivacs retentissaient encore des acclamations des soldats surexcités par l’allocution de Napoléon, quand des I- O 98 WATERLOO. officiers partirent du quartier général. Us allaient commu- niquer aux chefs des corps d’armée l’ordre de mouvement pour la journée du lendemain. A gauche, Reille (2® corps), bivaqué sur la rive droite de la Sambre, à Leers, devait se mettre en marche à trois heures du matin, descendre le cours de cette rivière en s’emparant de la pelite ville de Thuin, du hameau d’Alne, où se trouvent des ponts, et arriver vers neufheures à Mar- chienne, autre petite ville, bâtie sur la Sambre, à une demi- lieue au-dessus de jCharleroi. De Leers à Marchienne, la dislance n’est que de cinq lieues environ (1) ; mais il n’y avait pas alors de chaussée pour la parcourir. D’Erlon (1^^ corps), bivaqué à près de deux lieues en ar- rière de Leers, à Solre-sur-Sambre, devait suivre la meme route, en partant à la même heure que Reille; serrer sur lui le plus tôt possible ; relever par une division les troupes ' qu’il aurait laissées à Thuin et au hameau d’Alne et faire ; construire une tête de pont sur chacun de ces points. Au centre, Pajol corps de cavalerie) devait se porter i sur Charleroi, à deux heures et demie du matin, précédé , delà division de cavalerie de Vandamme (3^^ corps), placée momentanément sous son commandement. Vandamme, lui-même, devait appuyer ce mouvement dè$ . trois heures, et être suivi, à quatre, par Lobau (6® corps); ^ à cinq, par la jeune garde; à cinq et demie, par les chas- | seurs ; à six , par les grenadiers à pied de la vieille 5 garde. | Le maréchal Grouchy, avec le 2® corps de cavalerie, de- 1 vait monter â cheval â cinq heures et demie et tenir le flanc droit de celte longue colonne. Les 3^ et 4® corps de la même (1) Ici, comme dans loul le cours de noire récit, nous comptons par lieue de quatre kilomètres. CHAPITRE SIXIEME 99 arme devaient inarclier sur sa trace, cliacuii à une heure d’intervalle. De leurs bivacs en avant de Beaumont à Charleroi, les troupes du centre avaient sept lieues à parcourir sur des chemins de traverse, dans un pays très-accidenté. A droite, Gérard (4® corps) devait se diriger aussi sur Charleroi, mais seulement quand toutes ses troupes se- raient réunies. De Philippeville à Charleroi, il y a sept lieues. Dans cet ordre général de mouvement , l’empereur annonçait que « son intention était d’avoir passé la Sambre avant midi, et de porter l’armée à la rive gauche de cette rivière. » Nous avons dit les précautions qu’il avait prises pour cacher à l’ennemi la marche des corps cantonnés sur la frontière de Metz à Valenciennes, et la présence de l’armée entre Sambre et Meuse. Dans la nuit, des espions revenant de Namur et de Bruxelles, quartiers généraux de Blücher et de Wellington, lui apprirent qu’ils y avaient laissé tout fort tranquille. Mais que s’y était-il passé, depuis leur dé- part? De Namur à Beaumont, il y a plus de quinze lieues; de Bruxelles, il y en a plus de vingt. Leur rapport donnait, cependant, à peu près la certitude que, vers le milieu de la journée, les généraux ennemis avaient ignoré encore les mouvements qui s’opéraient sur la frontière. La nuit se passa sans autre incident. Avant le point du jour, la diane retentissait dans les bi- vacs, joyeux et impatients de la lutte. La colonne formant la gauche de l’armée s’ébranla, sui- vant l’ordre, à trois heures du matin, le corps de Reille en tète. Reille, presque au sortir de ses bivacs, donna sur les avant-postes prussiens, lis étaient sous les armes. 11 les re- 100 WATERLOO. plia ; et, à quatre heures, son canon était en batterie contre Thuin, défendu par un bataillon de landwehr, La campagne de Belgique était commencée. Après une courte résistance, l’infanterie prussienne fut chassée de Thuin. Malgré une poursuite très-vive, elle es- saya de tenir à Montigny-le-Tilleul ; elle en fut chassée aussi. Appuyée, alors, par deux escadrons, elle fit encore face en arrière; mais dragons et fantassins, abordés par notre cavalerie, furent rompus, culbutés; ils laissèrent deux cents prisonniers, une centaine de tués et de blessés et se retirèrent à grand’peine sur Marchienne. Un bataillon l’occupait avec deux pièces d’artillerie. Marchienne est bâti sur les deux rives de la Sambre. En 1815, il n’y existait qu’un seul pont fort étroit, aboutissant des deux côtés â des rues presque aussi étroites. Par un singulier excès d’imprévoyance, qu’on allait re- trouver â d’autres passages de la même rivière, aucuno disposition n’avait été prise pour faire sauter ce pont. Les Prussiens se hâtèrent de le barricader. Mais, après s’être canonnés et fusillés quelque temps avec l’avant-garde de Reille, ils évacuèrent la ville et battirent en retraite sur Gilly, par Damprémy, sans être inquiétés. Il était dix heures. Le pont déblayé, Reille y fit défiler le 2® corps, ce qui fut assez long, le massa un peu au delà et le porta ensuite sur les hauteurs, à une lieue en avant de Marchienne, dans la direction deJumet, l’étendant jusqu’à la chaussée de Char- leroi à Bruxelles. Celte position occupée, il attendit de nouvelles instruc- tions. Il exécutait ainsi un ordre de Napoléon, daté de huit heures et demie du malin. Une dépêche expédiée un peu plus lard prescrivit à 101 CIlAPiTRK SIXIÈME. tl’Erlon de passer la Sambre à Aine ou bien à Marcliienne, de s’avancer jusqu’à la roule de Charleroi à Mous et de se former sur plusieurs lignes, de manière à se rapprocher de Reille. Cette route longe Marcliienne. Mais d’Erlon n’était pas encore près d’atteindre la Sambre. Au centre de l’armée, Pajol, formant tête de colonne avec le 1*^'' corps de cavalerie et la division Domon (cava* lerie de Vandamme) monta à cheval à l’heure indiquée et marcha sur Charleroi. Près de Ham-sur-Heure, il rencontra un demi-bataillon prussien tenant la ligne des avant-postes, le sabra, lui fit deuxeentsprisonniers, et, vers huit heures, arriva à Marcinelle. Ce village, séparé du pont de Charleroi par une digue longue de deux cents mètres, étroite et bordée de haies, venait d’être abandonné par les Prussiens. Le pont était fermé par une palissade et barricadé en arrière. Pajol fit essayer d’un hourra sur la digue par sa brigade d’avant- garde. La tentative échoua sous le feu des tirailleurs enne- mis embusqués derrière les haies. 11 fallait de l’infanterie pour aller plus loin. Pajol se croyait suivi, à peu de distance, par celle du 3® corps. Il n’en était rien. L’incurie de l’état-major avait été cause que Vandamme n’avait pas eu connaissance opportune de l’ordre général de mouvement donné la veille. A six heures du matin, ses trois divisions d’infanterie s’étaient trouvées encore dans leurs bivacs. Elles ne les avaient quittés qu’à .sept. Les premiers bataillons qui vinrent appuyer Pajol furent ceux de la jeune garde. Napoléon, tardivement prévenu de l’inaction du 3® corps, leur avait fait suivre une traverse à gauche de celle que de- vait prendre celui-ci; et, un peu avant midi, ils arrivèrent devant Charleroi. 10^ WATERLOO. Leur approche détermina la retraite des Prussiens; les sapeurs et marins de la garde se jetèrent sur la palissade du pont, la hache à la main, la détruisirent, ainsi que la barricade en arrière, et ouvrirent le passage. Pajol tra- versa Gharleroi (1), immédiatement suivi par la jeune garde. De cette ville à Bruxelles, il y a treize lieues. Une chaussée y conduit et passe par Gosselies, Frasnes, les Quatre-Bras, Genappe et Waterloo. Tout près de Gharleroi, une autre chaussée s’embranche sur celle-ci et se dirige par Gilly et Fleurus sur Namur. Sa longueur est de dix lieues. En sortant de Gharleroi, Pajol détacha le général Glary avec un régiment de hussards, sur la route de Bruxelles pour éclairer sa gauche, pour se relier à Reille, qui passait alors, on l’a vu, la Sambre à Marchienne, à une demi-lieue en amont de Gharleroi; et avec le reste de ses troupes, il s’avança sur la route de Namur. Mais il s’y avança peu. 11 avait devant lui la garnison de Gharleroi, un bataillon, qui avait fait retraite en bon ordre et reçu le secours de plu- sieurs bataillons, d’un régiment de cavalerie et d’une bat- terie. Il s’arrêta en face de ces forces, un peu en deçà de Gilly, village k une lieue de Gharleroi, et se borna k escarmou- cher. Napoléon, venu sur le terrain, fit passer Lefebvre Des- noëttes, avec les chasseurs et les lanciers de la garde et deux batteries, sur la chaussée de Bruxelles pour appuyer Glary; et il donna l’ordre k Duhesme, commandant la division de jeune garde, de porter, dès qu’ils auraient débouché de (t) « Le général Pajol entra à Gharleroi à midi. » {Bulletin du iojuin.) CllAlMTUK SIXIEME, 10 Cliarlcroi, trois de ses régiments en soutien de Pajol et le quatrième en réserve de Lefebvre Desnoéttes, ii mi-chemin de Gosselics. De Cliarleroi à ce village, il y a un peu moins de deux lieues. La droite de l’armée avait marché plus lentement que le centre et la gauche. Gérard (4® corps) avait dû attendre l’approche d’une de ses divisions restée, la veille, à trois ou quatre lieues en arrière de Philippeville; et il ne ne s’était mis en mouvement qu’a cinq heures. Les colonnes venaient de s’ébranler; elles marchaient, ardentes, vers Cliarleroi, quand tout à coup le bruit se ré- pandit que le général commandant la division d’avant-garde venait do déserter, passant en Belgique avec tout son état- major. L’odieuse nouvelle était vraie. Gérard, lui-même, en reçut la confirmation immédiate par une lettre que lui adres- sait le déserteur, le lieutenant général Bourmont. Ancien officier de l’armée de Gondé, ancien chef de bandes royalistes dans l’Ouest, longtemps prisonnier d’État sous le Consulat et l’Empire, nommé colonel, en 1810, au mépris de la loi, avancé en grade depuis par son courage et ses ta- lents, employé activement par le gouvernement royal, Bour- mont avait adhéré, dès le 13 mars, à la cause de Napoléon. Maintenant, il faisait défection. « On ne me verra pas dans les rangs étrangers, écrivait-il à Gérard ; ils n’auront de mol aucun renseignement capable de nuire à l’armée française... Mais je tacherai d’aller défendre les proscrits français, de chasser loin de la patrie le système des confiscations, sans perdre de vue la conservation de l’indépendance nationale. )) Triste excuse d’un acte inexcusable : d’un crime! Bourmont avait pour complices son chef et son-sous-chef d’état-major, le colonel Clouet, le chef d’escadron Villou- treys, ses deux aides de camp, Dandigné, de Trelan, et le lOi WATERLOO. capitaine Sourda, autre officier attaché à son état-ma- jor (1). Ainsi se trouvait déjà justifiée cette croyance du soldat à des trahisons qui n’attendaient, pour éclater, que l’heure favorable. La division abandonnée par Bourmont était furieuse. Gé- rard se porta au galop dans ses rangs et parvint à lui rendre quelque calme, en assurant que cette abominable défection ne pouvait exercer, maintenant, aucune influence sur le ré- sultat des opérations de l’armée. D’après l’ordre général de mouvement, le 4® corps, on l’a vu, devait se diriger sur Charleroi. Mais, dans l’après-midi, une dépêche du major-général, datée de trois heures et de- mie (2), lui prescrivit d’appuyer à droite et de gagner Châ- telet, village situé au bord de la Sambre, à une lieue et demie au-dessous de Charleroi. L’avant-garde de Gérard, on peut le dire tout de suite, n’y arriva que vers cinq heures, et trouva le pont intact, le village sans défenseurs. Deux bataillons prussiens, qui l’avaient occupé jusqu’à deux ou trois heures, s’étaient re- tirés vers Fleurus. Le gros du 4® corps était attardé par le terrain accidenté et les mauvaises traverses qu’il avait à parcourir. Ainsi, de deux à trois heures, les trois colonnes formant (1) Tous les écrits de Sainte-Hélène disent que Bourmont a déserté le U juin. C’est une inexactitude calculée qui a été répétée par la plupart des écrivains français. L’élat ofTiciel des mutations de l’état-major du 4e corps existe; cl il porte la désertion de Bourmont et de scs complices au 15 juin. Du reste, la lettre que Bourmont adressa à Gérard pour lui annoncer sa désertion est datée de Florennes (près de Philippeville), le 15 juin. (2) Dans les precedentes éditions, nous avions dit que celle dépêche était . de la matinée. C’était une erreur. Nous la rectifions sur une copie plus exacte du registre d’ordres de l'état-major général. Elle était, d’ailleurs, sans im- portance. CHAPITRE SIXIEME. U)5 l’armée étaient : celle de gauche, partie en deçà, partie au delà de Marchienne ; celle du centre, partie en deçà, partie au delà de Charleroi; celle de droite, encore en arrière de Châtelet. Dans Tordre de mouvement. Napoléon avait dit qu’il vou- lait avoir passé la Sambre avant midi. Il y avait donc bien du retard déjà. Les troupes que Tarmée avait rencontrées jusqu’alors appartenaient toutes à la division Pirch 11 , du corps de Zieten. Nous l’avons dit antérieurement, Zieten étendait le front de ses cantonnements de Fontaine-TÉvcque à Moustier-sur- Sambre; et son point de concentration était Fleurus. Sa division de droite se reliait aux Anglo-Hollandais vers Binche et couvrait le pays entre ce point et la Sambre. Na- poléon ayant ordonné de n’envoyer, sur la rive gauche de la rivière, que des partis de cavalerie qui ne dépasseraient pas la frontière, cette division n’avait pas été attaquée. Mais, dès que Steinmetz, qui la commandait, avait eu connaissance suffisante du mouvement des Français, il l’avait ralliée et mise en marche, la dirigeant, par Gosselies, sur Fleurus. Pirch H, qui occupait ïhuin, Marchienne, Charleroi, Châ- telet, avait aussi ramené toutes ses troupes sur la direction de Fleurus. La division Jagow, cantonnée autour de cette dernière ville, était massée tout auprès. La division Henkel s’y rendait. Ainsi, avant que les colonnes françaises eussent débouché en force au delà de la Sambre, le corps de Zieten, que Na- poléon avait cru surprendre, battre et détruire, se repliait en bon ordre sur son point de concentration et devait l’at- teindre bientôt, s’il n’y était prévenu. L’y préviendrait-on? La question de ce moment de la journée était là. d03 WATRRLOO. A trois heures, les chasseurs et les grenadiers à pied de la garde, qui avaient suivi iininédiatement la jeune garde sur Cliarleroi, étaient réunis à la sortie de cette ville; Vandamme n'avait pas achevé d’en déboucher. Napoléon expédia à Reille l’ordre de « pousser jusqu’à Gosselies et d'y attaquer un corps ennemi qui paraissait s’y arrêter. » Ce corps, dont la présence était signalée à l’empereur, était un des régiments d’infanterie de Jagow et un régiment de uhlans envoyés, dès le matin, à Gosselies, par Zieten, pour appuyer la retraite de la division Steinmetz. Reille s’avança par la traverse de Jumet, qui coupe le bois de Monceau; et sa division de cavalerie tourna ce boisa gauche. Son avant-garde arriva à temps pour recueillir les hussards, du général Clary, qui étaient vivement ramenés par les uhlans. Mais, pendant sa marche, Steinmetz était parvenu à Gos- selies; et il y avait maintenant, sur ce point, une douzaine de mille homme. Reille attendit, pour les attaquer, d’avoir réuni son infanterie. Dès que ses divisions furent formées, il les jeta sur Gosselies et le petit bois de Lombuc, qui est à côté. Les Prussiens n’attendirent pas le choc, et se mirent en retraite vers Fleurus, en tiraillant. Il était cinq heures. Le maréchal Ney arriva, en ce moment (1) à la tête des colonnes de Reille. « Faites appeler Ney. S’il désire être à la première ba- taille, qu’il soit rendu, le 13, à Avesnes, où sera mon quar- tier général. » Cette lettre laconique avait été adressée, le 11 juin, par Napoléon au ministre de la guerre. Ney était alors aux environs de Paris. Prévenu par le mi- (1) Notice historique sur les mouvements du 2^ corps ^pendant la campagne de 1815, pur le liculciiant gênerai comte Reille. CHAPITRE SIXIÈME. 107 nistrc, il était accouru. Le lendemain matin, il était en route; et, le U, au soir, il arrivait à Beaumont. Mais il n’avait pas même un cheval de selle; et son état-major était réduit à un seul aide de camp. Le 15, le hasard lui avait fait trouver deux chevaux à acheter. ’Èers onze heures, il avait pu partir de Beaumont; à quatre heures et demie, il avait rejoint Na- poléon, près do Charleroi, è l’embranchement des chaussées de Bruxelles et do Namur. Après quelques paroles de satis- faction et de bienvenue. Napoléon lui avait dit : « Vous allez prendre le commandement des l" et 2® corps d’infanterie. Le général Reillo marche sur Gosselies ; le général d’Erlon doit coucher ce soir à Marchienne. Vous aurez avec vous la division de cavalerie légère de Piré ; je vous donne aussi les doux régiments de chasseurs et de lanciers de ma garde, mais ne vous en servez pas. Demain, vous serez rejoint par les réserves de grosse cavalerie aux ordres de Kellermann. Allez et poussez l’ennemi (1). » Ney, s’étant fait rendre compte par Reille de la situation des choses, ordonna à la division Piré de s’avancer immé- diatement sur la chaussée de Bruxelles, à la division Ba- chelu de l’appuyer, à la division Girard de suivre les Prus- siens de Steinmetz en retraite sur Fleurus, aux divisions Guilleminot et Foy de prendre position, la première au bois de Lombuc, la seconde à Gosselies ; et, peu après, lui-même, (1) Relation de la campagne de {^\^^pony' servir à Vhisloirc du maréchal Ney. par le colonel Ileymès, son premier aide de camp, témoin oculaire. Celle relation a été publiée en appendice au tome IX des Mémoires de Napoléon (Paris, 1830), cl, plus tard, dans les Documents inédits sur la cam- pagne de 1815 (Paris 1840), brochure du duc d’Elcbingen (second fils du maréchal Ney). Sur les insiruclions données par Napoléon, le 15 au soir, au maréchal Ney cl sur bien d'autres points, elle est en contradiction avec les récits de Sainte-Hélène. Il u'csl pas douteux qu’elle ne donne exactement les instruc- tions reçues par le maréchal, le 15 au soir. Nous le démontrerons plus loin. 108 WATERLOO. avec les chasseurs et les lanciers de la garde, marcha pour rejoindre Pire. 11 n’était pas encore à Frasnes, village à dix kilomètres de Gosselies, et à quatre des Quatre-Bras, quand le canon se fit entendre vers le premier de ces points. A Frasnes, en effet, Pire avait rencontré l’ennemi. Il était six heures et demie (1) ou un peu plus. Ce village était occupé par un bataillon et une batterie de la brigade commandée par le colonel prince Bernard de Saxe- Weimar, et appartenant à la division Perponcher, une des quatre divisions d’infanterie du corps aux ordres du prince d’Orange. Composée des deux régiments de Nassau au ser- vice des Pays-Bas, forte de plus de quatre mille hommes, cette brigade était cantonnée de Genappe à Frasnes, et formait, à cette hauteur, l’extrême gauche de l’armée anglo- hollandaise. Dans la matinée, elle avait été ntise en éveil par le canon tiré sur la Sambre, et, bientôt après, prévenue de ce qui s’y passait par des paysans fuyant devant l’invasion française. Sur ces premières nouvelles, le prince Bernard avait réuni sa brigade aux Quatre-Bras, prévenant judicieusement ainsi un ordre qui ne devait lui arriver que plus tard (2). Elle y était déjà depuis quelque temps, quand il y avait ap- pris, d’une manière certaine, l’entrée des Français à Char- leroi; et toutes ses dispositions étaient prises au moment où les éclaireurs de Piré commencèrent à escarmoucher sur Frasnes. (1) Rapport du prince Bernard de Saxe-Weimar au général Perponcher, daté des Quatre-Bras, le 15 juin, à neuf heures du soir. (2) Cet ordre fut expédié à trois heures après midi, de Braine-le-Comlc, au général Perponcher à Nivelles. Il porte la signature du chef d’élat-major du prince d’Orange, le général Constant de Rebecque {Archives du minislcre de la guerre^ à la Haye), CliAmilK SlXlÈiMK. 109 Pire essaya, ii plusieurs re[)rises, d’entamer le bataillon qui en occupait les abords. II ii’y roussit pas et le vit bientôt se replier, protégé par le feu de son artillerie, sur des ba- taillons de réserve qui étaient postés sur la chaussée et dans un bois voisin. Ney, survenant, ordonna à l’avant-garde de Baclielu de presser le pas, et examina la position de l’ennemi, qui fai- sait ferme contenance. La journée tirait à sa fin. Une assez forte canonnade qui avait commencé, vers cinq heures, sur la chaussée de Charleroi a Fleurus, retentissait maintenant dans la môme direction, à près de trois lieues en arrière et à droite de Frasnes. La division Bachelu n’était pas encore tout entière arrivée à ce village. Les troupes étaient sur pied depuis deux heures et demie du matin ; hommes et chevaux étaient fatigués (1). Napoléon n’avait pas donné l’ordre d’occuper les Quatre-Bras; Ney n’aurait pu, d’ailleurs, porter une at- taque sérieuse sur ce point qu’aux approches de la nuit; il n’avait aucun renseignement sur les forces qui s’y trou- vaient; il jugea, avec toute raison, qu’il devait s’arrêter. 11 replia la division Pire sur Frasnes, et plaça derrière elle les lanciers et les chasseurs de Lefebvre Desnoëltes avec la division Bachelu. Vers dix heures, il repartit pour Gosselies, où fut son quartier général, et, de lù, courut ù Charleroi, pour y rendre compte de ses opérations et demander k Napoléon des in- structions nouvelles. (1) Le prince Bernard de Saxe-Weimar, mililaire de grande dislinclion, qui, à maintes reprises, voulut bien me parler de ce qu’il avait vu dans celle campagne et qui m'en parla, je peux l’ccrirc à présent qu’il est niorl, avec une rare justesse, avec une modestie el une impartialité plus rares encore, m’a toujours dit avoir été frappé de l’aspect fatigué de nos chevaux et de nos fantassins, le 15 juin au soir. Dans la Relation d lîeymès, on lit « Les troupes éiaîcnt harassées. » WATERLOO. i 10 L’aile gauche de l’armée se trouvait, alors, ainsi dis- posée : le corps de d’Erlon échelonné de Marchienne à Ju- met; deux divisions de Reille sur Gosselies; la division Girard a Wangenies près de Fleurus ; les divisions Bachelu, Lefebvre Desnoëttes et Pire sur Frasnes. L’avant-garde de ce côté était donc à plus de quatre lieues en avant de Charleroi. ^ Au centre de l’armée, où se trouvait Napoléon, où il au- rait été si important de gagner beaucoup de terrain, on n’alla pas si loin. Vandamme, parti tard de son bivac par le motif que nous avons dit, arriva tard à Charleroi. 11 était près de quatre heures quand son corps eut achevé d’en déboucher. 11 reçut, alors, l’ordre de le porter et le porta immédiate- ment sur Gilly. Pajol, on l’a vu, s’était avancé et avait dû s’arrêter aux ap- proches de ce village, où les Prussiens se trouvaient en force. Exelmans avec ses dragons était sur le point de le rejoindre, quand le maréchal Grouchy, commandant les quatre corps de réserve de cavalerie, arriva de sa personne sur la position. 11 vit qu’il fallait de l’infanterie pour atta- quer et alla en demander a Napoléon. 11 le trouva donnant ses instructions au maréchal Ney (1). Napoléon quitta aussitôt ce dernier et galopa avec Grouchy vers Gilly. Quand il y parut, le corps de Vandamme était venu se serrer en arrière de Pajol et d’Exelmans. Zieten avait fait occuper par la division Pirch II les hau- teurs qui dominent immédiatement en arrière, le ruisseau de Gilly. Pirch II avait là sept bataillons, un régiment de dragons, huit bouches a feu. Sa ligne de bataille était sur la direction (1) Observations sur la Relation de la campagne de 1815, publiée par le général Gourgaiid, clc., par le comte de Grouchy (Philadelphie, 1819). CIIAIMTKK SIXIEME. i11 de l’abbaye do Soleilmont à Chùtelineau, coupant la cbauss('îe de Fleiirns et à cheval sur le chemin qui conduit a cette ville par Lambusart. 11 avait quatre bataillons en première ligne, trois en ré- serve. Le bataillon de droite, couvert par l’abbaye de Soleilmont, s’appuyait aux bois de Lobbes et de Ransart; le second, sur l’alignement de celui-ci, occupait un bouquet de bois près du chemin de Lambusart; le troisième était à gauche de ce bois; le quatrième soutenait l’artillerie qui battait le dé- bouché de Gilly par la chaussée de Fleurus et la pente des hauteurs. Les bataillons de réserve étaient sur le chemin de Lam- busart à l’entrée des bois de Trichehève et de Ron- champ. Les dragons observaient, à l’extrême gauche, le défilé contigu à la position et aboutissant à Châtelet, que venait d’occuper l’avant-garde de Gérard. Pirch II avait mis â profit le temps qu’on lui avait laissé â profusion : il avait obstrué par des abatis la chaussée de Fleurus. Deux bataillons de la division Jagow étaient â trois quarts de lieue en arrière de sa gauche entre Farcienne et Lambu- sart; et deux autres bataillons, quatre régiments de cava- lerie, seize bouches â feu se massaient sur ce deraier point, prêts à lui venir en aide. Napoléon jeta un coup d’œil rapide sur le terrain qui pa- raissait devoir lui être disputé et ordonna les dispositions d’attaque. 11 était cinq heures (1). Deux batteries d’artillerie ouvrirent immédiatement le feu (1) « A cinq heures après midi, l'empereur ordonna Pallaque. » {Bullciin du \ ojuin.) 112 WATERLOO. et réduisirent en peu d’instants celui de l'artillerie ennemie, dont plusieurs pièces furent démontées. Trois colonnes d'infanterie, de deux bataillons cliacunc, SC mirent en mouvement : la première se dirigeant sur le bouquet de bois près du cbemin de Lambusart, la seconde sur le centre prussien en laissant Gilly à sa gauche, la troi- sième tournant ce village. Deux brigades du corps d’Exel- mans appuyèrent cette manœuvre, l’une en menaçant de tourner l’extrême gauche prussienne, l’autre en se portant sur la chaussée de Fleurus. Depuis le matin, Zieten cherchait à retarder, sans se compromettre, la marche de l’armée française; et il n’y avait que trop bien réussi. Dès qu’il vit s’approcher nos colonnes, il ordonna la retraite. Mais ses tirailleurs commençaient à peine à sc replier,' que Napoléon, irrité de voir les Prussiens près de lui! échapper, fit précipiter le mouvement sur toute la ligne et; lança même à la charge ses quatre escadrons de service’ (d’escorte) sous les ordres du général Letort, un de ses aides, de camp. ' Des trois bataillons à gauche delà chaussée de Fleurus, un se jeta dans le bois de Trichehève et échappa au choc; les: deux autres se formèrent en carrés et entreprirent de ré-- sister, soutenus par le régiment de dragons; mais l’un fûD enfoncé, sabré et à moitié détruit par les escadrons de ser-| vice, et l’autre fortement entamé avant d’avoir pu gagner les] bois. I Le bataillon à la droite de la chaussée de Fleurus se retira] sans avoir souffert, grâce à l’abatis qui, appuyé au bois, barrait complètement la voie à notre cavalerie. Le général Letort, qui avait intrépidement mené les esca- drons de service, fut mortellement blessé. « C’était un des 113 CIIAlMTIiK SIXIÈME ülliciers do cavalerie les plus distingues. Ou n’était pas plus brave, » a dit de lui Napoléon. Les Prussiens se retirèrent lentement, en combattant, sur Lambusart, suivis par Groucliy et Vandamme. A la sortie des bois, près de ce village, ils trouvèrent les réserves que nous avons indiquées plus haut, et ils prirent position; mais, avant que les colonnes françaises se fussent formées, ils prolongèrent leur retraite, en échangeant avec elles une vive canonnade. Ils répétèrent cette manœuvre un peu plus loin et finirent par dépasser Fleurus. Groucliy et Vandamme arrêtèrent leur mouvement à une demi-lieue ou trois quarts de lieue en deçà de cette ville. Depuis Gilly, il avait été assez mollement mené, il faut le reconnaître. Napoléon, cependant, était là. A huit heures, il était de retour à Gharleroi (1), où son quartier général fut dans la maison même que Zieten occu- pait encore le matin. « Accablé de fatigue, il se jeta sur son lit pour y reposer quelques heures (2). » Avant la nuit, Groucliy et Vandamme avaient pris leurs bivacs : le corps de Pajol à droite et à gauche de la chaussée de Fleurus, sur Lambusart et la ferme de Martinroux, voi- sine de Wangenies ; la division Domon à la gauche de Pajol ; le corps d’Exelmans en arrière de Pajol; celui de Vandamme en troisième ligne. Fleurus resta occupé par deux bataillons du corps de Zieten, et ce corps se trouva réuni un peu en arrière. Dans cette journée, le général prussien avait manœuvré habilement et heureusement. Il avait retardé beaucoup la marche de l’armée française; il se trouvait à même de re- (1) Bulleliii du 15 juin. (2) Letlre du baron Fain, écrite par ordre de Napoléon à Joseph Bona- parte (Gharleroi, 15 juin, 9 heures du soir). 10. 114 WATERLOO. joindre Tarmée prussienne, quel que fût le point où elle se concentrerait, et ses pertes étaient peu considérables ; de douze cents hommes, suivant les écrivains prussiens; de deux mille, d’après Napoléon. Les nôtres ne durent pas dépasser cinq ou six cents (1). Des historiens français ont donné à entendre que Grouchy et Vandamme, en n’avançant pas davantage, avaient mé- connu les ordres de Napoléon. C’est une allégation gratuite. Elle ne se trouve pas même dans les écrits de Sainte- Hélène. L’armée française bivaqua, le 16, comme la veille, sur trois colonnes : à gauche, d’Erlon et Reille échelonnés, comme nous l’avons dit, de Marchienne à Frasnes, et le se- cond ayant une division à Wangenies, près de Fleurus; au centre, Pajol, Exelmans et Vandamme, dans les positions que nous venons d’indiquer; l’infanterie de la garde entre Gilly et Gharleroi; les cuirassiers de Milhaud, de Keller- mann, le corps de Lobau, près de cette ville et en arrière de la Sambre; à droite, Gérard en avant de Châtelet, sur la direction de Fleurus. Toute l’armée était ainsi réunie dans un carré de quatre lieues de côté. Napoléon a émis deux opinions sur le résultat de cette première journée de la campagne. Il a dit, d’abord, que toutes ses manœuvres avaient réussi à souhait; que les deux armées ennemies étaient surprises, leurs communications déjà fort gênées; qu’il était placé entre elles, maître désormais de les attaquer en détail; qu’il ne leur restait, pour éviter ce malheur, le plus grand de tous, (1) Le bulletin du 15 juin dit quatre-vingts hommes blesses et dix lues. Mais le corps seul de Reille en eut deux cents. (Lettre du chef d’état-major du 2® corps, accompagnée d’états officiels et lue à la chambre des représen- tants, le 1er juillet.) CHAPITRE SIXEIME. 115 que le parti de céder le terrain et de se réunir sur Bruxelles ou au delà (1). 11 a dit, ensuite, qu’il y avait eu huit heures de perdues, au centre ; que cette perte de temps l’avait empeché de porter son quartier général à Fleuries; qu’elle (iiw\X bien fâcheuse (2). Ces deux opinions sont contradictoires; la dernière seule est juste. La journée avait été incomplète. Dans l’ordre général de mouvement donné la veille, Na- poléon avait annoncé que « son intention était d’avoir passé la Sambre avant midi et de porter l’armée à la rive gauche de cette rivière. )> Cette rapidité de manœuvre n’avait certes pas pour but d’arrêter les colonnes françaises à une lieue ou deux au delà de Marchienne, de Charleroi, de Châtelet; car elle n’aurait servi qu’à donner à l’ennemi, prévenu à coups de canon, tout le reste d’une longue journée pour se concerter et réunir ses forces. Napoléon voulait donc avancer davantage ; et il suffit d’un coup d'œil jeté sur la carte pour indiquer, à coup sûr, le terme qu’il avait l’intention d’atteindre en dictant l’ordre général de mouvement. L’armée, débouchant sur la Sambre, comme elle y débou- cha, au sommet de l’angle formé par les chaussées de Char- (1) Mémoires^ t. IX, p. 76-77. (2) Mémoires^ t. IX, p. 159. « Funeste contre-temps, » a dit encore Napo- léon à ce propos {Campagne de 1815, par Gourgaud). Nous devons faire observer que, dans le tome VIll de ses MémoiTcs^ il a écrit, répondant à un crilique, que son intention avait été de faire occuper Fleurus par une avant-garde, en cachant scs troupes derrière les bois près de ceUe ville; qu’il se fut bien gardé de laisser voir son armée et surtout d occuper Sombreffe. Mais cette assertion est en contradiction par trop ma- nifeste avec la hâte qu’il voulait imprimer au mouvement de l’armée, avec les principes mêmes de sa stratégie, pour qu’on puisse y voir autre chose qu’un moyen de polémique. 116 WATERLOO. ^ leroi à Bruxelles et Namur, avait devant elle, à cinq lieues, la grande communication de Blücher et de Wellington : la chaussée de Namur à Nivelles, qui offrait à'ces généraux un moyen de réunion rapide en avant de Bruxelles. Cette dernière route coupe les deux premières, au delà de Frasnes, aux Quatre-Bras, au delà de Fleurus, près de Sombreffe. Ces deux points d’intersection sont à trois lieues l’un de l’autre, en ligne droite. L’armée française, les occupant en forces, se serait trou- vée placée entre les Anglo-Hollandais et les Prussiens, réel- lement maîtresse désormais, pour emprunter à Napoléon ses propres expressions, de les attaquer en détail, en ne leur laissant, pour éviter ce malheur, le plus grand de tous, que le parti de céder le terrain, et de se réunir sur Bruxelles ou au delà. C’est pour cela, on peut l’assurer, que la hâte que Napo- léon voulait imprimer au mouvement de l’armée avait pour but l’occupation des Quatre-Bras et de Sombreffe, dès le premier jour de la campagne. Cette occupation manqua par suite d’une perte de temps considérable; la grande communication de Blücher et de Wellington resta libre, quoique menacée; c’est pour cela aussi que Napoléon a dit vrai en écrivant que « cette perte de temps avait été bien fâcheuse, )) et que nous ajoutons : la journée du 15 avait été incomplète. Suivant son habitude, en pareil cas. Napoléon a imputé à ses lieutenants l’insuffisance des résultats. Vandamme lui a fait perdre cinq heures, le matin, en re- tardant d’autant la mise en marche du 3^ corps ou en s’éga- rant en route, et trois heures encore, le soir, en différant, de concert avec Grouchy, jusqu’à sept heures, l’attaque de Gilly, commandée cependant pour quatre. Voilà ce qu’on lit dans les deux relations de Sainte-Hélène. 117 CIIAPITHK SlXlftlMF:. Mais ce n’est pas la vérité. Vaiidamme ne s’égara pas en route. H resta longtemps immobile clans ses bivacs ; mais cette immobilité fut riné- vitable conséquence d’un fait dont il ne saurait être rendu responsable: il n’eut qu’une connaissance tardive et en (piclque sorte fortuite de l’ordre général de mouvement. Le récit d’un témoin fort désintéi’cssé, à coup sûr, et très-im- partial, de celui-là môme qui lui apprit la marche en avant de l’armée, ne laisse pas de doute sur ce point (1). Le général Bonaparte se serait assuré, avant de prendre aucun repos, que ses ordres avaient été communiqués. L’em- pereur Napoléon ne s’occupait plus de ce soin ; il l’aban- donna au chef de son état-major; et celui-ci n’avait pas su que l’officier chargé de porter à Vandamme l’ordre de mou- vement, avait fait une chute de cheval très-grave et négligé sa missioh. Il y eut donc une perte de temps par suite de l’incurie du chef d’état-major. Mais elle ne fut pas aussi considérable que l’a dit Napoléon ; car lui-même fit prendre à la garde, partie dès cinq heures, une traverse à gauche de celle que devait suivre Vandamme; et la garde remplaça ainsi le 3^ corps, à la tête de la colonne du centre. Vandamme pressa beaucoup la marche de ses troupes; à trois heures, il débouchait de Charleroi; c’est le bulletin du ISjuin qui l’affirme; etil ne différa pas l’attaque de Gilly jusqu’à sept, de concert avec Grouchy, sous les ordres du- quel il ne se trouva, d’ailleurs, que le lendemain ; car cette attaque se fit à cinq heures (2): c’est encore le bulletin du 15 qui l’affirme, et avec toute raison : bulletin écrit à huit (1) Campagne de Waterloo, par E.-F. Janin, colonel d’élat-major en non- aclivilc (Paris, 1820). Voir son récit dans la note I, à la fin du volume. (2) « A cinq heures après midi, l'empereur ordonna rattaquc; la posiL’on fut tournée et enlevée. » 118 WATERLOO. heures du soir, dans toute la fraîcheur des souvenirs et dicte peut-être, contrôlé certainement, par Napoléon. Il faut le remarquer, au reste, si Napoléon eût commandé réellement cette attaque pour quatre heures, rien n’aurait empêché l’exécution de son ordre. En ce moment, en effet, le corps de Vandamme avait, tout entier, débouché de Char- leroi, précédé par Exelmans; toute l’infanterie de la garde était massée depuis longtemps entre cette ville et Gilly, on aurait pu l’employer à commencer le combat sur ce dernier point, en attendant l’entrée en ligne si prochaine de Vandamme, ce qui aurait évité tout retard. Pajol, Exelmans, la garde, Vandamme donnaient une force de quarante-quatre mille hommes, qu’il aurait été fa- cile de faire appuyer bientôt par les cuirassiers de Keller- mann et de Milhaud et par le corps de Lobau, laissés sur la rive droite de la Sambre. La résistance des Prussiens, à Gilly, fut très-courte, on l’a vu. Devant de pareilles masses, ils n’auraient pas cherche à prendre position, comme ils le firent, dans leur retraite. Avant sept heures. Napoléon aurait occupé Fleurus, qui est à deux lieues seulement de Gilly, et saisi, avant la chute du jour, la chaussée de Namur à Nivelles, près de Som- brefife. S’il ne le fit pas, ce ne fut donc ni Vandamme ni Grouchy qui en furent cause. La vérité paraît être qu’il renonça à cette opération si im- portante, à la vue de Gérard, dont l’avant-garde ne pouvait arriver à Châtelet avant cinq heures, et dont les divisions ne devaient atteindre ce point que plus tardivement encore daais la soirée; à la vue aussi du corps ded’Erlon, attardé derrière la Sambre; qu’il y renonça surtout par la crainte de trouver, en pareille circonstance, toute l’armée prussienne réunie sur Fleurus. CHAPITRE SIXIÈME. 119 Les lenteurs de notre aile droite ne doivent pas, d’ail- leurs, il faut le dire, être imputées à Gérard, dont l’activité est hors de doute, qui n’a été l’objet d’aucun reproche, mais à la nécessité où il fut d’attendre pour se mettre en mouve- ment, le matin, l’arrivée de celles de ses troupes qui n’avaient pu le rejoindre la veille; à la difficulté très-grande du ter- rain qu’il eut a parcourir, terrain très-accidenté, plein de défilés, ouvert seulement par de mauvaises traverses. Des bivacs de l’armée a la Sambre, il n’y avait, en 1815, aucune chaussée. Napoléon, n’ayant pas porté son quartier général a Fleurus, n’ayant pas occupé, au delà de cette ville, la chaussée de Namur à Nivelles, a prétendu, en revanche, avoir prescrit au maréchal Ney d’occuper les Quatre-Bras, dès le 15 du soir; et il a donné clairement à entendre que son lieutenant n’exécuta pas cet ordre par excès de pru- dence, par timidité. Cette allégation, la plupart des écrivains français l’ont ac- ceptée, répétée. Mais elle est contredite par de graves témoignages, par des faits. Le colonel Heymès, seul aide de camp, seul officier d état-major de Ney dans la journée du 15 juin, entendit Napoléon lui donner ses instructions (1). Nous les avons rapportées d’après le récit qu’il a publié. Le nom des Quatre- Bras n’y figure seulement pas; et elles se réduisent à ces mots : (( AHez et poussez l’ennemi ! )> (1) « Heymès, à cheval près du maréchal Ney, sur Ja route en avant de Charleroi, au moment de la recontre avec rempcrcur, a eulendu ce qui s’est dit et en rend compte textuellement dans sa relation. Il y a peu de jours, il m a répété de nouveau, et de la manière la plus positive, que le nom des Quatre-Bras n a pas élé prononcé dans cet eniretien. » (Lettre du duc d’El- chingen au général Jomini, 16 octobre 1841, publiée, le 15 décembre sui- vant, dans le Speclalcur mililaire.) m WATERLOO. En 1829, le second fils du maréchal Ney, le duc d’El- chingen, déjà occupé du soin pieux de justifier la mémoire de son père accusé par Napoléon, se rendit, accompagné du colonel Heymès, chez le maréchal Soult, et lui demanda s’il était vrai que Napoléon eût ordonné d’occuper les Quatre-Bras, le 15 au soir. 11 reçut cette réponse : « L’empe- reur n'a pas eu la pensée d’occuper les Quatre-Bras, le 15 au soir, et il n’en a pas donné l’ordre (1). » Or, il est inadmissible qu’un ordre d’une telle importance ait été donné et que le major général de l’armée n’en ait jamais eu connaissance. A tout cela, il faut ajouter que, dans les divers ordres ex- pédiés le 15 et même le 16 (nous le verrons) à l’aile gauche de l’armée, rien absolument ne laisse supposer l’existence d’instructions prescrivant l’occupation des Quatre-Bras, dès le 15 au soir. Ces prétendues instructions verbales, les Mémoires de Sainte-Hélène (2) les rapportent cependant et les accom- : pagnent même du récit des circonstances dans lesquelles le ' maréchal Ney les aurait reçues et aurait renoncé à les , exécuter. ' « Le maréchal Ney venait d’arriver, disent-ils ; l’empereur : lui donna aussitôt l’ordre de se rendre à Gosselies, d’y ■ prendre le commandement de toute la gauche, composée des 2® et l®" corps, de la division de Lefebvre Desnoëttes et ‘ du corps de grosse cavalerie du général Kellermann, for- ^ niant en tout (juarante-sept mille huit cents hommes; de.l donner télé baissée sur tout ce qu’il rencontrerait sur la route de Gosselies à Bruxelles; de prendre position à cheval sur cette route au delà des Quatre-Bras et de s’y tenir mili- (1) Documents inédits. (2) Tome IX. CIIAPITIU^: SIXIK.MI<:. 1:>1 laircmcnt en tenant de fortes avant-gardes sur les routes de Bruxelles, de Namur et de Nivelles. » Les Mémoires racontent ensuite que Rcillc, après s’ôtre emparé de Gossclies, avait fait suivre par la division Girard les Prussiens en retraite sur Flcurus; qu’il s’était porté, en meme temps, avec scs trois autres divisions et sa cavalerie sur les Quatre-Bras, se faisant précéder de Lefebvre Des- noëttcs ; que celui-ci avait forcé le prince Bernard de Saxe-Weimar à abandonner Frasnes et les Quatre-Bras pour aller prendre position entre ce point et Genappe; que (( Rcille marchait obstacle avec son infanterie pour aller camper en avant des Quatre-Bras, torsqiéü fut rejomt par le maréchal Ney, lequel, ayant entendu la canonnade sur Flcurus et reçu le rapport du général Girard, qu’il y avait des forces considérables dans cette direction, crut prudent de prendre position, son avant-garde à Frasnes. » Mais les inexactitudes foisonnent dans ces pages ra- pides. Au moment oii Ney reçut le commandement de l’aile gauche, le corps de Kellermann était sur la rive droite de la Sambre, en arrière de Charleroi; et il y resta, par ordre de Napoléon, toute la nuit et une grande partie de la matinée suivante. Le P** corps commençait à peine h déboucher de Marchienne, qui est à deux lieues et demie de Gosselies ; et il avait alors, il eut fort tard encore dans la soirée une de ses divisions à quatre lieues en arrière de Marchienne, vers Thuin(l). Le maréchal n’a donc pas eu à sa disposition im- médiate 47,800 hommes, puisque le corps et celui de Kellermann sont compris dans ce chiffre, qu’ils étaient forts (1) La preuve cxpliciie de ces faits est dans deux ol’dres du major général à d Erlon, le premier dalé de trois heures après midi, le second ne portant pas (1 indication d’heure, mais postérieur à la remise du commandement de 1 aile gauche a Ney, puisqu’il parle d'ordres que donnera celui-ci. I. a VVAÏKRLOO. i-2-2 ensemble de vingt-trois mille hommes, et se trouvaient trop loin de lui pour qu’il pût s’en servir. Tout ce que les Mémoires racontent d’un mouvement au delà de Gosselies s’éloigne bien plus encore de la vérité. Reille n’a pas marché pour aller camper aux Quatre- Bras, ni plus loin ; et, par conséquent, il n’a pas été arrêté par la prudence de Ney. Très-désintéressé dans la ques- tion, il a publié une notice historique (1) où il rapporte les mouvements du 2® corps tels que nous les avons in- diqués. Ce fut à Gosselies, et non au delà, qu’il fut rejoint par le maréchal Ney. Ses quatre divisions d’infanterie étaient réunies sur ce point, qu’il venait d’occuper à l’instant même. D’après un ordre donné, dit-il, par Napoléon au maré- chal, celui-ci dirigea, alors, la division Girard sur Fleuras. En même temps, il fit prendre position à deux autres divi- ‘ sions au bois de Lombuc et à Gosselies même ; et il poussa ; le reste des troupes du 2“ corps sur Frasnes, avec la division ‘ de Lefebvre Desnoëttes, qu'il avait amenée avec lui. Reille ’ ne bougea pas de Gosselies. ' , Quant à la retraite du prince Bernard de Saxe-'Weimar en arrière des Quatre-Bras, elle n’a jamais existé que dans les Mémoires de Sainte-Hélène. « Tant et de si fortes inexactitudes sont peu faites, on en .■ conviendra, pour donner créance aux instructions qu’elles encadrent si étrangement. Mais il y a plus, c’est qu’en admettant même que le ma- ! réchal Ney ait eu l’ordre d’aller prendre position aux Quatre- ^ Bras ou au delà, il est difficile de le blâmer de n’y avoir pas obéi. I (1) Documcnls înêdils., etc. CIIAriTRE SIXIÈME. 123 Il rctiu sou commandciucnt à quatre lieurcs et demie (1) (jtant à une lieue et demie de Gosselies. Il y arriva, sans doute, îi cinq heures ou peu après. Il dirigea, tout de suite, la division Girard sur Fleurus, puisque c’élait l’ordre de Napoléon; il fit avancer sur la chaussée de Bruxelles une division do cavalerie et une d’infanterie pour s’éclairer de ce côté ; mais, avant qu’il se fût renseigné sur la situation des choses, qu’il eût jeté un coup d’ceil sur la carte, il dut être cinq heures et demie et plus. G’est donc en ce moment qu’il aurait dû porter la masse de ses troupes sur les Quatre-Bras et même au delà. De Gosselies à ce point, il y a trois lieues et demie. Son infanterie, sur pied depuis le point du jour, n’y serait cer- tainement pas arrivée avant neuf heures. Déduction faite du corps, des cuirassiers de Kellermann, de la division Girard, il avait sous la main vingt-deux mille hommes de toutes armes. 11 aurait été obligé, pour se relier en arrière, d’en laisser cinq ou six mille à Gosselies ou un peu plus loin ; il aurait donc débouché sur les Quatre-Bras avec seize ou dix-sept mille hommes, et cela une demi-heure à peine avant la nuit close. Mais, s’il y eût rencontré l’ennemi, ce qu’il devait regarder comme probable, comme certain même, il aurait donc eu à livrer un combat de nuit entre les cantonnements anglo- hollandais et prussiens, mis en éveil par le canon, depuis le matin, et pouvant venir l’assaillir, sur son front, par la chaussée de Bruxelles; sur sa gauche et sa droite, par celle de Namur à Nivelles. Donner ainsi tête baissée, afin d’aller prendre position aux (I) Nous iléduisons ces faits des autres faits : le maréclial Croucliy, revenu des liauleursen deçà de Gfüy, trouva Napoléon près de Charleroi, donnant ses inslruclions nu innréchai Ncy, Xapulcon qiiilla celui-ci imnicJialcment et galopa vers Gilly : l'allaquc sur Gilly cul lieu à cinq heures. WATERLOO. Qucalre-Bras ou au delà, c’eût été, pour Ney, risquer le sort de Vandamme à Kulm ; et, s’il en reçut l’ordre, il fit bien de n’y pas obéir. Mais cet ordre ne fut pas donné. L’occupation des Quatre-Bras, pour être rationnelle, pos- sible, devait avoir lieu en même temps que celle de Som- brelFe. Opérées simultanément par deux masses de quarante- cinq mille hommes chacune, en arrière desquelles se fût tenu Napoléon avec le reste de son armée en réserve, prêt à appuyer Tune ou fautre, ces deux occupations se soutenaient réciproquement, se préservaient des attaques de flanc et de revers; opérées l’une sans l’autre, elles devenaient excessi'* veinent aventureuses. Cela n’a certainement pas échappé à Napoléon. Aussi, de ce fait seul qu’il n’a pas poussé, de son côté, jusqu’à Som- breffe ni seulement jusqu’à Fleurus, on peut conclure, avec certitude, qu’il n’a. pas dit à Ney de donner tête baissée, de l’autre. Nous le verrons bientôt, au reste, ordonner à l’aile gauche ^ de marcher sur les Quatre-Bras, et en meme temps, à l’aile i droite de marcher sur Sombreffe. : Ney, ayant porté, le 15 au soir, deux divisions de cava- lerie, une division d’infanterie, à Frasnes, à une lieue des Quatre-Bras, à plus de trois lieues en avant de Lambusart, ' où le canon grondait, fit tout ce que rationnellement il \ devait faire, et, on peut l’affirmer, tout ce que lui avait | ordonné Napoléon. \ Celui-ci l’a accusé à tort; et il a imaginé des instructions 1 dont les événements lui ont donné l’idée, après coup. Telle est, sans aucun doute, la vérité. Quoi qu'il en soit, la journée du 15 juin,nousle répétons, avait été incomplète. Cependant le temps perdu pouvait so réparer encore, on va le reconnaître. CIlAPlTliK SlXlKiMK. 125 IMais, pour cela, il fallait beaucoup de décision, et il y en eut peu ; beaucoup d’activité, et il ii’y en eut pas (1). (1) M. Tliiers a repris le thème des écrits de Sainte-Hélène sur la con- duite de Ney, le 15 juin. Bien qu’il n’ait produit aucun document nouveau dans le débat que nous avions estimé clos et que nous persistons à croire vidé à l’honneur de Ney, nous discutons, dans une note spéciale, scs asser- tions et raisonnements sur ccl épisode important de lacanqiagne de 1815. (Voir n Ue J à la fin du volume.) CHAPITRE SEPTIEME 15 JUIN. — Namür. — Bruxelles. — Ordres de conceniration donnés par Blücher, le 14 juin au soir. — Mouvement de Pircli I, Tliielmann, Bülow, dans la journée du 15. —Position de l’armée prussienne, dans la nuit du 15 au 16. — Retard de Wellington dans la mise en mouvement de son armée. — Ordre partiel donné le 15 juin, à trois heures après midi, par le cln f d’état-major du prince d'Orange. — Ordre général de rassembler l’armée par division. — Faux mouvement ordonné sur Nivelles. — Ordre de con- centration partielle expédié à dix heures du soir. — Ordre général qui doit porter Farinée sur sa gaucln. — Observations. Blücher et Wellington devaient, on Ta vu , respecter la frontière française jusqu’au moment où les souverains coa- lisés leur donneraient le signal d’agir; et les communica- tions entre la France et la Belgique étaient interrompues depuis près de trois mois. Dans cette situation, le général prussien et le général an- glais ne pouvaient connaître, des mouvements de notre armée, que ce qu’en rapportaient leurs espions, les déserteurs et certains partisans des Bourbons en relations avec la cour de Gand. Des moyens d’information si incertains, si incomplets, les laissaient continuellement en butte à une surprise. Ils auraient dû en conclure la nécessité de resserrer les canton- CHAPITRE SEL>TIÈAIE. m ncmcnts de leurs armées ; ils les avaient, au contraire, étendus à l’cxcts. Toutes CCS circonstances étaient singulièrement favorables à la réussite des projets de Napoléon. Mais il aurait fallu un bien grand bonheur pour que rarrivéc des masses françaises sur rextreme frontière restât ignorée de l’ennemi jusqu’au dernier moment, jusqu’au premier coup de canon. Ce bonheur, Napoléon ne l’eut pas. 11 est de peu d’importance de rechercher, à travers les dires souvent contradictoires des écrivains allemands, com- ment Blûcher reçut connaissance de l’attaque qui le mena- çait. Il suffit de dire qu’il en fut prévenu et d’indiquer les dispositions qu’il prit. Dans l’après-midi du 14 juin, un premier avis, mais assez vague encore, paraît-il, lui annonça l’approche de corps de troupes considérables vers la Sambre. Cela le détermina à expédier au plus éloigné de ses lieutenants, à Bülow, l’ordre de porter son quartier général de Liège à Hannut, de lever scs cantonnements et de les faire avancer jusqu’à une marche de ce village, qui est au nord-est et à dix ou onze lieues de Sombreffe. Le même jour, vers dix ou onze heures du soir, des ren- seignements très-précis lui étant parvenus, il écrivit à Thiel- mann de marcher sur Namur ; à Pirch I de se rendre, en pas- sant par cette ville, au Mazy, près de Sombreffe; à Bülow, de prolonger son mouvement, de Hannut vers ce dernier point; à Zieten, de céder le plus lentement possible, mais sans se compromettre, le terrain devant l’attaque, et en manœuvrant pour replier son corps en arrière de Fleu- ras. Suivant le plan convenu avec Wellington, le général prussien allait rassembler toute son armée sur Som- breffe. 128 WATERLOO. Nous avons dit la retraite de Zieten devant Napoléon. Il avait bien rempli sa mission (1). Pirch I et ïhielmann firent grande diligence dans leur marche. Le second eut tout son corps réuni à une demi- lieue en avant de Namui% le 15 juin, vers dix heures du soir; et le premier arriva an Mazy, avec trois de ses divisions, six ou sept heures plus tôt, c’est-à-dire au moment ou les têtes de colonne de l’armée française n’avaient encore dépassé la Sambre que d’une lieue. La quatrième division de Pirch I n’atteignit Namur qu’à mdnuit. Blûcher ne fut pas aussi bien servi par Bülow que par ses autres chefs de corps. Soit que celui-ci n’eût vu aucun caractère d’urgence dans l’ordre de prolonger son mouvement de Hannut vers Som- brelfe; soit qu’il se fût persuadé que l’armée prussienne viendrait se concentrer près de Hannut; soit toute autre cause, car on a allégué beaucoup de motifs (2), il n’arriva pas jusqu’à ce dernier point; et, le 15 au soir, son quartier général resta même encore à Liège. Vers quatre heures, Blücher avait le sien à Sombreffe, et il parcourait un plateau qui y touche, pendant que reten- tissait la canonnade de Gilly. Toujours audacieux, le vieux maréchal persistait à concentrer son armée vers Sombreffe, malgré l’approche de Napoléon. On a dit et répété, sur la foi des écrits de Sainte-Hélène, que c’était Bourmont qui avait dévoilé à Blûcher l’arrivée (1) Un ordre de Zieten, en date du 2 mai, avait réglé les mouvements de ses troupes dans les divers cas d’attaque à prévoir; et leurs manœuvres, le 15 juin, furent l’applicalion de cet ordre. (2) De grandes discussions ont eu lieu dans la presse militaire allemande sur la conduite de Bülow. Riais il n’en est rien sorti de précis, ni pour ni contre sa justification. Voir notamment le MilUair W'ochcnblaît (1845). CIIAI'ITIÎE SEPTIÈME. 1”29 des Français sur la Sambre. Mais, nous l’avons déjà l'ait remarquer, Bourmont ne déserta que le 15, vers cinq heures du matin, étant en avant de Pliilippcvillc; il ne put donc arrivera Charleroi que vers huit heures (1);et, en ce moment, toute l’armée prussienne était en mouvement pour se con- centrer; les ordres qui l’appelaient vers Somhreffc étaient partis du quartier général do Namur depuis prés de douze heures. Dans la nuit du 15 au 16, Blücher eut le corps de Zieten sur Saint-Amand et Ligny, en arriére de Fleurus, tenant cette ville par deux bataillons; trois divisions du corps de PirchI surleMazy, et la quatrième à Namur; le corps de Thielmann à Belgrade, en avant et à une demi-lieue de Namur; le corps de Bülow à quatre ou cinq lieues en arriére de Hannut. 'Wellington tarda bien plus que son allié à ordonner la concentration de son armée. Aux nouvelles qui avaient déterminé Blücher à appeler Bülow de Liège sur Hannut et, quelques heures après, sur Sombreffe, ainsi que Pirch 1 et Thielmann, il demeura im- passible. Depuis plusieurs jours, le bruit d’une attaque imminente courait en Belgique, comme, à plusieurs reprises déjà, il y avait couru. Le général anglais avait prescrit « de tenir les divisions prêtes à marcher, de rassembler les troupes, par bataillon, dans leurs cantonnements, dès le matin, et de ne (I) Bourmont fut envoyé par Zieten à Blüelier. Quand U se présenta à ce dernier, alors près de Sombreffe, il en reçut un si dédaigneux accueil, dit un * écrivain élrangcr, que des oiïiciers de l’entourage du maréchal crurent de- voir faire remarquer à celui-ci la cocarde blanche au chapeau du transfuge, niais le vieux soldat, indigné, s’écria sans s’inquiéter de savoir si Bourmont comprenait l’allemand : Einerlci was das Volk f ur cinen Zeichen aufslecki! JlunclsfoU blcibt Hundsfolt ! ce qui revient à peu près à ceci ; « Qu’importe la cocarde! un coquin est toujours un coquin. » WATERLOO. £30 les faire rentrer, le soir, dans leurs quartiers qu’autant que tout serait tranquille (1). » 11 en était resté là. Le front de l’armée anglo-hollandaise s’étendait, nous l’avons dit, depuis la chaussée de Bruxelles à Charleroi, sur laquelle s’appuyait la gauche du prince d’Orange, jusqu’à l’Escaut, où était la droite de Hill. La cavalerie d’Ux- bridge occupait la vallée de la Dendre. La réserve était sur Bruxelles. Le 15 juin, à neuf heures du matin, Wellington reçut une dépêche de Zieten, qui, écrivant de Charleroi (2), lui annon- çait que ses avant-postes sur la Sambre étaient attaqués. Quelle était l’importance de cette attaque? Zieten n’avait pu le dire encore. Ne cachait-elle pas une opération plus grave sur un autre point de la frontière? On pouvait le croire. Wellington attendit de nouveaux renseignements et n’or- donna aucune disposition. Des apologistes outrés, il en a eu beaucoup, ont prétendu justifier cette attente inactive en disant qu’elle devait servir à éviter un faux mouvement. Mais il était une mesure qui ne conipromettait rien, même à ce point de vue, et qui aurait dû être prise sur-le-champ : c’était de rassembler les corps du prince d’Orange et de Hill, par division, la réserve en avant de Bruxelles, et de rapprocher la cavalerie du centre de l’armée. Le premier ordre de rassemblement, donné dans la journée du 15 juin, partit de Braine-le-Comte, quartier général du prince d’Orange. 11 fut dû à l’initiative de son chef d’état- major, le général Constant de Rebecque. (1) Cet ordre fut donné le 9 juin, au corps du prince d’Orange. 11 est signé par le chef d’élat- major Constant de Rebecque. [Archives du ministère de la guerre des Pays-Bas .) (2) Le fait de la réception de celte dépêche, dont les écrivains prussiens ont donné le sens, est indiqué dans une lettre de Wellington à Clarke, mi- nistre de Louis XVllI, à Gand, le 15 juin : « Je n’ai rien reçu, depuis neuf heures du matin, de Charleroi. » [The dispatches^ etc.). CIIAPITUE SEPTIEME. 131 Averti de l’attaque sur la Sambre, par un rapport de Cliassé, qui était en communication immédiate avec les Prussiens de Zieten, Constant de Rebecque prescrivit, vers deux heures apres midi, à la division de cavalerie Collaert de se réunir par brigade en arrière de la petite rivière de Haine; ît la division Chassé de se concentrer sur Fayt-lez- Seneife; et vers trois heures, à la division Perponcher de masser une de ses brigades à Nivelles, l’autre aux Quatre- Bras. Chassé avait prévenu cet ordre; et nous avons dit, dans le chapitre précédent, que l’un des brigadiers de Perpon- chcr, le prince de Saxe-Weimar, le prévint aussi en se por- tant aux Quatre-Bras. Collaert, Chassé, Perponcher formaient, on se le rappelle, la gauche de l’armée anglo-hollandaise. Le prince d’Orange n’était pas à son quartier général. 11 l’avait quitté vers midi pour se rendre à Bruxelles, ayant fait de bonne heure, dans la matinée, une tournée à ses avant-postes au delà de la Haine, et n’ayant pas jugé, il faut le croire, les renseignements qu’il y avait recueillis assez graves pour nécessiter sa présence à Braine-le-Comte. Constant de Rebecque expédia sans retard à Bruxelles les nouvelles transmises par Chassé, et rendit compte des dis- positions qu’il ordonnait. Cette dépêche ne changea rien à la résolution de Wel- lington. 11 attendit encore. Enfin, de huit à neuf heures du soir, peut-être même un peu plus tard, une lettre de Blûcher lui ayant appris que « Thuin avait été attaqué et que les Français paraissaient menacer Charleroi (i), » il fit expédier l’ordre de rassembler (i) Ce sont les expressions memes de Wellington, dans une lettre au duc de Berry, datée du 15 juin, à neuf heures et demie du soir. {The dis- 2coupe, trois quarts de lieue plus loin, par le nord de Brye, au ca- ^ baret des Trois-Burettes, la voie romaine (1); va longer, à une demi-lieue plus loin encore, le village de Marbais, et arrive aux Quatre-Bras. Entre ces deux derniers points, il j n’y a pas deux lieues. Dans sa dépêche du matin, Napoléon, on se le rappelle, ■ avait prescrit au maréchal Ney d’envoyer, après avoir oc- < cupé les Quatre-Bras, une division d’infanterie à Marbais, (( afin qu’il pût l’attirer à lui, à Sombreffe, s’il en avait be- soin. )) ; Au moment où, la lunette à la main, il examinait le ter-^ rain au delà du ruisseau de Ligny et ce qui s’y passait, trois | des quatre corps formant l’armée prussienne s’y trouvaient, rassemblés. ; Zieten occupait Saint-Amand et Ligny par quelques ba-^ taillons. Il avait sa cavalerie en avant du second de ces vil- lages et la masse de ses troupes sur Brye et le point culmi- nant de Bussy. (i) Oii, plus exactement peut-être, voie de Brunehaul. Elle conduit de Bavay à Tongres et Maeslricht. Les paysans rappellent la chaussée des Diables, les diables, dit la légende, bayant construite dans une seule nuit. Elle est devenue ti ès-élroile par suite des empiétements continuels des pro- priétaires riverains. CHAPITRE HUITIEME. 149 Le corps de Pirch I était, au pied du versant nord du pla- teau depuis Sombreffe jusqu’aux Trois-Burettes , sur la chaussée de Namur à Nivelles. Le corps de Thielmann se tenait, vers le Point-du-Jour, en colonnes sur cette chaussée et sur celle de Charleroi, ayant une division à Tongrinne. Blücher avait bien mis à profit le temps que lui avait laissé Napoléon ; et son armée tout entière aurait été réunie là, sans le retard apporté à l’exécution de ses ordres par Bûlow. Maintenant Bûlow forçait la marche pour réparer sa faute; mais c’était bien tard. Il s’avançait de Hannut par la voie romaine. De Hannut au plateau dé Ligny, il y a dix ou onze lieues. La position prise par Blücher était celle que, suivant le plan convenu d’avance avec Wellington, l’armée prussienne devait occuper pendant que Tarmée anglo-hollandaise oc- cuperait, en masse, les Quatre-Bras. Ainsi placées, ces deux armées se trouveraient en com- munication par la large chaussée de Namur à Nivelles, à moins de trois lieues l’une de l’autre, prêtes à se donner un mutuel appui. Elles couvriraient Bruxelles, objectif certain delà marche de Napoléon débouchant de Charleroi; et, en cas d’échec isolément subi, sur le plateau de Ligny ou aux Quatre-Bras, résultat possible d’une bataille qui devancerait leur réunion, l’armée anglaise se retirerait par Genappe, i’armée prussienne par Wavre sur la capitale de la Bel- gique, pour se réunir, suivant les circonstances, soit en ar- rière, soit même en avant de cette ville, et, dans cette der- nière supposition, en disputer ensemble l’accès à l’ennemi jusque-là victorieux. Blücher, il est vrai, se trouverait dans la nécessité d’abandonner, au moins pour quelque temps, sa ligne d’opérations, mais cet inconvénient serait bien lar- gement compensé par l’avantage de la réunion. 150 WATERLOO. Telles avaient été les considérations qui avaient déter- miné la résolution des généraux alliés. Napoléon ne reconnut pas immédiatement, on va le voir, la force réelle des Prussiens. Les mouvements de terrain, les massifs d'arbres, la hauteur des moissons trompèrent son œil exercé. 11 ne s’expliquait pas d’ailleurs comment Blücher aurait massé là une grande partie de ses forces pour risquer un combat isolé, tandis que l’intérêt évident du général prussien et du général anglais était de ne combattre qu’après leur réunion. Mais ce qui lui paraissait inexpli- cable lui aurait semblé tout naturel, s’il eût pu savoir ce qui se passait alors en face de lui, au moulin de Bussy. Là, en effet, Blücher, qu’il croyait encore peut-être à Namur, Wel- lington, qu’il croyait à Bruxelles, concertaient une action commune pour la journée même. Mon armée se rassemble aux Quatre-Bras, disait ce der- nier; j’aurai bientôt assez de forces sur ce point pour tenir en échec tout ce qui s’y présentera et vous porter, ici même, une aide puissante. « A quatre heures, je serai ici. (1) » (1) Der Feldzug von 1815 in Frankreich, hinlerlassene Werke des Géné- rais Cari von Clausewitz. YIII Band. Berlin 1835. Clausewitz, fort lié avec Gneisenau le chef d'élat-major et le conseiller toujours écouté de Blücher, a écrit, sans doute sur une communication de son ami, les paroles que nous rapportons. Il dit, d’ailleurs, que ce fut la promesse de secours de Wellington qui décida Blücher à recevoir la bataille. Wagner {Plane der Schlachten und Treffen, etc. Berlin 1825) s’exprime formellement comme Clausewitz sur ce point. Damitz, officier prussien, qui a composé son histoire de la campagne de 1815 {Geschichte des Fcldziigs von 1815, etc. Berlin 1837) sur les docu- ments laissés par le général Grolman, quartier-maître général de l’armée prussienne, affirme de son côté, de la façon la plus nette, que la résolution défi- nitive d'accepter la bataille ne fut prise que sur la ferme assurance {nach dieser festen Versicherung) de l’aide des Anglais. « Wellington, écrit-il aussi, dit en propres termes : Je suis convaincu qu'à deux heures j’aurai assez de troupes rassemblées (aux Quatre-Bras) pour prendre l’offensive. » Quant à la ma- nière même dont l'armée anglaise aiderait les Pru.ssiens, il fut entendu, écrit CHAPITRE HUITIEME. 151 Sur cetto assurance, le général prussien se décidait à re- cevoir la bataille qu’il aurait pu éviter. Coïncidence remarquable! Blücher et Wellington conve- naient d’une manœuvre qui était la contre-partie de celle que Napoléon avait prescrite à Ney quelques heures plus tôt et qu’il allait lui ordonner de nouveau en lui recommandant de l’opérer le plus rapidement possible avec la masse de ses troupes. Mais Wellington devait manquer à Blücher, comme Ney à Napoléon. Des deux côtés, le temps perdu ne devait pas se retrouver. A deux heures, le chef de l’armée française avait pris son parti. 11 fit écrire à Ney par le major général : « En avant de Fleurus, le 16 juin, à deux heures. )) L’empereur me charge de vous prévenir que l’ennemi a réuni un corps de troupes (1) entre Sombreffe etBrye, et qu a toujours Damitz, que Wellington déciderait, d’après les circonstances, si celte armée s’avancerait directement par la chaussée des Quatre-Bras ù Namur, ou si elle pousserait des Quatre-Bras sur Frasnes et au delà, de manière à menacer Napoléon de le prendre en flanc et de revers. D’après les Mémoires posthumes de Müffling tneinen Lcben^ Berlin 1851), commissaire prussien au quartier-général anglais, qui prit part, avec Gueisenau et Grolman, à l’enlrelien de Blücher et de Wellington, celui-ci dit d'abord qu’il opérerait par Frasnes; mais, sur l’observation de Gnei- senaii que celle manœuvre serait longue et incertaine, il promit de venir directement au secours des Prussiens si, toutefois, lui-meme n’était pas attaqué. L’Anglais Siborne, l’écrivain le plus accrédité, en Angleterre, de la guerre de 1815, adopte, à très-peu près, dans son histoire {History of the war in France and Belgium. London 1848) le récit de Damitz. (1) Ne pouvant admettre que Napoléon a pu se tromper, voulant, comme les récits de Sainte-Hélène, que Napoléon ail, en ce moment, reconnu, au juste, la force de l’ennemi posté en face de lui, M. Thiers analyse cette dé- pêche de Soull et écrit, à la place de ces mots : un corps de troupes, ceux-ci : r armée prussienne! 152 WATERLOO. deux heures et demie M. le maréchal Grouchy, avec les 3® et 4“ corps, l’attaquera. » L’intention de Sa Majesté est que vous attaquiez aussi ce qui est devant vous, et qu’après l’avoir vigoureusement pressé, vous vous rabattiez sur nous pour concourir à enve- lopper le corps dont je viens de vous parler. Si ce corps était enfoncé auparavant, alors Sa Majesté ferait manœuvrer dans votre direction pour hâter également vos opéra- tions » Instruisez de suite l’empereur de vos dispositions et de ce qui se passe sur votre front. » Cette dépêche , sur laquelle nous aurons à revenir et qui fut adressée à Gosselies, prouve clairement qu’en ce moment, comme nous venons de le dire, Napo- léon n’avait pas reconnu encore la force réelle de l’ennemi. 11 ne voyait qu'un corps de troupes là où se trouvaient les trois quarts de l’armée prussienne ; un corps dont Grouchy, avec Vandamme et Gérard, allait avoir ' raison. Cependant Wellington reprenait la route des Quatre- Bras; Blücher attendait l’attaque, plein de confiance dans la valeur de ses troupes et dans la promesse de son allié; '■ l’armée française, les yeux fixés sur le plateau de Ligny, ) brûlait d’en venir aux mains. | Tout à coup, du point où se tenait alors Napoléon, près | d’un moulin à vent, à côté de Fleurus, on vit partir, à toute j bride, des officiers d’ordonnance se dirigeant vers les di- vers corps d’armée; et bientôt toute la ligne française s’ébranla. Elle exécutait un changement de front sur Fleurus, la droite en avant. Ce mouvement achevé, le 3® corps se trouva sur une ligne brisée, faisant face aux côtés sud et ouest de Saint-Amand CHAPITRE HUITIEME. 153 et ayant la division de cavalerie de Domon sur sa gauche, la division Girard en réserve;' le 4® corps fut, partie vis-à- vis de Ligny, partie vis-à-vis du coude du ruisseau ; le ma- réchal Grouchy, avec Pajol et Exelmans, fut en retour sur le 4® corps, sa gauche près de la chaussée de Charleroi, sa droite le long de la petite route qui conduit de Fleurus à Namur par Onoz. La garde impériale et les cuirassiers de Milhaud formèrent une deuxième ligne sur Fleurus. L’ordre fût expédié au corps de Lobau, laissé en attente près de Charleroi, d’avancer rapidement vers Fleurus (1). Avant cette manœuvre, rien n’indiquait à l’ennemi de quel côté se porterait notre attaque : ce pouvait être de Saint-Amand à Wagnelée ou de Saint-Amand à Ligny et Sombreffe. Aussi Blücher avait-il disposé ses troupes de manière à pouvoir faire front également sur l’une ou l’autre direction, et attendait-il, immobile, que les intentions de son adversaire se fussent démasquées. Notre changement de front, en se dessinant, les lui avait bien vite montrées; et, du moulin de Bussy, où aucun mouvement ne lui échap pait, il avait rapidement ordonné les dispositions devenues nécessaires. La cavalerie qui était en avant du ruisseau de Ligny 1e repassa et alla se placer entre Ligny et Sombreife, assez mal à couvert dans un léger pli de terrain. Trois bataillons étalent dans Saint-Amand, dans le châ- teau et la ferme qui avoisinent le village. Ils y restèrent. Six bataillons vinrent se poster en deçà du ruisseau, der- rière le premier pli de terrain, prêts à les soutenir immé- diatement. Trois bataillons et demi occupèrent Saint-Amand-la-Haye et Saint-Amand-le-Hameau. (ï) Cel ordre est daté de deux heures et demie, en avant de Fleurus, et signé par Soult. 154 WATERLOO. Quatre bataillons et demi tenaient Ligny. Six bataillons furent envoyés auprès et en arrière du village. Onze bataillons demeurèrent massés au moulin de Bussy et à Brye. Un régiment de hussards était, depuis le malin, en avant de Wagnelée avec une batterie, éclairant la voie romaine et la chaussée de Nivelles. 11 continua sa mission. Toutes ces troupes, formant le corps de Zieten, comp- taient 34 bataillons, 32 escadrons, 96 bouches à feu. Pirch I laissa une division à Sombreffe, une division aux Trois-Burettes et porta vers Brye ses deux autres divi- sions, ainsi que la masse de sa cavalerie. Thielmann fit avancer derrière Sombreffe une division qui détacha deux bataillons k la ferme de Potriaux, domi- nant de très-près le cours du Ligny. Une autre division marcha sur la chaussée de Fleurus, s’établit sur la hauteur au pied de laquelle est le pont, et garda les maisons qui l’avoisinent. Des deux autres divisions de Thielmann, l’une resta au Point-du-Jour, l’autre àTongrinne, y appuyant sa droite, et occupant, par des détachements, ce village, celui de Tongri- nelle, qui est au-dessous, dans le lit du Ligny, et ceux do Boignée et de Balatre. La cavalerie de réserve du même général se plaça entre Tongrinne et le Point-du-Jour. La force totale de ces trois corps prussiens, déduction faite des pertes de la veille et d’un millier d’hommes encore attardés au delà de la Meuse, s’élevait à quatre-vingt-sept mille hommes, dont 8,500 de cavalerie, et 224 bouches à feu (1). Hommes. Cavalerie. Bouches (1) Corps de Zielen (y compris la cavalerie, à feu. rarlillcrie, le génie, elc.) 52,692 dont 1,925 96 A reporter. . . . 52,692 1,925 96 CIIAPiTRE HUITIÈME. [^5 Ils avaient en face soixante-huit mille hommes, dont treize mille de cavalerie, et deux cent dix bouches à feu, que devait renforcer le corps de Lobau, arrivant avec dix mille cinq cents hommes et trenfe-deux bouches à feu (1). Reporl. . . 32,692 dont 1,925 Corps de Pirch I, (y compris ia cavalerie, etc.) 52,704 - Id. de Thielman, id 24,456 - 89,852 - Perles le 15 juin 1,500 - Encore au delà de la Meuse 1,000 - Reste à Ligny 87,352 - A la rigueur, il faudrait retrancher de cet effectif celui du train des équi- pages, etc.: mais, pour éviter des détails, nous ne le retranchons pas. iNous ne ferons pas non plus celte soustraction de Peffectif de l’armée française, et, comme le chiffre des non combattants est très-peu considérable, le rap- port numérique des combattants prussiens et français restera, à infiniment peu près, représenté par celui des deux effectifs généraux. (1) Vandamme (3e corps) (y compris la cava- lerie, l’artillerie, etc.) Hommes. Cavalerie. Bouches ^ à feu. 19,160 dont 1,017 58 Girard (division du 2® corps), » id 4,297 — » 8 Gérard (4® corps), id 15,995 - 1,628 58 Garde impériale. id 18,652 — 1,718 90 Lobau (6® corps), id 10,465 — » 52 Pajol (1er de cavalerie), id 3,046 — 2,717 12 Exelmans (2® id.). id 3,515 - 5,220 12 Milhaud (4® id ). id 3,544 - 3,194 12 Total 78,674 - 13,494 242 Pertes le 15 juin 400 100 » Reste à Ligny 78,252 — 13.594 242 Avec le maréchal Ney, sur la lcroi à Bruxelles ; roule de Char- D’Erlon(l®r corps) (y compris ia cavalerie. Hommes. Cavalerie. Bouches à feu. l’artillerie, etc ) 19,959 dont 1,506 46 Reille (2® corps). id 20,086 — 1,865 38 Ldebvre Desnoëttes (division de la garde, id. 2,252 - 2,077 6 Keliermann (4® corps de cavalerie) ...... 3,560 12 Total 45,956 — 8,808 102 Pertes le 15 juin. 200 — 50 A Charleroi, au grand parc, 45,736 5,500 8,758 102 156 WATERLOO. La ligne de bataille, prise par Blüclier parallèlement au changement de front exécuté par Tarmée française, était sur la direction de Sombreffe à Gosselies. La perpendiculaire abaissée des Quatre-Bras sur cette direction la coupe à Saint-Amand et mesure dix mille mètres. La droite des Prussiens était en Pair, a dit Napoléon. Gela est vrai ; mais ce défaut était corrigé, aux yeux de Blücher, par Tassurance que lui avait donnée Wellington d’un puis- sant secours venant des Quatre-Bras. L’assurance fut vaine, on le verra. La droite des Prussiens resta en l’air ; mais Na- poléon n’en profita pas. Du reste, leur position était naturellement forte, bordée comme elle l’était par le cours du Ligny et couverte par de gros villages qu’entouraient des fourrés d’arbres, des haies, des clôtures maçonnées. Les mouvements préparatoires de la lutte sont achevés de part et d’autre. Sur le front des deux armées tout est silen- cieux. Trois coups de canon éclatent à intervalles égaux tout près de Fleurus : c’est Napoléon qui donne à Vandamme le signal de l’atlaque. Deux heures et demie viennent de sonner au clocher de Saint-Amand.^ La division Lefol se forme en trois colonnes et marche sur ce village, précédée d’une ligne de tirailleurs, au bruit des tambours et des musiques, qui, par un anachronisme bizarre, mêlent les airs de la Révolution aux cris de « Vive l’empe- reur! » poussés avec ardeur par les soldats. Embusqués derrière les arbres, les haies, les clôtures, les barricades élevées à toutes les issues, couverts par des murs crénelés, les Prussiens attendent froidement; et, dès que les colonnes françaises arrivent à portée, une violente fusillade éclate sur elles dans toute la longueur de Saint-Amand. Sans se laisser émouvoir, les soldats de Lefol précipitent leur CHAPITRE HUITIÈME. i?)7 marche à travers les jardins et les vergers, abordent le vil- lage, y pénètrent malgré une vive résistance, en chassent les trois bataillons qui l’occupent, et les rejettent sur le ruisseau. Poussant leur succès, ils vont franchir cet obstacle. Mais ils reçoivent le feu de plusieurs bataillons et la mitraille de huit pièces en position au sommet du rideau qui domine immé- diatement le lit du ruisseau ; et ils sont forcés de revenir s’abriter derrière les maisons. Le général Steinmetz, chargé spécialement de la défense de Saint-Amand, a sous ses ordres les trois bataillons qui en ont été chassés, six bataillons et la batterie dont le feu vient de faire reculer Lefol. 11 rallie les premiers, les appuie par deux bataillons tirés de cette réserve et les ramène sur Saint- Amand. Il échoue dans ce retour offensif. Mais, tout aussitôt, il appelle à lui le reste de sa réserve, se porte de nouveau en avant et entre dans le village avec une partie de ses troupes, pendant que l’autre partie cherche à tourner la gauche de Lefol, en débouchant au-dessus, près du château. Vandamme, alors, fait entrer en ligne une partie de la division Berthezène à gauche de Lefol, vers le château et la ferme qui s’y relie ; et, en môme temps, il ordonne à la divi- sion Girard de marcher contre le Hameau et la Haye (1). Un combat des plus meurtriers s’engage sur le front de bataille ainsi agrandi. Il a pour résultat un nouvel échec des Prussiens. Encore une fois, Steinmetz est refoulé au delà du ruisseau. Mais les abords en sont battus, maintenant, par vingt-quatre bouches à feu. Lefol et Berthezène ne peu- vent déboucher. Ils se replient sur Saint-Amand. Le château et la ferme, bien clos de murs et occupés par un demi-bataillon, sont emportés ; et là non plus on ne peut déboucher, sous le feu de l’artillerie opposée. (1) Nous désignons ainsi, pour éviter la confusion, Saint-Amand-Ie- Ilameau et Saint- Amand-la-Haye. 158 WATERLOO. Pendaiit celte lutte, Girard a enlevé le Hameau et la Haye, vigoureusement défendus par trois bataillons. . Maître de Saint-Amand et de la Haye, Vandamme deve- nait très-menaçant. Son artillerie, retardée jusque-là par les difficultés du terrain, commençait à arriver en ligne. Un coup de vigueur heureux, que viendrait appuyer la garde, pouvait, à\m moment à l’autre, le porter, de la Haye, jus- qu'à Brye, jusqu’au moulin de Bussy, lui donner la clef du champ de bataille de Blücher et la chaussée de Nivelles à Namur. De la hauteur de Bussy, le général prussien, observant les péripéties de la manœuvre de Vandamme, avait vu le danger et pris immédiatement des dispositions pour y parer. La division Pirch II (corps de Zielen) quittait sa position près de Brye et s’avançait pour reprendre la Haye. Le gé- néral Jürgas devait seconder ce mouvement avec les trois brigades de cavalerie (corps de Pirch I) dont il était le chef, et la division Tippelskirchen (corps de Pirch I) retirée des Trois-Burettes et mise momentanément sous ses ordres. Blücher donnait, en même temps, à Zieten le commande- ment général depuis Saint-Amand jusqu’à Wagnelée. Pirch II amva promptement sur le champ de l’action. 11 avait neuf bataillons ; il les forma en colonnes d’attaque et sur deux lignes. La première se jeta sur la Haye avec grande résolution. Girard tenait ce village par l’une de ses brigades, et avait l’autre en arrière. Pirch II s’empara, tout d’abord, des premières maisons, et, gagnant bientôt plus de terrain encore, il s’était rendu maître de la moitié du village, quand Girard, dans un furieux effort, lui fit lâcher prise et le força à se retirer en désordre. Appuyé par sa seconde ligne, Pirch II revient à la charge. CUAriTKC HülTIÈiVJE. 159 reprend une partie de la Haye, et ne peut encore s’y main- tenir. Après une sanglante mêlée, ses bataillons plient, sont rompus et repassent précipitamment le ruisseau. Blücher, qui voit leur défaite, accourt au galop au milieu d’eux. Sa présence les raffermit; il leur jette quelques paroles ardentes. Les rangs se reforment à sa voix ; et, sans perdre un instant, le vieux maréchal ordonne à Pircli II de les ramener au feu. Pendant ce temps, Steinmetz gardera sa position devant Saint-Amand et le château; Jürgas, qui s’est fait attendre, débouchera de Wagnelée et tombera, en la prenant à revers, sur la gauche de Girard. Deux de ses brigades de cavalerie sont venues se poster entre ce village et celui de la Haye, prêtes a fondre sur tout ce qui en sortira. La charge bat; Pirch II marche à l’attaque et aborde de nouveau les soldats de Girard. Ame de feu, cœur intrépide, le général français se multiplie pour soutenir le choc; il tombe mortellement blessé. Inférieure en nombre, sa troupe cède, mais lentement, en bon ordre. Disputant avec la der- nière intrépidité chaque rue, chaque maison, chaque clôture, elle est repoussée du village et va s’appuyer au Hameau. Elle a, maintenant, un millier d’hommes hors de combat, le quart de son effectif. Ses deux généraux de bri- gade sont blessés : c’est un colonel, Tiburce Sébastiani, qui la commande. Pendant la dernière période de ce combat si acliarné, Jürgas, débouchant de Wagnelée, s’était avancé vers la gauche de Girard pour la prendre en flanc et de revers. H n’y avait pas réussi. Vandamme, dans la prévision d’un mouvement de ce genre, avait dirigé l’une des brigades de la division Habert, avec une batterie, vis-â-vis de Wagnelée. Placée en potence sur la division Girard, cette brigade avait jeté en avant de 160 WATERLOO. son front une forte ligne de tirailleurs cachée dans les mois- sons. La division Domon était sur sa gauche. Jürgas, paraît-il , avait marché sans faire éclairer son chemin. Sa colonne d’infanterie était venue donner, inopi- nément, sur nos tirailleurs, qui l’avaient accueillie par une vive fusillade et mise dans un désordre tel, qu’elle s’était débandée, s’enfuyant au delà de Wagnelée. Jürgas était parvenu, non sans grande peine, à rallier une partie des fuyards sous la protection de trois de ses bataillons et d’une batterie qui n’étaient pas encore sortis de Wagnelée, et qui, de concert avec les deux brigades de cavalerie placées entre ce village et la Haye, avaient empêché les nôtres de poursuivre leur succès. Sa troisième brigade de cavalerie avait contenu la division Domon. Il était cinq heures ou cinq heures et demie. Après tous les coûteux efforts que nous venons de dire, Vandamme oc- cupait Saint-Amand et le château; mais il ne pouvait en déboucher, et il se maintenait au Hameau. Il envoyait la seconde brigade de Habert soutenir la première devant Wagnelée; toute son artillerie était en batterie.il ne lui res- tait ni un bataillon, ni un canon en réserve. Sur toute la ligne, le feu de Zieten et le sien étaient des plus violents. Si le commandant de l’aile gauche de l’armée française ne recevait pas des renforts, il n’était guère à espérer qu’il pût avancer beaucoup. Napoléon lui envoyait la division Subervie, retirée du corps de Pajol, et une batterie de la garde pour appuyer la division Domon vers Wagnelée, où l’ennemi montrait beau- coup de cavalerie ; mais c’était insuffisant : il fallait de l’in- fanterie. Vandamme en demandait avec raison. En ce moment, Blûcher faisait passer en réserve, entre le moulin de Bussy et Sombreffe, la division Steinmetz, qui. CHAPITRE HUITIÈME. 161 sur moins de neuf mille hommes, en comptait deux mille trois cent cinquante hors de combat (i). Il relirait aussi du feu trois bataillons de la division Jagow (corps de Zieten) non moins éprouvés, et les envoyait reprendre haleine en arrière de Ligny, où se trouvait le reste de cette division. En même temps il portait, partie sur Saint-Amand, partie plus à gauche vers Ligny, neuf bataillons de la division Krafft, du corps de Pirch I, et, vers le moulin de Bussy, neuf bataillons de la division Langen, appartenant au même corps et venus de Sombreffe. Déjà, il avait fait relever, aux Trois-Burettes, par la divi- sion de Brause (corps de Pirch I), celle de Tippelskirchen, mise, nous Pavons dit, sous les ordres de Jürgas pour la manœuvre si bien arrêtée au débouché de Wagnelée; et iP avait appelé, de l’extrémité de son aile gauche, la brigade de cavalerie de Marwitz (corps de Thielmann), pour l’ajou- ter aux forces de Jürgas. Celte brigade arrivée, celui-ci dis- poserait de cinq mille chevaux. L’attaque sur le centre de l’armée prussienne, à Ligny, avait commencé un quart d’heure après celle de Saint- Amand. C’était Gérard qui la commandait. Elle n’aurait pu être confiée à personne de plus digne. Le 4"" corps, toutes armes comprises, ne comptait que seize mille hommes. Gérard avait dû porter sur sa droite, vis-à-vis du coude du ruisseau, la division Hulot (2) ; il avait jeté du même côté sa division de cavalerie, commandée par Maurin; il ne lui (1) Plane dcr Schlaclilen iintl Trcffcn^ e(c., par Wagner. — Berlin, 1825. (2) Hulol n’était que maréchal de camp. !1 avait pris, comme le plus an- cien de son grade, le commamlcmcnl de la division Bourmonf, depuis la désertion de celui-ci, 1 i. 1. 162 WATERLOO. restait donc, pour enlever Ligny, que les deux divisions de Vicliery et de Pédieux : moins de dix mille hommes. Ce village était occupé, nous l’avons déjà dit, par quatre bataillons et demi qui en avaient six en réserve immédiate. Les uns et les autres appartenaient aux divisions Jagow et Henkel, du corps deZieten;et leur force était de huit à neuf mille hommes seulement. Mais ils avaient tout l’avantage de la position. Depuis le matin, ils avaient barricadé l’entrée des rues, obstrué les passages des jardins et des vergers, crénelé les maisons et les murs de clôture, notamment le château de Ligny, situé à leur extrême droite, à l’abord du village. Seize bouches à feu étaient en batterie de ce côté, et seize encore à gauche. Gérard ouvrit le feu avec vingt-quatre, et entama l’attaque. Elle se fit par trois colonnes entrant successivement en ac- tion à de très-courts intervalles de temps. La première sur la gauche, la seconde sur le milieu, la troisième sur la droite du village, contre le château (1). Comme à Saint-Amand, lesPrussiens attendirent, calmes et silencieux, l’approche de leurs ennemis, s’avançant au bruit des tambours et des musiques, exhalant leur enthou- siasme en immenses acclamations couvertes à peine par le bruit du canon; et, dès qu’ils les virent à portée, ils diri- gèrent sur eux un feu meurtrier qui ralentit, puis arrêta leur marche. Mais ce moment d’hésitation fut à peine sen- sible. Contre ces adversaires, abrités par des haies, des fossés, des murs crénelés, des barricades, et malgré les boulets qui battaient leur flanc, les trois colonnes françaises reprirent leur mouvement et arrivèrent jusqu’aux premières clôtures. (1) Ce château n'cxisle plus. CHAPITRE HUITIÈME. i63 La résistance, alors, devint si vive, qu’elles furent forcées de reculer. Par deux fois, elles revinrent à l’attaque et sans plus de succès. Il fallutun quatrième assaut pour les mettre en possession des jardins et des vergers formant les abords de Ligny. Mais, aussitôt, les Prussiens se rallient, appuyés par une partie de leurs réserves, et reprennent, dans un combat opiniâtre où l’on se fusille à bout portant, tout le terrain perdu. Des deux côtés, les pertes sont déjà considérables. Nos obus ont allumé des incendies sur plusieurs points ; le châ- teau est enfeu. Gérard renforce ses colonnes. Un nouveau choc a lieu. L’ennemi le reçoit de pied ferme; mais il plie, enfin, sous l’impétuosité française. Les jardins, les vergers sont enle- vés de nouveau, l’accès des rues est forcé; les généraux Vi- chery et Pécheux pénètrent jusqu’au milieu du village, at- teignent le ruisseau et le dépassent. Le château, cependant, tient encore, ainsi qu’un groupe de maisons voisines. En ce moment, Jagow se met à la tête des deux derniers bataillons restés en réserve, d’un troisième, détaché de la division Krafft et que Blücher vient d’envoyer. Il pousse droit au centre de Ligny, par la grande rue, force les Fran- çais à repasser le ruisseau et le franchit lui-même. Alors s’engage, dans le village entier, une des luttes les plus acharnées dont l’iiistoire ait gardé le souvenir. Prus- siens et Français sont confondus dans la plus effroyable mêlée, donnant et recevant la mort sans que nul songe à demander quartier. Les officiers eux-mêmes ont pris le fusil. Ce n’est pas un combat, ce sont mille combats qui se livrent à la fois. Chaque rue, chaque bâtiment, chaque clô- ture est attaquée et défendue avec fureur. On se fusille, on se déchire à la baïonnette, on s’assomme à coups de crosse, 164 WATERLOO. sur les degrés des maisons, dans les chambres, dans les élables; on se poursuit, on se tue jusqu’au milieu des in- cendies qui éclatent à chaque instant. La bravoure est de- venue de la rage, de la férocité. « Ces hommes, a dit un écrivain étranger, s’attaquaient avec toute la fureur de la haine personnelle. 11 semblait que chacun eût rencontré dans son adversaire un ennemi mortel et se rejouît d’avoir trouvé le moment de la vengeance. » Rien n’est plus vrai. Gérard, à son tour, est bientôt obligé de porter ses der- nières réserves sur ce champ de carnage. Elles y entrent, animées d’une indicible ardeur. Mais ce renfort ne suffit pas. Blûcher vient de diriger sur Ligny deux bataillons de la division Henkel, qui étaient encore au moulin de Bussy. L’attaque et la défense continuent avec des chances diverses et une rage égale. Le combat s’est étendu progressivement, dans le lit du ruisseau, d’un côté, jusque vers Saint-Arnaud, de l’autre, jusque vers la ferme de Potriaux. | A cinq heures et demie, l’aide de camp Gourgaud, qui a suivi les opérations de Gérard, arrive près de Napoléon, demeuré jusque-là en avant de Fleurus, et lui apprend que ; rien n’est encore décidé pour la possession de Ligny (1). \ A l’aile droite de l’armée française, oü commandait ' Grouchy, la journée était bien loin d’avoir le môme caractère qu’au centre et à l’aile gauche. Ce maréchal n’avait, maintenant, sous ses ordres que la division Hulot et celle de Maurin, du corps de Gérard, la cavalerie légère de Pajol et les dragons d’Exelmans. 11 avait pris position, on l’a vu, en retour sur Gérard. Les divisions Hulot et Maurin étaient à sa gauche, vis-à-vis du coude du Ligny. (I) Campagne de 1815, par Gourgaud. CHAPITRE HUITIEME. 165 En face de lui étaient les quatre divisions d’infanterie et la cavalerie du corps de Thielmann, disposées comme nous Pavons indiqué: la division Borcke à côté de Sombreffe; celle de Stülpnagel au Point-du-Jour ; celle de Luck sur la hauteur de la chaussée de Fleurus, en deçà du pont; celle de Kemphen à côté de Tongrinne; la cavalerie de réserve, entre ce village et la chaussée. Vers quatre heures seulement, les tirailleurs de Hulot s’étaient engagés avec ceux de Thielmann dans le coude du Ligny. Mais, une heure et demie encore après, il ne s’était rien passé de ce côté, sinon que Tongrinelle, enlevé d’abord aux Prussiens, avait été repris, et que ceux-ci avaient dû se retirer de Boignée et de Balatre. Napoléon affaiblissait alors Grouchy de la division Su- bcrvie pour renforcer Vandamme. De son côté, Blûcher retirait à Thielmann la brigade de cavalerie de Marwitz pour la porter sur Wagnelée; en même temps, il appelait au moulin de Brye la division Langen (corps de Pirch 1), la remplaçait à Sombreffe par la division Stülpnagel et faisait avancer celle de Borcke entre ce bourg et le coude du Ligny. La lutte, à l’aile droite, devait rester faible jusque vers les derniers moments de la journée. Nos mouvements, de ce côté, n’avaient d’autre but que d’inquiéter Blücher assez pour le détermijjer à y maintenir des forces considérables pendant que les grands coups se frapperaient ailleurs. Le général prussien, trop préoccupé de garder la chaussée de Namur, devait se laisser prendre à ces démonstrations ; nous le verrons. A cinq heures et demie, l’état de la bataille était donc celui-ci : Sur notre gauche, le corps entier de Vandamme et la di- 166 WATERLOO. vision Girard combaltaierit et se maintenaient à Saiiit- Amand et au Hameau. Sur notre centre, Gérard disputait Ligny avec deux de scs divisions. Sur notre droite, Groucliy s’était emparé de Boignée et de Balatre et faisait des démonstrations contre Thielmann, avec une petite partie de ses forces. Napoléon n’avait donc encore engagé que trente-six ou trente-sept mille hommes. Du côté des Prussiens, tout le corps de Zieten, moins sa cavalerie de réserve, une division et demie et la cavalerie du corps de Pircli I étaient entrés en action, à leur droite et à leur centre; et, à leur gauche, Thielmann répondait avec quelques bataillons aux mouvements de Groucliy. C’étaient, en tout, quarante-six ou quarante-sept mille hommes portés au feu. La réserve de Napoléon se trouvait ainsi de quarante mille hommes environ, y compris le corps de Lobau, qui approchait; celle de Blùcher, de pareille force. Le général prussien devait savoir, en ce moment, qu’il ne devait plus compter sur le corps de Bülow pour le conflit du jour. A la vigueur de la résistance aux attaques de Saint-Amand et de Ligny, Napoléon avait reconnu bien vite qu’il avait affaire non pas à un corps ennemi, comme il l’avait dit à Ney dans la ^épêche datée de deux heures, mais à la plus grande partie de l’armée prussienne; et il avait compris pourquoi elle faisait ferme contenance devant lui et pourquoi sa droite était en l’air : elle attendait la coopé- ration des Anglo-Hollandais. Alors, il s’était hâté de faire écrire à Ney par le major général : « En avant de Fleurus, le 16 juin, à trois heures et un quart. « Monsieur le maréchal, je vous ai écrit, il y a une heure, 167 CHAPITRE HUITIÈME. que l’empereur ferait attaquer l’etuiemi dans la position qu’il a prise entre les villages de Saint-Amand et de Brye. En ce moment, l’engagement est très-prononcé; Sa Majesté me charge de vous dire que vous devez manœuvrer sur-le- champ de manière à envelopper la droite de l’ennemi et tomber à bras raccourci sur ses derrières; cette armée est perdue si vous agissez vigoureusement; le sort de la France est entre vos mains. Ainsi n’hésitez pas un instant pour faire le mouvement que l’empereur vous ordonne; et dirigez- vous sur les hauteurs de Brye et de Saint-Amand pour con- courir à une victoire peut être décisive. L’ennemi est pris en flagrant délit au moment où il cherche à se réunir aux Anglais. » La combinaison primitive de Napoléon s’agrandissait singulièrement à mesure qu’il prenait une vue plus juste de l’ennemi. De huit à neuf heures, il demandait à Ney une division d’infanterie, « afin qu’il pût l’attirer à lui à Som- brefîe, s'il en avait besoin; » à deux heures, il lui ordonnait de « pousser vigoureusement ce qu’il avait devant lui et de se rabattre pour concourir à envelopper un corps de troupes réuni entre Sombreife et Brye; » à trois heures un et quart, il le pressait d’accourir pour assurer « la perte d’une 'armée, pour concourir à une victoire peut-être déci- sive. » Combinaison très-savante, très-belle, qui a trouvé, à bon droit, beaucoup d’admirateurs, mais dont la réussite n’était pas dans les mains du maréchal Ney, comme le croyait Napoléon, comme il l’a écrit plus tard, comme on l’a trop répété sur son affirmation. Le hasard, cependant, vint lui offrir tout à coup le moyen de réparer son erreur. A cinq heures et demie, on l’a vu, la division Subervie passait de l’aile droite à l’aile gauche de l’armée pour ren- 168 WATERLOO. forcer Vandamme; et le corps de Lobau approchait du champ de bataille. Napoléon envoyait sur la Haye la division de jeune garde et Tune des brigades de chasseurs de la vieille; lui-même portait le reste de ses réserves sur Ligny pour enfoncer le centre des Prussiens, quand Vandamme le fit prévenir « qu’à une lieue vers sa gauche une colonne ennemie dé- bouchait des bois et nous tournait ainsi en ayant l’air de se porter sur Fleurus (1). » V^’andamme ne se trompait-il pas? Cette colonne n’élait- elle pas plutôt un détachement de Ney, qui, prenant une direction pour une autre, venait sur Fleurus, au lieu d’ar- river par Marbais? Était-ce un corps tournant et inaperçu jusque-là, envoyé par Blücher, ou bien une partie de l’armée anglo-hollan- daise? 11 fallait promptement s’assurer de la vérité avant de s’engager plus avant dans la bataille. Le mouvement des réserves fut suspendu et un aide de camp dépêché, à toute bride, pour reconnaître la mysté- rieuse colonne. En attendant son retour, Napoléon ordonna à Vandamme et à Gérard de redoubler d’efforts pour se maintenir, au moins, sur le terrain gagné jusque-là; et, pour leur donner appui , mais seulement en cas extrême, il fit avancer, jusqu’à hauteur de Saint-Amand, la division de jeune garde sous Duhesme avec l’une des brigades de chasseurs à pied, et, jusqu’à mi-chemin de Ligny, l’autre brigade de ces chas- seurs. En même temps, trois batteries de la garde allèrent ouvrir leur feu contre ce dernier village. La bataille continuait, furieuse, à l’aile gauche cl an centre. (1) Campagne de 18 Ij, par Goiirguiul. CHAPITRE HUlïlEAIE. lO'J Vandamme tentait en vain de déboucher de Saint-Ainand ; il gardait le Hameau, mais s’épuisait à ressaisir la Haye. L’aftillerie et la mousqueterie éclataient sans relâche sur tout son front. Jürgas, ayant rallié, raffermi ceux des bataillons de Tip- pelskirchen qui avaient été dispersés lors de leur sortie de Wagnelée, reçoit l’ordre de renouveler sa tentative sur la gauche de Vandamme. Une sortie de la Haye l’appuiera, pendant que sa droite sera couverte par une brigade de ca- valerie que renforce, à l’instant, celle de Marwitz, détachée du corps de Thielmann. Exécuté avec vigueur, ce mouvement est suivi de succès. La division Habert, qui est toujours en potence sur la division Girard, plie; le Hameau, défendu à outrance, est emporté par deux des bataillons de Tippelskirchen, que Blücher conduit, l’épée à la main. La division Tippelskir- chen se déploie en avant de ce point; Pircli H débouche de la Haye. La ligne de Vandamme est ébranlée. Le plan de Blücher se dessine de plus en plus. Il veut forcer, en la débordant, l’aile gauche de l’armée française et tenter de saisir la chaussée de Charleroi à Fleurus, de rejeter Napoléon dans les défilés de la Sambre. Tentative redoutable, s’il la fait de concert avec un corps anglais qui doit lui arriver d’un moment à l’autre : le corps peut-être dont Vandamme a signalé l’approche. Cependant Gérard a persévéré dans sa lutte intrépide sur Ligny. Gagnant, perdant, regagnant quelques parties do rues, quelques maisons disputées avec rage, il use l’ennemi. Blücher a dû retirer du feu la division Henkel, épuiséi! dans ce terrible conflit (1) : il l’a relevée par la moitié de (I) D’après Damilz, celle division, forle de 4,72t liommcs, en avaii perdu 2,300. Damilz a écrit, nous l’avons dil, sur les docunienis laissés pur le general Grolman, quarlier-mailrc général de l’armée prussienne. J- , 13 170 WATKKLOÜ. celle de Krafft, dont l’autre moitié est devant Saint-Amand. ' Gérard n’a encore reçu d’autres secours que les trois batte- ries de la garde qui viennent de lui être envoyées par Na- poléon. 11 n’a toujours que les divisions 'Vicliery et Pé- dieux, fatiguées, mutilées; mais ces deux généraux, mais lui-même grandissent leurs efforts au niveau de la résis- tance; et soldats et officiers se montrent dignes d’obéir à de pareils chefs. Depuis quelques instants, l’artillerie de réserve du corps de Pirch I s'est avancée sur Wagnelée, la Haye, Ligny, et, réunie aux nombreuses batteries de celui de Zieten, succes- sivement portées en ligne depuis le commencement de l’ac- tion, elle couvre de projectiles les abords de ces villages et du ruisseau. A la droite de l’armée française, Grouchy a continué ses démonstrations. Avec sa cavalerie et la division Hulot, il occupe Thielmann, qui a fini par engager contre lui les di- visions de Kemphen et de Luck, depuis la ferme de Po- triaux jusqu’à Tongrinelle et au-dessous. Blücher craint toujours pour la roule de Namur. Il est six heures et demie. En ce moment, l’aide de camp expédié pour reconnaître la colonne signalée par Vandamme revient près de Napo- | léon (1). j Vandamme était dans l’erreur, cette colonne n’est ni an- | glaise ni prussienne ; c’est le 1" corps de l’armée française : j celui de d’Erlon. L’aide de camp l’a trouvé à moins d’une lieue de Saint-Amand. j Que l’ordre en soit donné ; et, dans une heure, vingt mille j hommes de toutes armes iront déboucher sur Wagnelée, sur Brye, prenant Blücher à revers par sa droite, sur son centre. (1) Mémoires de Napoléon^ t. IX. CliAi’lTKË HUITIKMË. 171 pendant qu’il sera assailli de front par Vandamme et Gé- rard, renforcés de toutes les réserves. Le plan conçu par Napoléon se trouvera réalisé : de l’armée prussienne, il ne s’échappera pas vingt mille hommes. Cet ordre. Napoléon ne le donne pas : d’Erlon n’est pas appelé ! La manœuvre suspendue par la fausse nouvelle de Van- damrae est reprise. La division de jeune garde sous Duhesme et la brigade de chasseurs à pied, déjà portées à hauteur deSaint-Amand, sont mises à la disposition de Vandamme et se rapprochent de son champ de bataille. Napoléon marche vers Ligny à la tôle de la division de grenadiers à pied, de la cavalerie, de l’artillerie de la garde et des cuirassiers de Milhaud. Le corps de Lobau, arrivé de Charleroi depuis quelques instants, a pris position à droite de Fleuras, sur la chaussée. Il doit y rester. L’apparition vers la Haye de la garde, qui s’avance au pas redoublé, drapeaux déployés, tambours et musique en tête, est saluée par les acclamations des soldats de Vandamme. Ébranlés par la prise du Hameau, reculant devant l’en- nemi, ils se raffermissent et s’arrêtent. Vandamme place immédiatement en réserve générale la brigade de chasseurs à pied, et lance la division Duhesme (huit bataillons) contre la ligne de Jürgas. Abordés d’un impétueux élan, les Prussiens ne tardent pas à plier. Le Hameau leur est repris. Duhesme les repousse jusqu’à Wa- gnelée. La division Girard, conduite maintenant par le co- lonel Sébastian!, refoule Pirch II dans la Haye. La cavalerie de Jürgas, malgré sa supériorité numérique, est contenue par la division Domon, que vient de renforcer celle de Su- bervie, arrivant de notre aile droite. 172 WATERLOO. Le terrain est déblayé jusqu’au ruisseau. Mais Blüclier, en voyant se prononcer cette dernière at- taque, avait retiré, des Trois-Burettes, la division Brausc, et l’avait rapprochée du combat. Jürgas en appelle cinq bataillons arrivés derrière Wagnc- lée, et les fait entrer en ligne. Blücher, lui-même, va prendre les quatre autres bataillons de Brause et les dirige sur la Haye. L’intervention de ces six mille hommes de troupes fraîches amortit la violence de l’attaque, puis fait regagner, peu à peu, aux Prussiens le terrain si vivement enlevé, il n’y a qu’un instant. Ils reviennent jusque sur le Hameau. Blücher ordonne, alors, de faire passer en réserve la divi- sion Tippelskirchen, réduite aux deux tiers de son effec- tif (1). Presque en même temps, Vandamme retire aussi du feu la vaillante division Girard, plus éprouvée encore et haras- sée de cette lutte si longue, si acharnée, sur un terrain cou- vert d’obstacles, sous le poids d’une chaleur excessive. Pendant que ceci s’est passé à notre aile gauche, Ligny est resté le théâtre de terribles combats. Blücher a dû y en- voyer encore cinq bataillons de la division Langen (corps de Pirch 1); et, grâce à celte aide nouvelle, scs braves soldats se sont maintenus dans une grande partie du village, et, malgré l’incendie, ils n’ont pas cessé d’occuper le château. Gérard est à bout d’efforts : la nature humaine a ses limites. A notre aile droite, Thielmann, sorti de sa longue indéci- sion, a fait déboucher contre Grouchy, sur la chaussée do Fleurus, la brigade de cavalerie de Lottum, en l’appuyant de deux batteries et de plusieurs bataillons. Tout a été cul- buté par une brillante charge do la brigade Burthe (corps (i) « Elle avait perdu 1,891 hommes, n — Domilz. CHAPITRE HUITIÈME. m d’Exelmans) ; six pièces d’aidillerie sont tombées au pouvoir de nos dragons. A la suite de ce coup de vigueur, le combat est devenu très-vif dans le coude du Ligny, surtout vers la ferme de Potriaux et le pont. Une partie de la division de Borcke s’y est engagée contre les fantassins de Hulot, qui font des pro- diges d’activité et de valeur. 11 était sept heures et demie ou un peu moins. La bataille restait indécise. Napoléon disposait encore de la moitié de l’infanterie de la garde, de la division Guyot (grenadiers et dragons de la garde), des cuirassiers de Milhaud et du corps de Lobau : vingt-quatre mille hommes environ, ou le tiers à peu près de son armée. Blücher, au contraire, avait successivement fait entrer en ligne les cinq sixièmes de la sienne. Mais trois de ses divisions, bien fatiguées, bien réduites, il est vrai, avaient été retirées de la lutte et lui offraient des res- sources. Il venait d’apprendre qu’il n’avait plus à compter sur le secours des Anglo-Hollandais, violemment engagés eux- mêmes aux Quatre-Bras, disaient les derniers avis reçus. Mais, loin d’ôtre ébranlé, il restait plein de confiance. Il crut meme le moment venu d’un dernier effort qui lui don- nerait le gain de la journée, et résolut de frapper un grand coup sur la gauche de son ennemi, de la déborder, de l’écra- ser et de saisir, enfin, la chaussée de Fleurus. C’était pour cette manœuvre même qu’il avait compté sur l’appui des Anglo-Hollandais. Mais, Wellington lui manquant, il allait tenter seul ce qui avait dû se faire à deux. 11 dirige sur la Haye trois bataillons de la division Langen (corps de Pirch I) qui n’ont pas encore donné, deux batail- lons de celle de Sleinmetz, si rudement atteinte au com- mencement de la bataille; et la- division Tippelskirchen, 174 WATERLOO. qui vient d’ôtre si maltraitée aussi et n’a guère eu que le temps de regarnir ses gibernes, reçoit l’ordre de rentrer en ligne. Le vieux maréchal galope sur le flanc de ses colonnes, les anime du geste et de la voix; leur promet la victoire pour prix d’une dernière rencontre ; pousse en avant Brause et Pirch II, toujours aux prises avec Duliesme et Habert, et étend de plus en plus sa ligne à droite du Hameau, de ma- nière à envelopper la gauche de Vandamme. La cavalerie de Jürgas couvre encore ce mouvement. Duliesme et Habert plient sous le choc. Mais la brigade de chasseurs à pied de la garde vient les soutenir; les glorieux débris de la division Girard reviennent au feu; Domon et Subervie tiennent en respect les escadrons de Jürgas. Le nouvel effort de Blücher est arrêté. De Saint- Amand à la Haye, de la Haye au Hameau et plus loin en- core, la lutte est furieuse. On en est la; et Blücher, irrité, exaspéré de l’arrêt que subissent ses troupes, se multiplie en vain au milieu d’elles, les excitant à avancer, quand tout à coup il s’éloigne au galop le plus vite de son cheval. Il vient d’apprendre que sa présence est indispensable sur un autre point du champ de bataille. Les réserves conduites par Napoléon avaient, en effet, continué leur marche et frappé un terrible coup. i Arrivées à hauteur de Ligny, toujours disputé par Gé- ^ rard, elles avaient été disposées pour l’attaque: l’artillerie allant immédiatement contre -battre les batteries prus- siennes; les bataillons de la garde serrant en masse face I au village; la cavalerie en arrière, prête à suivre la route ' qu’ils étaient chargés d’ouvrir. Ils devaient pénétrer dans Ligny, achever de le déblayer et marcher ensuite au pla- teau de Bussy, clef du champ de bataille. CHAPITRE HUITIÈME. ^5 Après quelques instants donnés au jeu de l’artillerie (1), la charge avait battu; la redoutable phalange avait défilé devant Napoléon, qui lui montrait, à travers les fumées de la poudre et des incendies, la position à emporter; et elle s’était précipitée sur Ligny, ivre d’enthousiasme et de fu- reur, aux cris de « Vive l’empereur ! pas de quartier ! » Le feu croisé des batteries ennemies , les rues encombrées de cadavres et de blessés, les maisons en flammes, une résis- tance désespérée n’avaient pu arrêter son élan. Le soleil venait de disparaître à l’horizon, enveloppé d’orageux nuages, quand elle avait paru de l’autre côté de Ligny, pré- cédée par les vaillants soldats de Gérard (2), En ce moment, le centre de l’armée prussienne était affai- bli par le départ des troupes récemment dirigées sur la Haye, par l’envoi vers Potriaux du reste de la division Steinmetz, (1) Pendant la courte halle de la garde devant Ligny, le général Roguel, colonel en second des grenadiers ù pied, avait réuni les officiers et sous-offi- ciers, et leur avait dit : « Prévenez les grenadiers que le premier qui m’amè- nera un Prussien prisonnier sera fusillé. » Paroles féroces auxquelles, à deux jours de là, devaient répondre de féroces représailles. (2) « L’armée débouche en ec moment du village pour poursuivre l’ennemi .» (Lettre du major général SouU à Joseph Bonaparte, datée du 16 juin, à huit heures et demie du soh\ en arrière de Ligny.) A sept jours de là, le général Drouot faisant, à la Chambre des Pairs, im long exposé de la campagne de Belgique, dit ; « Les grenadiers de la garde traversèrent le village de Ligny;.... » et, dans une noie aulotiraphe du mois de décembre 1819, que nous avons sous les yeux, il écrit d’une fitçon plus pré- cise encore que la garde traversa Ligny, dont le débouché venait d'hêtre force. Drouot, à Ligny, était aide-major-général de la garde, qui n’avait pas de commandant en chef ; nul mieux que lui n’a donc pu parler, en connaissance de cause, de la manœuvre opérée par ce corps d’élite. M. Thiers affirme, néanmoins, que la garde ne traversa pas Ligny; mais il ne cite aucun témoignage à l’appui de son affirmation, et se contente de dire que Napoléon « n’éiait pas homme à jeter des bataillons d’élite dans Ligny môme, où ils seraient ailés se briser, peut-être, contre un monceau de ruines et de cadavres. » 476 WATERLOO. suite d’un malentendu, dit-on. Stülpnagel et Borcke restaient intempestivement, l’un surSombreffe, l’autre versPotriaux; et cliacun d’eux avait même détaché deux bataillons dans le lit du ruisseau, prés du pont. Pour repousser la garde, il ne restait à portée de Ligny qu’un bataillon de Langen, les restes de la division Henkcl et la cavalerie du corps de Zieten. A leur sortie du village, les bataillons de Gérard et ceux de la garde s’étaient arrêtés pour se reformer avant de gravir la pente du plateau, oü les Prussiens chassés de Ligny se hâtaient de se reformer aussi. Ce fut alors que Blücher, accouru de la Haye, revint au centre de sa ligne. La vue de l’imminent péril ne troubla pas son courage. Sa présence rend confiance à ses troupes ébranlées. Elles se remettent en ordre ; leurs bataillons, leurs batteries cou- ronnent le plateau, et la cavalerie se prépare â les appuyer. L’infanterie française a repris sa marche. Les Prussiens la laissent avancer; mais, des qu’elle ar- rive à portée, elle reçoit un feu violent d’artillerie, suivi bientôt d’une fusillade meurtrière; et simultanément, quatre escadrons de uhlans conduits par le colonel Lützow débou- chent sur son flanc droit. Cette charge audacieuse est arrêtée par un bataillon de la garde qui s’est formé en carré et ren- verse de son feu le quart des uhlans; et Lützow, Tardent patriote, l’intrépide partisan de 1813, tombe sous son che- val tué, et reste prisonnier. tluit autres escadrons renouvellent la tentative. Ils sont sa- brés et culbutés par les cuirassiers de Delort (corps de Mil- liaud), qui viennent de traverser Ligny, suivis des dragons et grenadiers de la garde, et annoncent ainsi leur entrée en ligne. D’autres charges sont successivement fournies avec des chances diverses par ces escadrons ralliés, par d’autres en- CHAPITRE HUlïiÈlME. 177 core du corps de Zieten ; mais, comme le feu de Partillerie et de l’infanterie, elles retardent, sans l’empêclier, la marche des Français. Dans une de ces extrêmes tentatives pour conjurer la dé- faite, l’indomptable Blücher a son cheval tue. Il tombe et reste embarrassé sous sa monture. Nos cuirassiers passent sans l’apercevoir. Il n’est sauvé que par le courage du ca- pitaine Nosliz, son aide de camp, et un retour de ses esca- drons qui ramènent les cuirassiers (1). Enfin, les Français sont au moulin de Bussy ; et ils restent maîtres du plateau, après une mêlée où des carrés prussiens sont rompus à la baïonnette, et d’autres enfoncés par les grenadiers et dragons de la garde, par les cuirassiers. Vers la chute du jour, hâtée par les nuages qui couvrent le ciel et commencent à verser une pluie d’orage, le centre de l’armée prussienne se replie en désordre sur Brye, sur la chaussée de Nivelles, sur Sombreffe. Sa défaite précipite la retraite de l’aile droite et de l’aile gauche, qui a com- mencé dès que Ligny a été enlevé et le plateau menacé. En sortant de Ligny, la division Vichery avait fait tête de colonne à droite, soutenue par la division Wathier (corps de Milhaud) et marché sur Sombreffe. Steinmetz et Stülpna- gel se portaient alors sur le moulin de Bussy. Vichery avait culbuté le premier et replié le second sur Sombreffe (2), après un combat court mais vif. Au même moment, Hulot avait enlevé Potriaux, le pont sur la chaussée, nettoyé les maisons adjacentes et ouvert la voie à la cavalerie. Elle avait (1) L'aide de camp Nosliz, voyant tomber son général, resta près de lui; et, quand les escadrons prussiens revinrent, il appela à l'aide. Blücher, tout froissé encore et étourdi de sa chute, fut mis sur le cheval d'un sous-offîcier et emmené ainsi derrière Brye. (2) « Slülpnagel eut huit cent cinquante hommes hors de combat. » — Damitz. 178 WATERLOO. débouché aussitôt, la division Maurin (corps de Gérard) en tête, repliant tout devant elle; mais elle avait dû s’arrêter en deçà du Point-du-Jour, où les divisions Borcke, Luck et Kemphen se massaient tout entières. Dans une dernière charge, le brave Maurin avait ôté grièvement blessé. Vers neuf heures et demie, le corps de Lobau, qui venait de traverser Ligny, passa en première ligne entre Brye et Sombreffe. Pendant quelques instants, on l’entendit tirailler avec des fractions de corps prussiens qui cherchaient à se réunir. La cavalerie eut encore çà et là quelques renconlres partielles. Mais bientôt toute action cessa, Napoléon n’ayant pas voulu risquer une poursuite de nuit; et l’armée fran- çaise prit ses bivacs. Vandamme s’établit en avant de Saint-Amand, de la Haye et de Wagnelée; Lobau, sur le plateau de Bussy, ayant Gé- rard à sa droite, la garde et les cuirassiers de Milhaud en seconde ligne; Grouchy avec la division de Ilulot, à Po- triaux et au coude du Ligny. Aux derniers moments du jour, la division Durutte et presque toute la cavalerie de Jacquinot, détachées du corps de d’Erlon, étaient arrivées à Wagnelée; elles y restèrent. Les Prussiens gardèrent Brye par une forte arrière-garde; les corps de Zieien et de Pii’ch 1 se retirèrent sur Tilly; celui de Thielmann occupa Sombreffe et fut massé entre ce bourg et le Point-du-Jour. Ces dispositions étaient le résultat des ordres donnés par le général Gneisenau, chef d’état-major de Earmée prus- sienne, au moment où l’on avait cru le général en chef tue ou prisonnier. Elles s’exécutèrent avec si peu d’empêche- ment de la part des Français, que les divisions Steinmetz et Henkel, qui avaient été, en grande partie, refoulées sur Sombreffe, purent rejoindre leur corps en suivant la chaus- CHAPITRE HUITIEME. 179 SCC de Nivelles. Du moulin de Bussy à cette chaussée, il n’y a pourtant qu’un millier de mètres. A onze heures, Napoléon rentra à Fleurus, où il établit son quartier général. Il avait battu l’armée prussienne. Le début de la cam- pagne était une victoire. Mais c’était une victoire qui ne lais- sait entre nos mains que vingt-cinq ou trente pièces d’ar- tillerie et quelques milliers de blessés. Des deux côtés, les pertes étaient considérables. Les historiens prussiens portent celles de Blüclier à onze ou douze mille hommes. Mais leur évaluation est trop faible; on en trouve la preuve dans leurs récits mêmes, et il n’y a pas d’exagération à l’élever à dix-huit mille hommes (1). Napoléon, dans ses Mémoires, dit qu’il eut seulement six mille neuf cent cinquante hommes hors de combat. 11 donne môme un état numérique , par corps, de ces pertes. Mais l’état est malheureusement inexact. On y voit figurer , par exemple, le corps de Gérard pour 2,300 hommes tués et (1) En réunissant les indications données par Wagner et Damitz dans le cours de leurs relations, on voit que neuf divisions d’infanterie perdirent 11,388 hommes, olTicicrs compris. Les trois divisions d’infanterie sur les- quels ces écrivains ne fournissent pas de renseignements sont celles de Pircli II, de Jagow et de Borcke. Les deux premières , très- longtemps et très-fortement engagées, durent perdre ensemble autant que celles de Steinmetz et de Henkel, c’est-à-dire prés de cinq mille hommes. La divi- sion Borcke, très-peu engagée, n’eut pas plus de trois cents hommes hors de combat. Tout ceci porte évidemment les pertes de l’infanterie prussienne à seize mille hommes, auxquels on doit en ajouter quinze ou seize cents perdus sans doute parla cavalerie et l’artillerie. Plotho {der Krieg des ver- bundelcn Europa gegen Frankreich im Jahre 1815. — Berlin 1818) donne en bloc les pertes de chaque corps d’armée, depuis le 15 juin jusqu’au 5 juillet. Elles sont ensemble de 53,000 hommes, ce qui, on le verra par la suite, con- firme, à bien peu pi ès, le chitlre de dix-huit mille que nous fixons pour la bataille de Ligny. Dans son bulletin, Napoléon dit : « La perte de l’ennemi ne peut être moindre de quinze mille hommes. »j 180 WATERLOO. blessés, tandis qu’il en eut 3,686 (1); et la garde, toutes armes réunies, pour deux cents, tandis qu’elle en eut plus de mille. La vérité, à peu de chose près, doit être que notre armée eut plus de onze mille hommes hors de combat(2). Elle était donc affaiblie du septième environ des troupes portées sur Ligny; et les trois corps mis en ligne par Blücher, du cin- quième ou un peu plus. Dans la nuit, cependant, cette dernière proportion fut changée : dix ou onze mille soldats prussiens se débandè- rent, prenant la fuite vers Liège (3); et les combattants de Ligny furent réduits d’un tiers. C’était un résultat considérable, bien que chèrement payé. Mais, si considérable qu’il fût, il avait besoin d’être com- plété pour répondre aux exigences de la situation de Napo- léon. (1) « A Ligny, 5,686 ofliciers et soldats ont clé mis hors de combat (dans le 4c corps), ainsi qu’il est constate par les étals de perle que j’ai entre les mains et qui m'ont été remis le lendemain par les généraux commandants des divisions. » {Quelques documents^ etc., par le général Gérard.) (2) Ces pertes peuvent être réparties ainsi ; Corps de Vandamme Division Girard 1,900 Corps de Gérard Corps de Pajol 500 Corps d’Exelmans 400 Corps de Milhaud 150 Garde impériale 1,000 Total. . . . 11,450 (5) Damitz restreint le nombre de ces fuyards à huit mille. Napoléon, dans ses écrits, Ta porté tantôt à dix, tantôt à vingt, trente et même quarante mille hommes, suivant les besoins de son argumentation. Mais il a dit vrai, une fois, quand il a écrit que l'armée prussienne, qu’il estime à 120,000 hommes à l’ouverture des hostilités, était encore de 90,000 le 18 juin au matin, après l’arrivée du corps de Bülow {Campagne de 1815, par Gourgaud), ce qui porte le nombre des fuyards à une douzaine de mille hommes. CIIAI>1TUI^: HUITIEME. 181 Le but du général français avait été, en effet, il devait être, il était d’empêcher la jonction deBlüclier et de Wellington; et, jusqu’ici, rien n’indiquait qu’il l’eût atteint. C’était même le contraire qui était à craindre. Après s’être battus avec acharnement, les Prussiens n’a- vaient laissé aux vainqueurs que quelques milliers de blessés et 25 ou 30 bouches à feu, et n’avaient encore, à vrai dire, reculé que de la largeur du champ de bataille. Leur centre avait été mis en désordre , mais leurs ailes s’étaient repliées avec une certaine fermeté. Leurs bivacs, aux arrière-gardes, étaient à une portée de fusil des avant- postes français, sur Brye, sur Sombreffe, fortement barrb cadés; si près de nous, que la garde impériale, notamment, bivaquait en carrés, par bataillon, un rang sous les armes, de crainte d’un retour offensif. La masse de leur armée était donc ébranlée, mais non démoralisée. Us allaient être ren- forcés, si même ils ne l’étaient déjà, du corps de Bülow ar- rivant de Hannut par la voie romaine; et, ce renfort reçu, leurs pertes seraient réparées : ils pourraient mettre en ligne autant de troupes qu’à Ligny et beaucoup plus d’artillerie. Leurs colonnes, échelonnées, d’un côté, de Brye à ïilly, massées, de l’autre, sur Sombreffe, se trouvaient sur des chemins aboutissant directement à Wavre, et, de ce point, à Bruxelles. Si Napoléon n’intervenait pas rapidement, elles pouvaient donc se concentrer, avant peu, sur cette nouvelle ligne d’opérations, présentant, avec Bülow, une armée de quatre-vingt-dix mille hommes et de près de trois cents bouches à feu, remise, raffermie, prêle à de nouveaux com- bats et s’appuyant aux Anglo-Hollandais, dont la ligne d’opé- rations était des Quatre-Bras à Bruxelles et Anvers. Cette manœuvre était à prévoir, quel que fût le chef des Prussiens; mais, avec un homme de la trempe de Blücher, elle était certaine; et, si elle s’effectuait, le plan du général 18:2 WATERLOO. français était ruiné par la base. C’était là ce qu’il fallait em- pêcher à tout prix, et ce qui se pouvait empêcher par une poursuite prompte, vigoureuse, acharnée de l’armée battue. Cette poursuite. Napoléon ne l’avait pas osée: la nuit l’avait arrêté, et sans doute aussi la contenance de l’ennemi à ses deux ailes. Mais, au mois de juin, les nuits sont très-courtes; ce qu’il n’avait pas fait le soir même, le ferait-il le lende- main dès les premières lueurs du jour? La question était là. Le succès de Ligny avait heureusement préparé la solution; il ne l’avait pas mise à fin. Il en aurait été bien autrement, si Napoléon eût montré, dans la journée qui venait de finir, l’activité, la résolution de ses jeunes années. Lui-même l’a écrit, il avait eu le projet de porter, dès la veille, son quartier général à Fleurus. Il n’avait pu le réa- liser, a-t-il assuré; soit! Mais l’impossibilité de la soirée du 15 juin n’existait pas dans la matinée du 16. 11 avait dé- pendu de lui seul d’ordonner pour le point du jour les mou- vements qu"il n’ordonna que de huit à neuf heures du ma- tin : les mouvements qui portèrent en avant sur la route de Bruxelles son lieutenant de l’aile gauche, et, sur Fleurus, la i partie de l’armée restée sous son commandement immédiat. < 11 avait pu, par conséquent, livrer, dès sept ou huit heures | du matin, au plus tard, la bataille qu’il n’entama que dans j l’après-midi, à deux heures et demie passées. ] Or, à sept, à huit heures, il n’y avait, sur Ligny, -que le corps de Zieten et trois divisions de Pirch I. La quatrième division de celui-ci et le corps de Thielmann n’y arrivèrent que vers onze heures. Dans une telle situation, et Bülow étant encore en arrière do Hannut, Blücher aurait sans doute cherché à éviter une | rencontre en se repliant, soit sur ses renforts immédiats, I vers Namur, soit par la voie romaine sur Hannut; mais. CHAinïUK iiurriEiviK. 183 dans Tiin etTautre cas, il aurait perdu la direction de Wavi’e et Bruxelles, il se serait vu séparé des Anglo-Hollandais; et, la bataille évitée à Ligny, il aurait été forcé de la rece- voir, poursuivi, entassé par Napoléon dans les défilés de la Meuse ou dans ceux de Gembloux, et sa perte serait devenue certaine. Si, au contraire, il se fût décidé à tenir ferme sur le pla- teau de Ligny, il aurait été abordé avant d’avoir eu le temps de se fortifier dans les villages, et battu plus promptement qu’il ne le fut; et, lors même qu’il serait parvenu à différer sa défaite autant qu'il la différa ayant été beaucoup plus tardivement attaqué, la nuit ne lui serait pas venue en aide assez tôt pour suspendre la poursuite du vainqueur. Napo- léon ayant devant lui de longues heures de jour, aurait complété sa victoire, détruit la plus grande partie de l’armée prussienne et mis le reste hors d’état de rien entreprendre de sérieux avant longtemps. Les irrésolutions, les lenteurs de la matinée du 16 juin avaient donc été une faute capitale ; et les conséquences devaient meme, on le verra, s’en faire sentir sur un autre champ de bataille, à notre aile gauche, où commandait le maréchal Ney. Mais cette faute n’était pas restée la seule de la journée. A six heures et demie du soir, lui-même l’a écrit encore, Napoléon avait connu, avec certitude absolue, la présence, à moins d’une lieue de Saint-Amand, du corps entier de d’Erlon ; et il n’en avait tiré aucun parti, tandis qu’un seul ordre rapidement transmis, ces cinq mots : « Le corps au feu (1) ! » auraient amené avant huit heures sur le champ de bataille vingt mille hommes et quarante six bouches à (1) « La garde au feu ! » ici fut, on le sait, l’ordre laconique écrit au crayon et envoyé par Napoléon à la garde impériale pour l’appeler sur le champ de bataille de Lülzcn. 18i WATEKLOO. feu; vingt mille hommes qui, marchant droit sur Wagnelée et la Haye, auraient changé en un désastre la défaite des Prussiens, les auraient rejetés, rompus, disloqués, en dé- route, loin des chemins de Wavre, dans la vallée delà Meuse, et impuissants désormais à se réunir aux Anglo-Hollandais. On a cru excuser Napoléon, en disant que l’approche du l®** corps dut lui sembler une indication suffisante de la prochaine arrivée de Ney, et qu’il voulut laisser au maré- chal le soin de diriger ses colonnes. C’est une erreur; car l’aide de camp envoyé en reconnaissance avait évidemment rapporté les circonstances du mouvemént du H’** corps; et ces circonstances, nous le verrons bientôt, loin d’impli- quer l’arrivée du maréchal Ney, exigeaient, au contraire, qu’une prompte direction fût donnée à d’Erlon par Napoléon . Le chef de l’armée française, n’ayant pas utilisé d’Erlon, dont l’intervention aurait été décisive, n’avait pas non plus employé Lobau. A coup sûr, il y avait eu là une seconde faute. Laissé près de Gharleroi, pendant que l’armée se portait en avant, Lobau n’avait reçu que fort lard l’ordre de marcher surFleurus; mais il était arrivé à hauteur de cette ville vers six heures et demie, au moment même où allait se frapper le grand coup sur Ligny. Le corps de Lobau était fort de dix mille cinq cents hommes. Si Napoléon l’eût dirigé immédiatement sur notre gaucho, il aurait donné à celte partie de notre ligne une prépon- dérance telle, que la droite des Prussiens aurait été écrasée, mise en désordre comme leur centre, la chaussée de Ni- velles occupée, les chemins de Wavre coupés, et Dlüchcr forcé de se retirer sur Namur, après des pertes bien autre- ment considérables que celles qu’il éprouva. Les résultats d’une pareille manœuvre étaient si évidents, CHAPITRE HUITIEME. 185 qu’il est impossible d’expliquer l’inaction où fut laissé Lobau, à moins d’admettre que Napoléon jugea nécessaire de le garder en réserve pour parer à l’apparition subite d’un nouveau corps prussien ou d’une colonne anglo-hollandaise. Dix ans plus tôt, il n’aurait pas montré tant de circon- spection (I). Au contraire du général français, Blücher avait fait preuve de beaucoup d’activité et d’une grande résolution. Bûlow lui avait manqué ; Wellington lui avait manqué ; et cela n’avait diminué ni sa fermeté, ni même son audace. Mais il avait fait des fautes. Il s’était trop étendu vers la gauche, et, se laissant abuser parles démonstrations de Grouchy, il avait maintenu, toute la journée, de Sombrelfe à Tongrinne, une force double de celle qui était nécessaire, tandis que son centre s’était con- stamment affaibli. On a tenté de le justifier en disant qu’il avait dû ne pas compromettre la route de Namur. Mais la raison est mauvaise; car, vainqueur, il gardait cette com- munication, et, vaincu, il devait forcément y renoncer pour prendre une nouvelle ligne d’opérations, qui le rapprochât de celle des Anglo-Hollandais. Deux divisions de Thielmann ne furent, pour ainsi dire, pas engagées (2); et, si elles eussent été rapprochées à temps de Ligny, elles auraient peut-être conjuré la dé- faite. Blûcher avait eu le tort aussi de porter, à son aile droite, une masse de cavalerie qui y fut inutile et qui manqua au centre, au moment décisif, et le tort plus grave de persister (1) Le jugement que nous portons sur la conduite de Napoléon, pendant la journée tout entière du 16 juin, a été contredit par M. Thiers. On trou- vera la réfutation de ees contradictions, à la note K. (2) La division Luck, notamment, n’eut que quatre-vingt-dix-huit hommes hors de combat. — Wagner. 16. 186 WATERLOO. à forcer la gauche des Français après avoir appris que Wellington ne viendrait pas, et quand Napoléon dispo- sait encore d’une forte réserve, ce qu’il aurait dû avoir reconnu. Enfin, un reproche auquel il ne saurait échapper, c’est d’avoir engagé trop tôt une grande partie de ses troupes. Blücher, vaincu, ne s’est pas répandu en récriminations amères contre Bûlow, son lieutenant, qui n’arriva pas sur le champ de bataille par trop de lenteur dans l’exécution de ses ordres; contre Wellington, son allié, qui lui promit une aide vainement attendue. 11 a laissé à l’histoire le soin d’ap- précier ses cruels mécomptes. Napoléon, vainqueur, ne l’a pas imité. 11 a fait violemment le procès au maréchal Ney, le décla- rant convaincu d’avoir méconnu ses ordres et empêché ainsi la victoire de Ligny de porter tous ses fruits. Mais le vaillant capitaine, si bien appelé le brave des braves, pou- vait-il aller prendre la place qui lui était assignée sur l’échi- quier où se jouait la fortune de la France? fut-il coupable de ne l’avoir pas prise? CHAPITRE NEUVIEME IG JUIN. — Quatre-Bras. Ney reçoit, vers dix heures et demie, Tordre de marcher sur les Qualre-Bras. — Ses instructions aux chefs des corps sous ses ordres. — Forces des Anglo-Hollandais aux Quatre-Bras. — Position des Quatre-Bras. — Dispositions prises par le prince d’Orange. — Arrivée de Wellington. — 11 se rend près de Blücher. — A deux heures, Ney attaque le prince d’Orange. — Prise de la ferme de Gimioncourt. — Retour de Wel- lington aux Quatre-Bras. — État du combat à trois heures et demie. — Ren- forts reçus par les Anglo-Hollandais. — Attaque de Bachelu sur leyr gauche. — Il est repoussé. — Attaque de Foy au centre. — Mort du duc de Bruns- wick. — Progrès de Guilleminol dans le bois de Bossu. — Le prince de Saxe- Weimar bat en retraite. — Étal du combat à cinq heures et demie. — Wellington reçoit de nouveaux renforts. — Ney appelle Kellermann et une brigade de cuirassiers. — Brillantes charges de celle brigade et de la cava- lerie de Piré. — Déroule des cuirassiers. — La ligne française est ébranlée. —Wellington reçoit encore des renforts. — Ney forcé de battre en retraite. — Il revient sur Frasnes. — Position des deux armées à neuf heures du soir. — Leurs perles respectives. — D’Erlon rejoint le maréchal. — Ses mouvements pendant la journée. Le 16 juin, on Ta vu, le maréchal Ney quitta Napoléon, à Charleroi, vers deux heures du matin, pour retourner à Gosselies, son quartier général. Il devait attendre les instructions qui lui seraient en- voyées quand le chef de l’armée française aurait pris la rc- 188 WATERLOO. solution qui déciderait des mouvements de la journée, à la gauche, au centre et à la droite. 11 s’était rendu de Gosselies à Frasnes et venait de par- courir la ligne de ses avant-postes, qui tiraillaient, depuis longtemps, avec ceux de l’ennemi, sur les hauteurs en avant de ce dernier village, au moment où l’aide de camp Flahaut lui apporta la dépêche reproduite dans le cha- pitre précédent. Il était dix heures et demie ou un peu moins (1). Napoléon ordonnait au maréchal, on se le rappelle, do marcher sur les Quatre-Bras, d’y placer six divisions d’in- fanterie ; d’en pousser une autre deux lieues au delà, s’il n’y avait pas d'inconvénient, une autre encore à Marbais sur la droite des Quatre-Bras; et de laisser le corps dès cuiras- siers de Kellerniann à l’intersection de la voie romaine et de la chaussée de Bruxelles (en arrière de Frasnes), afin qu’il pût être appelé, au besoin, vers Fleurus. A dix heures et demie, les fo.'’ces du maréchal étaient ainsi , disposéas : la division d’infanterie de Bachelu, la cavalerie ‘ de Piré et celle de Lefebvre Desnoëues (garde impériale) sur Frasnes; la division Girard à Warigenies près de Fleu- rus; les divisions Foy et Guilleminot à Gosselies et tout à ; côté, au bois de Lombuc ; le corps de d’Erion à Jumet et en ( arrière; les cuirassiers de Kellermann, arrivant de Char- | leroi, dépassaient Gosselies. < Ney expédia immédiatement un ordre de mouvement ' conforme aux instructions qu’il recevait (2). ' Bachelu dut aller occuper les hauteurs immédiatement en arrière de Genappe; Foy se porter, en seconde ligne, à (1) Nous établirons plus loin (voir chap. X) que c’est en ce momenl-là, au plus tôt, que Flahaut arriva près du maréchal. (2) Cet ordre est signé : « Pour le maréchal prince de la Moscowa, le colonel premier aide de camp, Heymès. » CHAPITRE NEUVIEME. 189 Borneriez ; Guilleminot et Girard s’avancer jusqu’aux Quatre-Bras ; d’Erlon jusqu’à Frasnes, avec sa cavalerie et trois de ses divisions, en détachant la quatrième sur Mar- bais;Piré se rendre aussi sur ce dernier point; Kellermann placer l’une de ses divisions à Liberchies, l’autre à Frasnes, où resterait Lefebvre Desnoëttes. Reille, chef du 2® corps, se trouvait à Gosselies. Au pas- sage de Flahaut sur ce point, il avait reçu communication des instructions portées à Ney par cet aide de camp. Il avait, en conséquence, ordonné aussitôt aux divisions Foy et Guilleminot de se préparer à partir; et il devait les mettre en marche vers Frasnes, sans attendre les ordres particu- liers de Ney, dès qu’elles auraient été prêtes. Mais, avant qu’elles le fussent, un officier expédié par le général Girard étant venu lui apprendre que des forces ennemies arrivaient sur Saint-Amand par la route de Namur, il s’était empressé de transmettre à Ney cette nouvelle, en lui demandant si elle ne devait rien changer à la destination des divisions Foy et Guilleminot et en le prévenant qu’il les retiendrait sur Gosselies jusqu’à la réception de sa réponse. Cette ré- ponse dut lui parvenir à midi moins un quart; et, sur-le- champ, il fit partir ces deux divisions (1), qu’il tenait alors sous les armes. Ney les attendit, impatient de déblayer le terrain devant (t) Reille, dans la notice historique déjà citée, dit qu’il commença son /nouvement, à onze /teures, sur la connaissance que- Flahaut, passant par Gosselies, lui avait donnée des instructions de Napoléon. Mais c’est une erreur de mémoire, prouvée par la lettre même qu’il adressa à Ney et qui est datée de Gosselies, à dix heures et un quart. 11 y dit, en effet, qu'il a reçu connaissance par Flahaut des ordres de l’empereur ; qu’il tiendra les troupes prêtes à partir; mais qxiil attendra., pour les mettre en mouvement, l’ordre du maréchal, le général Girard venant de lui faire un rapport annonçant que deux masses ennemies arrivaient, par la roule de Namur, sur Saint- Amand. (Nous donnons la lettre de Reille dans la note L.) 190 WATERLOO. lui. Pendant cette attente, il reçut, vers midi, sans doute, une nouvelle et brève dépêche du major général, qui ne pouvait qu’augmenter son impatience. Sur l'avis erroné, on va le voir tout de suite, que « l’ennemi présentait des masses du côté des Quatre-Bras, » avis donné par un olfi- cier de lanciers, qui avait probablement été blessé aux avant-postes et qui était venu à Cliarîeroi vers dix heures, au moment où Napoléon allait en partir pour Fleurus (1), Soult écrivait, de nouveau, au chef de l’aile gauche de réu- nir les corps de Reille et de d’Erlon et, ce qui différait de ses instructions précédentes, celui de Kellermann; et il lui disait qu’avec ces forces, il devait battre et détruire tous les corps ennemis qui pouvaient se présenter. 11 ajoutait, avec peu d’exactitude, soit de son chef, soit par ordre de Napo- léon : « Blücher était, hier, à Namur ainsi vous n’avez affaire qu’à ce qui vient de Bruxelles. » Ney devait ap- prendre, bientôt, en effet, que les ennemis pouvaient ac- courir sur lui d’un autre point encore que de la capitale de la Belgique. Le prince Bernard de Saxe-Weimar avait gardé la posi- tion qu’il avait prise la veille, en avant des Quatre-Bras, avec sa brigade et une batterie de huit bouches à feu. Perpon- cher, à la division duquel appartenait celte brigade, avait reçu, à une heure après minuit, à Nivelles, l’ordre qui près- crivaitla concentration de toutes ses troupes sur cette ville. Mais, jugeant mieux de la situation des choses que Wel- | lington, qui avait ordonné ce mouvement, à Bruxelles, avant d’avoir pu connaître l’attaque de Frasnes, il avait pris résolûment sur lui de ne pas l’exécuter; et, poussant jusqu’au bout la logique de son intelligente désobéissance, f t; ji (i) M. Thiers a cru à tort que cet officier de lanciers avait été expédié à i Charleroi par Ney lui-mémc, et cette erreur Ta entraîné à de bien étranges l| et injustes assertions contre nilustre maréchal. (Voir note L.) i CHAPITRE NEUVIÈME. 191 il s’était porté, avant le jour, sur les Quatre-Bras,se faisant suivre par sa seconde brigade aux ordres du général By- landt et sa seconde batterie d’artillerie. Vers quatre heures, il y était arrivé. A six, le prince d’Orange l’avait rejoint, accourant de Bruxelles par Braine-le-Gomte ; et, après de justes félici- tations à ce lieutenant si résolu, il avait pris la direction de la défense. Les Quatre-Bras tirent leur nom de la croisée des grandes routes de Namur à Nivelles et de Bruxelles à Charleroi. (V. C Allas, pL n® 3.) La première se dirige à peu près du sud-est au nord-ouest, la seconde du nord au sud. Au point même de leur rencontre, se trouvent, sur un plateau légè- rement ondulé, une auberge, une ferme et deux ou trois maisons. Ce plateau est soutenu, au sud et à l’est, par une pente assez peu roide dont le pied est dans un petit vallon, à fond raviné, où coule un faible ruisseau qui passe sous la chaus- sée de Bruxelles et va verser ses eaux dans la Dyle. A partir de là, le terrain se relève par des ondulations de plus en plus prononcées jusqu’à Frasnes. Dans l’angle sud-est des Quatre-Bras, à treize ou qua- torze cents mètres de ce point, on aperçoit la grande ferme de Gimioncourt sur la rive droite du ruisseau que nous ve- nons d’indiquer. Située dans un vaste verger bordé par de longues rangées d’arbres, clos par des haies vives hautes et fourrées, elle touche presque à la chaussée de Bruxelles* Le hameau de Piraumont est à l’est de cette ferme et très-rapproché de la chaussée de Namur et du bois de la Hutte, qui s’étend jusqu’à hauteur de Frasnes. Dans l’angle sud-ouest des Quatre-Bras, le bois de Bossu s’allonge sur une croupe parallèle à la chaussée de Bruxelles à Gharleroi, la laissant à moins de deux cents mètres, aux m WATERLOO. Quatre-Bras même, où il commence, et s’en écartant pro- gressivement jusqu’à seize ou dix-sept cents. Sa longueur est de près de trois mille mètres ; sa largeur moyenne, de cinq ou six cents. Une ferme, dite le grand Pierre-Pont, est près de son extrémité, sur sa lisière est (1). Le prince d’Orange avait sous la main cinq bataillons de Nassau (brigade Bernard de Saxe-Weimar), quatre batail- lons hollandais (brigade Bylandt), seize bouches à feu, c’est-à-dire sept mille hommes ou un peu plus. Un batail- lon belge, laissé à Nivelles en attendant l’arrivée d’autres troupes sur ce point , devait porter ces forces à huit mille hommes, mais seulement vers deux ou trois heures, La cavalerie consistait en une cinquantaine de hussards prussiens que les hasards de la retraite de la veille avaient portés de Gosselies sur Frasnes, et qu’on retenait provisoi- rement. Le prince d’Orange posta quatre bataillons de Nassau dans le bois de Bossu, leur faisantoccuper la ferme du grand Pierre-Pont; deux bataillons hollandais, l’un en avant de la ferme de Gimioncourt, l’autre à gauche de celui-ci; onze bouches à feu à droite et à gauche de la chaussée de Bruxelles, soutenues par un bataillon de Nassau et presque à hauteur de la ferme du grand Pierre-Pont; deux bouches à feu près de cette ferme ; et deux bataillons hollandais en réserve près des Quatre-Bras , avec trois pièces de canon. Cette ligne était bien étendue; mais on voulait en impo- ser, faire croire à la présence de troupes nombreuses, favo- risé qu’on était par le bois, par les moissons, par les mou- vements de terrain. Vers dix heures (2) , Wellington , venant de Bruxelles, (1) Ce bois a été complètement défriché en 1816 et 1817. (2) La présence de Wellington vis-à-vis de Frasnes, à dix heures et demie, est constatée par une fort brève dépêche qu’il adressa à Blücher, cl qui est [1 CIIAPlTRb: NEUVIEME. 193 d’où il n’étail parti qu’à cirui (1), avait approuvé ces dispo- sitions. Toujours calme, froid, impassible (2), il avait len- tement parcouru la chaîne des avant-postes, examiné la position des Français, où Ney se trouvait en ce moment même; et, cette reconnaissance terminée, il s’était rendu près de Blücher, à qui il allait promettre une aide que le maréchal français devait rendre impossible. « Vous ne tarderez sans doute pas à être attaqué, avait-il dit au prince d’Orange en le quittant. Je compte sur vous pour tenir ici jusqu’à l’arrivée des divisions en marche. » Son jeune lieutenant, formé à son école, méritait cette con- fiance. Elle ne fut pas trompée. Cependant , les divisions annoncées devaient se faire longtemps attendre. Les plus proches étaient celles qui ar- rivaient de Bruxelles. Elles en étaient parties, il est vrai, au point du jour, mais avec l’ordre de faire halle, jusqu’à nouvel avis, au village de Waterloo, c’est-à-dire un peu en arrière du point où une chaussée venant de Nivelles s’em- branche sur celle de Bruxelles ; et, à midi seulement, elles avaient repris leur marche se portan t sur les Quatre-Bras. De Waterloo à ce point, il y a dix-sept kilomètres. L’ordre qui les y appelait avait été expédié de Genappe par Wel- lington. Retard étrange ! 11 était deux heures moins un quart, quand la division Foy arriva sur Frasnes. Le maréchal Ney disposa, dès lors, dalée ainsi : « Sur les hauleurs, derrière Frasnes, le 16 juin à dix heures el demie. » (1) Wüfïling (aus meinem Leben). (2) Des écrivains se sont plu à représenter Wellington arrivant aux Qiialre-Bras, tout ému, tout etîaré. Un officier de haut grade, esprit élevé et singulièrement impartial, qui lui fut présenté alors par le prince d’Orange, et à qui nous demandions, il y a peu de temps, quelle était l’attitude du général anglais, nous a répondu ; « 11 éiait froid comme glace, comme si les Français eussent été à cent lieues de nous. » I. 17 194 WATERLOO. de neuf raille horaraes d’infanterie, de 1,850 chevaux (1) et de vingt-deux bouches à feu. Il avait, en outre, deux radie chevaux et la batterie de la division Lefebvre Desnoeltes; mais Napoléon, on l’a vu, lui avait recoraraandé de ne pas s’en servir. La division Guillerainot, un peu plus éloignée de Frasnes que celle de Foy, au moment du départ, ne pouvait tarder k rejoindre. A deux heures (2), Ney tirait le premier coup de canon contre le prince d’Orange. Il devança donc, il faut le remarquer, l’ordre de Napo- léon • qui lui faisait écrire, de Fleurus, en ce moment meme, par le major général (3) « que son intention était qu’il atta- quât ce qu’il avait devant lui. » . Reille conduisit le mouvement, la division Bachelu mar- . chant, à droite de la chaussée de Bruxelles, en colonnes par ; bataillon; la division Foy tenant la chaussée même par a brigade Gautier et gardant la brigade lamin en reserve; a | division Piré flanquant la manœuvre à droite par 1 une de . ses brigades et ayant l’autre vis-à-vis et en arriéré de 1 in- tervalle de Bachelu et de Foy. Lefebvre Desnoeltes resta sur les hauteurs de Frasnes. , Les tirailleurs de Bachelu s’engagèrent avec ceux^ du bataillon de gauche de la ligne hollandaise. Ils e^ replièrent; et ce bataillon lui-même, abordé, avant davoiii pu se former en carré, par un régiment de cavalerie,^ fut sabré, mis en désordre et alla se rallier vers la ferme de Gimioncourt. Bachelu fit occuper le hameau de Piraumont. (1) Division Bticlielu, 9 bataillons, 4,105, division Foy, 10 bataillons, A 78^ fantassins: division Piré, 1.8G5 cavaliers. ' « ce“i.ni, o„ 1. V.™ plu. ...d. d'anrcs les rapports hollandais et les écrivains ang .us vUcresscs opposé à ceux-ci. Reille (Notice historique) dit « vers deux lu ui c.-. » (3) Voir pages 151-152. CHAPITRE NEUVIEME. 195 Pendant ce temps, Foy avait contre-battu, par son artil- lerie et celle de Piré, l’artillerie ennemie et avait contraint les bataillons qu’il avait en face de se retirer sur le rideau qui domine, immédiatement au sud, le petit vallon de Gimioncourt. Bientôt le feu de nos batteries devint si meurtrier, que le prince d’Orange se résolut à marcher sur elles. L’entreprise était hardie, faite surtout avec une poignée de monde, en vue d’une cavalerie ardente. Elle échoua. Le bataillon, en avant duquel marchait le prince agitant au-dessus de sa tête son chapeau à panache, s’avança bravement au pas de charge. Il fut pris en flanc par un régiment de Piré, cul- buté et rejeté sur la ferme de Gimioncourt. Le prince, lui- même, confondu dans la mêlée, faillit être fait prisonnier; et un de ses aides de camp resta blessé sur le champ de bataille. Sa ligne fut renforcée alors des deux bataillons mis en réserve aux Quatre-Bras ; et le combat devint fort vif, dans le vallon et aux abords de la ferme de Gimioncourt. Mais Foy, l’épée à la main, conduisant la brigade Gautier, força le passage du ruisseau et enleva la ferme, malgré une vive résistance, repoussant les Hollandais sur la pente du plateau des Quatre-Bras. Reille avait déjà donné l’ordre à la brigade Jamin, laissée d’abord en réserve, d’attaquer la ferme du grand Pierre- Pont et le bois de Bossu, occupés, nous l’avons dit, par les Nassau du prince de Saxe-Weimar. Ceux-ci avaient bien tenu leur terrain. Ils étaient favorisés par la nature du bois, qui était une haute futaie très-claire avec un sous-bois fourré ; et ils venaient d’être renforcés par le dernier bataillon de la division Perponcher, arrivé de Nivelles. 11 était trois heures. 196 Waterloo. La division Guilleminot (1) entra en ligne, en prenant l’attaque du bois. Jamin appuya vers la chaussée. En ce moment, le prince d’Orange avait sa droite à la ferme du grand Pierre-Pont, sa gauche sur le plateau des Quatre-Bras. Ses bataillons, si maltraités quelques instants plus tôt, s’étaient reformés et faisaient maintenant bonne contenance, appuyés à l’artillerie réunie et en action au bord du plateau. A peu de temps de Ih, cependant, la position du prince d’Orange était devenue très-critique. Guilleminot avait en- levé la ferme du grand Pierre-Pont et pénétré dans le bois de Bossu; Foy et Bachelu allaient monter la pente du pla- teau ; encore un effort de leur part, et Hollandais et Nassau seraient refoulés sur la chaussée de Nivelles, et auraient grande peine à se soustraire à une défaite complète. Leur persévérance devait trouver une autre récompense. Les renforts si longtemps attendus commencèrent à so montrer. 11 était trois heures et demie (2). (1) La division d'infanterie de Guilleminot était la plus forte des divisions ! (le rarmée. Elle comptait 7,819 hommes, non compris ses artilleurs, etc. | Jérôme Bonaparte venu de Paris avec Napoléon en avait pris le comman- i dement depuis Pavanl-veille. Mais son commandement était purement no- | minai; et le commandement réel restait entre les mains du lieutenant- [ général Guilleminot, officier très-distingué , qui l’exerçait depuis deux mois. (2) Wellington, dans son rapport, dit « deux heures et demie; » quelques f écrivains anglais disent « vers trois heures. » Mais, comme il est certain, ces derniers même en conviennent, que les réserves arrêtées à Waterloo re- çurent, à midi seulement, l’ordre de reprendre leur mar.chc; et, comme il y a dix-sept kilomètres de ce point aux Quatre-Bras, il ne nous paraît pas : possible qu’elles soient arrivées aux Quatre-Bras, avant trois heures et | demie, bien qu’elles aient marché très-vite. D’un autre côté, les rapports hollandais concordent entre eux pour met Ire, à peu près, vers trois heures et demie l’arrivée de la brigade de Van Merlen ; et celte brigade déboucha sur les Quatre-Bras en même temps que les Anglais venant de Waterloo. CHAPITRE NEUVIEME. 197 La brigade Van Merlen (division liollando-beige de Col- iaert), forte de onze cents chevaux et d’une section d’artil- lerie, venant de la Haine par Nivelles, la division Picton, de sept mille sept cents hommes, en douze bataillons et deux batteries (douze bouches à feu), venant de Bruxelles, débou- chèrent simultanément sur les Quatre-Bras. Van Merlen avança entre le bois de Bossu et la chaussée de Bruxelles : Picton se forma sur deux lignes, chacune de six bataillons : la première sur la chaussée de Namur; la droite aux Quatre-Bras, et la gauche vers un chemin qui conduit de cette chaussée à Sart-Dame-Avelines. Van Merlen achevait son mouvement ; Picton n’avait pas fini le sien, quand le prince d’Orange, de plus en plus pressé par Foy et Bachelu, voulut mettre à profit le premier secours venu sous sa main et dégager la pente du plateau des Quatre-Bras. Van Merlen avait un régiment de hussards (Hollandais) et un régiment de dragons légers (Belges). Le prince lui ordonna de prendre la charge, avec les hussards, contre deux bataillons qui, près de la chaussée, soutenaient les ti- railleurs français, de plus en plus entreprenants; il le fit appuyer par quelque infanterie, par son artillerie, ettintles dragons prêts à l’appuyer aussi. La tentative ne fut pas heureuse. Le colonel de Faudoas s’élança sur les hussards, avec le 6® chasseurs, suivi du 5® lanciers ; les mit en déroute, aborda ensuite l’infanterie de soutien, la dispersa et sabra l’artillerie, dont une bat- terie fut presque anéantie (1). Les dragons voulurent en vain paralyser ce brillant coup de vigueur, en reprenant la charge des hussards. Après une vive rencontre où ils se (t) Ce sont les expressions mêmes dn général Perponclier, dans son rap- port. (Archives du ministère de la guerre hollandais.) 198 WATERLOO. mêlèrent audacieusement à leurs adversaires, ils tournèrent bride, galopant pour aller se rallier en arrière des Quatre- Bras. Ils ne devaient pas rentrer en ligne de la journée; car, pour comble d’infortune, un bataillon anglais, trompé par la similitude de leur uniforme avec celui de nos chas- seurs, les accueillit par une fusillade meurtrière à leur ap- proche de la chaussée de Namur (1). Au moment où le prince d’Orange avait fait commencer la manœuvre qui aboutissait à cet échec, Wellington, de re- tour de son entrevue avec Blücher, avait reparu sur le ter- rain; et une colonne brunswickoise était venue serrer en arrière de Picton. Partie, le matin, de Bruxelles et conduite par le duc de Brunswick lui-même, cette colonne comptait cinq bataillons et cinq escadrons : plus de trois mille baïonnettes et huit cents sabres. L’artillerie et le reste de l’infanterie (trois ba- taillons, seize bouches à feu) du corps de Brunswick la sui- vaient à trois heures de distance. Wellington ayant reconnu l’état du combat et vu que Ney préparait un mouvement en avant à droite et au centre, fit immédiatement des dispositions pour y résister. (1) Dans une brochure fort intéressante, le général-major belge Renard raconte ainsi, d’après le témoignage d'officiers qui y prirent une part prin- cipale, un épisode de celte rencontre entre Français et Belges : « En ce mo- ment, nos braves furent soumis à une rude épreuve. Ils se trouvèrent en présence de camarades avec lesquels, quelques mois auparavant, ils bra- vaient les mêmes dangers. Ceux-ci appelaient les nôtres par leiir nom en les engageant à rejoindre leur drapeau. Le capitaine Delenne se trouva en présence de Devielle, son frère d’armes de France. Le capitaine Van Re- moortere reçut un coup de pointe dans le ventre, d’un de ses anciens sous- officiers. Le maréchal des logis Beauce se sabrait avec un des maréchaux des logis de son ancien escadron. » {Réponse aux allégations anglaises sur la conduite des troupes belges en 1815. — Bruxelles, 1855.) Ce récit vient à l’appui de ce que nous avons dit précédemment de l’erreur où tombait Napoléon en comptant sur la défection des troupes belges. CHAPITRE NEUVIÈME. 199 La division Piéton se composait des brigades anglaises de Kempt et de Pack, et de la brigade hanovrienne de Best (1), chacune de quatre bataillons. Wellington porta ra- pidement six bataillons anglais en première ligne, à quatre ou cinq cents mètres en avant de la chaussée de Namur ; la brigade hanovrienne, en seconde ligne, sur celte chaussée même; un bataillon anglais contre les Quatre-Bras et un autre, anglais aussi, près de la chaussée de Namur et vis- à-vis de Piraumont. Le duc de Brunswick reçut l’ordre de détacher un ba- taillon pour appuyer ce dernier, un escadron pour éclairer le terrain adroite du bois de Bossu, et d’aller prendre po- sition, avec le reste de ses troupes, entre le bois et la route de Bruxelles, en avant des Quatre-Bras. Les troupes engagées jusque-là par le prince d’Orange passèrent en réserve, à l’exception des Nassau du prince de Saxe-Weimar et d’un bataillon de Bylandt, qui continuaient à disputer le bois de Bossu à Guilleminot. Wellington ne s’était pas trompé : Ney avait fait les pré- paratifs d’un mouvement général en avant ; et ce mouve- ment commença comme finissait celui de Picton et du duc de Brunswick. Bachelu avec les quatre régiments de sa division , dimi- nués d’un bataillon qui occupait Piraumont, marcha aux Anglais de Picton et eut en arrière de sa gauche un régi- ment de lanciers et un régiment de chasseurs (division Piré). Foy poussa en avant de la ferme de Gimioncourt deux colonnes, l’une sur la chaussée, l’autre plus près du bois de Bossu. Guilleminot dut continuer sa lutte dans ce bois. ()) La brigade de Best appartenait à la division Cole. Elle venait de passer dans la division Picton pour y remplacer la brigade lianovrieunc de Vincke. 200 WATERLOO. Toute l’artillerie du corps de Reille, en batterie au som- met du rideau en deçà du ruisseau de Gimioncourt, pro- tégea la manœuvre de Bachelu et de Foy, en précipitant son tir. Pour parvenir à la position de Picton, Bachelu avait à traverser le ruisseau de Gimioncourt, au fond raviné, aux bords garnis de haies épaisses, et un peu au delà, un autre ravin ou pli de terrain bien moins prononcé , mais garni également de haies infranchissables sur beaucoup de points (1). 11 traversa ces obstacles, mais avec difficulté: et il en résulta de la désunion dans ses colonnes. Il avait replié les tirailleurs anglais, atteint le sommet delà pente du second ravin et mettait le pied sur le plateau, quand il reçut une grêle de mitraille et la fusillade, presque à bout portant, de la première ligne de Picton, de six bataillons qui, à moitié couchés dans les blés, le doigt sur la détente, avaient attendu l’approche de leurs adversaires. Sous ce feu terrible, les régiments de Bachelu, dont les rangs sont encore désunis, que l’artillerie ne peut plus protéger, car ils la masquent maintenant, se troublent et hésitent. Picton le voit, et, aussi prompt à la résolution qu’à l’exécution, il les fait charger à la baïonnette, les rejette au delà des deux ravins et paraît avec eux sur le revers opposé. Mais, arrivé ! là, il est fusillé, à courte distance, par le régiment formant i la colonne de gauche de Bachelu, le 108% attardé par le pas- j sage des haies qu’il est obligé de couper. Les bataillons | anglais s’arrêtent bientôt; et les lanciers et les chasseurs, saisissant le moment, se précipitent sur eux et les mettenten désordre. La ligne française se réforme sous la protection de cette charge brillante, et, à son tour, elle rejette l’ennemi, la (1) Ces haies ont disparu depuis 1815, ainsi que beaucoup d’autres et des fossés qui coupaient le terrain au bas du plateau des Quatre-Dras et sur le plateau meme. CHAPITRE NEUVIÈME. 201 baïonnette au dos, dans les ravins et le force à regagner le plateau. Mais Baclielu ne tente plus de repasser le ruisseau. Cette première rencontre avec les soldats de la Grande- Bretagne avait été très-sanglante. Les ravins et leurs abords étaient couverts de morts et de blessés à l’habit bleu comme à l’habit rouge. Le duc de Brunswick avait pris la position que lui avait indiquée Wellington : sa gauche à la chaussée de Bruxelles, en avant d’une maison isolée, sa droite vers le bois de Bossu et s’y reliant par deux compagnies légères, tout son front un peu en retraite sur la première ligne de Picton. Exécutant cette manœuvre sous le feu de notre artillerie et ne pouvant être appuyé par les batteries hollandaises, encore hors d’état de rentrer en ligne, il avait demandé quelques pièces à Wellington, qui lui en avait envoyé quatre, détachées de la division Picton, sur laquelle Ba- chelu allait marcher. Mais ces pièces étaient à peine en position, que déjà l’artillerie française en avait démonté deux et désorganisé le reste. Brunswick avait vu, alors, deux colonnes d’infanterie, précédées d’une forte ligne de tirailleurs, sortir du vallon de Gimioncourt et gravir la pente du plateau. C’étaient les colonnes de Foy qui prononçaient l’attaque du centre, marchant, comme nous 'l’avons dit, l’une sur la chaussée de Bruxelles, l’autre plus près du bois. Vigoureusement pressés par les tirailleurs de Foy, ceux de Brunswick cédèrent le terrain ; et la colonne qui suivait la chaussée allait aborder les bataillons postés en avant de la maison isolée, quand le duc de Brunswick, lui-même, prL ia charge contre elle avec trois cents uhlans. Il n’arriva pas jusqu’au choc. Accueilli par la'mousqueterie de notre premier bataillon instantanément formé en carré, il vit ses uhlans tourner bride sans qu’il lui fût possible de les ar- 20^2 WATERLOO. rêter. La première ligne de son infanterie, déjà ébranlée, recula, pendant quelques instants, avec assez de fermeté. Mais Rapproche du régiment de lanciers et du régiment de chasseurs, qui appuyaient le mouvement de Foy, la troubla et elle se retira en désordre, partie dans le bois de Bossu, partie vers la chaussée de Namur. Ce fut au momenl^où il s’épuisait en efforts pour arrêter cette déroute que le duc de Brunswick fut mortellement atteint d’une balle. Vaillant soldat, ardent patriote, il trouva à quarante ans une mort digne de sa vie. Ses hussards voulurent arrêter nos lanciers et nos chasseurs galopant parmi ses fantassins en fuite. Mais ils furent dispersés à leur tour, vivement poursuivis, et allèrent se jeter sur la droite de Picton, qui reprenait, en ce moment, sa position sur le plateau, après sa sanglante rencontre avec Bachelu. Dans cette poursuite ardente, nos lanciers et nos chas- seurs se trouvèrent, tout à coup, en face des bataillons de Picton. Ils se rallient et les chargent. Les lanciers abordent le 42^ formé en carré (1), Renfoncent et le sabrent, tuant son lieutenant-colonel et Run des deux majors. Ils se précipitent ensuite sur le carré du 44^, qui est auprès, et y pénètrent aussi; mais, décimés par les balles, ils sont forcés à la retraite et vont se rallier derrière notre infanterie. Les chasseurs, arrivés pêle-mêle avec les hussards de Brunswick jusqu’aux maisons des Quatre-Bras, y ren- contrent le 92® (Anglais), essuient son feu sans pouvoir l’entamer, sont sur le point de prendre le duc de Wellington en arrière de ce régiment, sabrent les fuyards jusqu’au delà de la chaussée de Namur; se trouvent arrêtés, enfin, par les réserves hollandaises et le contingent de Nassau ; (i) Le 42e, comme tous les régimenls de riclon, n’a\ail qu’un lalaLloii CÎIAPITRE ^;E[JV1EME. 203 et reviennent prendre haleine à l’abri de nos batail- lons. Le contingent de Nassau, formant la brigade de Kruse, est arrivé depuis quelques instants des environs de Bruxelles. Wellington compte trois mille hommes de plus. Sa posi- tion néanmoins est compromise. Guilleminot s’est avancé, maintenant, dans le bois de Bossu jusqu’à hauteur des têtes de colonne de Foy; le prince de Saxe-Weimar, pressé de front, tourné par sa droite, est en retraite vers Houtain-le-Val ; les quatre régi- ments de lanciers et de chasseurs de Piré se sont ralliés et vont se lancer de nouveau contre les bataillons anglais, violemment battus par notre artillerie; Bachelu vient d’ap- puyer à droite pour tourner, vers Piraumont, la gauche de Wellington, qu’il n’a pu forcer de front. Encore une fois, Ney est près de saisir le point de concentration de l’armée anglo-hollandaise. Ce point va-t-il lui échapper une fois encore? Il est cinq heures et demie. Alten, venant de Soignies, débouche, par la chaussée de Nivelles , sur les Quatre-Bras , avec deux brigades de sa division (1) et ses deux batteries. Une batterie à cheval de la division Cooke le suit presque immédiate- ment. C’est un nouveau renfort de dix-huit bouches à feu et de plus de six mille honunes que reçoit Wellington quand Ney n’a plus la moindre réserve d’infanterie. Abstraction faite des pertes respectives, le général an- (1) La troisième brigade avait reçu, en route, Tordre de rester en obser- vation à Arquennes. Elle appartenait à la légion allemande. La plupa/i des écrivains la font figurer aux Qualre-Bras. C’est à tort. (Voir Hiatorÿ of ihs King's german Légion^ par Bcamisb.) 204 WATERLOO. glais dispose de quarante-huil bouches à feu et de plus de trente mille hommes, dont dix-huit cents de cavalerie; le général français, de vingt mille hommes et de trente-huit bouches à feu; mais il a, derrière lui, sur Frasnes, la divi- sion Lefebvre Desnoëttes et l’une des divisions de Keller- mann. Napoléon lui a recommandé, il est vrai, de ne pas engager Lefebvre Desnoëltes et de tenir Kellermann à sa disposition, de manière à ce qu’il pût l’appeler vers Fleurus, s’il en avait besoin ; mais les circonstances sont pressantes. Ney va-t-il respecter jusqu’au scrupule ces instructions ? Pendant le combat, qui a duré déjà trois heures et demie, il a successivement appris qu’il ne doit plus compter sur la division Girard, attirée vers Saint-Amand par Napoléon, et que tout 1e corps de d’Erlon, détourné de sa roule, s’est éloigné de lui, au lieu de s’en rapprocher. 11 a expédié, il est vrai, un oflîcier sur les traces de d’Erlon pour le rap- peler; mais il n’est pas certain de l’arrivée, en temps ntile, de son lieutenant sur ce champ de bataille où les forces de l’ennemi augmentent incessamment. En outre, il a reçu, depuis quelques instants, l’ordre daté de Fleurus, à deux heures (1), qui lui prescrit d’attaquer les forces qui se trouvent devant lui, et, après les avoir vigoureusement poussées, de se rabattre sur Napoléon. Voilà, certes, bien des motifs pour transgresser les in- (1) Au dos de ccl ordre est écrit : «AM. le maréchal prince de la Moscowa, à Gosselics^ sur la roule de Bruxelles; » et au crayon ; « Wagnée (Wange- nies), bois de Lombuc. » Un duplicata de ccl ordre porte : « Wagnée, Bansarl. {Documents inc- dils^ etc.). Ces mots Wagnée, Raiisart; Wagnée, bois de Lombuc, désignent évidemment les chemins à suivre par les olTiciers porteurs de Tordre et du duplicata. Or, de Fleurus au vallon de Gimioncourt, où se trouvait le ma- réchal Ney, il y a six lieues de roule par les directions indiquées. Ce fut donc probablement vers cinq heures, comme nous le disons, qu’il reçut la première dépêche datée de Fleurus. CHAFITHE NEUVIEWE. ^205 struclions écrites, le matin, au sujet de la cavalerie de Le- febvre Desnoëttes et de Kellermann. Ney, d’ailleurs, ne sau- rait l’avoir oublié, une lettre du major- général, une lettre qu’il a depuis raidi entre les mains, l’autorise, en cas de nécessité, à réunir Kellermann àReille. 11 veut, pourtant, continuer la lutte sans prendre appui de celte belle réserve. Alten amenait avec lui la brigade anglaise de C. Halkett, de quatre bataillons, et la brigade hanovrienne de Klel- mansegge, de six. Wellington dirige immédiatement celle-ci sur son extrême gauche, que commence à presser Bacbelu débouchant vers Piraumont ; et il fait passer rapidement en avant des Quatre- Bras les Anglais d’Halkett avec deux bataillons de Bruns- wick, qui se sont reformés. Les trois batteries qui viennent d’arriver avec Alten se portent, une la droite au bois de Bossu, une autre la gauche sur la chaussée de Bruxelles, la troisième en arrière de celles-ci dans une position intermé- diaire. Le contingent de Nassau s’est avancé pour appuyer le prince de Saxe-Weimar. Les troupes hollandaises restent en réserve derrière les Quatre-Bras. Picton a formé deux carrés, chacun de deux bataillons, sur le terrain même où il a déjà soutenu les assauts de nos lanciers et de nos chas- seurs. Le nouvel accroissement de forces de Wellington arrête les progrès de Guilleminot et oblige les colonnes de Foy à redescendre dans le vallon de Gimioncourt. Ney concentre le feu de son artillerie contre le plateau et attend avec une fiévreuse impatience qu’elle ait assez ébranlé les masses ennemies pour donner le signal d’une nouvelle attaque. La batterie anglaise qui a pris position le long du bois est bientôt si rudement atteinte, qu’elle est forcée de se retirer :2ü6 WATKRLOO. 'il moitié démontée. Celle qui s’est avancée sur la chaussée de Bruxelles est presque aussi maltraitée; cependant elle continue à tirer. Il est six heures. En ce moment parvient à Ney (1) la dépêche, datée de Fleurus à trois heures et un quart, qui l’appelle instamment sur le champ de bataille de Napoléon, qui lui dit « que le sort de la France est entre ses mains. » Cet appel, aussi pressant que solennel, détermine, enfin, le maréchal à tirer parti de la cavalerie restée en arrière. Il expédie, en toute hâte, à Kellermann l’ordre d’accourir avec l’une des brigades de la division qui est à Frasnes; mais l'autre brigade de^cette division (2), mais la seconde division de Kellermann, mais celle de Lefebvre Desnoëttes, il les laisse immobiles, il n’ose pas en disposer ! Quelques instants se passent à attendre Kellermann. Dès que Ney l’aperçoit, il galope vers lui, et, l’esprit frappé de la dépêche venue de Fleurus, il lui dit, en lui serrant con- vulsivement la main : (( Mon cher général, il faut ici un grand effort ; il faut enfoncer cette masse d’infanterie. Le sort de la France est dans vos mains; partez! Je vous fais soutenir par toute la cavalerie de Piré. » La mission eût fait sourciller peut-être plus d’un de ces hommes de fer, habitués à lancer les ouragans de la cava- lerie; elle étonna, dit-on, Kellermann lui-même, le héros de Marengo, le conducteur de tant de chocs héroïques; mais elle n’ébranla pas son cœur. Il forme ses pelotons, monte la pente du plateau par la chaussée, tourne à gauche, fait sonner la charge et précipite (t) Mémoires de Napoléon, t. IX, Appendice. — Documents inédits sur la campagne de 1815. (2) Plusieurs écrivains font figurer celte brigade, qui était composée de dragons, au combat des Qualre-Bras. C’est une erreur. CHAPITRE KEÜVIEWE. SOS Iluit cents cuirassiers sur l’infanterie d’Halkctt. Le pre- mier régiment qu’il rencontre est le 69® (1), qui l’a attendu, rangé en bataille. Il reçoit son feu à moins de cent pas, le renverse, lui met hors de combat la moitié de ses hommes, tue son lieutenant-colonel commandant et enlève son dra- peau, qui est pris par le cuirassier Lami, du 8® régiment. Le 69® se disperse et s’enfuit dans le bois. Kellermann rallie ses escadrons et les jette sur le 30® ré- giment, qui est en carré près de là ; il ne réussit pas à l’en- foncer; mais il culbute, sabre le 33®, deux bataillons de Brunswick et arrive avec les fuyards jusqu’aux Quatre-Bras. Le centre de Wellington est ouvert. Pendant ces charges furieuses, les lanciers et les chas- seurs de Piré ont abordé les carrés de Picton ; mais leurs assauts répétés n’ont pu parvenir à les forcer. Formée, ici, sur deux rangs, là, sur quatre, cette vaillante infanterie a résisté à tous les efforts, superbe de sang-froid, puissante par le tir. Dans les hasards de cette rencontre, le 6® lanciers, con- duit par le colonel Galbois, parvient jusqu’à la chaussée de Namur, tombe sur un bataillon hanovrien (division Picton) et le taille en pièces. Le feu de deux bataillons voisins l’ai- rête, et il est forcé de se replier, ramenant le brave Galbois grièvement blessé. Mais il reprend bientôt la charge. Ney suivait d’un œil avide, à travers les éclaircies de la poudre, la lutte de sa cavalerie. Voyant les débuts heureux de Kellermann, l’audace crois- sante des lanciers et des chasseurs, voyant Guilleminot qui avait repris sa marche en avant, qui touchait presque à la chaussée de Nivelles, à la lisière nord du bois de Bossu, en- tendant la fusillade de Bachelu qui gagnait sur la gauche (l) Le 69e, comme tous les régimenis d’Allen, n’avail qu’un bataillon. 2Ü8 WATERLOO. ennemie, il avait poussé, vers les Quatre-Bras, les colonnes de Foy. Celle de droite a enlevé la maison isolée, d’où le 92® an- glais s’est vainement efforcé de la chasser; celle de gauche va achever de balayer la lisière est du bois, quand, dans une charge qu’il mène aux Quatre-Bras mêmes, Kellerman reçoit d’épaisses volées de mitraille, et une grêle de balles lancées du bois, des maisons et des clôtures voisines. Son cheval est tué; sa troupe, jusque-là si intrépide, s’étonne, hésite, tourbillonne, et bientôt tourne bride et s’en- fuit. Sourde à la voix de ses officiers, éperdue, comme frappée de vertige, elle se précipite vers le vallon de Gimion- court, le franchit et ne va s’arrêter que devant la division Lefebvre Desnoëttes, qui lui barre le passage à Frasncs. Kel- lermann s’échappe à grande peine au milieu de cet affreux tumulte; il revient à pied, tête nue, sans arme, accroché de chaque main aux chevaux de deux cuirassiers, et ne trouve un abri que près de notre infanterie. L’épouvante des cuirassiers ébranle les colonnes de Foy; les lanciers et les chasseurs de Piré se replient derrière elles ; tout hésite. Ney se multiplie pour rassurer, encourager ses soldats, et, malgré la déroute de Kellermann, ne désespère pas du gain de la journée. 11 est près de sept heures. D’Erlon, rappelé avec instance, viendra sans doute, enfin, donner le secours décisif qui terminera la bataille. Mais, pendant que Ney demande aux siens de faire de nou- veaux efforts jusqu’à l’arrivée de d’Erlon, Wellington reçoit, par la chaussée de Nivelles, la division Cooke (gardes an- glaises) avec une batterie, et, par la route de Bruxelles, les trois derniers bataillons du corps de Brunswick avec seize bouches à feu. CHAPITRE NEUVIÈME. 209 Le sanglant conflit devient donc de plus en plus inégal. Abstraction faite encore des pertes respectives, les forces des Anglo-Hollandais montent, maintenant, à trente-sept mille hommes et soixante et dix bouches à feu, tandis que celles des Français sont restées stationnaires, sauf l’entrée en ligne des huit cents cuirassiers de Kellermann. Sans perdre un instant, Wellington fait passer, en pre- mière ligne, à droite du bois de Bossu et dans le bois même, la division Cooke; les deux batteries et les trois bataillons de Brunswick, qui viennent d’arriver, sont portés en avant des Quatre-Bras ; les bataillons d’Halkett, si maltraités par nos cuirassiers, se reforment ; les troupes en réserve sur les Quatre-Bras entrent en ligne. Ce déploiement de forces déterminerait tout autre que Ney à battre sur-le-champ en retraite. Lui, le général des jours difficiles, des heures critiques, il veut encore maintenir sa position. Il va être obligé, pourtant, de céder devdht l’im- possible. Son artillerie est trop faible, à présent ; une charge de Piré échoue sur le plateau ; Guilleminot cède sous la pression des gardes anglaises ; et, comme si tout devait se réunir pour accabler l’intrépide maréchal, on vient lui apprendre qu’il ne doit plus compter sur d’Erlon. Cette nouvelle imprévue porta, a-t-on dit, le désespoir au cœur de cet homme, si rudement éprouvé, cependant, par les crises les"' plus ter- ribles de la guerre ; et, sous le feu croisé des batteries an- glaises, au milieu des projectiles ricochant autour de lui, on l’entendit s’écrier : « Vous voyez ces boulets ! je voudrais qu’ils m’entrassent tous dans le ventre (1). » 11 se résigna à ordonner la retraite sur toute la ligne. Elle se fit en bon ordre, avec la plus grandé fermeté, en (I) Mémoires de Fleury de Chaboulon. — Londres, tSîO. 210 WATERLOO. disputant le terrain pied à pied, et si lentement, qu’on mit deux heures pour reculer d’une demi-lieue. Vers neuf heures, tout engagement avait cessé; Ney pre- nait ses bivacs sur les hauteurs en avant de Frasnes, vis-à- vis de Wellington, qui établit les siens, la droite à la pointe sud du bois de Bossu, le centre et la gauche en avant de la ferme de Gimioncourt et du hameau de Piraumont. La journée avait été meurtrière pour les deux partis. Ney, sur vingt et un mille hommes mis en ligne, en avait plus de quatre mille hors de combat; et Wellington, près de cinq mille, sur trente-sept mille qu’il avait engagés (1). Dans les pi’emières heures de la nuit, le général anglais fut rallié par la cavalerie d’Uxbridge et la brigade qu’Alten avait laissée sur Arquennés en s’avançant vers les Quati-e- Bras. Le reste de son armée fut alors partagé en quatre groupes : Sur Nivelles, les divisions Chassé et Clinton, une brigade de celle de Colville; deux brigades de celle de Collaert (cava- lerie hollando-belge); (1) Une lettre, accompagnée d’états officiels et adressée au président de la chambre des représentants, le 1er juillet 1815, par le chef d’état-major du 2« corps, fixe à 4,125 le nombre des tués et blessés de ce corps aux Qualrc-Bras. Les cuirassiers en eurent 250 environ (dans sa Notice historique, Reille dit \ quelques centaines). 1 Les pertes de Ney furent donc de 4,575 hommes environ. ^ Le rapport officiel de Wellington indique 2,480 Anglais, 404 Hanovriens hors de combat et manquants (égarés, prisonniers) ; et ce rapport, soumis à l’entière liberté de discussion de l’Angleterre, n’a pas été contredit. Les états officiels hollandais portent à 867 hommes les pertes de la divi- sion Perponcher et de la brigade Van Merlen. {Archives du ministère de la guerre, à la Haye.) Celles des Brunswickois furent de 708 (Geschichte des herzoglich Braun^ schweigschen Armée-Corps., eic.) i celle du contingent de Nassau (brigade Krusg) d’environ deux cents. Les perles de Wellington s’élevèrent donc à 4,659 hommes. CHAPITRE NEUVIEME. 2H Sur Brainc-le-Comte, deux brigades de Colville, deux ré- giments de la brigade d’Estorff (cavalerie hanovrienne) ; SurEngliien, la division Stedmann et la brigade indienne aux ordres du prince Frédéric des Pays-Bas; Sur Bruxelles, la division Cole et la réserve d’artillerie. Il fallait ainsi un jour encore de marche forcée, aux troupes les plus éloignées, pour rejoindre le gros de l’armée aux Quatre-Bras. Si Wellington l’eût voulu, les forces rassemblées sur ce point auraient été plus considérables, même dès les pre- miers moments de la bataille qui venait de finir. La division Chassé, deux des brigades de Collaert étaient à Nivelles et Arquennes de midi à une heure ; de deux à trois heures, elles auraient donc pu être rendues aux Quatre- Bras. Elles reçurent l’ordre de rester à Nivelles et Ar- quennes. La brigade Ompteda, de la division Alten, aurait pu ar- river sur le champ de bataille en même temps que les deux autres brigades de cette division, c’est-à-dire vers cinq heures et demie. Elle fut arrêtée sur Arquennes. Il nous semble impossible d’expliquer les ordres qui retin- rent toutes ces troupes loin de la lutte, à moins d’admettre que Wellington n’était pas encore pleinement convaincu que l’attaque de Napoléon portait exclusivement sur l’armée prussienne et l’extrême gauche anglo-hollandaise, et qu’il regardait comme probable l’apparition de forces françaises considérables sur Braine-le-Comte et Nivelles. Au reste, notre récit Ta fait remarquer, il avait hésité, toute la matinée, à engager, tout à fait, sur la route de Char- leroi la division Picton, les Brunswickois, le contingent de Nassau. La tête de colonne de ces corps, parvenue à sept heures à Waterloo, y avait été arrêtée jusqu’à midi, parce que, là, elle se trouvait un peu en arrière de la rencontre 212 WATERLOO. des chaussées de Bruxelles à Nivelles et de Bruxelles à Eharleroi, et que Wellington ne savait pas encore s’il devait porter ces forces sur Nivelles ou sur les Quatre-Bras. Il s’était décidé à les diriger sur ce dernier point. Mais cette décision ne s’élait pas étendue à toutes les divisions venant de sa droite. Erreur peu compréhensible, injustifiable, que nous ver- rons s’atténuer après le 16 juin, mais non se dissiper. Au moment où Ney prenait ses bivacs, d’Erlon déboucha sur Frasnes. Le 1®'' corps avait cinq divisions, dont une de cavalerie. Vers midi, il était parti de Jumet, marchant surFrasnesoù l’appelait l’ordre écrit du maréchal Ney (voir page 178); mais un peu en deçà de ce point, il avait quitté la chaussée do Bruxelles, pour prendre à droite, et, après une grande perte de temps, il s’était trouvé à moins d’une lieue de l’aile gauche de Napoléon, à hauteur de Saint-Amand. D’Erlon, son chef, avait laissé là une de ses divisions d’infanterie sous Durutte, trois régiments de la cavalerie de Jacquinot; et, avec tout le reste de ses troupes, il avait exécuté une contre-marche qui le ramenait maintenant sur Frasnes. L’ordre donné, le matin, par le maréchal Ney prescrivait qu’une division d’infanterie et une division de cavalerie fus- sent portées sur Marbais. D’Erlon avait cru, sans doute, s’y conformer en laissant celles de Durutte et de Jacquinot vis- à-vis et à une lieue de ce village. Durutte, commandant ce détachement par ancienneté de grade, s’était dirigé, après longues hésitations, paraît-il, vers la chaussée de Namur à Nivelles, en se maintenant à certaine distance de Wagnelée, et se faisant précéder par la cavalerie de Jacquinot. Arrivé à portée de canon de la chaus- sée, celui-ci avait donné sur des escadrons prussiens qui éclairaient le terrain de ce côté ; et il s’était canonné avec eux. CHAPITRE NEUVIÈME. Mais, DariiUe Payant appuyé avec de Pinfanterie, les Prus- siens s’étaient retirés ; et les deux généraux s’étaient rabattus sur Wagnelée, où ils avaient pénétré, nous Pavons dit dans le précédent chapitre,^ vers la cliute du jour, quand Parmée de Blücher battait en retraite (1). Pendant ces mouvements, le chef d’état-major et l’un des aides de camp de Durutte, le colonel Gordon et le chef d’es- cadron Gaugler, imitant le crime de Bourmofit, avaient déserté (2). Durutte, abandonné à lui-même, n’avait pris ainsi aucune part à la bataille de Ligny; et la masse du corps, qui arrivait à Frasnes, avec d’Erlon, n’y avait pas figuré non plus. Vingt mille hommes et quarante-six bouches à feu s’étaient promenés, de midi à neuf heures du soir, entre deux champs de bataille, distants de deux lieues Pun de l’autre, (1) Ces détails sont empruntés à la note du général Durutte, publiée dans les Documents inédites et peu bienveillante à l’égard de d’Erlon. Pour le dire en passant, elle prouve l'inexacliiude des récits qui repré- sentent le 1er corps en arrière de Brije, à portée de canon des réserves prus- siennes et d’Erlon le ramenant de là sur Frasnes par l’ordre de Ney. D’Erlon n'est même pas arrivéjusqu’à la hauteur de Wagnelée ; et Duruttb n’a pas atteint la ehaussée de Nivelles; cela ressort, d’ailleurs, de It^ posi- tion même des troupes prussiennes dans la soirée. (2) Ce Gordon était à Gand, le 20 juin, et écrivait, pour Clarke, le mi- nistre de Louis XVIII, une note détaillée sur les forces et l’état moral de l’armée française. Les archives du dépôt de la guerre, à Paris, possédaient cette note, en 1830. Nous y avons copié ces phrases: « L’esprit des soldats est affreux; ils sont forcenés; et je suis bien per- suadé que la première conséquence de leur déroute actuelle (celle de Wa- terloo) sera une horrible indiscipline et mille excès. Encore en France, ils pillaient déjà et parlaient hautement de brûler les propriétés si l'armée était obligée de se retirer. Cette armée est perdue et doit être perdue pour la France... « La plupart des officiers généraux sont indécis et n’aiment ni le roi ni Bonaparte. » A quelques jours de là. Gordon trouva une mort tragique sur les glacis de la place de Condé, qu’il était allé sommer de se rendre. WATERLOO. tzz ^Bans agir sur aucun. Cependant, engagés directement sur la Haye et Wagnelée, ils auraient assuré la perte de l’armée prussienne; et, portés à temps sur les Quatre-Bras, ils l’au- raient assurée encore; car Ney se serait trouvé assez fort pour repousser les Anglo-Hollandais, et faire l’opération demandée par Napoléon dans les deux ord.’’es expédiés de Flcurus. CHAPITRE DIXIEME Cause du mouvement de d’Erlon vers Saint-Amand et de sa conlre-marche, le 16 juin. — Examen de la conduite de ce général: de celle du maréchal Ney.— Napoléon seul a pu prendre la responsabilité de faire marcher d’Erlon contre l’armée prussienne. — Les versions dictées à Sainle-Ilélène ont été imaginées sur la leçon des événements. Quelle fut la cause de la manœuvre stérile de d’Erlon, ou, en termes plus précis, pourquoi le r*’ corps marcha-t-il vers Saint-Amand au lieu de continuer à s’avancer sur Frasnes? Pourquoi, ensuite, fit-il la contre-marche qui le ramena sur ce dernier point? Ces questions ont été l’objet de controverses nombreuses et d’autant plus passionnées que l’annulation du l®’’ corps a exercé une influence capitale sur le résultat non-seulement de la journée du 16 juin, mais encore de la campagne. Ney, lui-même a écrit (1), plusieurs historiens ont dit, et (1) « La bataille (aux Qualre-Bras) devenait générale, et la victoire n’était pas douteuse, lorsque, au moment où j’allais faire avancer le 1er corps d’infanterie, qui, jusque-là, avait été laissé par moi en réserve à Frasnes, j’appris que le général (Napoléon) en avait disposé, sans m' en prévenir , ainsi que de la division Girard (2e corps), pour les diriger sur Saint-Amand, et appuyer son aile gauche, qui était fortement engagée contre les Prussiens. Le coup que me porta cette nouvelle fut terrible; n’ayant plus sous mes ordres que trois divisions au lieu de huit sur lesquelles je complais, je fus obligé de laisser échapper la victoire... » (Lettre du maréchal Ney à Fouché, 26 juin 1815.) 216 WATERLOO. c est une opinion généralement accréditée, que, pendant sa marche sur Frasnes, le corps fut appelé directement sur Saint-Amand par Tordre de Napoléon, comme y avait été appelée déjà la division Girard (corps de Reille). Mais Napo- léon a nié formellement et avec grande vivacité avoir donné un pareil ordre (i); et, ici, il doit avoir dit. vrai, car il est impossible de faire concorder la marche directe du 1®^ corps sur Saint-Amand avec les dépêches expédiées, de Fleurus, à Ney, à deux heures et à trois heures et un quart, dépêches qui, on se le rappelle, se taisaient sur ce mouvement, et prescrivaient au maréchal de manœuvrer « de manière à envelopper la droite de Tarmée prussienne et tomber à bras raccourci sur ses derrières. » La première de ces manœu- vres excluait la seconde. Napoléon a fait plus : il a rejeté sur le maréchal Ney et sur d’Erlon la responsabilité du mouvement qui porta celui-ci près de Saint-Amand; il a raconté que « Ney avait laissé le 1®** corps en réserve en avant de Gosselies, à deux lieues et demie des Quatre-Bras ; que d’Erlon était accouru pour soutenir Tattaque de Saint-Amand (2). » Mais cette double assertion est inexacte. Loin d’avoir laissé le corps à deux lieues et demie des (1) Fleury de Chaboulon, maître des requêtes au conseil d’Élat, allaclié au cabinet de Napoléon pendant la campagne, et bonapartiste très-exalté d'ailleurs, avait dit, dans ses Mémoires (2 vol. — Londres, 1820), qu'il don- nait l’explication de la marche de d’Erlon, le 16 juin; « qu’il éclaircissait ce point. » Napoléon lui répondit : « Fort maî^ comme un jeune homme qui, pour la première fois, se trouve à une affaire de guerre. Comment un homme qui n’était pas à la bataille, et ne l’a vue que d’une lieue en arrière, peut-il donner des explications? » {Mémoires^ t. VIII, p. 2G5.) Or, l’explication de Fleury de Chaboulon était que « Napoléon envoya directement au 1er corps l’ordre de se porter en toute hâte sur la droite des Prussiens. » (2) Mémoires^ t. IX, p. 85, 86. CKAPITUK DlXlÉlVlK. "217 Qiiatre-Bras, Ney l’avait appelé à lui sur Frasnes, appelé par un ordre écrit, absolu, que nous avons reproduit (1), qu’il expédia, dès la réception delà dépêche de Napoléon, apportée, de Cliarleroi à Frasnes, vers dix heures et demie, par l’aide de camp Flahaut. Muni de cet ordre, qui lui pres- crivait de se rendre à Frasnes, où retentissait le canon de son chef immédiat, d’Erlon s’en éloigna pour aller vers un autre champ de bataille. Mais, ce mouvement, il ne le fit pas spontanément. 11 en a dit ainsi le motif et les circonstances : « Vers onze heures ou midi, M. le maréchal Ney m’envoya l’ordre de faire prendre les armes à mon corps d’armée et de le diriger sur Fras7ies et les Qiiatre~Bras, où je recevrais des ordres ultérieurs. Mon corps d’armée se mit donc en mouvement immédiatement; et, après avoir donné l’ordre au général qui commandait la tête de la colonne de faire diligence, je pris l’avance pour voir ce qui se passait aux Quatre-Bras, où le corps du général Reille me paraissait engagé. Au delà Aq Frasnes, je m’arrêtai avec des généraux de la garde, où je fus joint par le général Làbédoyère, qui me fit voir une note au crayon qu’il portait au maréchal Ney et qui enjoi- ^ gnait à ce maréchal de diriger mon coi'ps d'armée sur Ligny, Le général Làbédoyère me prévint qu'il avait déjà donné dordix pour ce mouvement, en faisant changer de direction à ma colonne et m’indiqua où je pourrais la rejoindre. Je pris aussitôt cette route... Le général Làbédoyère avait-il la mission de faire changer de direction à ma colonne avant que d’avoir vu M. le maréchal? Je ne le pense pas (2). w Ce récit est confirmé par le témoignage du colonel Hey- mès, tout à la fois aide de camp et chef d’état-major de Ney ; (1) Voir pages 188 et 189. (2) Lettre ded'Erlon au due d' Elchingen^ 9 février 1829 {DGcv.mc.ils/inc- dits^ etc.). 1. O 218 WATERLOO. seulement, Heymès varie sur le nom de l’ofticier qui fit changer de direction au 1" corps et alla en prévenir le ma- réchal : il dit que ce fut le colonel Laurent (1). Selon toute probabilité, nous dirions presque selon toute certitude, il y eut donc un ordre qui détourna le corps de d’Erlon de sa route et le dirigea vers Saint-Amand ; et cel ordre ne fut pas donné par Napoléon (2); il fut le résultat d’une erreur, du zèle mal entendu d’un officier d*ordon- nance. Maintenant, pourquoi le l" corps, une fois arrivé, par suite de cette erreur, près de Saint-Amand, revint-il sur Frasnes? Le maréchal Ney a assuré « qu’il lui fut renvoyé par le général en chef (8); » Napoléon, que « Ney l’envoya cher- cher (4); » d’Erlon, « qu’il obéit aux prescriptions impéra- tives du maréchal, transmises par le général Delcambre{5). » Contradictoires en apparence, ces assertions ne le sont pas en réalité; car elles n’excluent la possibilité ni d’un (1) Dans une brochure publiée en 1818, cl écrile, on le sait, avec le con- cours du général Foy, M. Gamof, beau-frère du njaréchal Ney, avait at- tribué, avant Heymès, celle mission au colonel d’artillerie Laurent, attache à Félat-major général {Réfutation ^ en ce qui concerne le maréchal Ncy^ de l'ouvrage ayant pour titre : Campagne de 1815, etc., par le général Gour- gaud); et, le 21 septembre de la même année, dans une lettre adressée au Journal général^ il fixait à trois heures l’arrivée du colonel Laurent près de Ney et ajoutait : Cet officier existe; il peut attester qu’il a apporté l’ordre (de diriger le corps de d’Erlon vers Saint-Amand). » (2) Le duc d’Elchingen rapporte ainsi une anecdote qui lui est person- nelle, et qui vient à Tappui de cette conclusion ; « Quelque temps après son retour de Sainte-Hélène, M. le général Bertrand, qui avait les impressions de l’empereur, et devait être pénétré de ses i^ (l) Mémoires de Fleury de Chaboulon. CIIAPITKE ONZIÈME. 235 les routes de Namur et de Liège... L’empereur se rend au moulin de Brye, où passe la grande route qui conduit de Namur aux Qualre-Bras; il n’est donc pas possible que l'armée anglaise puisse agir devant vous. Si cela était, l’em- pereur marcherait directement sur elle par la route des Quatre-Bras, tandis que vous l’attaqueriez de front avec vos divisions, qui, à présent, doivent être réunies ; et cette armée serait, dans un instant, détruite. Ainsi, instruisez Sa Majesté de la position exacte des divisions et de tout ce qui se passe devant vous. »... L’intention de Sa Majesté est que vous preniez position aux Quatre-Bras, ainsi que l’ordre vous en a été donné (1) ; mais, si, par impossible, cela ne peut avoir lieu, rendez-en compte sur-le-champ, avec détail; et l’empereur s’y portera, ainsi que je vous l’ai dit ; si, au contraire, il n’y a qu'une ar- rière-garde, attaquez-la et prenez position. » La journée d'aujourd'hui est nécessaire pour terminer cette opération et pour compléter les munitions, rallier les militaires isolés et faire rentrer les détachements. Donnez des ordres en conséquence (2)... » Ainsi, vers huit heures du matin. Napoléon croyait l’ar- mée prussienne en déroute et sur les routes de Namur et de Liège; il voulait que Ney prît position aux Quatre-Bras, si ce point n’était occupé que par une arrière-garde ennemie ; il comptait employer la journée à compléter les munitions, rallier les militaires isolés, etc., et ne se porter sur les Quatre-Bras que dans le cas où son intervention y serait nécessaire. De huit à neuf heures, il sortit, enfin, de Fleurus, en (1) La veille. (2) Cette lettre ne porte pas l’heure, où elle fut écrite; mais ces mots : « l’empereur se rend au moulin de Brye,» l’indiquent suffisamment; car on sait que Napoléon quitta Fleurus après huit heures. 236 WATERLOO. voilure, souffrant, a-t-oii dit, fatigué de la journée précé- dente; et se rendit à Saint-Amand.Xà, il monta à cheval, parcourut lentement les avenues des villages par où Van- damme avait mené ses attaques, fit relever, çà et là, des officiers, des soldats blessés et non encore secourus, parla à plusieurs, fit prendre les noms de quelques-uns; puis alla passer devant le front des régiments qui se formaient successivement, sans armes, sur remplacement de leurs bivacs et le saluaient d'acclamations enthousiastes. A chaque instant, il s’arrêtait pour adresser aux généraux, aux colo- nels, des paroles d’intérêt, de satisfaction. Cependant, vers dix heures, il ordonna de diriger sur Marbais, à une lieue environ de Brye, le corps de Lobau, précédé des divisions de cavalerie Subervie et Domon, et diminué de la division Teste, qui fut détachée pour aller appuyer Pajol (1). C’était un jalon sur la roule des Qualre- Bras. Une heure plus lard, la garde impériale et le corps de Milhaud allèrent rejoindre Lobau. La revue continua. Quand elle fut terminée, « Napoléon mit pied à terre et causa longuement avec le général Gérard et le maréchal Grouchy de l’état de l’opinion à Paris, du corps législatif, des jacobins et de divers autres objets tout à fait étrangers à ceux qui semblaient devoir l’occuper exclusivement dans un pareil moment (2). » Celte singulière conversation fut interrompue par le retour (1) La division Teste dut se mettre en route vers dix lieures, comme nous le disons, car, dans une lettre datée de midi et adressée à Groucliy, du Mazy où il avait fait une halte, Pajol écrivit : « Je vais me mellre en marche avec la division Teste que Sa Majesté vient de m'envoyer i » et de Ligny au Mazy il y a deux heures de roule. (2) Observations sur la Relation de la campagne de 1815 publiée par le gé- néral Gourgaud, et Réfutation^ etc., par le comte de Grouchy. — Pa- ris, 1810. CHAPiTRE 0^'ZIÉWE. 237 d'un parti de cavalerie lardivemciU envoyé en reconnais- sance vers les Quatre-Bras (1). 11 rapportait que les Anglais y étaient encore. L’esprit hésitant de Napoléon fut fixé, sa résolution prise. Mais, comme la veille, il avait perdu la moitié de la journée dans l’inaction. Le major général écrivit ensuite à Ney . « En avant de Ligny, le 17 juin, à midi. )) Monsieur le maréchal, Tempereur vient de faire prendre position, en avant de Marbais, à un corps d'infanterie et à la garde impériale. Sa Majesté me charge devons dire que son intention est que vous attaquiez les ennemis aux Quatre- Bras pour tes chasser de leur position; et que le corps, qui est à Marbais, secondera vos opérations. Sa Majesté va se rendre à Marbais; et elle atteîid vos rapports avec impa- tience. )) L’armée fut divisée, dès lors, en deux parties inégales : l’une, de soixante et douze mille quatre cent quarante-sept hommes et 240 bouches à feu, fut destinée à agir sous les ordres immédiats de Napoléon ; l’autre, de trente-trois mille cent dix-neuf hommes et 96 bouches à feu, passa sous le commandement du maréchal Grouchy. La première comprenait les corps réunis à Frasnes, le 6® corps, moins la division Teste, la garde impériale, les divisions Dornon et Subervie, détachées du corps de Van- (1) Dans une intenlion facile à comprendre, Napoléon {Campagne de 1815, par Gourgaud) porte le retour de celle reconnaissance « vers dix heures. » Grouchy, invoquant le témoignage du général Bernard, aide de camp de Napoléon, et alors près de celui-ci, dit qu’elle rentra « vers midi. » {Observations sur la Relation de la Campagne de 1815, etc., par le comte ^de Grouchy.) 238 WATERLOO damrae et de celui de Pajol , les cuirassiers de Mil- haud (1). La seconde était formée des corps de Vandamme, de Gérard, de la division Teste, détachée du 6* corps, de celui d’Exelmans, de la division Soult (corps de Pajol) (2). La brave division Girard, si cruellement mutilée la veille, dut rester à Saint- Amand « pour porter secours aux blessés, et former, dans tous les cas imprévus, une réserve aux (1) Déduction faite des pcftes du 15 et du IC : Hommes. ^ Itr corps 2e id. Ce id Garde Division Domon » Subervie Corps de Mühaud » de Kcllermann. . . . 19,939 toutes armes comprises. 13,701 » » » 7,748 » » » 19,884 » 900 » » ” 1,392 » » ” 3,394 » » » 3,429 » » » 46 58 24 96 6 6 12 12 Total. . . . 72,447 toutes armes comprises. 240 _ (2) Déduction faite des pertes du 13 et du 16 : Hommes. Bouches à feu. 3e corps 13.847 toutes armes comprises. 4© id 12,309 » ” ” Division Teste 2,717 » ” “ Division Soult 1,331 » » ” Corps d’Exelmans ” Total. . . . 33,319 toutes armes comprises. 32 38 8 6 12 96 RÉCAPITULATION. Avec Napoléon M Grouchy Division Girard, laissée à Ligny Pertes le 13 juin Id. le 16, à Ligny cl aux Qualre-Bras Grand parc. . . . Total égal à Tcffcclif, le 14 au soir. . . Hommes. 72,447 33,319 2,397 600 13,823 124,588 3,300 Bouches à feu. 240 96 8 » » 128,088 344 CHAPITRE ONZIÈME. 239 Quatre-Bras, » disent les Mémoires de Sainte-Hélène. Plu- sieurs écrivains ont cru qu’elle avait été oubliée. Ces dispositions arrêtées. Napoléon les fit connaître au maréchal Grouchy et lui dit : « Mettez-vous à la poursuite des Prussiens; complétez leur défaite en les attaquant dès que vous les aurez joints, et ne les perdez jamais de vue. Je vais réunir aux corps du maréchal Ney les troupes que j’emmène, marcher aux Anglais et les combattre, s’ils tiennent de ce côté-ci de la forêt de Soignes. Vous corres- pondrez avec moi par la route pavée qui conduit aux Quatre-Bras (1). » Ainsi, le chef de l’armée française allait tenter de répéter contre "Wellington la bataille gagnée contre Blücher isolé. Mais la manœuvre n’était-elle pas trop tardive? Les deux généraux alliés n’avaient-ils pas mis à profit les irrésolu- tions, les lenteurs de leur adversaire? Grouchy, d’ailleurs, et c’était un point capital, se trouvait-il en mesure de rem- plir la tâche qui lui était confiée? Elle était bien difficile. 11 devait « ne pas perdre de vue les Prussiens; » et, depuis quatorze heures, ils étaient en retraite. Il devait, avec trente-trois mille hommes et 96 bouches à feu, « les joindre, les attaquer et compléter leur défaite; » et cette force était presque exactement balancée par un seul des quatre corps de l’année ennemie, le corps de Bülow, qui n’avait pas combattu à Ligny, et devait être bien près de rallier Blücher, s’il ne l’avait déjà rejoint. Grouchy fut effrayé de la mission et chercha même à s’y soustraire. Il fit observer à Napoléon « que les Prussiens avaient commencé leur retraite, la veille, à dix heures du soir ; (t) Lettre de Grouchy à MM. Méry et Barthélemy, 20 novembre 1829. — Observations sur la Relation de la campagne de 1815, etc., par le comte de Grouchy. 2i0 WATERLOO. qu’il s’écoulerait beaucoup de temps avant que les troupes qui étaient fort disséminées dans la plaine, qui avaient démonté leurs armes pour les nettoyer et ne s’attendaient plus à marcher, ce jour-là, pussent être mises en mouve- ment que, si les rapports de la cavalerie ne donnaient encore rien de bien précis sur la direction suivie par la masse de l’armée prussienne, cependant il paraissait' que c’était sur Namur que s’opérait la retraite de Blücher ; qu'ainsi, en le poursuivant,- il allait se trouver isolé de lui (Napoléon) et hors du cercle de ses opérations. » Ces observations furent mal accueillies. Grouchy conjura alors l’empereur de l’autoriser à le suivre. Mais sa prière ne fut pas écoulée. L’empereur répéta son ordre, ajoutant que c’était au maréchal à découvrir la route prise par Blücher. Le maréchal n’eut donc plus qu’à obéir (1). Mais, comme il l’avait prévu, beaucoup de temps allait s’écouler avant que les troupes fussent prêtes à marcher. Il venait de s’éloigner pour prescrire les dispositions nécessaires, quand Napoléon reçut de nouveaux rapports qui le déterminèrent à préciser un peu les vagues instruc- tions données verbalement tout à l’heure. Ces rapports avaient probablement été expédiés par le ^ général Berton. Envoyé d’abord, à la suite de Pajol, sur la | chaussée de Namur, Berton avait été porté plus tard en ob- j servalion sur Gembloux et apercevait maintenant un corps j prussien nombreux, arrêté un peu au delà de cette ville (2). Napoléon dicta au général Bertrand la lettre suivante ^ pour Grouchy, datée de Ligny même : (1) Observations sur la Relation de la campagne de i8l5, etc., par le comte (le Grouchy. — Lettre à MM. Méry et Barthélemy, par le général Grouehy, | déjà citée. [i (2) Précis historique, militaire et critique des batailles de Flcurus cl de || Waterloo^ etc., par le maréchal de camp Berton. — Paris, 1818. j CHAIMTUK ONZIEME. 2il « Monsieur le marcclial, rendez-vous à Gemiloux avec le corps de cavalerie dePajol (suitrénuméralion de toutes les forces mises sous les ordres de Grouchy). Vous vous ferez éclairer sur la direction de Namur et de Maestricht; et vous poursuivrez l’ennemi. Éclairez sa marche et instruisez-moi de ses manœuvres, de manière qaeje puisse pénétrer ce qu’il veut faire. Je porte mon quartier général aux Quatre- Chemins (Quatre-Bras), où ce matin étaient encore les An- glais. Notre communication sera donc directe par la route pavée de Namur. Si l’ennemi a évacué Namur, écrivez au général commandant la 2® division militaire à Charlemont, de faire occuper cette place par quelques bataillons de garde nationale et quelques batteries de canon qu’il for- mera à Charlemont. » Il est important de pénétrer ce que l’ennemi veut faire : ou U se sépare des Anglais, ou ils veulent se réunir encore pour couvrir Bruxelles et Liège, en tentant le sort d’une nouvelle bataille. Dans tous les cas, tenez constamment vos deux corps d’infanterie réunis dans une lieue de terrain et occupez, tous les soirs, une bonne position militaire ayant plusieurs débouchés de retraite. Placez des détachements de cavalerie intermédiaires pour communiquer avec le quartier général (1). » 11 sufiit de lire cette lettre pour reconnaître que Napoléon était encore dans le doute sur la direction prise par l’armée prussienne, sur les mouvements, les projets de Blûcher. Il admettait, on le voit, la possibilité de la réunion des deux armées ennemies « pour couvrir Bruxelles. » Il aurait dû (1) Dans les précédentes éditions, nous avions dit que cette lettre avait clé écrite par le général Bertrand parlant au nom de Napoléon. C’était une erreur causée par une copie défectueuse. L’original se termine par ces mots ; « Dicté par Tempereur; en l’absence du major-général, « Le grand-maréclial Beriband. » X. 21 !242 WATERLOO. en conclure la nécessité de faire éclairer fortement et au loin la direction de Ligny à Mont-Saint-Guibert, conduisant, par Wavre, sur Bruxelles. Cependant, il n’en faisait pas l'objet d'une recommandation spéciale à Groueby; et lui- même n'avait envoyé de reconnaissance que sur la direction de Namur. Livré à ses propres inspirations, Groueby ne répara pas l’oubli inconcevable du commandant en chef. 11 avait l’ordre de se rendre à Gembloux; il ne pensa pas à autre chose. Exelmans alla rejoindre, avec le reste de sa cavalerie, la brigade de Berton, en observation près de cette ville. Mais il était déjà deux heures, quand Vandamme s’ébranla de Saint-Amand pour s’y porter. La pluie tombait par tor- rents; elle continua toute la journée. La marche fut très- pénible et très-lente, surtout pour l’artillerie. Il était près de neuf heures quand Vandamme parvint à Gembloux, ayant mis ainsi sept heures pour faire trois lieues et demie. Le mouvement de Gérard, qui suivit sa trace, ne fut pas moins lent : à dix heures seulement, il prit son bivac près et en deçà de Gembloux. « Pourtant, a-t-il dit, et on peut le croire, les troupes étaient arrivées aussi vite qu’il était humainement possible par une pluie torrentielle et d’épou- vantables chemins (1). » Pendant que ses deux lieutenants s’avançaient si pénible- ment sur des traverses défoncées, Groueby avait gagné Gembloux et en avait interrogé les habitants. Il n’avait ob- tenu que des renseignements douteux, incomplets. Le corps de Thielmann était resté près de la ville jusqu’à deux heures après midi, puis s’en était éloigné; on ne savait au juste dans quelle direction. Exelmans, après avoir traverse Gem- (1) Quelques documents^ etc., par le général Gérard. — La cliaussce qui relie, mainlenanl, Gembloux et Sombreffe n’exislail pas encore. CHAPITRE ONZIEME. 243 hloux, s’était arrêté à une lieue au delà, à Sauvenière, et n’était pas mieux renseigné. Pajol s’était avancé, le matin, on l’a vu, jusqu’au Mazy, sur la chaussée de Namur, où il avait enlevé une batterie et ramassé quelques fuyards. Il s’était rabattu ensuite, à gauche, sur Saint-Denis, y avait fait une très-longue halte, et en était revenu par Bossières s’établir au bivac au Mazy. (F. l'Atlas, pl. î.) Lui, non plus, n’envoyait au maréchal au- cune nouvelle précise. La perplexité de Grouchy dut être grande. Il devait « ne pas perdre de vue les Prussiens; » et il ne les avait point encore aperçus; il devait « les poursuivre, les joindre, compléter leur défaite; » et il ignorait jusqu’à la direction par où leur retraite s’opérait. A la nuit, il prescrivit à Exelmans de bivaquer à Sauve- nière et de pousser six escadrons sur Sart-lez-'Walhain et trois autres à l’est de ce village, sur Perwez. "Vandamme s’établit entre Gembloux et Sauvenière. Il reçut l’ordre de se mettre en marche, le lendemain matin, à six heures, pour se porter un peu en avant de Sart-lez-Walhain (1), précédé par Exelmans et suivi, à deux heures de distance, par Gérard (2). Pajol dut partir du Mazy, à la pointe du jour, pour se rendre à Grand-Leez, où il était prévenu qu’il trouverait de nouveaux ordres (3). A dix heures, Grouchy écrivit à Napoléon une dépêche qui exposait clairement ses incertitudes sur les mouvements de l’armée prussienne. (1) Lettre de Grouchy à Vandamme, Gembloux, 17 juin (Archives du dépôt de la guerre à Paris). (2) « .le désire que vous vous meUiez en marche demain, 18 du courant, à huit heures du malin. Vous suivrez le corps du général Vandamme... » (Lettre de Grouchy à Gérard, Gembloux, 17 juin, à dix heures du soir.) (3) Lettre de Grouchy u Pajol, Gembloux, 17 juin, à dix heures du soir. 2U WATEIil.OO. « Sire, disait-il, j’ai l’honneur de vous rendre compte que j’occupe Gembloux et que ma cavalerie est à Sauvenière. L’ennemi, fort d’environ trente mille hommes, continue son mouvement de retraite.... » Il part.t, d’apres tous les rapports, qu’arrivés à Sau- venicre, les Prussiens se sont divisés en deux colonnes : l’une a dû prendre la route de Wavre, en passant par Sart-lez-Walhain; l’autre colonne paraît s’être dirigée sur Perwez. » On peut peut-être en inférer qu’une portion va rejoindre Wellington et que le centre, gui est l'armée de Dtüclier, se retire sur Liège : une autre colonne avec de l’artillerie ayant fait son mouvement de retraite par Namur, le général Exel- mans a ordre de pousser, ce soir, six escadrons sur Sart- lez-Walhain et trois escadrons sur Perwez. D’après leur rapport, si la masse des Prussiens se retire sur Wavre, je la suivrai dans cette direction, afin qu’ils ne puissent pas gagner Bruxelles, et de les séparer de Wellington. Si, au contraire, mes renseignements prouvent que la principale force prussienne a marché sur Perwez, je me dirigerai, par cette ville, à la poursuite de l’ennemi (1). » Ainsi, en ce moment, Grouchy ignorait la direction prise 1 par la masse de l’armée de Blücher. | Gette armée avait bien utilisé le long répit donné par le j vainqueur. DTamédiatement après sa défaite, elle avait com- f mencé, on l’a vu, à battre en retraite. j Laissant plusieurs bataillons autour de Brye même, dont | les entrées étaient barricadées, et d’autres bataillons en f intermédiaires, Zieten et Pirch I s’étaient dirigés sur Tilly, j village à cinq quarts de lieue du champ de bataille, et y | (1) Nous donnons celle lellre d’après la copie faile, en 1830, pour Gérard, i par Gourgaud qui avait l’original entre les mains. (Voir Dernières obscr* vationSf etc., par le général Gérard.) I CHAPITRE OiXZIÈME. ^ avaient bivaqué, s’étendant jusqu’à Gentinnes et Mellery, où Dlüclicr avait porté son quartier général. Tliielmann avait son corps réuni entre Sombreife et le Point-du-Jour. Mais, comme la nuit allait finir, Zieten, Pircli I, Thiel- inann s’étaient ébranlés pour prolonger leur retraite. Blü- cher appelait toute son armée sur Wavre. Zieten avait pris par Villeroux et Mont-Saint-Guibert, cheminant sur de mauvaises traverses ; avait atteint Wavre vers dix heures du matin et y avait passé la Dyle pour aller prendre position un peu en amont de cette ville, à Bierges. Pirch I, ayant suivi la même direction, s’était établi tout près et en deçà de Wavre, entre Sainte-Anne et Aisemont. il avait posté une division d’infanterie aux défilés de Mont- Saint-Guibert et, sur Gentinnes, une brigade de cavalerie. Ces deux généraux n’avaient pas eu un coup de fusil à tirer, bien que leur extrême arrière-garde n’eût évacué Brye qu’au jour. Les parcs de réserve d’artillerie, tenus entre Sombreife et Gembloux, pendant la bataille de la veille, étaient parvenus à Wavre, vers cinq heures du soir, et on s’était occupé sur- le-champ de remplacer, dans les gibernes et les caissons, les munitions brûlées en si grande quantité. Thielmann avait mis beaucoup de lenteur dans son mou- vement. Quoiqu’il l’eût commencé avant le jour, commm Zieten et Pirch I, son arrière-garde s’était trouvée encore à Sombreffe bien après le lever du soleil; et il n’avait dépassé Gembloux qu’après sept heures. Un peu plus loin, il avait suspendu sa marche et ne l’avait reprise qu’à deux heures après midi, ayant montré une confiance aussi extrême qu’imprudente dans l’inactivité des Français. Surpris par la pluie et les boues, il n’avait atteint Wavre que fort tard, et était allé bivaquer au delà et auprès, au château de la Bawelte, si tard, que sa division 246 WATERLOO. d’arrière-garde et une brigade de cavalerie avaient dû rester sur la rive droite de la Dyle. Pendant sa halte près de Gembloux, il avait été rallié par un bataillon et deux escadrons venus du côté de Dinant. Bülow, on l’a vu, n’avait pas pris part à la bataille do Ligny. Il en avait connu le résultat, au moment où la tète de sa colonne, venant de Hannut par la voie romaine, arrivait à hauteur de la Basse-Baudeset, en deçà de Sauvenière. Il y avait passé la nuit et reçu, le lendemain matin, l’ordre de se replier sur Wavre. A quelques heures de là, il était arrivé et avait pris position près de cette ville, sur les hauteurs de Dion-le-Mont, ayant laissé une division à Vieux-Sart et fait relever, par un détachement aux ordres du colonel Ledebur, les troupes laissées par Pirch I, sur Mont-Saint-Guibert et Gentinnes. Ainsi, toute l’armée prussienne se trouvait concentrée sur Wavre. Elle comptait, au moins, encore 90,000 hommes et 275 ou 280 bouches à feu. Depuis vingt-quatre heures, elle n’avait pas eu à tirer un seul coup de canon et n’avait perdu que quelques pièces, quelques voitures d’artillerie et d’équi- pages fourvoyées sur la route de Namur dans le trouble de la nuit précédente. Et cette perte même était heureuse ; car elle avait donné le change au vainqueur indolent sur la di- rection prise par le vaincu. Jamais, peut-être, armée battue n’avait trouvé, le lende- main de sa défaite, pareilles facilités pour se retirer, re- prendre haleine et se préparer à de nouveaux combats. Napoléon avait laissé aux Prussiens la première moitié du jour; Grouchy, trop tardivement chargé de les poursuivre, ne leur en avait pas disputé la seconde. Après les batailles de Ligny et des Quatre-Bras, le but de Wellington et de Blücher restait le même : réunir leurs armées le plus promptement possible pour combattre Napo- CHAPITRE O.AZ;Èl\!E. m léon et subsidiairement couvrir Bruxelles. C’était pour cela que le général prussien avait retiré la sienne sur Wavre. Sa retraite emportait la nécessité d’un mouvement semblable et simultané des Anglo-Hollandais. Il s’était donc liàté d’en prévenir son allié. Mais, dans le tumulte du premier moment, une bien grave inadvertance avait été commise, imputable, sinon à Blüclier encore tout froissé, tout souffrant de la chute qui avait failli lui devenir fatale, au moins à Gneisenau, son chef d’état- major, si actif pourtant et si vigilant. Cet avis de capitale importance, cet avis delà retraite, qui aurait dû être expédié par trois ou quatre officiers, n’avait été confié qu’à un seul, au lieutenant Winterfeld; et celui-ci, blessé mortellement dans sa route par des coureurs français, leur échappant à grand’peine, n’avait pu remplir sa mission (1). Mais, dès la pointe du jour, pendant que Napoléon dor- mait encore à Fleurus, Wellington, quittant Genappe, son quartier général, était monté à cheval et avait galopé vers les Quatre-Bras. Tout y annonçait que Ney n’avait fait aucun mouvement depuis la veille. Cette immobilité était un indice à peu près certain que Blüclier avait échoué contre Napo- léon; car la retraite de celui-ci aurait entraîné forcément celle du maréchal Ney. Mais, si Blüclier avait été vaincu, comme il fallait le croire, maintenant, il avait dû battre en retraite, et son mouvement laissait les Anglo-Hollandais en prise simultanément sur leur front et leur flanc gauche. (1) Dans les précédentes éditions, nous avions refusé d’admettre le fait même de celte mission. Tant il nous paraissait étrange qu’aucun historien prussien ne donnât le nom de celui qui en avait été chargé et impossible qu’elle ii’eiit été confiée qu’à un seul officier ! Mais nous étions dans l’erreur. Nous en avons eu la preuve, grâce à l’empressement obligeant et spontané d’un vétéran de celte guerre, officier et écrivain militaire de grande disline- lion,le général von llofinann que la Prusse a perdu récemment. 248 WATERLOO. Il ii’y avait pas une minute à perdre pour s’assurer de la réalité des faits de la veille et de la niât. Wellington avait immédiatement envoyé en reconnaissance vers Brye, un de ses aides de camp, le lieutenant-colonel Gordon, avec un détachement de hussards. Gordon avait découvert les vedettes françaises un peu au delà de Marbais, sur la route de Namur, s’était jeté à gauche ; et, bientôt après, guidé par les indications d’un paysan, il avait trouvé la trace des troupes prussiennes, et l’avait suivie jusqu’à Tilly, où le général Zieten lui avait appris la marche des Prussiens sur Wavre. Vers sept ou huit heures, il avait rapporté cette grave nouvelle aux Quatre-Bras, au moment, à peu près, où le lieutenant Massow y arrivait avec des communications di- rectes de Blûcher. Le vieux maréchal, en annonçant sa défaite de la veille, assurait que son armée serait prête à combattre encore dès qu’il lui aurait fait distribuer des vivres et des cartou- ches (1). Sur ces renseignements, Wellington avait décidé sa retraite dans la direction de Bruxelles ; et, renvoyant à Blü- cher le lieutenant Massow, il lui avait fait dire qu’il atten- drait la bataille, le lendemain, sur la position de Mont-Saint- Jean, en avant de la forêt de Soignes, s’il apprenait qu’il pût compter sur l’appui de deux corps prussiens. L’armée anglo-hollandaise était encore divisée en quatre groupes : 45,000 hommes aux Quatre-Bras; 21,000 sur Ni- velles; 6,000 à Braine-le-Comte ; 10,000 à Enghien, sous le prince Frédéric des Pays-Bas ; le reste, en route de Bruxelles (1) Geschichte des Feldziigs der englisch-hannoverisch-niederlandisch- braunschweigischcn Armée^ unter Herzog Wellington imd der preussischen Armée, etc., im jahre 1815. Stuttgart und Tubingen 1817. On sait que cet ouvrage est du général-major Müffling. CHAPITIÎE ONZIEME. 249 sur les Quatre-Bras. Wellington, on le voit, persistait dans la crainte d’être attaqué par sa droite. 11 expédia l’ordre, aux troupes rassemblées à Nivelles, d’en partir à dix heures, et de se porter à Mont-Saint-Jean en suivant la chaussée qui relie ces deux points, et en dé- tachant la brigade de cavalerie Estorlî surHal; à celles qui étaient à Braine-le-Comte, d’y rester jusqu’à nouvel ordre; au prince Frédéric, d’aller prendre position à Hal (1), Tout ce qui se trouvait aux Quatre-Bras dut être prêt à sc mettre en mouvement à dix heures. A ce moment (2), en effet, Wellington commença sa re- traite, pour gagner Mont-Saint-Jean. Elle fut masquée, d'abord, par la division Alten et quatre ou cinq bataillons presque tous de Brunswick ; mais, vers midi, cette infan- terie SC retira, et il ne resta plus que la cavalerie d’Uxbridge, qui prit position sur deux lignes, près et en arrière de la chaussée de Namur. Wellington était avec elle. Pendant ces mouvements, Ney était demeuré dans l’inac- tion. 11 avait dû recevoir, avant dix heures, la dépêche expédiée de Fleuras qui lui apprenait le résultat de la bataille de Ligny et lui ordonnait d’attaquer, « s’il n’y avait qu’une arrière-garde aux Quatre-Bras et d’y prendre position.» La moitié de l’armée anglaise s’y trouvait alors ; c’était plus qu’une arrière-garde. La même dépêche disait à Ney de prévenir l’empereur, « s’il y avait plus qu’une arrière-garde aux Quatre-Bras; et que, dans ce cas, celui-ci y marcherait. » Le maréchal, n’ayant pas attaqué, avait, à coup sûr, en- voyé l’avis demandé et attendait, pour se porter en avant, (1) The dispatches, etc. (2) Rapport du duc de >Yellington au comte Balluirst. 250 WATERLOO. l’arrivée des forces que Napoléon devait amener par la chaussée de Namur. Cette attente inactive était commandée ; car il importait de ne rien faire qui pût déterminer Wellington à se retirer. S’il restait dans sa position jusqu’à ce que Napoléon vînt déboucher sur lui, il serait pris dans une attaque de flanc et de front qui lui deviendrait fatale. Cependant, après la retraite de l’infanterie ennemie, quand il avait aperçu les éclaireurs des colonnes françaises sur la chaussée de Namur, Ney avait mis sa cavalerie en mouve- ment. Mais, déjà, des officiers d’ordonnance de Napoléon avaient apporté au corps d’infanterie qui était en première ligne (celui de d’Erlon) l’ordre d’avancer. Les hussards français et anglais tiraillaient sur la gauche de Wellington. Celui-ci n’avait d’autre but que de couvrir la retraite de son arrière-garde d'infanterie. 11 ordonna immédiatement à Uxbridge de se replier. Sa cavalerie se forma sur trois colonnes. Celle du centre, composée de deux brigades de grosse cavalerie {gnards and heavij dragoons) suivies par deux régiments légers, prit la chaussée de Bruxelles pour aller passer la Dyle au grand village de Gencppe. Les deux autres colonnes furent dirigées, l’une sur Thy, où se trouve un pont, l’autre sur un gué, au-dessus de Genappe. Quand le corps de d’Erlon arriva aux Quatre-Bras, il s’y rencontra avec la tète de la colonne venant de Ligny. Il était près de deux heures. La pluie tombait à verse. Napoléon avait fait en voiture la route jusqu’auprès des Quatre-Bras. 11 monta à cheval, prescrivit à Subervie, à Domon, àMilhaud, de poursuivre la cavalerie anglaise; à d’Erlon, de les appuyer de près; à Lobau, à la garde, à Kellermann, de marcher ensuite; à Reille, de faii’e l’ar- rière-garde. Uxbridge se retira, d’abord, en évitant de s’engager. 251 CHAPITRE ONZIÈME. Mais, à la sortie de Genappe, il prit position sur la hauteur, pendant que ses colonnes latérales achevaient de passer la Dyle, et, quand notre cavalerie commença à déboucher de la longue rue qui forme le village, il la fit charger par un de ses régiments de hussards. Les hussards furent ramenés et très-maltraités par nos lanciers. Uxbridge, se mettant aussitôt à la tête d’un régi- ment des gardes, soutenu par un autre de dragons légers, se précipita sur les lanciers et refoula dans Genappe tout ce qui en était sorti. Après ce coup de vigueur, il reprit son mouvement de retraite en se canonnant avec l’avant-garde française. La pluie avait redoublé. La marche dans les terres était devenue excessivement pénible. Notre infanterie surtout avançait avec une extrême lenteur et non sans quelque désordre. 11 était déjà six heures et demie (1) quand Subervie, Domon et Milhaud parurent sur les hauteurs en deçà de l’au- berge de la Belle-i\.lliance, à trois kilomètres du hameau de Mont-Saint-Jean. L’atmosphère, chargée de brumes, ne permettait pas de voir au loin. Cependant, on apercevait de l’infanterie der- rière la cavalerie anglaise. Napoléon, qui avait suivi le corps de Milhaud, lui ordonna de se déployer sous la pro- tection de quatre batteries, et de faire mine de charger. Cinquante ou soixante bouches à feu, immédiatement dé- masquées, apprirent ce qu’on voulait savoir ; l’armée anglo- hollandaise était là. Il aurait fallu deux heures de jour de plus pour pouvoir l’attaquer, a dit Napoléon. Deux heures ! il en avait perdu huit le matin! (t) Campagne de 1813, par Gourgaud. 252 WATERLOO. Mais deux heures même n’auraient pas sufli. Notre in- fanterie, attardée par la pluie, par les boues, était encore éloignée; d’Erlon et Lobau n’arrivèrent que vers huit heures à hauteur de Plancenoit. L’armée reçut, alors, l’ordre de prendre ses bivacs; et la nuit était close depuis longtemps quand elle eut achevé de s’y établir. Beaucoup de fantassins étaient encore éparpillés en arrière et ne rejoignirent qu’à la longue. Le 1" corps à droite, le 6® à gauche, furent en première ligne de Plancenoit à Mon-Plaisir, la garde et les réserves de cavalerie en seconde ligne. Le corps de Reille s’était ar- rêté à Genappe. 11 devait en partir le lendemain, au point du jour, pour rallier l’armée. Napoléon plaça son quartier général à la ferme du Caillou, qui touche au hameau dit la Maison-du-Roi et traversé par la chaussée de Bruxelles. ■Wellington eut le sien à Waterloo, village sur cette même chaussée, à seize kilomètres de la capitale de la Bel- gique. Son armée occupait la position de Mont-Saint-Jean, à une lieue en avant de Waterloo. Cette position, il l’avait si- gnalée, depuis près d’un an, comme très-avantageuse pour y disputer l’accès de Bruxelles (1); il l’avait soigneusement reconnue depuis plusieurs semaines ; et il était résolu à y l’ecevoir la bataille, si Blücher lui assurait le concours de deux corps prussiens, comme il le lui avait fait demander dans la matinée. La réponse de son allié venait d’arriver à Waterloo. Elle était digne de lui : « J’irai vous rejoindre non-seulement avec deux corps, mais avec mon armée tout entière; et, si (1) Mémorandum sur la défense des Pays-Bas, adressé à lord Balhursl et dalcdu 22 septembre 1811. {The dispalcheSieic.). CHAiMTHE OiXZIElVlE. Fennemi ne vous attaque pas le 18, nous l’attaquerons en- semble le 19 (1). » Quelle confiance après une défaite! quelle énergie dans un vieillard septuagénaire, encore souf- frant, tout meurtri d’un accident qui avait failli lui coûter la vie! C’est par ces efforts extrêmes d’activité, ces audaces de résolution, qu’on ramène la victoire sous les drapeaux qu’elle a désertés. Wellington écrivit au prince Frédéric des Pays-Bas de faire toutes ses dispositions, a Hal, pour y opposer, au be- soin, la plus vigoureuse résistance. Il expédia, en outre, au général Colville, l’ordre de partir le lendemain matin, au point du jour, de Braine-le-Comte avec les deux brigades de sa division qui y attendaient de nouvelles instructions, et de rallier le prince Frédéric, sous le commandement duquel il passerait. liai est sur la chaussée de Mons à Bruxelles par Braine- Îe-Comte, à plus de trois lieues, en ligne droite, de Mont-Saint-Jean. Le chef de l’armée anglaise craignait toujours un mouve- ment des Français par sa droite. La journée du 17 juin était tout à l’avantage de l’en- nemi. Blücher avait concentré toute son armée sur Wavre sans coup férir et lui avait donné un repos bien utile pour se reconnaître, rallier ses traînards, serrer ses rangs, recon- stituer ses cadres brisés par le feu et refaire ses muni- tions. Wellington, après un engagement insignifiant de cava- lerie, avait gagné, avec la plus grande partie de ses forces (il n’avait dépendu que de lui de les y avoir toutes), une position étudiée, choisie par avance, et se trouvait à hau- {{) Geschichle des Feldzugs, etc., par Mûflling. 254 Waterloo. teur de rarmée prussienne, séparé d’elle par une distance de trois lieues en ligne droite, que.Blüclier lui promettait, en toute assurance, de franchir à temps, malgré la difficulté des chemins. La veille, il est vrai, les deux généraux étaient un peu plus près l’un de l’autre et communiquaient par une belle chaussée. Mais, alors aussi, Ney était très-rapproché de Napoléon, et, de plus, celui-ci avait les Prussiens, celui-là les Anglo-Hollandais immédiatement en face. Maintenant, au contraire, l’armée française était divisée en deux masses éloignées l’une de l’autre de plus de cinq lieues en ligne droite ; et Grouchy ignorait jusqu’à la direc- tion prise par Blücher, qui se trouvait déjà à une marche de lui. Le succès de Ligny, loin d’avoir été agrandi, complété, se trouvait amoindri. C’était la conséquence des irrésolutions, des lenteurs de Napoléon. Sa conduite, pendant la première partie de la journée du 17 juin, est si injustifiable, que plusieurs, parmi ses apolo- gistes, ont à peine essayé d’en atténuer les torts. Mais lui- même n’a pas reculé devant la difficulté d’une justification complète. Il a rejeté la faute de son inertie sur Ney, sur Grouchy ; et il a bâti, pour les accabler, tout un système de faits controuvés, inventés de toutes pièces. Ney eut un tort, grave il est vrai ; mais il n’en eut pas d’autre : il négligea de rendre compte promptement de l’is- sue du combat des Quatre-Bras. Grouchy eut un tort non moins grave : il suivit l’exemple de Napoléon, ne fit pas reconnaître la direction de Ligny à Wavre par Mont-Saint-Guibertl Voilà la part exacte des lieutenants. Mais celle du chef...! Il aurait dû informer rapidement Ney du résultat de la GüAPiTKE GisZiÊiME. 255 bataille de Ligny, suppléer à la négligence du maréchal en envoyant chercher à Frasnes les rapports qui n’en venaient pas. Il n’en fit rien. Durant toute la nuit et une grande partie de la matinée, les deux quartiers généraux, à moins de trois lieues l’un de l’autre, n’échangèrent pas une seule communication. 11 ne faut en accuser que le maréchal Soult, le major gé- néral, ont dit quelques-uns. Soult était un des caractères les plus détrempés par les événements. Dans cette courte cam- pagne, il ne se montra pas à la hauteur de ses antécédents militaires. Cela est vrai, mais n’excuse pas le chef de l’ar- mée française. La mission du chef est d’ordonner et de s’assurer de l’exécution de ses ordres. Napoléon aurait dû expédier, pendant la nuit, des espions, et, dès les premières lueurs du jour, de grandes reconnais- sances sur toutes les directions par où les Prussiens avaient pu se retirer et surtout sur celles qui conduisaient vers la ligne d’opérations des Anglo-Hollandais; il n’en envoya qu’une seule, et sur la route de Namur. Faute énorme ! Les Mémoires cherchent à la dissimuler, disant : « A la pointe du jour du 17, le général Pajol, avec une division de la cavalerie de son corps et la division d’infanterie Teste, se mit à la poursuite de l’armée prussienne dans la direction de Wavre, par les routes de Tülij et de Gembloux (1); » tandis que Pajol fut dirigé sur la chaussée de Namur (2), où il prit, on se le rappelle, une batterie et quelques équipages, (1) Mémoires, t. ÎX. (2) « L’armée prussienne a élé mise en déroute. Le général Pajol est à sa poursuite sur les routes de Namur el de Liège. » (Lettre déjà citée, écrite vers huit heures du matin, de Fleurus, par le major général à Ney.) La lettre de Pajol lui-même à Grouchy, déjà citée aussi, prouve encore plus explicitement que ce général n’a pas approché de la direction do XYavre. 256 WATtiKLOO. tandis que Teste ne le rejoignit que vers midi, n’ayant été mis en marche que vers dix heures. A la pointe du jour, les reconnaissances n’auraient pas eu à pousser bien loin pour trouver l’armée prussienne; car, d’un côté, elle retirait, alors, ses derniers bataillons des abords de Brye, et, de l’autre, elle quittait à peine Som- brefîe. Ses traces, d’ailleurs, étaient encore imprimées sur le sol mouillé par l’orage de la veille, comme à travers les moissons foulées par les cavaliers et les fantassins. Si Napoléon eût reçu, en ce moment, le rapport de ce qui s’était passé' aux Quatre-Bras, s’il eût galopé jusqu’au pla- teau de Ligny, il aurait su immédiatement, vu, pour ainsi dire, de ses propres yeux, où était l’armée prussienne, et reconnu qu’il avait deux partis à prendre, à prendre sur-le- champ : ou se mettre avec toutes ses forces à la poursuite des Prussiens, ou lancer sur eux sa cavalerie légère, ap- puyée de deux ou trois divisions d’infanterie et, avec le gros de ses troupes, se porter aux Quatre-Bras. Dans le premier cas, surpris au moment où son armée était encore assez mal en ordre, avec caissons et gibernes vides, Blücher n’aurait pas échappé à la destruction ; dans le second, il aurait subi des pertes sensibles; et Welling- ton, privé de son appui, aurait été accablé sous les efforts réunis de Ney et de Napoléon. Mais l’empereur resta sans nouvelles des Quatre-Bras, indolent, indécis, jusqu’à huit ou neuf heures du matin, à Fleurus; en sortit pour aller passer une longue et stérile revue; et laissa s’écouler la moitié du jour avant de prendre une résolution. Dans ses Mémoires, il affirme encore que le maréchal Ney « avait reçu Tordre de se porter sur les Quatre-Bras, au point du jour, et d’attaquer vivement L'arrière-garde an- glaise; » et il ajoute ce détail précis : « Le duc de Welling- CHAPITRE ONZIÈME. 257 ton apprit fort tard, dans la nuit, le désastre de Ligny ; et il avait, sur-le-champ, ordonné de battre en retraite, dans la direction de Bruxelles, laissant le général Uxbridge, avec un corps de cavalerie et des batteries d’artillerie légère pour l’arrière-garde. » Mais cela est absolument controuvé. Ney ne reçut pas l’ordre d’attaquer, « au point du jour, l’arrière-garde anglaise; » car, s’il l’eût reçu, il aurait ap- pris, au moins, de l’olficier qui le lui aurait porté, la vic- toire de Ligny; et il ne la connaissait pas encore quand l’aide de camp Flahaut quitta Frasnes pour retourner près de Napoléon, à Fleurus (1). Cet ordre même n’a pu lui être envoyé; car Napoléon ignorait, pendant la nuit, et ignora jusqu’au retour de l’aide de camp Flahaut le résultat du combat des Quatre-Bras, la situation de Ney, celle de Wellington, et ne sut pas, en con- séquence, jusque-là si le maréchal était ou non en mesure d’attaquer. Comment, d’ailleurs. Napoléon aurait-il pu apprendre que Wellington avait battu en retraite pendant la nuit ; qu’il n’y avait, au point du jour, qu’une arrière-garde de cava- lerie anglaise aux Quatre-Bras, puisque Wellington connut vers sept ou huit heures du matin seulement la défaite de Blücher, et ne commença sa retraite qu’à dix? La vérité est, on l’a vu, que la première dépêche expédiée à Ney, depuis la bataille de Ligny, fut écrite de Fleurus, par Soult, au retour de Flahaut, vers huit heures du matin, « au moment où Napoléon allait se rendre au moulin de Brye. » Cette dépêche, nous l’avons reproduite. Elle pres- crit au maréchal de prendre position aux Quatre-Bras, en (I) « ... Le général Flahaut, qui arrive à l’instant, fait connaître que vous êtes dans l’incertitude sur les résultats de la journée d’hier, etc. » (Lettre du major général, déjà citée.) 22. 258 WATKRF.OO. attaquant, « s’il n’y a qu’une arrière-garde (t), » et de récla- mer appui, en cas contraire. 11 y avait là plus qu’une arrière-garde : il y avait la moitié de l’armée anglaise. Ney réclama donc certainement le con- cours de Napoléon; et, s’il attendit longtemps, jusqu’à deux heures, ou à peu près, ce n’est pas à lui qu’il faut le reprocher. En résumé, Ney n’a pas dû s’engager dans un combat avant d’avoir connu l’issue de la bataille de Ligny ; et, quand il en fut instruit, il dut attendre le mouvement concentrique de Napoléon par Marbais ; mouvement qui, fait à temps, aurait assuré la perte de Wellington. Il est incontestable, néanmoins, qu’il aurait bien fait de marcher aux Anglo-Hollandais quand leur retraite se des- sina nettement. Mais qu’en serait-il résulté? Que notre ar- mée serait arrivée un peu moins tard sur les hauteurs au delà de la Maison-du-Roi ; que l’ennemi aurait perdu deux ou trois mille hommes au lieu de deux ou trois cents, caria poursuite dirigée par Napoléon n’eut pas d’autres consé- quences. Or, cela n’aurait pas modiOé d’une manière sen- sible le résultat de la journée :1e temps aurait toujours man- qué pour livrer bataille. ; Un grand coup avait pu être frappé, le matin, sur les An- | glo-Hollandais, et ne l’avait pas été. L’occasion manquée no ■ pouvait pas se retrouver le soir. ^ 3 Grouchy a été sacritfé comme Ney, dans l’intérêt d’une * justification impossible. Napoléon, dans ses Mémoires, raconte, d’abord, le départ de Grouchy de manière à donner la conviction qu’il quitta Ligny vers le point du jour; puis il dit: «Le maréchal avait (1) En ce moment, Napoléon ne connaissait donc pas, en voilà une autre!* preuve décisive, les forces qui étaient aux Qualrc-Bras. (:I1AI>1THK OiNZIÈMK. 259 poursuivi Blücher sur les routes de Mont-Saint-GuiberteiàQ Gembloux ; mais des rapports lui ayant faire croire que la majeure partie de l’armée prussienne s’était retirée par Gem- bloux, il se porta avec ses principales forces sur ce point; il y arriva le 17, à quatre heures du soir; il y apprit que le corps de Bülow y était arrivé pendant la nuit. 11 envoya des reconnaissances dans les deux directions de Wavre et de Liège, à la suite des deux arrière-gardes ennemies qui s’y étaient retirées. Cela fait, Grouchy fit prendre position à ses troupes; il n’avait, cependant, fait que deux lieues (1). Sur le soir, il reçut des renseignements positifs que les princi- pales forces de l’ennemi étaient dirigées sur Wavre; mais il était de six heures, les soldats faisaient leur soupe, il jugea qu’il serait à temps, le lendemain, de suivre l’ennemi, qui se trouvait ainsi avoir gagné trois lieues sur lui (2). )> Ce récit dissimule bien, en chargeant Grouchy, l’inaction de Napoléon pendant la moitié de la journée et l’igno- rance où, par suite de cette inaction, on resta de la direc- tion prise par l’armée prussienne. Mais il ne résiste pas à l’examen. Grouchy reçut, à midi passé, son commandement. Il se mit, non a la poursuite, mais à la recherche des Prus- siens ; ce qui n’est pas tout à fait la meme chose. Ses deux corps d’infanterie ne s’ébranlèrent qu’à deux heures et à trois (3), de Saint-Aniand et de Ligny, par (1) De Ligny à Gembloux, il y a dix kilomèlrcs en ligne droite, plus de douze par chemins. (2) Mémoires, t. IX. (o) « Le 4-e corps reçut vers midi et demi, le 17, l’ordre de se mettre en mouvement vers Gembloux, en suivant le 5^ corps. Le général Ilulot, qui formait la tête de colonne, fut obligé d’atlendre que lu gauche du général Vandamme eut déblayé, pour pouvoir se mettre en route. Ce n’est que vers trois heures qu’il a commencé à marcher; il a constamment serré sur le 5e corps. {Quchjucs documents, etc., par le général Gérard.) WATERLOO. 9Ü0 les causes que nous avons dites et qui ne lui sont point im- putables. Il ne fît pas marcher une seule colonne « sur la route de Mont-Saint-Guibert, » et il eut tort, nous l’avons dit, d’imi- ter en cela Napoléon. Il se porta sur Gembloux avec ses principales forces, non parce que « des rapports lui avaient fait croire que la ma- jeure partie de l’armée prussienne s’était retirée sur ce point, » mais parce que Napoléon lui en avait donné l’ordre formel par écrit (1). 11 n’y arriva pas « à quatre heures du soir avec ses forces,» mais à neuf et à dix. II n’y apprit pas « que le corps de Bülow y était arrivé pendant la nuit ; » car ce corps s’arrêta à la Basse-Baudeset. Il envoya des reconnaissances dans les deux directions de Wavre (par Sart-lez-Walhain) et de Liège. Napoléon lui avait recommandé (2) d’éclairer celle de Maestricbt (qui est celle de Liège) et de Namur. Mais il ne les envoya malheu- reusement qu’à la nuit, non avant six heures (3). Il ne reçut pas « des renseignements positifs annonçant que les principales forces de l’ennemi étaient dirigées sur Wavre; car, à dix heures, il écrivit à Napoléon une dépêche < où il exposait toutes ses incertitudes sur la direction prise j par la masse de l’armée prussienne (4). i I (J) a Monsieur le maréchal, rendez-vous à Gembloux avec le corps de Pajol (suit l’énumération des corps mis sous le commandement de Groucliy).» (Instructions dictées à Bertrand par Napoléon. — Voir page 241.) (2) « Vous vous ferez éclairer sur la direction de Namur et de Maes- Iriclit. » (Instructions dictées à Bertrand par Napoléon.) (3) « Le général Exelmans a ordre de pousser, ce soir, six escadrons sur | Sart-lez-Walhain et trois sur Perwez. » (Dépêche de Grouchy à Napoléon, datée de Gembloux, dix heures du soir. — Voir page 244.) (4) Dépêche de Grouchy à Napoléon, datée de Gembloux, dix Leiiies du j soir. — Voir page 244. j CHAPITRE ONZIÈME. 11 ne prit pas position « à six heures, » et ses soldats ne faisaient pas « la soupe » à ce moment ; car « ils n’arri- vèrent sur Gembloux qu’à neuf heures et à dix, ayant marché aussi vile qu’il était humainement possible par une pluie torrentielle et d’épouvantables chemins (1); « plus vite, il est bon de le remarquer, que l’infanterie qui se porta, avec Napoléon, des Quatre-Bras vers Plancenoit ; plus vite encore, toute proportion gardée, que le corps de Thielmann dans son mouvement sur Wavre. Enfin, « l’ennemi ne se trouva pas avoir gagné trois heures sur Grouchy; » car ce fut Grouchy qui gagna sur lui la distance de Ligny à Gembloux. Telle est la véracité des Mémoires dictés par Napoléon ; et, pourtant, ils ont été la base de presque toutes les rela- tions de la campagne de 1815, écrites en France. Nous sommes entré, encore une fois, dans des détails bien minutieux de temps, d’ordres, de mouvements; mais ils étaient indispensables pour rétablir la vérité sur la jour- née du 17 Juin; journée dont les fautes inconcevables de-* valent exercer une influence capitale sur la bataille qui, le lendemain, décida du destin de la guerre, de Napoléon et de la France (2). (Il Quelques documents, etc., par le général Gérard. (2) M. Tliicrs a porté un jugement opposé au nôtre sur la conduite de Napoléon, le 17 juin. On trouvera, à la note N, la réfutation de ses erreurs. CHAPITRE DOUZIEME 18 JUIN. — Wateuloo. — Napoléon apprend que rarmée anglo-hollandaise ira fait aucun mouvement. — Au point du jour, il s’assure, par lui-môme, que cette nouvelle est vraie. — Sa confiance dans le résultat de la bataille qu’il veut livrer. — Confiance non moins grande de Wellington. — Descrip- tion du terrain qu’il occupe. — A six heures, il commence à prendre son ordre de bataille. — Scs forces. — Napoléon reconnaît la position de l’armée ennemie. — A neuf heures seulement, les Français commencent à prendre leur ordre de bataille. — Instructions adressées à Grouchy. — Instructions pour la bataille. — Plan de Napoléon. — A onze heures et demie, il engage la bataille par l’attaque de Goumont, qui est confiée à Reille. — Premières péripéties de cette attaque. — Napoléon apprend l’arrivée du corps de Cülow à Chapcllc-Saint-Lambert. — Dispositions prises par suite de cette nouvelle. — Nouvelles instructions adressées à Grouchy. — D’Erlon attaque l’aile gauche des Anglo-Hollandais. — 11 est repoussé avec grandes pertes. — Attaque infructueuse de la llaie-Saintc. — Continuation de la lutte sur Goumont. — État de la bataille à trois heures. — Dispositions prises par i Wellington. — Napoléon renonce à forcer l'aile gauche ennemie et se décide à porter l’effort principal contre le centre. — Prise de la Haie-Sainte. — j Charges de Milhaud et de Lefebvre Desnoettes contre le centre anglo-hol- ■ landais, à quatre heures. — Elles échouent. — Entrée en ligne du corps de 'i Bülow, à quatre heures et demie. — Sa position ù cinq heures. — Ney rc- | nouvelle l’attaque du centre anglo-hollandais avec Milhaud et Lefebvre Desnoettes. — Dispositions prises par Wellington en prévision de cette nouvelle attaque. — Situation de son armée. — Ney est appuyé par Keller- mann et Guyot. — Son attaque échoue encore. — Ses pertes. — Celles du centre anglo-hollandais. — État de la bataille à notre gauche et à notre droite. — Continuation du combat conti’e Bülow. — Attaque de six batail- lons de vieille garde contre le centre anglo hollandais. — Elle est repoussée. — A sept heures et demie, irruption de l’avant-garde de Zieten sur le champ de bataille pi’ès de Papclotte. — Commencement de désordre dans l’armée fi’ançaise. — Mouvement général en avant des Anglo-Hollandais. — Le CHAPITRE DOUZIÈME. 2()3 désordre augmenic rapidemeiil. — Enlrce en ligne de deux divisions de Pircli l vers Planeenoit. — Prise de ce village par les Prussiens. — Déroule de rarinéc française. ~ Les Prussiens la poursuivent. — La poursuite cesse au point du jour. — Napoléon arrive a Cliarleroi et se rend à Pliiiippcville^ — Pertes respectives des vainqueurs et des vaincus. La nuit était noire, le ciel chargé d’épais nuages déchirés par de rares éclairs. Le tonnerre grondait dans le lointain. La pluie tombait et n’avait cessé, depuis la veille, de tomber à torrents. Napoléon monta à cheval, accompagné de Ber- trand et gagna les hauteurs coupées par la chaussée de Bruxelles vers la ferme de Rossomme. Il était une heure. Une ligne de feux éclairait ITiorizon de Braine-l’Alleud à Frichemont. C’étaient ceux des bivacs de Parmée anglo- hollandaise. \ La marche de la veille avait été courte et hâtive pour ses bataillons. Arrivés, de bonne heure, sur la position qu’ils devaient occuper, ils avaient profité du jour et du voisinage de la forêt pour amonceler les bois qui leur servaient, maintenant, à supporter l’inclémence du temps. Sur la ligne française, les feux étaient rares. Les soldats, moins bien partagés, attendaient avec impatience la fin de cette nuit pénible. Rien ne semblait indiquer un mouvement de l’ennemi. S’il eût battu en retraite. Napoléon avait l’intention de le suivre et de l’entamer malgré l’obscurité, dès qu’il aurait été en marche. C’est là, du moins, ce qu’il a écrit. Mais son inaction pendant la nuit qui suivit la victoire sur Blü- cher n’est pas faite pour donner créance à cette assertion. De pareilles entreprises dépassaient alors la mesure de son activité. Il rentra à son quartier général; et bientôt les rapports des espions et des postes avancés, les témoignages de deux déserteurs vinrent confirmer ce qu’il avait pu présumer 264 WATERLOO. seulement par l’étendue et l’intensité des feux : l’armée anglo-hollandaise restait immobile. Ces nouvelles lui donnèrent une extrême satisfaction. Il redoutait cependant encore de les trouver démenties par l’événement, quand, le jour ayant paru, il put aller s’as- surer, de ses propres yeux, que Wellington attendait la bataille. Ainsi, malgré tant d’hésitations, tant de lenteurs, après avoir rencontré les Prussiens isolés, il avait l’heureuse for- tune de pouvoir frapper, loin d’eux, un coup décisif sur leurs alliés. 11 avait prédit naguère, dans le Moniteur, que le général Wellington était « un présomptueux, un témé- raire, un ignorant, destiné a essuyer de grandes cata- strophes. )) La prédiction, trop longtemps erronée, allait se réaliser enfin. Il le pensait. Nous avons « quatre-vingt-dix chances pour nous et pas dix contre, dit-il, à quelques instants de là, à ses géné- raux. » Telle était sa conviction, il l’a écrit; et le mot semble authentique. Comptant, néanmoins, sur la force de la position qu’il avait choisie et reconnue depuis longtemps, sur l’ardeur de ses troupes, sur la fermeté de ses vieux compagnons de la guerre péninsulaire, se reposant sur la parole de Rlü- cher, Wellington calculait, lui aussi, les chances de la ren- contre qu’il aurait pu éviter et ne doutait pas du succès. Il écrivait à sir Charles Stuart (à Bruxelles) : « . . Les Prus- siens seront de nouveau prêts à tout, ce matin,., tout tour- nera à bien (ail will turn out well); » et, au duc de Berry : « J’espère et, de plus, j’ai toute raison de croire que tout ira bien (1). » (1) Ces deux lettres sont datées de Waterloo, le 18 juin, à trois heures du matin. Celle qui est adressée au duc de Berry est écrite en français. {TIu dùpalches, eic., t. XII.) CHAPITRE DOUZIÈME. 265 A la nouvelle, qui lui avait été expédiée dans la nuit, de l’arrivée de l’armée anglo-hollandaise sur la position de Mont Saint-Jean, Blüclier avait répondu, en effet, qu’il met- trait, dès l’aube du jour, une grande partie de ses forces en mouvement dans cette direction et que le reste ne tarde- rait pas à suivre ; et cette réponse, confirmant la promesse de la veille, venait de parvenir a Wellington, au moment où il manifestait une si entière confiance. Vers six heures, la pluie avait cessé; mais le ciel res- tait très-couvert. L’armée anglo-hollandaise commença à prendre son ordre de bataille. En parlant de la ferme du Caillou {voir l'Atlas, pi, n« 4), où se trouvait le quartier général de Napoléon, on rencontre trois rideaux de hauteurs dirigées unifomnément du sud- ouest au nord-est. La chaussée de Bruxelles en coupe suc- cessivement 1^-s crêtes, vers la ferme de Rossomme, vers l’auberge de la Beih*-Alliance et à cent cinquante ou deux cents mètres plus loin que la ferme de la Haie-Sainte. La crête des hauteurs formant le dernier de ces rideaux, est la limite sud d’une vaste croupe qui s’étend, à l’ouest, jusqu’au-dessus de Merbe-Braine, hameau situé dans un vallon allongé du sud au nord; à l’est, jusque vers Ohain; au nord, jusqu’au hameau de Mont-Saint-Jean, où com- mence une pente de faible inclinaison qui descend au vil- lage de Waterloo, bâti à une lieue de la Haie-Sainte, dans une échancrure de la forêt de Soignes (1). Cette croupe est ce qu’on appelle le plateau de Mont- « (1) Depuis 48i3, toute la partie de la forêt qui entourait Waterloo a élë défrichée. Maintenant, le bois n’existe plus à l’ouest de la chaussée de Bruxelles; et, du côté opposé, où il arrivait jusqu'à hauteur de Vert- Coucou, sa limite sud a reculé de trois quarts de lieue. Mais le plan n® 4- de notre atlas le représente dans les limites mêmes qu’il avait au moment de la bataille. 23 266 WATERLOO. Saint-Jeau. A cinq ou six cents mètres et à l’ouest de la Haie-Sainte, un contre-fort, de peu de largeur, s’en détache et vient finir en s’abaissant régulièrement tout près de la chaussée de Bruxelles et de l’auberge de la Belle-Alliance. La ligne de partage des eaux du bassin de la Senne et de celui de la Dyle suit ce contre-fort. Deux vallons y prennent leur origine. L’un, s’ouvrant au sud-ouest, passe derrière le château de Goumont et débouche, tout auprès, dans le vallon de Merbe-Braine ; l’autre, s’ouvrant au sud-est, passe immédiatement au-dessous de la Haie-Sainte, des fermes de Papelotte, de la Haie, et comprend le hameau de Smo- hain. Ces deux vallons forment ainsi, au pied même du plateau de Mont-Saint-Jean, une sorte de circonvallation, inter- rompue seulement par le contre-fort dont nous venons de parler. Les pentes qui les limitent, au sud et au nord, sont, en général, d’accès facile, même pour l’artillerie. Celle du nord offre, cependant, de la roideur, dans le voisinage immédiat de la Haie-Sainte et sur une longueur d’environ cinq à six cents mètres. Cette ferme est au bord même de la chaussée de Bruxelles. Le château de Goumont en est à quinze cents mètres à l’ouest. 11 s’élève sur le haut de la pente qui limite le vallon du côté du sud. La chaussée de Nivelles le laisse à trois cent cinquante mètres sur sa droite, traverse sur un rem- blai le vallon de Merbe-Braine et va se confondre, au ha- meau de Mont-Saint-Jean, avec la grande route de Charleroi à Bruxelles. Les fermes de Papelotte et de la Haie sont à quatorze eC quinze cents mètres, à l’est, de celle de la Haie-Sainte ; le hameau de Smohain à moins de deux mille. Sous la Haie, le vallon se rétrécit, se ravine; et il en sort, au milieu de sources marécageuses, un petit ruisseau qui CHAPITRE DOUZIEME. 267 va couler sous Ohain et verser ensuite ses eaux dans le ruis- seau de Lasne, affluent de la Dyle. Le château de Fricliemont, k trois cents mètres au sud de Smohain, est bâti au sommet de la pente qui borde le vallon de ce côté. Tel était le terrain sur lequel Wellington s’était résolu à recevoir le choc de Napoléon. Il se présente, nous l’avons dit, comme une vaste croupe soutenue au sud par une pente d’inclinaison généralement douce et facile à battre de feux plongeants. Goumont, la Haie-Sainte, Papelotte, la Haie, Smohain, Frichemont pa- raissent comme autant de postes qui en défendent l’ac- cès. Un chemin de traverse allant d'Ohain à Braine-l’AlIeud suit à peu près la crête sud de la croupe jusqu a hauteur de Goumont. Il coupe la chaussée de Bruxelles à deux cents mètres par le nord de la Haie-Sainte. En deçà de ce point de rencontre, il se maintient au niveau du sol ; des haies vives et fortes, mais discontinues, le bordent à droite et à gauche (l). Au delà du même point, cette bordure disparaît ; et il s’en- fonce dans une tranchée profonde de deux mètres en moyenne, et longue de six cents (2), au sortir de laquelle il se retrouve au niveau du sol. Ce chemin marqua presque exactement le front de l’armée anglo-hollandaise. (1) Ou le bordaient, car il ne reste plus rien de ces haies. Le lecteur voudra bien nous permettre quelques-unes de ces façons de parler qui ra- content un événement déjà éloigné comme si les faits dataient de la veille. Notre récit en sera plus précisément exact. (2) Le chemin n’est plus encaissé, maintenant, que du côlé du nord. L’es- carpement sud a disparu entièrement. On a pris là les terres nécessaires à la construction d’un monticule qui porte à son sommet un lion posé sur un socle où se lit celle inscription laconique ; \Sjuin 1815. 268 WATERLOO. La gauche s’étendit, par Tune de ses extrémités, jusqu a hauteur de la Haie, par l’autre, jusqu’à la chaussée de Bruxelles, qui était fortement barricadée. Elle se composait, tant en première qu’en seconde ligne, des divisions dePicton, de Perponcher et de l’une des bri- gades de celle de Cole. Des bataillons de Perponcher occu- paient Papelotte, la Haie, Smohain, Frichemont et les che- mins qui mènent de ces points au plateau. Deux brigades de cavalerie anglaise étaient en flanqueurs, jetant des partis jusque vers Ohain. Le centre couvrit l’espace entre les chaussées de Bruxelles et de Nivelles. Il était formé des divisions Alten, Cooke (gardes anglaises) et de la brigade Kruze (contingent de Nassau). Des troupes de cette partie de la ligne et un ba- taillon détaché de la division Perponcher étaient établis à la Haie-Sainte et à Goumont. La droite comprenait les divisions de Clinton, de Chassé et la brigade Mitchell, détachée de la division Colville. Cette brigade prit position sur l’alignement du centre, et appuya sa gauche à la chaussée de Nivelles, qu’obstruait un abatis. La division Clinton se plaça en colonne, en arrière de Mitchell, le long et au-dessus du vallon de Merbe-Braine; et se relia, par des troupes légères, à Chassé. Ce général était posté à quinze cents mètres de là, sur Braine-l’Alleud, gros bourg situé dans un large vallon qui s’allonge du sud au nord comme le vallon de Merbe-Braine. Trois brigades de cavalerie anglaise étaient derrière l’ex- trémité droite du centre. La réserve comprenait le corps de Brunswick, entre Merbe-Braine et la chaussée de Nivelles; la brigade Lam- bert (division Cole), à la ferme de Mont-Saint-Jean ; et, partie à hauteur, partie en avant de cette ferme, six batteries d’^r- tlllerie à cheval anglaises, la division Collaert (cavalerie CHAPITRE DOUZIÈME. 269 hollando-bclge), et les deux brigades de grosse cavalerie anglaise Somerset (gardes) et Ponsonby. Piéton reçut le commandement de l’aile gauche, le prince d’Orangc celui du centre, Hill celui de l’aile droite. Toute l’armée anglo-hollandaise n’était pas réunie là. Le prince Frédéric des Pays-Bas, on l’a vu, occupait Hal avec ladivison Sledmann, la brigade indienne, la cavalerie hanovrienne d’Estorff; et deux brigades de la division Col- ville, parties, le matin même, de Braine-le-Comte, allaient augmenter ce détachement et le porter à près de dix-sept mille hommes. En ce moment encore, Wellington craignait d’être tourné par sa droite (1), d’être prévenu sur Bruxelles; crainte bien mal fondée; et à laquelle il n’aurait, sans doute, pas sacrifié, s’il n’eût compté avec certitude sur l’appui de Blücher. Cet éloignement d’une partie si considérable de ses forces avait réduit celles qu’il rangeait pour la bataille à soixante et dix mille hommes, dont treize mille cinq cents de cava- lerie, et à cent cinquante-neuf bouches à feu (2). (1) On trouve cette crainle très-formellement exprimée clans la lettre au duc de Berry, datée du 18 juin, à trois heures du malin, et citée au commen- cement de ce chapitre. Wellington écrivait : « Il se peut que l’ennemi nous tourne par Hal^ quoique le temps soit terrible et les chemins détestables, et quoique j’aie le corps du prince Frédéric en position entre liai et Enghien. Si cela arrive, je prie Votre Altesse Royale... et Sa Majesté (Louis XVI II) de partir pour Anvers, non sur de faux bruits, mais sur la nouvelle certaine que Vennemi est entré à Bruxelles, malgré moi, en me tournant par Hat. » (2) ElTeclif de J’armée anglo-hollandaise «»'""'«■ Cavalerie. Bouches (toutes armes comprises) le 14- juin. 95,503 dont 16,017 186 Une batterie de fusées. Perles te 16 juin 4,659 — 160 5 Le 17 juin 268 — 145 « A reporter. , . 4,927 dont 305 5 270 WATERLOO. Avant huit heures, toutes ses dispositions étaient ache- vées. L’armée française attendait encore l’ordre qui devait la porter en avant. Dès le point du jour, elle avait reçu celui de se préparer au combat. Elle était prête. Les fatigues, les insomnies d’une nuit passée sous une pluietorrentielle, sur une terre fangeuse, étaient oubliées : elle ne pensait, n’aspi- rait qu’à la lutte. « A huit heures, disent les Mémoires de Sainte-Hélène, des officiers d’artillerie qui avaient parcouru le terrain an- noncèrent que l’artillerie pouvait manœuvrer, quoique avec quelques difficultés, qui, dans une heure, seraient bien di- minuées. » Napoléon monta à cheval, se porta sur les hauteurs de la Belle-Alliance et reconnut la ligne ennemie, qu’il avait déjà observée. Le lieutenant général du génie Haxo fut chargé de s’en approcher davantage, pour s’assurer si des retranchements Hommes. Cavalerie. B. à feu. Report. . . . 4,927 dont 305 5 Détachements : un régiment et demi de ca- valerie (2e et 3c hussards de la légion ger- manique) laissé sur la frontière d’Ypres à Tournai 900 — 900 » Le 81c anglais (division Cole), à Bruxelles. 40| — » » Le 14e bataillon de milice hollandaise (divi- sion Stedinann) envoyé à Audenarde 586 — » » Sur Hal : division Stedmann et brigade in- dienne 9,814 — » 16 Deux brigades de la division Colville (John- ston-anglaise, Lyon-hanovrienne) 5,448 — » 6 Brigade d’Estorff 1,380 — 1,380 » Grand parc, à Bruxelles 1,860 — » » Total. . . . 25,316 dont 2,585 27 ixesle à Mont-Saint-Jean : 70,187 hommes de toutes armes, dont 13,452 cavalerie, 159 bouches à feu et une batterie de fusées. CHAPITRE DOUZIÈME. 271 y avaient été élevés. Il revint promptement rendre compte qu’il n’avait aperçu aucune trace de fortification. Napoléon réfléchit un instant, et dicta l’ordre de bataille que des aides de camp portèrent immédiatement aux divers corps d’armée. L’armée se mit en marche sur onze colonnes. Ces onze colonnes étaient destinées à former, quatre, la première ligne; quatre, la seconde; trois, la troisième. Les quatre colonnes de la première ligne étaient: celle de gauche, formée par la cavalerie du 2® corps (Reille); la deuxième, par les trois divisions d’infanterie de ce corps ; la troisième, par les quatre divisions d’infanterie du 1" corps (d’Erlon); la quatrième, par la cavalerie du même corps. Les quatre colonnes de la seconde ligne étaient : celle de gauche, formée par les cuirassiers de Kellermann; la deuxième, par les deux divisions d’infanterie du 6® corps (Lobau); la troisième, par les deux divisions de cavalerie lé- gère Domon et Subervie, détachées, depuis la veille, des corps de Vandamme et de Pajol; la quatrième, par les cui- rassiers de Milhaud. Les trois colonnes de la troisième ligne étaient : celle de gauche, formée par la division de grenadiers à cheval et dragons de la garde, sous Guyot ; la seconde, par les trois divisions d’infanterie de la vieille et jeune garde, sous Friant, Morand et Duhesme; la troisième, par les chasseurs à cheval et lanciers de la garde, sous Lefebvre Desnoëttes. L’artillerie marchait sur le flanc des colonnes; les parcs et les ambulances étaient à la queue. A neuf heures, les tètes des quatre colonnes formant la première ligne arrivèrent où elles devaient se déployer. En même temps, on aperçut, plus ou moins loin, les sept au- tres colonnes qui débouchaient des hauteurs ; elles étaient en marche; les trompettes et les tambours sonnaient et bat- 272 WATERLOO. talent aux champs; la musique faisait retentir les airs qui retraçaient aux soldats le souvenir de cent victoires. « La terre, dit Napoléon, paraissait orgueilleuse de porter tant de braves. Ce spectacle était magnifique; et l’ennemi, ([ui était placé de manière à apercevoir jusqu’au dernier homme, dut en être frappé. » Les onze colonnes se déployèrent avec tant de précision, qiTil n’y eut aucune confusion. Jamais de si grandes masses ne se remuèrent avec plus de facilité. La cavalerie du corps de Reille, qui formait la colonne de gauche de la première ligne, se déploya sur trois lignes en travers de la chaussée de Nivelles, à peu près à la hauteur de la limite inférieure du bois qui couvre le château dcGou- mont au sud, et éclaira, par la gauche, tout le terrain, ayant des grand’gardes sur Braine-l’Alleud ;sa batterie d’artillerie légère .sur la chaussée de Nivelles. L’infanterie du même corps, qui formait la seconde co- lonne, occupa l’espace compris entre la chaussée de Ni- velles et celle de Bruxelles; c’était une étendue de dix-huit J cents à deux mille mètres ; la division Guilleminot (1) tenant * la gauche près de la chaussée de Nivelles et en face du bois do Goumont, Foy le centre, Bachelu la droite, qui arrivait à la chaussée de Bruxelles, près de la ferme de la Belle-Alliance. ; Chaque division d’infanterie était sur deux lignes, la se- \ conde à soixante mètres de la première, ayant son artillerie j sur son front et ses parcs en arrière, près de la chaussée de ^ Nivelles. L’infanterie de d’Erlon, formant la troisième colonne, ap- ' puya sa gauche à la Belle-Alliance et sa droite vis-à-vis de la ferme de la Haie. Chaque division était sur deux lignes, l’artillerie dans les intervalles des brigades. (1) Jérôme Bonaparte marcha avec cette division, comme les trois jours précédents. CHAPITRE DOUZIÈME. 57^ La cavalerie ded’Eiion, formant la quatrième colonne, se déploya à droite, sur trois lignes, observant la Haie, Fri- cliemont, et jetant des postes dans la direction d’Obain. Son artillerie était sur sa droite. La première ligne était à peine formée, que les têtes des quatre colonnes de la deuxième ligne arrivèrent aux points où elles devaient se déployer. Les cuirassiers de Kellermann s’établirent sur deux lignes à soixante mètres Tune de l’autre, à deux cents mètres en arrière delà deuxième ligne du corps de Reille, et à dis- tance égale des deux chaussées. Ils avaient une batterie sur chaque aile. Le corps de Lobau se porta à deux cenis mètres derrière la deuxième ligne de Reille, et resta en colonnes serrées par division, occupant deux cents mètres de profondeur, le long et sur la gauche de la chaussée de Bruxelles, avec une -dis- tance de cinquante mètres entre les deux colonnes de divi- sion, son artillerie sur son flanc gauche. La division Domon, suivie par celle de Subervie, se plaça en colonne serrée par escadron, à droite de la chaussée de Bruxelles, à hauteur de Lobau, dont elle n’était séparée que par cette chaussée; l’artillerie sur son flanc droit. Les cuirassiers de Milhaud se déployèrent sur deux lignes, à soixante mètres l’une de l’autre, et à deux cents mètres der- rière la seconde ligne de d’Erlon, la gauche vers la chaussée de Bruxelles, la droite vers Frichemont. lis occupaient un front d’environ mille mètres ; l’une de leurs batteries sur la gauche, l’autre sur leur centre. Avant que la deuxième ligne fût formée par ces quatre colonnes de Kellermann, de Lobau, de Subervie et Domon, de Milhaud, les têtes des trois colonnes do la troisième ligne ou réserve arrivèrent à leurs points de déploiement. Les grenadiers et les dragons à cheval de la garde se pla- 274 WATERLOO. cèrent en bataille sur deux lignes à soixante mètres de dis- tance l’une de l’autre, à deux cents mètres en arrière deKel- lermann; leur artillerie au centre. L’infanterie de la garde s’établit sur six lignes, formées chacune d’une brigade en colonnes par bataillon, à vingt mètres l’une de l’autre, à côté de la route de Bruxelles et un peu en avant de la ferme de Rossomme ; l’artillerie des divisions sur la gauche et la droite, celle de réserve derrière ' les lignes. Les lanciers et les chasseurs de la garde se déployèrent sur deux lignes, à soixante mètres de distance l’une de l’autre, à deux cents mètres en arrière de Milhaud. A dix heures et demie, ce grand mouvement était terminé; toutes les troupes étaient à leur position ; le plus profond silence régnait sur le champ de bataille. Les chaussées de Bruxelles et de Nivelles étaient libres; c’étaient les moyens de communication pour que l’artillerie de réserve pût parvenir rapidement sur les divers points (1). Une partie du grand parc arrivait aux Quatre-Bras. ‘ L’armée ainsi disposée pour la bataille comptait, toutes armes comprises, soixante et douze mille hommes, dont quinze mille de cavalerie, et deux cent quarante bouches à ; feu (2). , Égale à très-peu près en nombre aux Anglo-Hollandais, elle leur était un peu supérieure en cavalerie, et beaucoup I en artillerie. Mais elle avait un désavantage; et ce désavan- ) tage était grand : elle allait attaquer un ennemi séparé j d’elle par un terrain gras, horriblement détrempé par les (1) Tous CCS détails sur la formation de Tarmée française sont empruntes, presque lexluellemenl, aux Mémoires de Napoléon (t. IX). (2) L’effectif était, la veille, au départ des Quatre-Bras, de 72,447 hommes. On avait perdu environ deux cents hommes dans la poursuite de la cavalerie anglaise; il restait donc 72,247 hommes, le 18 au malin. (Voir p. 238.) CHAPITRE DOUZIÈME. pluies, et attendant l’attaque dans une position favo- rable. Napoléon passa devant les lignes et fut accueilli par d’ina- menses, d’enthousiastes acclamations. Cependant, les mo- ments s’écoulaient; on touchait à la moitié du jour, et pas un coup de canon n’avait été tiré encore. Deux ou trois heures de plus ou de moins n’avaient pu apporter aucun changement sensible dans l’état d’un pareil sol. L’armée avait eu besoin, sans doute, de quelque répit pour se re- mettre un peu des fatigues de la nuit, pour se préparer au combat; mais elle aurait pu avoir pris ses positions et en- trer en action vers sept ou huit heures. Tout le temps écoulé depuis était du temps livré à l’in- connu, perdu absolument; et souvent, à la guerre, des pertes de ce genre ne se réparent pas. Wellington devait mesurer avec bonheur les retards de son adversaire. Il avait parcouru, comme lui, les lignes de son armée ; mais aucune acclamation n’avait retenti sur son passage. Ses soldats n’en étaient pas moins résolus à faire vaillam- ment leur devoir. Vers onze heures, un ordre dicté par Napoléon produisit une première indication de son plan de bataille. « Â peu près à une heure après midi, disait Napoléon, au moment où l’empereur en donnera l’ordre au maréchal Ney, l’attaque commencera pour s’emparer du village de Mont-Saint Jean, où est l’intersection des routes. A cet effet, les batteries de 12 du 2® corps et du 6' se réuniront à celle du 1" corps. Ces vingt-quatre bouches à feu tireront sur les troupes de Mont-Saint-Jean ; et le comte d’Erlon com- mencera l’attaque, en portant en avant sa division de gauche et la soutenant, suivant les circonstances, par les autres divisions du l" corps. 270 WATERLOO. » Le 2® corps s’avancera à mesure pour garder la hauteur du comte d’Erlon. )) Les compagnies de sapeurs du corps seront prêtes pour se barricader sur-le-champ à Mont-Saint-Jean. » La partie la plus forte de la ligne anglo-hollandaise était le centre, présentant une concavité vers son milieu, et pro- tégé en avant de ses deux extrémités par le gros massif de Goumont et par la Haie-Sainte. C’était un motif pour ne pas y porter l’elfort principal. Mais il y en avait un autre plus grave encore qui était que, grâce à ces circonstances mômes, Wellington pourrait se retirer avant d’être complètement forcé et aller s’établir en arrière du hameau de Mont-Saint- Jean, appuyant sa droite à Mesnil, à Estrée, sa gauche à Vert-Coucou, à la forêt de Soignes, gardant ainsi la chaus- sée de Bruxelles, et le chemin d’Alsemberg, pavé presque tout entier. Or, ce qu’il fallait lui enlever, c’étaient ces routes mêmes, afin de couper sa ligne d’opérations sur An- vers, et, avant tout, ses communications avec les Prus- siens. Cette dernière considération suffisait pour faire rejeter aussi une attaque sur l’aile droite de Wellington, puis- qu’elle refoulerait celui-ci vers Blûcher. Au contraire, si Napoléon parvenait à forcer la gauche des Anglo-Hollandais, il se saisirait immédiatement de la chaussée de Bruxelles, il les repousserait, les entasserait dans le vallon de Merbe-Braine, dans celui de Braine-l’Al- leud, dans un pays coupé, où leurs seules voies de retraite seraient de mauvaises traverses, les conduisant dans la di- rection des Flandres, tout opposée à celle qu’avait pu prendre l’armée prussienne. C’était donc sur l’aile gauche que devait être dirigée l’attaque principale. D’ailleurs, par un heureux hasard, cette aile était la par- tie la plus faible de la position. On pouvait l’aborder en se CHAiMTliE DOUZIEME. •277 bornant à masquer les petites lermes de PapeloUe et de la Haie ; et, sur le plateau, elle était complètement en Tair. Wellington avait une excellente raison, pour ne pas trop redouter de la placer ainsi. Mais, cette raison, Napoléon ne la soupçonnait même pas. Au moment où il avait dicté l’ordre que nous venons de reproduire, il s’était arreté, tout porte à le croire, au projet de faire effort sur l’aile gauche ennemie, de la déborder et de frapper simultanément le coup le plus vigoureux au point de jonction de cette aile et du centre, au-dessus de la Haie-Sainte. D’Erlon devait commencer cette opération, LfObau et une partie des réserves de cavalerie, le soutenir immédiatement à droite et à gauche de la chaussée, et le reste de ces ré- serves, toute la garde, l’appuyer au besoin. Reille attaque- rait la partie de la ligne qui lui était opposée et y appelle- rait, le plus possible, l’attention et les forces de l’ennemi. Si rien ne venait déranger les calculs du chef de l’armée française, ce plan très-beau de conception, très-puissant de développement, devait conduire au succès. Le maréchal Ney fut chargé de le mettre à exécution sous l’œil du maître, et il disposa, d’abord, pour cela des corps de d’Erlon et de Reille. Après avoir parcouru les lignes de l’armée. Napoléon vint se placer au point le plus élevé des hauteurs de Rossomme, un peu à droite de la ferme de ce nom et de la chaussée de Bruxelles, sur la berge d’un chemin qui conduit au vil- lage de Plancenoit. De là, il découvrait tout le terrain, jusqu’au front de l’ar- mée anglo-hollandaise. On lui apporta, de la ferme voisine, une table, une chaise grossières qui furent placées sur un lit de paille; il descen- dit de cheval et s’assit, la carte du pays déployée devant lui. 278 WATERLOO. Sa confiance dans le résultat de la journée était la meme. 11 voyait toujours Wellington isolé des Prussiens, et victime prochaine de la défaite la plus signalée. Il était onze heures et demie (1). Le canon et la fusillade éclatèrent à Texlrême gauche de Tannée française. Reille faisait aborder la position de Gou- mont par la division Guilleminot. Cette attaque, nous Tavons fait observer, avait pour but d’appeler sur ce point l’attention du général anglais, de l’y inquiéter et de favoriser ainsi l’opération principale, qui devait se faire contre son aile gauche. C’était une diversion; mais, pour obtenir l’effet désiré, il n’était pas indispensable qu’elle fût poussée jusqu’à la prise de la position. Cette position était forte. Situé, nous l’avons dit, au sommet de la pente qui en- caisse, du côté du sud, le vallon couvrant le centre de la ligne anglo-hollandaise, le château de Goumont était do- miné, à moins de trois cents mètres en arrière, par la crête du plateau de Mont Saint-Jean. 11 comprenait une vaste maison d’habitation, un logement de fermier, une chapelle et des bâtiments d’exploitation, rangés sur les quatre côtés d’un rectangle fermé par les murs mêmes de ces constructions. Deux grandes portes y donnaient accès : l’une au sud, Tautre au nord. A Test du château, et y attenant, se trouvait un grand jar- din clos, du côté du nord, par une haie, et des deux autres côtés par des murs de briques épais, hauts de plus de deux . (1) Ce moment est indiqué ainsi par les rapports liollandais. Des géne'raiix anglais, avec cet esprit de précision et ce sang-froid qui caraclérisenl leur nation, regardèrent, ont-ils assuré, leur montre, au premier coup de canon, et constatèrent qu’il était alors onze heures trente-cinq minutes. Wagner, ordiLairemenl fort exact, dit aussi « qu’il était onze heures trente- cinq minutes précises (gerade H 55 minulcn) quand le'premîer coup de canon fui tiré, » {Plane dcr Schlachtcn^ etc.) CHAPITRE DOUZIÈME. ^ mètres. A l’est encore de ce jardin, s’étendait un verger beaucoup plus grand, qui n’en était séparé que par l’un de ces murs et qu’entouraient, sur les trois autres côtés, des baies très-élevées , mêlées d’arbres et généralement très- fourrées, en arrière desquelles était creusé un fossé de quelque profondeur. Un bois taillis (f) sous une futaie très-claire, long de trois cents mètres au plus et un peu moins large, couvrait, au sud, le verger, le jardin et le château, s’en approchant à une trentaine de mètres. Planté sur une pente doucement inclinée vers la ligne française, ce bois allait aboutir au fond du vallon de Merbe-Braine, qui, là, n’est encore qu’un pli de terrain. Il était limité à l’est, par une prairie bordée de haies; à l’ouest, par un verger pourvu d’une bordure pareille et s’allongeant dans le vallon même, jusqu’à la chaussée de Nivelles. Tous ces abords étaient occupés par un bataillon de Nas- sau détaché de la division Perponcher, et fort d’environ sept cents hommes, et deux compagnies hanovriennes,dont une armée de carabines. Quatre compagnies de gardes anglaises (division Cooke) tenaient le château, le jardin et le verger qui l’avoisine. Tous les murs avaient été crénelés; et contre ceux du jardin, on avait élevé un échafaudage pour tirer par-dessus. Guilleminot porta, d’abord, contre le bois, les cinq batail- lons de la brigade Bauduin, en échelons, la gauche en avant, précédés par une forte chaîne de tirailleurs, et protégés par le feu de sa batterie et de celle de Piré. Ils s’avancèrent avec le plus grand élan, et malgré le fourré, malgré une résis- tance opiniâtre et la mort du brave Bauduin, tué dès le commencement de l’action, ils gagnèrent du terrain. Bientôt, (î) Ce bois a élé défriché. 280 WATERLOO. cependant, il fallut les renforcer. Guilleminot fit entrer en ligne son autre brigade, à droite de celle de Bauduin; et Napoléon envoya l’ordre à Kellermann de détacher ses deux batteries pour augmenter le feu sur Gouraont. Une assez vive canonnade s’engagea alors entre notre artillerie et celle du centre droit ennemi. L’attaque prit, dès ce moment, un ascendant marqué sur la défense. Wellington, à cheval, près de la chaussée de Nivelles, sur le plateau, en suivait la marcbc. Voyant les progrès de Guil- leminot, le bois sur le point d’être enlevé aux siens, il y fit diriger un bataillon de Brunswick. Mais, avant que ce se- cours fût arrivé, les soldats de Guilleminot avaient balayé le terrain. Déjà ils atteignaient la limite nord du bois et se croyaient maîtres de la position, quand un feu épouvantable éclata sur eux et renversa les plus avancés. Abritées par les haies, les murs crénelés et garnis d’écha- faudages, les gardes anglaises révélaient ainsi leur présence et les difficultés nouvelles qui attendaient les assaillants. Les murs et les haies avaient plus de deux mètres de haut; on ne s’était pourvu d’aucun moyen d’escalade; l’ar- tillerie ne pouvait être amenée à travers le bois pour ouvrir une brèche ; on n’av,ait pas même un pétard, quelques sacs de poudre pour renverser un pan de mur ; la porte méridio- nale du château était dans un rentrant flanqué à bout por- tant par un coin du jardin. L’as, saut, de ce côté, était donc impossible. Officiers et soldats ne voulurent pourtant pas reculer. Ils se mirent et s’acharnèrent à se fusiller avec les défenseurs du verger, du jardin et du château. Dans leur héro’ique et stérile courage, ils restaient en butte à des coups assurés et n’y pouvaient répondre que par des coups incertains. Les plus intrépides, les plus audacieux pénétrèrent, par quelques ouvertures des haies, dans le CIIAriTRE DOUZIÈME. 281 verger, allèrent même, s’aidant les uns les autres pour l’es- calade, jusqu’à franchir le mur du Jardin. Mais la mort fut le seul prix de leur tentative. Jamais hommes si braves ne furent si vainement sacrifiés. C’était la brigade Soye qui était venue se heurter à ce puis- sant obstacle. Celle de Bauduin avait appuyé à gauche, tournant le bois, enlevé le petit verger, qui est dans le vallon de Merbc- Braine, atteint le côté ouest du château, s’était trouvée aussi ai’i êtée par des murs, et restait en prise au feu des créneaux et de l’artillerie du plateau, qui avait libre jeu sur elle. De ce côté, les murs étaient à découvert ; une demi-bat- terie de 12, amenée là, les aurait renversés en quelques instanis, aurait fait la voie à l’assaut. L’idée n’en vint, pa- raît-il, à personne. Guilleminot, Jérôme Bonaparte, Reille lui-même laissèrent décimer, en vain, leurs bataillons par d’invisibles ennemis. Quelques compagnies du léger et une poignée de sa- peurs du génie avaient poussé jusqu’à la porte nord du châ- teau; et, malgré la mitraille, la fusillade du plateau, ils l’avaient enfoncée. Mais celte audacieuse tentative avait échoué. Quelques braves en tête desquels marchait, une hache à la main, le sous-lieutenant Legros, avaient pénétré dans la cour. Tous y avaient trouvé la mort; et l’ouverture qu’ils venaient de pratiquer avaient été barricardée sur-le- champ par leurs adversaires. La division Guilleminot, ne pouvant avancer, ne voulant pas battre en retraite, était déjà bien ébranlée quand le bataillon de Brunswick, appelé par Wellington, accourut. Il était précédé de quatre compagnies de gardes anglaises. Appuyées par cette réserve, les troupes qui avaient été chassées du bois, et s’étaient réfugiées dans le vallon en ar- rière du jardin et du grand verger adjacent, sortirent de leur I. 24. 2S2 WATERLOO. retraite, rentrèrent en ligne; et Guilleminot fut repoussé jusqu’au milieu dubois. 11 était une heure. Les tirailleurs étaient engagés sur toute la ligne jusque vis-à-vis de Papelotte. Ceux de l’ennemi avaient été repliés et se tenaient, maintenant, sur la pente du plateau. L’artillerie tonnait à l’aile droite de l’armée française. Elle préparait l’attaque ordonnée, de ce côté. Mais une bien grave nouvelle était parvenue, depuis quel- ques instants, à Napoléon. L’attaque de Goumont venait de commencer. 11 l’observait avec distraction, promenant sa lunette sur l’horizon en avant des hauteurs de Rossomme, lorsqu’il aperçut, sur Cliapelle-Saint-Lambert, un corps de troupes. Chapelle- Saint-Lambert est un village à sept kilomètres, en ligne droite, parle nord-est de la ferme de Rossomme. Placé sur la direction môme de Wavre à Smohain, il est séparé de ce dernier point par moins de quatre kilomètres et demi. A son pied, coule le ruisseau de Lasne dans un vallon étroit et d’abords très-difTicilcs, qui limite, à l’ouest, le plateau de la Dyle. Il était de la plus haute importance de savoir prompte- , ment quel était ce corps qui se montrait si proche des deux ; armées en présence. Les divisions de Subervie ctdeDomon | reçurent immédiatement l’ordre d’aller le reconnaître; et le 1 général Bernard, aide de camp de Napoléon, fut expédié en j avant avec quelques cavaliers afin d’avoir encore plus vite des nouvelles précises. * Napoléon a dit qu’il eut l’espoir que les troupes qui pa- raissaient sur Chapelle-Saint-Lambert étaient un détache- ment de Grouchy. Cela est possible, mais fort peu probable. ; Depuis le moment où il s’était séparé de ce maréchal, il en avait reçu deux dépêches, datées toutes les deux de Gem- CIIAPITUE DOUZIÈME. ^283 bloux, runc de dix heures du soir, le 17; Tautre de deux heures du malin, le 18. On a lu la première (1). Grouchy y exposait ses incertitudes sur la direction prise par l’armée prussienne : il ne savait si elle se retirait par Wavre ou parPerwez(village tout près de la voie romaine) ; et il disait qu’il marcherait sur l’un ou Tautre de ces points, suivant les rapports qui lui parviendraient. Dans sa seconde dépêche, il annonçait qu'il se porterait sur Sart-lez-Walhain, sans ajouter quelle direction il prcn> drait quand il y serait arrivé. Sart-lez-Walhain se trouve à une lieue à l’est du chemin direct de Gembloux à Wavre, et à une demi-lieue au nord de la voie romaine. Le choix de ce point intermédiaire in- diquait que les incertitudes du maréchal n’avaient pas cessé. Ces deux dépêches étaient parvenues au quartier général impérial à deux heures, et à cinq ou six heures du matin. Napoléon n’y avait répondu qu’à dix heures, par cette lettre signée du major général Soult : ({ L’empereur a reçu votre dernier rapport daté do Gem- bloux. Tous ne parlez à Sa Majesté que de deux colonnes prussiennes qui ont passé à Sauvenière et à Sart-lez-Wal- hain; cependant, des rapports disent qu’une troisième co- lonne, qui était assez forte, a passé à Gery et à Gentinnes, se dirigeant sur Wavre. )) L’empereur me charge de vous dire qu’en ce moment Sa Majesté va faire attaquer l’armée anglaise, qui a pris po- sition à Waterloo, près de la foret de Soignes ; ainsi. Sa Ma- jesté désire que vous dirigiez vos mouvements sur Wavre, afin de vous rapprocher de nous, vous mettre en rapport (1) Voir page Vti. 284 WATERLOO. d'opérations, poussant devant vous tes corps de Larmée prussienne qui ont pris cette direction, et qui auraient pu s'arrêter à Wavre, où vous devez arriver te plus tôt possibte. Vous ferez suivre les colonnes ennemies qui ont pris sur votre droite par quelques corps légers, afin d’observer leurs mouvements et de ramasser leurs traînards... Ne négligez pas de lier vos communications avec nous (1). )> Écrite à dix heures, cette lettre, contenant le premier ordre donné à Grouchy de marcher sur Wavre, n’avait pu avoir encore aucune influence sur ses mouvements (2). D’autre part, sa dépêche de deux heures du matin, appi*e- nant qu’il se porterait de Gembloux sur Sart-lez-Walhain, ne donnait pas à croire qu’à onze heures et demie ou midi, un de ses détachements pût être arrivé à Chapelle-Saint- • Lambert. Il y a, en effet, de Gembloux à Sart-lez-Walhain, . une lieue et demie en ligne droite, et, de ce dernier point à ; Chapelle-Saint-Lambert, trois fois autant en ligne droite i aussi, ce qui donne près de huit lieues par toutes les traverses à suivre; et la pluie avait défoncé les chemins; et tout le i terrain est très-difficile, très-coupé, rempli de défilés. Napo • ■ léon ne l’ignorait certainement pas. ; L’espoir qu’il a dit avoir conçu, en apercevant un corps de , troupes sur Chapelle-Saint-Lambert, est donc, nous le répé- | \ons, fort peu probable. ( Mais, si cet espoir exista, il ne dura pas longtemps. | i J (1) Cette lettre porte sur l’adresse : A Son Excellence M. le maréchal ’i Gi’oucliy, à Gembloux ou eu avant. (2) Les deux relations de Sainte-Hélène alTirmcnt que d’aulres ordres furent, expédiés, dans la nuit, prescrivant au maréchal de marcher sur Wavre, et même de faire occuper Chapelle-Saint-Lambert. Ces ordres sont de pure invention; nous le prouverons plus tard. La lettre que nous venons de citer est déjà une preuve de ce que nous disons; car elle ne rappelle aucun ordre qui l’aurait précédée, n’y fait pas même la plus lointaine allusion. CHAPITRE DOUZIÈME. 285 L’aide de camp Bernard, après avoir galopé dans la direc- tion de Cliapelle-Saint-Lambert, avait mis pied à terre, et, se couvrant des bois et des haies, s’était assez approché des bords du ruisseau de Lasne, pour avoir pu parfaitement distinguer une ligne de tirailleurs sortant du vallon dans la direction de Plancenoit. C’était de l’infanterie prussienne. Revenu rapidement près de Napoléon, Bernard lui avait ap- pris cette fâcheuse découverte. Mais quelle était la force de l’ennemi qui venait se jeter ainsi au travers des combinaisons du général français? Les troupes qui paraissaient sur Saint-Lambert formaient-elles l’avant-garde d’un corps considérable? étaient-elles seule- ment un détachement séparé de l’armée prussienne dans le tumulte de la retraitj, et cherchant à rallier l’armée anglo- hollandaise? Napoléon avait bientôt su une partie de la vérité. Un officier de chasseurs lui avait amené un hussard prus- sien qui venait d’être fait prisonnier par un parti de cavale- rie battant l’estrade vers le vallon de Lasne. « Ce hussard était porteur d’une lettre ; il était fort intelligent, et avait donné tous les renseignements désirables. La colonne qu’on apercevait sur Saint-Lambert était l’avant-garde du corps de Bülow, qui arrivait avec trente mille hommes, et n’avait pas donné à Ligny. La lettre était l’annonce de l’arrivée de ce corps. Bülow demandait des ordres à Wellington. Le hussard avait dit qu’il avait été, le matin, à Wavre; que les trois autres corps de l’armée prussienne y étaient campés ; qu’ils y avaient passé la nuit du 17 au 18 et n’avaient aucun Français devant eux (1), )) L’intervention, si imprévue pour Napoléon, et si prochaine de trente mille Prussiens sur le champ de bataille où les (1) Mémoires, t. IX. 286 WATERLOO. Français avaient déjà en face des forces ég^ales aux leurs était un incident bien grave; et la gravité en était augmentée par la nouvelle, non moins imprévue, pour Napoléon, de la réunion sur Wavre de tout le reste de Earinée prus- sienne. De Wavre à Smoliain, où s’appuyait l’extrême gauche des Anglo-Hollandais, il n’y a que trois lieues en ligne droite. Le général français avait persisté, néanmoins, à continuer la bataille à peine et si tardivement engagée. Il avait ordonné à Lobau de traverser la chaussée de Bruxelles par un changement de direction à droite par divi- sion, de se porter du côté de Chapelle-Saint-Lambcrt, pour soutenir Domon et Subervie, et « de choisir une bonne po- sition intermédiaire où il pût, avec dix mille hommes, en arrêter trente mille, si cela devenait nécessaire. » Lobau s’était mis immédiatement en mouvement; l’infan- terie de la garde avait pris la place qu’il quittait; et simul- tanément, le major général avait écrit à Grouchy : Du cliamp de bataille de Waterloo, le 18 juin, à une heure apres midi. » Vous avez écrit, ce matin, à deux heures, h l’empereur que vous marcheriez sur Sart-lez-Walhain ; donc, votre projet était de vous porter à Corbais ou à Wavre (1). Ce mouve- ment est conforme aux dispositions de Sa Majesté, qui vous , ont été communiquées. { » Cependant, l’empereur m’ordonne de vous dire que | vous devez toujours manœuvrer dans notre direction. C’est à !| vous de voir le point où nous sommes pour vous régler en j conséquence et pour lier nos communications, ainsi que s (1) Cetle conclusion était anticipée, on le verra plus tard. Groucliy, en se portant sur Sart-lez-Walliain, ne savait pas encore dans quelle direction il j prolongerait son mouvement. j [ l I ClIAPlTfiE DOUZIÈME. 287 pour être toujours en mesure de tomber sur les troupes en- nemies qui clierclieraient à inquiéter notre droite, et de les écraser. » Dans ce moment, la bataille est engagée sur la ligne do Waterloo. Le centre ennemi est à Mont-Saint-Jean; ainsi, manœuvrez pour joindre notre droite. » P. S. Une lettre qui vient d’être interceptée porte que le général Bülow doit attaquer notre flanc. Nous croyons aper- cevoir ce corps sur les hauteurs de Saint-Lambert; ainsi, ne perdez pas un instant pour vous rapprocher de nous et nous joindre, et pour écraser Bülow, que vous prendrez en fla- grant délit. » Instructions tardives ! Où se trouvait Groucliy au moment où on les écrivait?où serait-il quand elles lui parviendraient? quand les recevrait-il ; et où serait alors l’armée prussienne? Blücber était bien actif, bien audacieux. Pouvait-on penser qu’il serait resté inerte, depuis le point du Jour, à Wavre? Or, Groucliy, on le savait, n’avait dû partir de Gembloux qu’au matin ; de Gembloux à Wavre, il y a tout près de six lieues quand on y va par Sart-lez-Walliain ; et la route n’est qu’une mauvaise traverse, où l’on rencontre des défilés à chaque instant. Pendant qu’étaient parvenues les fâcheuses nouvelles qui avaient déterminé l’envoi de ces instructions pressantes, Ney avait reçu l’ordre d’ouvrir le feu d’artillerie qui devait pré- parer l’attaque dont le but était la prise du hameau de Mont- Saint-Jean. A une heure, nous l’avons dit, ce feu était dans toute son intensité. Les trois batteries de 12 de d’Erlon, de Reille, de Lobau, réunies aux batteries divisionnaires du premier et renfor- cées de deux batteries de la garde, en tout soixante-dix- huit bouches à feu, placées sur une arête de la pente des 288 WATERLOO. hauteurs de la Belle-Alliance, à droite de laxliaussée, bat- taient à outrance la gauche et la partie adjacente du centre anglo-hollandais, qui ne leur opposaient qu’une artillerie inférieure. Vers une heure et demie, Napoléon, jugeant l’ennemi assez ébranlé par la masse de projectiles lancés sur ses lignes, fit dire à Ney de disposer les quatre divisions du corps en autant de colonnes par échelons, la gauche en avant, pour enlever la Haie-Sainte, franchir le vallon et marcher au plateau. Soit malentendu dans la transmission de l’ordre, soit aberration du maréchal ou de d’Erlon, les divisions se for- mèrent, chacune en masse pleine, par bataillons déployés, à cinq pas de distance les uns des autres. Sur un terrain favorable, cette formation, complètement et ajuste titre inusitée, aurait été bien dangereuse; sur le sol accidenté, bourbeux qu’il fallait parcourir, c’était une folie. On se mettait à la merci d’une charge de cavalerie. Le premier échelon, ou échelon de gauche, fut formé par ^ la brigade Bourgeois, de la division Allix (1), l’autre brigade de cette division, celloj de Quiot, devant aller attaquer la Haie-Sainte. La division Donzelot forma le second échelon ; celle de Marcognet le troisième ; celle de Durutte le quatrième. ^ La distance d’un échelon à l’autre fut de quatre cents pas ; ( chaque division avait huit bataillons, excepté celle de Don- | zelot, qui en avait neuf. j Ces étranges colonnes présentaient donc ici douze, là • vingt-quatre et vingt-sept rangs d’épaisseur et un front va- riant de cent cinquante à deux cents hommes, suivant la | force des bataillons (2). j (1) Allix étant absent, en mission, sa division était commandée par Quiot, ! le plus ancien de ses maréchaux de camp. j (2) Cette singulière formation du corps de d’Erlon a été, présentée, jus- | CHAPITRE DOUZIÈME. 289 Au signal de Ney, alors à cheval sur la chaussée, elles se mirent en marche et descendirent, aux cris redoublés de « Vive l’empereur ! » dans le vallon qui séparait les deux armées. Rendus inutiles le jour de Ligny et des Quatre-Bras, soldats et officiers brûlaient d’impatience, voulaient se si- gnaler par quelque action éclatante. La brigade de Quiot, dirigée contre la Haie-Sainte, fut la première qui en vint aux mains. Elle était déjà engagée, que les colonnes à sa droite gravissaient encore la pente du pla- teau sous le feu plongeant de l’artillerie ennemie. L’aile gauche anglo-hollandaise, commandée par le lieu- tenant général Picton, s’étendait, on l’a vu, depuis la chaussée de Bruxelles jusqu’à hauteur de la Haie. Elle se composait des deux brigades anglaises de Kempt et de Pack, des deux brigades hanovriennes de Vincke et de Best, et de la division liollando-belge Perponcher, compre- nant les brigades de Bylandt et du prince de Saxe-Weimar. Les brigades de cavalerie anglaise Vandeleur et Vivian flan- quaient la ligne à gauche. Kempt, Pack, Vincke, Best, le prince de Saxe-Weimar avaient, chacun, quatre bataillons (1) ; Bylandten avait cinq. Kempt avait sa droite à la chaussée de Bruxelles ; un ba- quMci, d'une manière inexacte par les liistoriens français et étrangers. Nous devons à la bienveillante amitié d’un général qui était officier supérieur dans le corps de d’Erlon les détails qu’on vient de lire. Dans la note remar- quable qu’il nous a envoyée, nous lisons que le chef du dernier bataillon de la division Durutte avait rompu sa troupe par division, prêt à former le carré, et que Durutte, s’en étant aperçu, lui ordonna de la faire marcher en bataille, parce que tel était l’ordre. M. Thiers expose comme nous, et sans doute d’après nous, la formation du corps de d’Erlon. Mais il termine ainsi le récit qu’il en fait ; « ces quatre divisions formant ainsi quatre colonnes épaisses cl profondes, s’avançaient à la mètne hauteur, laissant de l’une à l’autre un intervalle de trois cents pas. D’Erlon était à la tête de ses quatre échelons. » Des échelons à égale hauteur ! (1) Un des bataillons du prince de Saxe-Weimar était détaché à Goumont. I. 290 WATERLOO. taillon (95®, armé de carabines) déployé, partie derrière les haies du chemin d’Ohain, partie dans une petite carrière qni est en avant ; les trois autres bataillons formés en autant de colonnes à intervalles de déploiement, en arrière et à une centaine de mètres de la crête du plateau. Bylandt avait quatre bataillons déployés en avant de cette crête et un bataillon en arrière. Pack était en colonnes par bataillon à intervalles de dé- ploiement, à deux cents mètres en arrière de la crête. Best avait trois bataillons déployés, un peu en saillie sur l’aligne- ment de Pack, et un bataillon en réserve. Vincke se trouvait à la même hauteur et dans le même ordre que Pack. Trois batteries d’artillerie (vingt pièces) étaient en action sur la crête. Sur toute la ligne occupée par Picton, cette crête se con- fond avec le chemin d’Ohain jusqu’à une centaine de mètres de la chaussée de Bruxelles. Le chemin d’Ohain est bordé, nous l’avons dit antérieurement, de haies fortes mais dis- continues. En quelques points, on les avait taillées pour former comme des embrasures à l’artillerie. Le prince de Saxe-Weimar occupait le château de Friche- mont par un bataillon, Smohain, la Haie, Papelotte par un autre, et tenait le reste de sa brigade en réserve. Il disposait de trois bouches à feu, restes d’une batterie désorganisée par notre cavalerie, aux Quatre-Bras. La disposition donnée aux troupes établies sur le plateau les avait préservées, en grande partie, des atteintes de la ca- nonnade de Ney ; car la crête a très-peu de largeur et le ter- rain immédiatement en arrière tombe dans un large pli où ne venaient frapper que les éclats d’obus et très-peu de boulets. Les colonnes françaises s’avançaient assez lentement, en dépit de leur ardeur, dans les terres fangeuses, à travers les hautes moissons. CMAI-ITRE DOUZIEME. 291 Celle de gauche, gênée par le feu de carabiniers embus- qués de l’autre côté de la chaussée, au-dessus de la Haie- Sainte, obliqua insensiblement à droite. La seconde colonne laissa perdre sa distance ; et toutes les deux se trouvaient à même hauteur, quand elles reçurent la mitraille de deux batteries et bientôt la fusillade de 93o anglais et de Bylandt. D’Erlon, alors, fait battre la charge. Nos soldats précipi- tent le pas, chassent devant eux le 95®, abordent les batail- lons de Bylandt, les culbutent, les dispersent sous un choc impétueux, franchissent le chemin d’Ohain par les inter- valles des haies, par les embrasures qui y sont ouvertes, et mettent la main sur les pièces. Le passage de l’obstacle, le choc même a désuni les co- lonnes; on en a arrêté la tête pour les reformer un peu lorsque, de gauche et de droite, une grêle épaisse de balles vient les assaillir ; les bataillons de Kempt et ceux de la droite de Pack ont déployé, et les fusillent à quelques pas. Surprises par cette attaque aussi violente que soudaine, elles essayent d’y répondre, de déployer aussi. Malheureu- sement, l’ordre vicieux de leur formation, le trouble causé par le passage des haies, embarrassent, ralentissent leur mouvement; et, pendant qu’il s’opère, Kempt et Pack les abor- dent à la baïonnette et les jettent dans la plus grande confu- sion. Les braves soldats de d’Erlon résistent pourtant au milieu d’un effroyable pêle-mêle ; le désordre se met aussi dans les rangs de leurs adversaires; l’intrépide Picton, un des plus renommés parmi les généraux de la guerre d’Es- pagne, tombe frappé à mort, la tête traversée d’une balle (1). Cette rencontre furieuse ne reste pas longtemps indécise. Wellington, reconnaissant les apprêts de l’attaque de (1) Le buîlelîn de Wellington dît : « Picton est mort glorieusement en con- duisant sa division à une charge à la baïonnette, par laquelle une des plus sérieuses alloqnes faites par Tennemi sur notre position a été repoussée. » 292 WATEKLOO. d’Eiion, s’était, tc:ut de suite, porté à son aile gauche et y avait appelé, de sa réserve, la brigade de gros dragons de Ponsonby, forte de douze cents chevaux. Placé prés de la chaussée, dans un pli de terrain, en ar- riére de Kempt, Ponsonby attendait le moment de prendre la charge. Il saisit l’occasion. A la tête de deux de ses régi- ments, de huit cents cavaliers d’élite, il passe dans les in- tervalles de Kempt et se précipite sur le flanc gauche des colonnes françaises, les sabre à outrance, les repousse sur les haies, les éparpille et descend parmi elles la pente du plateau. Le drapeau du 105« de ligne est pris. Presque simultanément, la troisième colonne, celle de Marcognet, éprouvait le même sort que les deux pre- mières. Trés-maltraitée déjà par une batterie qui la battait d’écharpe à courte portée, elle avait dépassé les haies et descendait le revers de la crête, quand les bataillons de la gauche de Pack et ceux de la droite de Best, qui se tenaient à moitié couchés dans les blés, se relevèrent et ouvrirent sur elle un feu des plus meurtriers, suivi bientôt d’une charge exécutée à fond par le troisième régiment de la brigade de Ponsonby. Ainsi surprise, n’ayant pas le temps de se former en carrés à cause de sa vicieuse ordonnance, la division Marcognet s’émeut, tourbillonne et regagne précipitamment le vallon, tous rangs confondus, perdant le drapeau du 45® de ligne, sabrée par les dragons qui galopent, ivres d’ardeur, au milieu de la déroute. | Du moment que nos colonnes avaient été près d’atteindre la crête du plateau, la grande canonnade de Ney avait dû cesser. Deux batteries divisionnaires s’étaient avancées alors pour les rejoindre ; mais, en traversant le vallon, elles | s’étaient à moitié embourbées. La cavalerie qui pour- j suivait nos fuyards les rencontra sur sa route, et coucha j CHAPITRE DOUZIÈME. ^ par terre, en un instant, canonniers, soldats du train et chevaux. Les artilleurs des batteries restées en position assistaient ainsi à cette destruction, au carnage de notre infanterie, impatients de la mêlée, qui les empêchait de tirer sur les au- dacieux dragons et la masse des fantassins anglais accourus jusque sur la pente du plateau. Peu s’en fallut qu’ils n’eussent, à leur tour, beaucoup à souffrir de la tempête. Emportés par le succès, les dragons franchissent le val- lon, et dans leur élan, arriventjusqu’à la gauche de la grande batterie. Mais, tout aussitôt, une brigade de cuirassiers, un régiment de lanciers tombent sur eux de front, de flanc, et mettent un terme à leur course. Saisis dans leur éparpille- ment, les uns sont impitoyablement renversés par le long sabre et la lance de nos cavaliers ; les autres tournent bride et vont chercher un abri sur le plateau (1). Ils l’y trouvent derrière l’infanterie qui s’est reformée sur la crête et la bri- gade de ’t^ivian, qui vient de s’y porter aussi. A l’aspect de ces forces, la poursuite s’arrête ;le ralliement sonne pour les nôtres. Il se fait dans le vallon, sous la protection de la grande batterie, qui a repris son feu. Ponsonby y est resté inanimé, le corps troué de sept coups de lance. De ses douze cents dragons, six cents à peine se sont échappés ; les autres ont péri ou ont été faits prisonniers. Deux des trois commandants de régiment, les lieutenants-colonels Hamilton et Muter, ont été, celui-ci blessé grièvement, celui-là tué. (1) M. Thiers fait reprendre, en ce moment, par un sous-offîcier de lan- ciers le drapeau du 45^ de ligne. C’est une erreur. En dépit des détails fort circonstanciés qu’il donne à ce propos, le drapeau du 45^ resta aux mains des Anglais , et, on le voit, comme celui du 105^, à l’iiôtel des invalides de Chelsea. 294 WATERLOO. C’est la brigade Travers, composée des 7« et 12® cuiras- siers, c’est le 4® lanciers, colonel Bro, qui ont fait payer ainsi aux Anglais leur témérité. Travers a marché par ordre de Napoléon, qui a vu trop tard arriver l’orage. Bro a été' lancé par son chef de division, le général Jacquinot ; il est grièvement blessé. La quatrième colonne, celle de Durutte, avait eu moins mauvaise fortune que les trois autres. Composée d’abord de huit bataillons, elle n’en comptait plus que six en franchissant le vallon, Durutte ayant pris sur lui d’en laisser deux à la garde de la droite de la grande batterie. En avançant, elle avait masqué les fermes de Papelotte et de la Haie par quelques compagnies. Elle avait atteint, en bon ordre, la crête du plateau, traversé les haies très-dis- continues sur cette partie de la ligne ennemie ; les Hano- vriens- de Best et de Vincke avaient déjà beaucoup reculé devant elle, au moment où les dragons légers de Vandeleur, sortant d’un pli de terrain, l’avaient chargée inopinément. Pliant d’abord sous le choc, elle s’était confusément pelo- tonnée; mais la confusion n’avait pas duré; et les dragons, fusillés à bout portant, s’étaient repliés promptement pour aller se rallier loin du feu. Ce ralliement fait, Vandeleur, qui venait d’apprendre la déroute de nos autres colonnes, s’était porté dans le vallon pour appuyer Ponsonby. Durutte, profitant de ce mouvement et voyant qu’il n’y avait plus de colonne française à sa gauche, s’était mis en retraite, maintenant en respect les Hanovriens, et avait rega- gné sa première position. Sa perte était de six cents hommes hors de combat. Comme sa division repassait le vallon, Vandeleur y était aux prises avec le 3® lanciers et le 3® chasseurs (division Jac- CHAPITRE DOUZIÈME. 2'J5 quinot) ; et, peu apres, se voyait forcé par eux de suivre la retraite de Ponsonby, Mais il la suivait sans désordre, pro- tégé qu’il était par la brigade Gliigny (liollando-bclge), ac- courue, elle aussi, dans le vallon. Ghigny s’était heurté, d’abord, aux deux bataillons laissés par Durutte à la garde de la grande batterie, et avait tenté vainement d’entamer les deux carrés qu’ils avaient formés. Ainsi, l’attaque sur la gauche des Anglo-Hollandais avait complètement échoué. Elle coûtait au corps de d’Erlon près de cinq millehommes, dont deux mille prisonniers ; et une quinzaine de pièces d’ar- tillerie étaient absolument désorganisées (1). Les Anglo-Hollandais avaient moins souffert. Leurs pertes, pourtant, étaient très-sensibles. Les dragons de Ponsonby étaient à moitié détruits. Les brigades de Kempt et de Pack, déjà bien diminuées aux Quatre-Bras, présentaient de nouveaux vides ; celle de By- landt, fortement éprouvée d’abord par la canonnade, culbu- tée ensuite à coups de baïonnette, était réduite à moins de (V) Le colonel E.-F. Janin, dans sa brochure {Campagne de Waterloo, — Paris, 1820), a dit que, dans celte rencontre, quarante pièces avaient été désorganisées. Son assertion a été répétée par quelques écrivains français et étrangers, qui ont même ajouté, sur la foi de Vaudoncourt {Histoire des campagnes de 1814 et 1815 en France, — Paris, 1826), que toute la grande batterie de notre aile droite s’était mise en mouvement pour se porter sur la crête en avant. C’est une double erreur. Ce mouvement fut fait seulement par la batterie de la division Donzelot et celle de la division Marcognet. Une note écrite par un témoin, et maintenant sous nos yeux, ne laisse aucun doute à ce sujet. Napoléon, dans sa première relation de Sainte-Hélène, dit : « Une quin- zaine de pièces qui se portaient en avant furent culbutées par la cavalerie ennemie, dans un chemin creux; » dans sa seconde relation, il réduit ce chiffre à sept, Müfïïing {Geschichte des Feldzugs^ etc.) dit : « Quelques pelotons de cava- lerie anglaise... tombèrent sur une colonne d’artillerie sans escorte. Elle fut prise. Comme il était impossible de l’emmener, on tua les chevaux. » 296 WATERLOO. quinze cents hommes ; son courageux chef, plusieurs de ses officiers supérieurs étaient hors de combat; enfin, l’habile et intrépide Picton était tué. En attendant de nouvelles luttes, la canonnade reprit avec violence entre la gauche anglo-hollandaise et l’aile droite française. La brigade Quiot, dirigée contre la Haie-Sainte, en même temps que d’Erlon marchait au plateau, n’avait pas réussi dans cette attaque. Comme la plupart des grandes fermes de Belgique, la Haie-Sainte présente un massif rectangulaire de bâtiments contigus ou reliés par des murs, de manière à former un en- clos et une cour intérieure. Un verger de deux cent cin- quante mètres de long sur cent de large et un jardin trois fois moins grand y touchent, le premier au sud, le second au nord. Le jardin est fermé par un mur à l’est, par de petites haies au nord et à l’ouest. Le verger est entouré de haies vives élevées, mais très-peu fourrées; sa clôture est s’appuie à la chaussée même de Bruxelles et se trouve sur le prolongement des murs de la ferme et du jardin. La ferme a deux grandes entrées : l’une à l’est, l’autre à l’ouest. De ce dernier côté, il y a encore une porte qui s’ouvre dans une vaste grange d’où l’on passe dans la cour. Une pe- tite porte donne accès dans le jardin. Le massif des bâtiments est placé à l’extrémité inférieure de la pente du plateau de Mont -Saint-Jean. Le verger est dans le vallon. L’un et l’autre échappent aux vues du pla- teau par la disposition de la pente (1). La Haie-Sainte était occupée, depuis la veille, par le 2® ba- (1) Il n’en est plus ainsi maintenant. On a pris sur cette pente une grande partie des terres nécessaires à la construction du monticule qui supporte le lion de Waterloo; et, du bord du plateau, on voit, jusqu’au pied, les bâti- ments de la Haie-Sainte. 597 CHAPITRE DOUZIÈME. taillon léger de la légion allemande (division Alton), fort de quatre cent trente et un hommes et commandé par le major Baring. Des préparatifs de défense y avaient été faits : les murs étaient crénelés. Deux compagnies tenaient les bâtiments, trois le verger, une le jardin. Les ravages de l’artillerie, des obusiers surtout auraient dû précéder l’attaque de cette position. On n’y avait pas pensé; on répétait la faute commise à Goumont.Les soldats de Quiot n’y prirent garde. Ils abordèrent le verger, en traversèrent les haies, en chassèrent les défenseurs. Ceux-ci se retirèrent et allèrent appuyer leur gauche au mur occidental de la ferme. Pendant ce temps, la porte qui donne sur la chaussée de Bruxelles, était poussée avec furie, attaquée à coups de hache, malgré le feu des créneaux et la mitraille de deux pièces en batterie derrière la barricade obstruant la chaus- sée, à l’extrémité gauche du centre anglo-hollandais (I). Un jeune ofticier du génie se fit remarquer entre tant de braves, dans cet assaut plein d’extrêmes périls. De la plus haute stature, de force herculéenne, on le vit, armé d’une hache, frapper sur la porte à coups redoublés, persister dans ce travail héroïque malgré une première blessure, et n’y renoncer qu’après une seconde qui le mit complètement hors de combat. C’était le lieutenant Vieux, réservé à une mort glorieuse, sur un autre et plus lointain champ de ba- taille (2). En dépit de tous les efforts, la porte, fortement barricadée (t) Ces deux pièees, au contraire du reste du centre anglo-hollandais, voyaient toute la pente devant elles, parce que la chaussée franchit les hauteurs dans une tranchée profonde. (2) Devenu chef de bataillon. Vieux périt sur la brèche de Constanline. Il faisait partie de la première colonne d’assaut, conduite par le chef du régiment de zouaves, l’intrépide Lamoricière. 298 WATERLOO. par derrière, ne céda pas ; et cette tentative n’aboutit qu’à une perte considérable en officiers et soldats. Le prince d’Orange, ayant vu le verger enlevé, les batail- lons de Quiot entourant la Ilaie-Sainte, fit marcher au se- cours de Baring un bataillon de landwelir banovrienne, celui de Lüneburg (division Alten). Ce renfort permit à Ba- ring de reprendre une partie du verger. Son succès ne fut pas de longue durée. La brigade Dubois (cuirassiers de Mil- liaud) avait été portée, par l’ordre de Napoléon, dans le pli de terrain qui se trouve entre les hauteurs de la Belle- Alliance et la Haie-Sainte. Elle s’avança jusqu’à hauteur du verger. Quiot, appelant alors quelques compagnies de sa réserve, le balaya, baïonnettes basses; et les cuirassiers, saisissant le moment, se précipitèrent sur l’ennemi en re- traite. Los soldats de Baring, irès-rapprochés de la forme, purent s’y réfugier à temps. Mais le bataillon de Lüneburg fut renversé par la charge, détruit presque entièrement et laissa son drapeau aux mains des cuirassiers. Quiot jeta aussitôt deux compagnies sur le jardin. Elles l’enlevèrent. La cavalerie avait frappé un coup brillant. Elle ne voulut pas s’en tenir là. Soit ordre donné, soit entraînement du combat, elle se lança à la poursuite des fuyards, gravit la pente du plateau et se trouva, tout à coup, en face de carrés | formés par la brigade banovrienne de Kielmansegge (divi- | sion Alten). Sans la moindre hésitation, elle prit la charge j contre eux. Repoussée, elle y retournait. î Wellington était près de là. Il venait de lancer Ponsonby contre les colonnes de d’Erlon ; il lança la brigade de So- merset (gardes), quatorze cents chevaux, sur nos cuiras- siers. Uxbridge, le commandant en chef de la cavalerie, conduisit la manœuvre. Le résultat fut rapide. Les cuiras- | siers cédèrent sous la supériorité du nombre et furent ra- j menés jusqu’au vallon. Fort heureusement, là, ils furent ! CHAPITRE DOUZIEME. 299 recueillis par les bataillons de Quiot, qui, par leur ferme contenance et leur feu, arrêtèrent court la poursuite de l’en- nemi. Sans chercher à les entamer, Uxbridge fit demi-tour et remonta sur le plateau. Dans cette rencontre avec nos cui- rassiers, le commandant des dragons-gardes, le lieutenant- colonel Fuller, fut tué. Wellington dirigea sur la Haie-Sainte quatre nouvelles compagnies de la légion allemande (division Alten). Elles reprirent le jardin, tandis que de nouveaux efforts faits par Quiot pour pénétrer dans la ferme à l’est, et surtout à l’ouest, restaient infructueux, augmentant nos pertes, à chaque instant. Ney, Napoléon ne songeaient pas plus l’un que l’autre à faire abattre à coups de canon ces murs, à incendier par des obus ces bâtiments contre lesquels s’épuisait le courage des soldats de Quiot. Pendant tous les insuccès du corps de d’Erlon, l’attaque de Goumont avait continué avec la même violence et sans meilleur résultat qu’auparavant. La division Foy était allée y renforcer Guilleminot. Celui-ci avait fini par pratiquer des ouvertures dans les haies du grand verger. Il y avait pénétré, pendant que Foy tournait la position par la droite. Le verger avait été occupé; toutes les troupes ennemies qui n’avaient pas trouvé abri dans le jardin et le château, avaient été refoulées dans le vallon en arrière et bientôt rejetées sur la pente du plateau. Mais, alors, la première ligne du centre anglais s’était ébranlée, et Foy et Guilleminot avaient été obligés de reculer jusqu’à hauteur du bois, abandonnant le verger couvert de cadavres. D’autres tentatives n’avaient pas eu plus de succès. L’in- trépide Foy, grièvement blessé, avait été emporté hors du champ de bataille. Jérôme Bonaparte, atteint d’une balle au 300 WATERLOO. bras, s’en était éloigné aussi et s’était rendu près de Napo- léon. ) Toute cette lutte sur Goumont n’avait présenté qu’une succession de mouvements en avant et en arrière dont le détail échappe à l’analyse. Tantôt, les assaillants avaient rejeté leurs adversaires derrière les clôtures du château, du jardin, du verger adjacent, les refoulant dans le vallon au pied de l’extrémité droite du centre anglais; tantôt, ceux-ci, appuyés par des bataillons descendus de la crête du plateau sur la pente, avaient repris le terrain perdu, étaient revenus jusque dans le bois. Combat meurtrier pour les deux partis et surtout pour les Français. Ces derniers y avaient engagé, déjà, près de dix mille hommes d’infanterie (1). Ce conflit si prolongé avait appelé, enfin, l’attention de Napoléon, et il avait fait diriger huit obusiers contre le châ- teau inaccessible. Placée vers la chaussée de Nivelles, cette artillerie avait bientôt mis en feu tous les bâtiments, où des centaines de blessés avaient péri, dévorés par les flammes; mais le jardin et le grand verger étaient restés occupés par l’ennemi : la position n’avait pas été prise. La division de cavalerie de Piré faisait, depuis le com- mencement de la bataille, des démonstrations du côté de Braine-l’Âlleud. Wellington y avait envoyé, par suite, deux régiments de cavalerie. 11 était trois heures. L’aile droite française reformait, alors, sur sa position primitive, ses bataillons si malheureusement engagés; au centre, on occupait seulement le verger de la Haie-Sainte; à gauche, on était aux prises sur Goumont; sur toute la (t) La division Guilleminot avait, à l’enlree en campagne, 7,800 fantassins, celle de Foy, 4,800. Elles avaient perdu, le 15 et le 16, trois mille hommes. Le 18, il leur en restait donc 9,G00 environ. CllAl'lTltE DOUZIÈME. ^ ligne, le feu de l’artillerie et des tirailleurs était inces- sant. Wellington, attendant de nouvelles attaques, prenait des dispositions pour y faire face. Une des brigades de Chassé, appelée de Braine-l’Alleud, venait se placer près de la chaussée de Nivelles, à hauteur de Merbe-Braine ; l’infanterie de Brunswick renforçait le centre, la division Clinton s’en rapprochait; deux cents hommes étaient portés dans la Haie-Sainte; enfin, la bri- gade hanovrienné de Vincke était retirée de l’aile gauche et passait en réserve, en avant de la ferme de Mont-Saint-Jean. Cette aile avait beaucoup souffert dans sa rencontre avec d’Erlon ; mais Wellington pensait pouvoir l’affaiblir main- tenant, sans grand inconvénient : le corps de Bülow appro- chait ; ceux de Pirch I et de Zieten n’étaient plus bien éloi- gnés; Blücher tenait sa promesse; il était avec Bülow et faisait annoncer son entrée en ligne sous peu de temps. La combinaison du général anglais et du général prussien marchait vers son accomplissement. Napoléon ne connaissait encore que le mouvement de Bülow, dont les éclaireurs de Domon annonçaient, à pré- sent, l’intervention très-prochaine. Quand il avait reçu la première nouvelle de la présence de Bülow à Chapelle-Saint-Lambert, vers une heure, « il avait balancé un instant, a-t-il assuré, s’il ne changerait pas sa ligne d’opérations pour la placer sur la route de Nivelles en débordant la droite de l’armée anglaise, au lieu de la gauche, et en marchant sur Mont-Saint-Jean par cette route, après s’être emparé de Braine-l’Alleud. » Mais, ce mouvement devant augmenter l’espace qui le séparait de Grouchy, il ne l’avait pas opéré, et s’était décidé à recevoir l’attaque prus- sienne sur son flanc droit, en y opposant Subervie, Domon et Lobau, pendant qu’il continuait et continuerait l’exécu- 302 WATEFxLOO. lion de son plan de bataille contre Wellington. Résolution périlleuse ! L’agression de Bülow, maintenant imminente, le porta, cependant, aune modification profonde de ce plan. Il venait d’échouer dans sa tentative sur la gauche des Anglo-Hollandais, partie faible de leur ligne, comme il le dit; il renonça à la renouveler et s’arrêta au projet de di- riger l’elfort principal vers le milieu de leur centre. 11 tira de son aile droite deux batteries de 12 et les fit pas,ser vis-à-vis de cette partie de la ligne ennemie. En même temps, Ney reçut l’ordre de presser l’enlèvement de la Haie- Sainte. Le maréchal adjoignit à Quiot deux bataillons de Donzelot, les premiers qui se fussent remis en ordre à leur retour du ; plateau. Une demi-heure après, nos soldats, forçant l’entrée ; de la grange, pénétraient dans la cour de la ferme, net- toyaient tous Ips bâtiments, occupaient le jardin. Devant ; cette irruption furieuse, Baring cédait et gagnait précipi- J tamment le plateau avec ses compagnons. Du 2® bataillon léger de la légion allemande, qui avait commencé la défense ' delalIaie-Sainte, quarante-deux hommes seulement s’étalent échappés; tous les officiers, à l’exception de cinq, avaient péri ou étaient blessés; deux restaient prisonniers. Les j troupes envoyées successivement pour soutenir Baring | avaient été presque aussi maltraitées (1). j (1) Les versions sur le moment où la Haie-Sainte fut prise diffèrent beau- coup. Wellington, dans une lettre à Walter Scott (17 août 1815), dit qu’elle fut enlevée ù « environ deux heures, » ce qui concorde avec son bulletin; Napoléon, à trois heures ; plusieurs écrivains français et étrangers, à quatre heures ou quatre heures et demie; Wagner, ù six heures passées; enfin, le major Baring a publié, en 1831, dans le Hannoverschcs mililarischcs Journal^ une relation qui reculerait encore plus le moment de la prise. Nous l’avons fixé, d’après une note provenant d’un ofiicicr présent à la bataille et en position d’en connaître certains incidents. CHAPITRE DOUZIÈME. ^3 Le 5« et le 8» bataillon de rinlanterie de la légion allemande (division Alten) furent détachés, alors, du centre ennemi pour reprendre la ferme. Chargés par les cuirassiers, qui s’élancèrent du vallon, le second fut sabré, dispersé, perdit son drapeau, et le premier, après avoir résisté à deux charges successives, ne dut son salut qu’à la brigade Somerset, ac- courue pour le dégager. Un peu avant quatre heures, la première ligne du centre anglo-hollandais opéra un mouvement rétrograde. Pour di- minuer les ravages de nos boulets et de nos obus, Wel- lington la fit passer en deçà de la crête des hauteurs.- Là, comme à la gauche, cette crête avait très-peu de largeur, et le terrain immédiatement en arrière s’abaissait dans un large pli où les troupes échappaient complètement à la vue des Français. Napoléon crut, paraît-il, à un commencement de retraite. Cependant, l’artillerie ennemie était restée en position sur la crête, ainsi que les tirailleurs. Milhaud reçut l’ordre de se porter en avant, avec ses deux divisions, en laissant la Haie-Sainte à droite, et de charger à fond le centre de Wellington. La division de lanciers et de chasseurs de la garde, sous Lefebvre Desnoëtîes, appuya cette manoeuvre. Forte de cinq mille chevaux, cette superbe cavalerie dé- fila dans le fond, en arrière de la Haie-Sainte ; et, tout aussi- tôt, on la vit monter au trot la pente fangeuse du plateau de Mont-Saint-Jean. Le maréchal de l’Empire n’avait pas ou- blié le brillant général de cavalerie de la République : Ney s’était mis à la tête des escadrons cuirassés. Les boulets, puis la mitraille furent impuissants à les émouvoir. Ils atteignirent la crête. Ney les dirigeait, en suivant le côté ouest dn contre-fort où prennent naissance le vallon de Goumont et celui de la 304 WATERLOO. Haie-Sainte (1). 11 évitait ainsi d’aller tomber dans la partie encaissée du cliemin d’Ohain. L’artillerie anglaise avait pour instructions de tirer jus- qu’au dernier moment, puis de porter, au galop, ses avant- trains jusque vers les réserves, en repliant rapidement ses liommes avec les armements des pièces dans l’intérieur des carrés de l’infanterie. Immobiles, silencieux, formés cliaeun de deux bataillons, et disposés en échiquier sur deux lignes, ces carrés atten- daient froidement les adversaires dont l’approelie s’annon- çait par des cris frénétiques de « Vive l’empereur! » Ils venaient à peine de se refermer sur les artilleurs fugi- tifs, quand les cuirassiers, francliissant la crête du plateau, se précipitèrent sur eux avec la fureur de l’ouragan. L’im- minence et la grandeur du péril ne les ébranlèrent pas. Ils y opposèrent une ferme résolution. Attaqués suceessivement, simultanément parfois, sur toutes leurs faces, ceux de la première ligne arrêtèrent le choc par une fusillade meur- trière; et, lorsque le choc se porta sur ceux de la seconde, il y trouva la même résistance. En vain, des fdes entières étaient écrasées sous le poids des cavaliers, dont la balle n’interrompait pas la course : les brèches ouvertes dans ces murs d’hommes se refermaient à l’instant. Fantassins d’An- gleterre, de Hanovre, de Brunswick, grandissaient leur énergie au niveau de la vaillance de l’attaque. ' Cependant, au milieu de ces efforts ardents, incessants ‘ de notre cavalerie cuirassée, et par ces efforts mêmes, le ® désordre s’était mis dans ses rangs : ses escadrons se trou- vaient mêlés, confondus dans le tumulte des charges et de la mousqueterie. Wellington le vit, et lança sur elle, à tra- 1 vers les intervalles de sa seconde ligne, trois brigades qu’il j (1) Voir, pages 263-266, la descriplion du terrain. CIIAPITUE DOUZIÈME. 305 louait sous la main. Somerset (gardes anglaises) à gauche, Ti'ip (carabiniers liollando-belges) au centre, Dôrnbcrg (dragons légers anglais et de la légion allemande) à droite, prirent la charge. Ainsi assaillis par le fer et par le feu, surpris dans un moment d'inévitable confusion, nos intrépides cuirassiers lirent ferme contenance, et se mêlèrent audacieusement à ces nouveaux adversaires. Lutte trop inégale! Ney voulut l’interrompre et lit sonner le ralliement. On dut l’opérer en arrière de la crête, où Lefebvre Desnoëttes était resté en ré- serve. Somerset, Trip, Dôrnberg y arrivèrent pêle-mêle avec nos cuirassiers. Ney, alors, reprit la charge à la tête des lan- ciers et des chasseurs de la garde, ramena les généraux ennemis sur l’infanterie, et recommença ses attaques contre les carrés avec une extrême violence. Les cuirassiers, bien- tôt ralliés, le rejoignirent; le plateau au milieu du centre an- glais fut inondé par notre cavalerie. Mais, cette fois encore, la répétition des charges, le feu des carrés mirent nos esca- drons en désordre. Ney fut forcé de leur faire abandonner le plateau, et les ramena au fond du vallon pour les refor- mer, et leur faire reprendre haleine. Ce mouvement se fit en bon ordre, malgré le feu des batteries tout à l’heure au pou- voir des nôtres et remises, maintenant, en action contre eux. Dans cette rencontre, la brigade Somerset avait subi des pertes considérables. L’audacieuse attaque tentée par Ney, à forces si inégales, avait donc échoué : comme l’aile gauche, le centre de 'Wel- lington lui avait résisté. Peut-être aurait-il réussi, s’il eût été appuyé ou précédé par de l’infanterie. Mais il n’y avait plus d’autres bataillons disponibles que ceux de la garde; et Napoléon n’avait pas voulu s’en dessaisir encore ; le moment même approchait où il allait être obligé d’employer une grande partie de I. 26. 306 WATERLOO. cette réserve afin de pourvoir à d’urgentes nécessités sur un autre point du champ de bataille. Pendant la grande lutte de la cavalerie conduite par Ney, les divisions Guilleminot et Foy avaient continué à com- battre sur Goumont. Leurs efforts n’avaient pas eu plus de succès qu’auparavanl ; mais, s’avançant une fois de plus sur la pente du plateau, portant même l’attaque jusque sur la barricade de la chaussée de Nivelles, elles avaient assez occupé l’ennemi, de ce côté, pour favoriser un peu la ma- nœuvre de Ney. La division Bachelu, réduite à trois mille hommes le jour des Quatre-Bras, avait appuyé sur Goumont, où se fondaient sous le feu les régiments de Guilleminot et de Foy. A notre droite, la division Allix, commandée par Quiot, avait poussé, après la prise de la Haie-Sainte, jusqu’au chemin d’Ohain et n’avait pu le franchir. Donzelot, Marco- gnet, si maltraités dans l’attaque contre Picton, s’étaient battus sur la pente du plateau, sans avancer, Durutte s’était efforcé d’enlever Papelotte au prince de Saxe-Weimar. 11 n’y avait pas réussi, et avait dû se prémunir en arrière de sa droite. De ce côté, en effet, les choses venaient de prendre une tournure menaçante. Il était cinq heures ; et, depuis une demi-heure (I), Bülow avait commencé une puissante diversion. Le corps sous ses ordres comprenait les divisions d’in- fanterie de Hache, Ryssel, Losthin, Hiller et la division de (1) Napoléon et les écrivains français en général portent l’attaque de Bülow à quatre heures. Elle commença à quatre heures et demie, comme le disent le bulletin prussien et le rapport de Bülow, comme le disent aussi Müflling et les historiens prussiens et hollandais; et les historiens anglais, ce qui est décisif, sont d’accord avec tous ces témoignages, malgré leur envie de réduire, le plus possible, le rôle des Prussiens dans la bataille. CIIAPITRK DOÜ/IÉME. 307 cavalerie du prince Guillaume de Prusse, fortes ensemble de trente et un mille hommes et de 88 bouches à feu, mais diminuées momentanément de 2,000 hommes environ et de deux pièces par un détachement laissé en arrière. Parti de son bivac de Dion-le-Mont, dès le point du jour, Bülow avait été attendu beaucoup plus tôt. C’est que sa marche avait été retardée par bien des obstacles. Il avait dû suivre des chemins abîmés par les pluies, où les roues de son artillerie s’enfonçaient parfois jusqu’au moyeu, pendant que ses fantassins avançaient péniblement dans les terres détrempées, à travers les hautes moissons. Sa division d’avant-garde n’avait pu achever de se masser qu’à midi, sur Chapelle-Saint-Lambert ; et, en ce moment, elle se trouvait séparée de la division suivante, dont le mou- vement avait été interrompu longtemps par un incendie qui avait éclaté sur son passage, dans la ville de Wavre. Bülow avait détaché deux partis de cavalerie commandés par des officiers supérieurs pour éclairer le terrain depuis la Dyle jusqu’au ruisseau de Lasne. Ces officiers venaient de lui faire savoir qu’ils ne rencontraient aucune force en- nemie, quand Blücher arriva de Wavre à Chapelle-Saint- Lambert. Le maréchal ordonna sur-Ie-cbamp à son lieutenant de passer le ruisseau de Lasne, de faire saisir par deux batail- lons et quatre escadrons le bois de Paris et de former ses divisions en arrière, à mesure qu’elles déboucheraient. Cette manoeuvre avait déjà été demandée à Bülow par Wel- lington. De Chapelle-Saint-Lambert, on descend dans le vallon de Lasne par un défilé étroit, à pente très-rapide, sur un ter- rain de sable presque mouvant ; et, une fois dans le vallon, il faut suivre un défilé non moins difficile pour atteindre le bois de Paris. Quelques bataillons français et quelque artil- 308 WATERLOO. lerie, postes sur la rive du ruisseau, auraient suffi pour empêcher longtemps la colonne prussienne de déboucher. Elle trouva le terrain tout h fait libre; et, s’avançant sur le bois de Paris, elle constata qu’il était libre aussi. Son avant- garde l’occupa. Les divisions Losthin et Hiller, une partie de la cavalerie du prince Guillaume avaient achevé de se réunir en arrière, au moment où Ney était le plus fortement engagé avec notre cavalerie contre le centre anglo-hollan- dais. Blücher avait eu, d’abord, l’intention de ne faire entrer Bülow en ligne qu’après la concentration de tout son corps d’armée. Mais, à la vue des charges réitérées de Ney, il avait craint pour l’issue de la bataille, si elles étaient appuyées par l’in- fanterie de la garde impériale, qu’il apercevait, en colonnes serrées, sur la chaussée de Bruxelles; et, sans attendre da- vantage, il avait ordonné à Bülow de déboucher du bois de Paris, en se dirigeant sur la Belle-Alliance (1). Du bois de Paris à la Belle-Alliance et à Rossomme, le terrain présente un plateau ondulé dont les pentes tombent, d’un côté, sur Frichemont, et, de l’autre, sur le ruisseau de Lasne, qui a ses sources dans Plancenoit et tout à côté. Plancenoit est un village situé dans un fond, presque à j hauteur de la ferme de Rossomme, dont il n’est séparé que j par un millier de mètres. J Lobau avait pris position sur le plateau, en deçà dubois 1 de Paris, sa cavalerie en première ligne, ses vedettes sur ^ ce bois. Réduit aux divisions de Simmer et de Jannin (2), privé de sa batterie de réserve, donnée au maréchal Ney, il n’avait (1) Dans son rapport, Bülow dit que Blücher ordonna ce mouvement « pour donner de l’air à l’armée anglaise. » (2) La division Teste faisait partie, on l’a vu, de la colonne de Grouchy. CHAPITRE DOUZIEME. 109 ((ue sept mille cinq cents hommes d’infanterie et d’artil- lerie. Les divisions Domon et Subervie, passées, mainte- nant, sous ses ordres, lui donnaient, en outre, deux mille sabres et douze bouches à feu. Bülow avait débouché du bois, poussant en avant douze escadrons ; et, sous la protection de cette cavalerie, il avait déployé la division Losthin par bataillon en masse, en ap- puyant sur Frichemont. La division Hiller, s’avançant dans le même ordre, avait pris la gauche de Losthin ; et le prince Guillaume s’était formé en bataille derrière Hiller. Pendant cette manœuvre, Domon s’était d’abord sabré sans résultat avec les escadrons qui la couvraient. Mais, l’infanterie de Losthin étant entrée en action avec plusieurs batteries, il avait dû reculer malgré l’aide de Subervie; et bientôt Lobau lui-même s’était trouvé engagé. Vers cinq heures, la ligne de bataille de Bülow était sur ta direction de Frichemont à la ferme d’Hanotelet, parallèle à la chaussée de Bruxelles, et perpendiculaire au flanc droit de l’armée française. Le combat était déjà très-vif. Quarante bouches à feu bat- taient les divisions de Lobau, qui faisaient ferme conte- nance contre un ennemi supérieur en nombre. En ce moment, nous l’avons dit, Ney venait de ramener dans le vallon de la Haie-Sainte les cuirassiers de Milhaud et la division Lefebvre Desnoëttes , cruellement décimés. Le découragement du champ de bataille était inconnu à son âme. Les boulets qui viennent frapper cette cavalerie mal à couvert l’exaspèrent; il se décide à la conduire encore au plateau, à renouveler sa vaillante tentative. l’épée à la main devant les escadrons de Milhaud, que suit Lefebvre Desnoëttes, il s’élance au grand trot sur la pente du plateau. Wellington l’attendait. Calme, froid comme toujours, il 310 WATERLOO. venait de passer rapidement sur le front des troupes de son centre, recommandant les mêmes dispositions qu’aupara- vant contre une nouvelle attaque de la cavalerie française. Sa première et sa seconde ligne, de la chaussée de Bruxelles auvallon de Merbe-Braine, étaient formées, alors, des brigades Ompteda (légion allemande), Kielmansegge (hanovrienne), G. tlalkett (anglaise), composant la division Alten; Kruse (contingent de Nassau), Maitland (gardes), Mitchell (anglaise) et de l’infanterie de Brunswick : vingt- six bataillons en tout. En outre, quatre bataillons, dont deux des gardes (bri- gade Byng), défendaient Goumont. La division Ghassé, appelée, maintenant, tout entière de Braine-l’Alleud, où aucune attaque ne paraissait plus à craindre, s’était avancée, en troisième ligne, au centre; la division Glinton demeurait en colonne le long et au-dessus du vallon de Merbe-Braine; ce vallon était devenu ainsi la limite extrême du front de bataille de Wellington. A propre- ^ ment parler, l’aile droite était rabattue derrière le centre. Des vingt-trois bataillons de Glinton et de Ghassé, aucun n’avait encore tiré un seul coup de fusil. La brigade Lambert, de trois bataillons,- se trouvait dans le même cas. Elle était à la ferme de Mont-Saint-Jean, éga- i lement à portée du centre, et de l’aile gauche. | La cavalerie, sauf les brigades Vivian et Vandeleur, en ^ position à l’extrême gauche de cette aile, était en troisième et quatrième ligne entre les chaussées de Nivelles et de Bruxelles. Les deux régiments détachés vers Braine-l’Al- leud, par suite des démonstrations de Piré, venaient de la rejoindre, après avoir reconnu l’insignifiance des mouve- ments de ce général. L’artillerie avait été maltraitée par les boulets français. Une partie de sa réserve avait dû entrer en ligne. CHAPITRE DOUZIÈME. 311 L’infanterie et la cavalerie avaient éprouvé d’assez grandes pertes. Leurs rangs avaient même été éclaircis par la fuite de quelques centaines d’hommes courant, à présent, vers Bruxelles, dans la forêt de Soignes. Mais le reste était solide. Telle était la situation du centre anglo-hollandais, au mo- ment où il allait recevoir le nouveau choc de la cavalerie française. Sa force, on le voit, était très grande. Ney n’avait pu s’y tromper. Mais il n’avait jamais reculé devant les oeuvres les plus difficiles des combats. Battu par la mitraille, il gravit la hauteur, et, une fois encore, il se précipite, avec une indicible audace, sur les carrés ennemis. Le corps de Kellermann reçut, alors, de Napoléon, l’ordre de prendre sa trace et de l’appuyer. Il s’ébranla immédiate- ment, laissant en réserve, par une sage disposition de son chef, sa brigade de carabiniers. La division de grenadiers et de dragons sous Guyot le suivit. C’était plus de quatre mille chevaux. Le mouvement rapide de cette cavalerie, brandissant le sabre au-dessus du casque, éclatant en immenses accla- mations et succédant, de si près, à Milhaud et à Lefebvre Desnoëttes, aux abords du plateau, donna à tous une ex- trême confiance dans l’issue de la journée. Les lignes anglo-hollandaises, pensait-on, ne devaient pas résister au choc de pareilles masses. Le choc fut terrible, en effet, au dire unanime des acteurs et des témoins de ce grand drame ; mais il ne fut pas au-dessus de l’opiniâtre courage de Wellington et de ses soldats. En vain, Ney engagea jusqu’à son dernier escadron, jus- qu’à sa brigade de carabiniers laissée en réserve; en vain. 312 WATERLOO. des batteries d’artillerie légère vinrent lancer leur mitraille sur les bataillons de la première ligne; en vain, des carrés entiers furent renversés, dispersés, écrasés, toute la divi- sion Alten refoulée sur la chaussée de Bruxelles (1) ; en vain, les nombreux escadrons venus au secours de l’infan- terie furent sabrés, mutilés, .disloqués; le drapeau de la Grande-Bretagne continua à flotter sur 1e fatal plateau, et, après une lutte de près de deux heures , une lutte sans exemple dans les annales de la guerre (2), notre cavalerie, désorganisée par d’incessants efforts, par les chances de la mêlée, le bras fatigué par tant de coups portés, ses chevaux haletants, harassés de tant de mouvements violents sur un sol fangeux, dut se résoudre, frémissante de rage, à redes- cendre la pente qu’elle avait gravie dans la conviction du succès. Ce mouvement, a-t-on dit, s’opéra, en quelque sorte, sans ordre du chef, par suite de l’épuisement de chacun. C’est qu’il y a des limites à la puissance des organisations les plus vigoureuses. Les Anglo-Hollandais eux-mêmes en témoignèrent : mal- gré le succès de leur résistance, ils inquiétèrent à peine la retraite. Des deux côtés, les pertes étaient énormes. Ney avait laissé, étendus sur le plateau ou aux mains de l’ennemi, le tiers de ses hommes et de ses chevaux; et ceux qu’il ramenait étaient peu capables, maintenant, de nou- veaux efforts. Parmi les cavaliers revenus, beaucoup étaient démontés. Les généraux de division Lhéritier, Delort, Col- (1) Rapport du général Alten. (2) « Le duc de Wellington m’a assuré lui-même, au congrès de Vérone, quïl n’avait jamais rien vu de plus admirable, à la guerre, que les dix ou tlouze charges réitérées des cuirassiers français sur les troupes de toutes f î mes. » {^Précis historique et militaire^ etc., par le général Jomini.) CHAPITRE DOUZlEiViE. bert, les généraux de brigade Travers, Diiop, RIaiicard, d’autres encore étaient blessés ou avaient été froissés, con- tusionnés dans la cbulc de leur monture; plusieurs colo- nels étaient tués. Tel régiment ne formait plus qu’un escadron. Mais aussi, de la chaussée de Bruxelles à celle de Ni- velles, la terre était couverte des débris de l’armée ennemie. (( L’infanterie, la cavalerie, l’artillerie avaient subi des pertes terribles. Des bataillons étaient devenus des poignées d’hommes et n’étaient plus commandés que par des capi- taines ou des subalternes. Un grand nombre de canons, sur toute l’étendue de la ligne, avaient été démontes. Les bri- gades de cavalerie anglaises et allemandes, à l’exception de celles de Vivian et de Vandeleur à la gauche de la ligne de bataille, étaient réduites, chacune, à une force moindre que celle d’un régiment ordinaire; les brigades de Somerset et de Ponsonby réunies ne présentaient pas deux esca- drons (1). )) Tel est le tableau que trace du centre de l’ar- mée de Wellington, à ce moment de la journée, le plus accrédité, en Angleterre, des historiens anglais de la cam- pagne de 1815 et le moins suspect d’exagération en pareille circonstance; et ce. tableau est fidèle, sauf l’oubli qu’on y remarque de la cavalerie hollando-belge, qui, elle aussi, avait beaucoup souffert. Un autre historien anglais (2) dit que toute l’armée anglo-hollandaise était diminuée, alors, de plus de vingt mille hommes : dix mille tués, blessés; dix mille en fuite ou occupés au transport des blessés. (1) Sibornc. — Ilislory of the ivar in France and Bclgium in 1815. London, 1848. — 1 vol. (2) John-W. Tringle. — on the campaign of 1815. Tringle dit que Tannée de Wellington était réduite à moins de o4,000 hom- mes; mais, comme il en estime (inexactement) la force, au commencement de la bataille, à 54-,0C0 hommes seulement, la perte, à son compte, était donc de vingt mille, après les charges de Ney. 21 314 WATERLOO. Le général de division Allen élait hors de combat, un de ses chefs de brigade, le colonel Ompteda tué, le général Van Merlen tué, le quartier-maîlre général de Tarmée, le colonel Delancey tué, l’adjudant général Barne blessé, la plupart des officiers de rélat-major de Wellington blessés, tués, et une foule d’autres encore de toutes armes. Les hussards de Cumberland (régiment hanovrien do nouvelle levée), saisis d’épouvante à l’aspect de la scène de carnage, ont refusé d’y entrer et se sont enfuis au galop, leur colonel en tete, vers Bruxelles, semant sur la route le bruit de la défaite de l’armée anglo-hollandaise (i). Pour réparer les ravages faits dans ses deux premières lignes, Wellington avait dû y faire avancer, durant la mê- lée, toute la division Clinton, au-dessus de Goumont et la brigade Vincke, au-dessus de la llaie-Sainlc; et ces troupes avaient beaucoup souffert. 11 ne restait plus d’autre infan- terie en réserve que la division Chassé. La lutte héroïque de Ney avait donc eu de grands résul- tats. Malheureusement, si grands qu’ils fussent, ils com- pensaient mal la destruction d’une grande partie de notre cavalerie de réserve et l’épuisement momentané du reste. Bien autres ils auraient été sans doute, si Napoléon eût lancé les bataillons de la garde sur le plateau disputé avec tant d’acharnement. Ce plateau était conquis, a-t-il écrit. Hélas! on voit ce qu’était la conquête. Ney avait bien senti que ses seuls escadrons ne suffiraient pas à la faire, quelle que fût leur vaillance. Au plus fort du combat, il avait envoyé Heymès, son aide de camp, de- mander à Napoléon l’appui de l’infanterie. Mais Heymès avait reçu cette réponse brutale : « De l’infanterie! où vou- (l) Le régiment de Cumberland était commandé par le colonel Hacke. Jugé par une cour martiale générale, Hacke fut destitué, peu après Wa- terloo. CHAPITRE DOUZIÈME. 315 lez-vous que j’en prenne? Voulez-vous que j’en fasse (1)? )) Le chef de l’armée française subissait, en effet, dans ce moment, la loi de la position qu’il s’était faite en persistant à livrer et à recevoir simultanément bataille, à lutter sur son front contre les Anglo-Hollandais, sur son flanc droit contre Bülow. Pendant l’attaque de Ney, le combat avait continué sur Goumontsans plus de succès qu’auparavant, bien que la division Bachelu eût, nous l’avons dit, appuyé vers Foy et Guilleminot. Le grand verger avait été pris, perdu et repris plusieurs fois ; on avait lutté avec acharnement dans le vallon en arrière; et Wellington avait dû y faire prendre position à la brigade Duplat (légion allemande), de la divi- sion Clinton, qui avait énormément souffert. Duplat avait été tué, un gi*and nombre de ses officiers mis hors de com- bat. Mais, en dernier terme, la position môme de Goumont était restée à l’ennemi. Quiot à la tête de la division Allix, et Donzelot à sa droite n’avaient pas franchi le chemin d'Ohain. Deux ou trois pièces mises en batterie sur le relèvement de la pente au- dessus de la Haie-Sainte n’avaient pu y tenir sous le feu de mousqueterie venant de la droite de la chaussée. Marcognet s’était battu en tirailleur avec des chances diverses contre Pack, Kempt et Bylandt, qui occupaient toujours la crête du plateau. La brigade Lambert s’était avancée, de la ferme de Mont-Saint-Jean, et les soutenait. Durutte, avec l’une de ses brigades, faisait face aux Prus- siens, et avec l’autre avait contenu Best et enlevé la ferme de Papelotte, où il se maintenait; mais la Haie, Smohain, (1) Relation de la campagne de 18tS, par le colonel Heymès. Heymès ajoute ; « Le prince Jérôme et le général Drouot ont entendu celle réponse. Elle fui rapportée, sans y rien changer, au maréchal, qui vit bien dès lors que la bataille était loin d’clre gagnée. » WATEULOO. ;il6 le château de Frichemont continuaient à résister. Le prince Bernard de Saxe-Weimar y était appuyé par trois batail- lons de Bülow. Du côté de Plancenoit, les circonstances avaient été, un moment, bien périlleuses. Vers cinq heures, on Fa vu, Lobau, disposant seulement des faibles divisions de Simmer et de Jannin, de Domon et de Subervie, était aux prises avec la moitié du corps de Bülow et en arrêtait la marche. Mais, à moins d’une demi- heure de là, Bülow avait été rejoint par les divisions Hacko et Byssel; et toute sa cavalerie (près de deux mille che- vaux) (1), toute son artillerie (86 bouches à feu) étaient en- trées en ligne : vingt-neuf mille hommes en attaquaient dix mille. Devant une telle supériorité numérique, Lobau avait dû reculer jusqu’à hauteur de Plancenoit et était venu y appuyer sa droite. 11 avait opéré cette retraite en échiquier, avec le sang-froid, la fermeté qui le caractérisaient; mais il s’était rapproché ainsi de la chaussée de Bruxelles, à ce point que des boulets prussiens frappaient dans les rangs de l’infan- terie de la garde, en position près de la Belle-Alliance. Cette chaussée était la ligne d’opérations de l’armée. II fallait la préserver de pareilles atteintes. On devait même craindre que Lobau ne fût obligé bientôt d’évacuer Plance- noit et de rétrograder encore. Sur sa droite, il était débordé par le mouvement de Bülow, qui étendait incessamment sa ligne de ce côté. La division de jeune garde sous Duhesme reçut l’ordre de se porter immédiatement sur Plancenoit avec trois batteries. L’arrivée de cette troupe d’élite, le feu de ces vingt-quatre (1) Un millier de chevaux ne rcioignirent qu’après la bataille; on le verra plus loin. CHAPITRE DOUZIEME. 317 pièces arrêtèrent d’abord le progrès do l’eiiiiemi. Ce ne fut pas pour longtemps. La ligne française occupa alors par sa droite, que forma la jeune garde, le village, les jardins et les vergers de Plau- cenoit jusque vers le sentier qui conduit à la ferme du Caillou; et sa gauche, composée du corps de Lobau, se trouva sur raligncment de ce village et de Papelotte, se re- liant par la cavalerie à Durutte, dont la division avait, en partie, fait face à droite. Bülow appuyait sa gauche au ruisseau de Lasne et sa droite en avant de Frichemont. Irrité du temps d’arret causé par la jeune garde, Blücher ordonna à son lieutenant d’en* lever, à tout prix, Planeenoit. La division Killer forma trois colonnes d’attaque, chacune de deux bataillons, et celle de Ryssel fut disposée pour Tappuyer au besoin. Les vergers et les premières maisons furent abordés avec vigueur. Cependant, la résistance fut plus vigoureuse en- core; et, après un combat où, dit un historien prussien, on se fusilla à trente pas, Hiller fut obligé de ramener ses troupes en arrière. Mais il revint tout de suite à la charge, renforcé de deux bataillons; et, cette fois, malgré des prodiges d’énergie, la jeune garde plia et fut rejetée hors du village. Le moment fut critique : des batteries prussiennes vinrent prendre position à sept ou huit cents mètres de la chaussée de Bruxelles. Outre le danger immédiat, ainsi produit, il y avait à craindre l’action morale exercée sur les troupes en- gagées contre Wellington par cette artillerie tonnant en ar- rière et si près de leur champ de bataille. Napoléon ordonna à Morand de marcher avec un bataillon de grenadiers, deux bataillons de chasseurs, deux batteries de la garde, et de reprendre Planeenoit. En même temps, 318 WATERLOO. un régiment de grenadiers et une batterie du même corps allèrent s’établir un peu en deçà du village, sur le chemin qui conduit au hameau de la Maison-du-Roi. Un bataillon de chasseurs laissé, jusqu’alors, à la ferme du Caillou pour la garde du quartier général dut se porter sur la ferme du Chantelet, où se montraient des partis de cavalerie en- nemie. Le mouvement de Morand fut mené avec la résolution au- dacieuse qu’on pouvait attendre dïin pareil chef et de pa- reilles troupes. La vieille bande se jeta sur les défenseurs de Plancenoit au bruit du pas de charge. La jeune garde la suivit; et, après une rencontre terrible mais assez courte, le village, les jardins, les vergers furent repris ; la hauteur qui les do- mine fut couronnée par notre artillerie; toute la gauche prussienne plia et alla se reformer un peu en arrière; Lobau regagna aussi quelque terrain. Napoléon en conclut que « l’attaque de Bûlow était épuisée. )> Il ne voyait pas ce que présageait cette retraite de quelques centaines de pas. Il était, alors, près de sept heures. La bataille restait in- décise. Il y avait encore plus de deux heures de jour (1). La seule réserve de Napoléon consistait en cinq mille hommes d’infanterie de la garde, attendant près de la Belle- Alliance, dans le calme de la force, l’ordre qui disposerait d’eux. Wellington avait plus de troupes fraîches : la division Chassé, forte de sept mille hommes, les brigades de cava- lerie Vivian et Vandeleur, de deux mille cinq cents. La qua- (1) Le 18 juin, à l’Observatoire de Bruxelles, le soleil se couche à huit heures quatorze minutes. CHAPITRE DOUZIEME 319 lité de ces troupes n’égalait pas, il est vrai, celle de la garde; mais le général anglais comptait sur une autre et plus puis- sante réserve qui ne devait pas lui manquer, sur le con- cours de laquelle était basé son plan de bataille, et dont l’imminente arrivée était annoncée par ses coureurs. Blü- cher lui avait promis, en effet, plus que l’appui du corps de Bülow; etBlücher allait tenir sa promesse. Napoléon ne le soupçonnait pas. Il savait, cependant, de- puis une heure après midi, la réunion, opérée la veille, de toute l’armée prussienne sur Wavre; et le rapport d’un offi- cier (1) expédié par Grouchy et arrivé de deux à trois heures, n’avait pu lui laisser l’espoir que le maréchal eût occupé beaucoup cette armée. Deux divisions et la cavalerie du corps de Pirch I (2) et le corps de Zieten avaient quitté Wavre à midi. Pirch l, ayant suivi le chemin de Chapelle-Saint-Lambert et de Lasne, montrait maintenant la tête de sa colonne en avant du bois de Paris. Zieten avait pris sa route par Froment, Genval et la lisière nord des bois d’Ohain. Le gros de son corps était déjà à hauteur de ces bois, et son avant-garde dépassait celui de la Grande-Huissière. Sans le mauvais état des chemins, ces deux généraux au- raient déjà été en ligne depuis longtemps. Ils amenaient, le premier dix mille hommes, le second vingt mille. Thielmann, qui s’était ébranlé pour les suivre, avait dû rester à Wavre et s’y défendre contre une vive attaque. La nouvelle venait d’en parvenir à Blücher; mais elle ne l’avait (1) Le lieutcnanl-colonel Delafresnaye. Napoléon dit qu’un ofiicier de Grouchy arriva, vers deux heures, sur le champ de bataille; mais il ne le nomme pas. [Mémoires^ t. IX.) (2) Les deux autres divisions d’infanterie de Pirch I ne partirent de Wavre qu’à quatre heures ; on le verra dans un prochain chapitre. 320 WATERLOO. pas ému. Le desUii de la guerre était en avant, non en ar- rière de lui; l’audacieux vieillard avait l'ait dire à Ttiiel- mann de résister de son mieux, de battre en retraite au be- soin ; et il avait continué de hâter la marche de Pirch I et de Zieten. La crise suprême approchait. Livrée à ses propres forces, la cavalerie de Ney, nous l’avons dit, avait été forcée d’abandonner le plateau. Mais elle avait suspendu, sur la pente, son mouvement rétro- grade ; et, là, sous la protection de notre artillerie et de nos tirailleurs, mais en butte aux coups des canonniers en- nemis, revenus à leurs pièces, elle s’efforçait de reformer ses escadrons rompus, affreusement mutilés. En ce moment, il était de bien grave importance qu’elle ne reculât pas da- vantage : une retraite plus prolongée pouvait ébranler toute la partie de l’armée opposée à Wellington et inquiète du canon qui retentissait toujours vers Plancenoit. Ney avait vu le péril. C’était pour cela qu’il retenait ses cavaliers in- trépides sous un feu meurtrier. Cependant, on ne pouvait espérer qu’il garderait longtemps une pareille posi- tion. 11 fallait le soutenir, le dégager (1). Napoléon s’y résolut et voulut bien autre chose. Persuadé que l’armée anglo-hollandaise était non-seule- ment très - affaiblie , mais encore désorganisée; qu’elle n’avait plus de réserve; rassuré du côté de Bülow, qui re- culait; sans la moindre pi’évoyance de l’intervention de nouveaux corps prussiens; croyant l’heure venue, il résolut de frapper un grand coup qui lui donnerait la victoire. Les résultats matériels ne pourraient en être bien importants, avec une cavalerie épuisée dans des luttes si sanglantes, si (i^ Bulletin du 18 juin. CIIAPITUE DOUZIÈME. 321 prolongées; mais le résultat moral en serait, sans cloute, considérable. Ncy est prévenu de la volonté du chef, et reçoit Tordre de masser, à droite de Goumont, tout ce ciu’il pourra réunir du corps de Reille, les divisions Quiot et Donzelot sur la Haie- Sainte, et de préparer quekiue effort de sa cavalerie. En même temps. Napoléon conduit tous les bataillons disponibles de la garde entre la Belle-Alliance et la Haie- Sainte. Il y en a dix. Tous appartiennent aux grenadiers et aux chasseurs (1). Six de ces bataillons sont déployés en autant de colonnes d’attaque échelonnées à courte distance les unes des autres. Ils marcheront au plateau. Deux batteries d’artillerie à cheval de la garde viennent se placer sur leur flanc gauche. Elles suivront ce mouvement. Les quatre derniers batail- lons resteront en réserve. Le feu de notre artillerie s’est ralenti par suite de l’épui- sement des caissons de plusieurs batteries. Une batterie, la dernière de la réserve, entre en action. Ordre est donné d’activer les décharges sur toute la ligne. Napoléon, en personne, préside à ces dispositions. Il en presse l’exécution; la circonstance est urgente. 11 s’adresse aux officiers, aux soldats, les excite, les exalte, leur promet la victoire et, pour mieux les en assurer, leur annonce l’ar- rivée de Grouchy, qui va prendre l’ennemi à revers pendant qu’ils l’attaqueront de front. Ney reçoit le commandement de ces trois mille vétérans des batailles (2), au bras chevronné, au corps cicatrisé. (1) La division de jeune garde était sur Plancenoif. Les divisions de gre- nadiers et de chasseurs étaient, chacune, de huit bataillons; mais elles en avaient détaché trois à Plancenoit, deux sur le chemin de ce village à la Maison-du-Roi, un à la ferme du Chantelet. (2) D après la lettre, déjà citée, de Ney à Fouché, quatre régiments de 322 WATERLOO. Sous ses ordres marchent les lieutenants généraux Friant, Roguet, Michel, les maréchaux de camp Foret de Morvan, Harlet, Mallet : un général par bataillon. Ney doit laisser la Haie-Sainte à droite et se diriger sur le contre-fort par où il a conduit ses attaques de ca- valerie. Quand tout est prêt, la charge bat ; la redoutable phalange s’ébranle et défile, exubérante d’ardeur, d’enthousiasme, devant Napoléon, qui, du geste, lui indique le point où doivent porter ses coups. Elle sort du vallon ; elle gravit la hauteur. Près de Goumont, près de la Haie-Sainte, la charge bat aussi. Quelques batail’ons cruellement diminués par 1e fer, le feu, la fatigue, se sont massés et montent à la position ennemie. Dans leurs rangs reviennent prendre place nombre d’hommes qui s’en étaient retirés, blessés, haras- sés, découragés, et qu’anime, maintenant, une énergie nouvelle. Quelques centaines de cuirassiers, de dragons, de jgrena- diers, de lanciers, de chasseurs de la garde, se fiant encore à leurs forces, à leurs montures, se sont apprêtés pour se- conder l’infanterie. La trompeuse assurance de l’arrivée de Grouchy a couru partout, portée par les gendarmes d’élite à travers les lignes. Ueille, d’Erlon, les généraux sous leurs ordres, l’ont reçue de Labédoyère, aide de camp de Napoléon. Elle a ranimé les faibles, enivré les braves. A tous, la victoire paraît certaine. vieille garde ou huit bataillons auraient marché au plateau, sous ses ordres. D’après les 3Icmoires de Sainte-Hélène, ce mouvement aurait élé opéré par quatre bataillons seulement, et quatre autres seraient restés provisoirement en réserve. Nous suivons, dans notre récit, la version d’une note digne de confiance. Au reste, les différences sont ici peu impoiiunles. CHAPITRE DOUZIÈME. 32: Sur le plateau, cependant, tout s’est disposé aussi pour une nouvelle lutte, pour le combat à outrance. Là, on sait que les bataillons, les escadrons de Prusse sont proches; qu’il ne s’agit plus que d’user la mort et le jour quelques instants encore pour avoir bataille gagnée. La puissance du nombre habilement préparée ne saurait manquer de faire pencher la balance. Les rangs éclaircis par la mort, par la fuite, se sont ser- rés et restent fermes. C’est le nerf, le robur de l’armée, c’est l’élite des braves survivant à six heures de combat acharné, qui les forme maintenant. Wellington, le prince d’Orange, Hill vont d’un bataillon à l’autre, encourageant, excitant au devoir. A ses Anglais, comme Nelson à Trafalgar, Welling- ton rappelle la patrie : « Tenez ferme, mes garçons! que dirait-on de nous, en Angleterre, si nous quittions d’ici? » Aux soldats de Néerlande, de Nassau, de Brunswick, le jeune et vaillant prince d’Orange demande s’ils veulent re- voir la ruine, le déshonneur de leur pays, la tyrannie impé- riale. Et de longs hourras répondent à ces énergiques allo- cutions jetées au milieu des boulets, des obus ricochant, éclatant de toutes parts. Néanmoins, la situation des Anglo-Hollandais était bien critique (1). Wellington le voyait, mais n’en était pas ébranlé. 11 aurait fait retraite, s’il l’eût pu, a dit Napoléon. Triste vengeance du vaincu que cette allégation tant répé- (1) « A sept heures environ, la perte extraordinaire d’hommes et la né- cessité de porter les réserves en ligne rendirent la situation du duc de Wel- lington critique. » (Rapport adressé à son gouvernement, par le général autrichien Vincent.) Ce général fut blessé dans la journée. 11 était détaché commejîommissaire au quartier général anglais. « Vers sept heures du soir..., le duc, qui sentit que le moment était très- critique, etc. » (Rapport du général Alava, ministre plénipotentiaire d’Es- pagne près la cour des Pays-Bas, et présent à la bataille, où il fît partie de lelal-major de Wellington.) 354 WATERLOO. tée! Le plan du général anglais reposait sur la défense du plateau jusqu’à Farrivée des colonnes prussiennes; elles étaient proches; et il aurait renoncé à le disputer, avec la masse de braves qui lui restaient encore ! « Vous pouvez être tué, lui dit lord Hill ; quels sont vos projets, vos instruc- tions?—De tenir ici jusqu’au dernier homme. » Kempt, qui a remplacé Picton dans le commandement de l’aile gauche, fait demander des renforts. « Qu’il n’y compte pas, et qu’il continue la défense ! )> Le mot de la journée est dans ces laconiques réponses, dignes de l’antiquité, des plus beaux temps des armées de notre République. 11 est puéril, peu honorable de méconnaître ses ennemis. Le redoublement du feu de notre artillerie semblant an- noncer une attaque imminente, Wellington s’avance sur le bord du plateau. Bientôt, à travers les éclaircies des fumées de la poudre, il saisit le mouvement de la garde, bien re- connaissable à ses hauts bonnets à poil, et il se prépare pour la rencontrer avec vigueur. Les batteries à portée reçoivent l’ordre de concentrer leurs coups sur la colonne d’élite. Les bataillons de Bruns- wick et de Nassau, en deux colonnes serrées, de quatre et ; de trois bataillons, sont en première ligne sur sa direction j meme; ils soutiendront le premier choc. Derrière eux, la. j brigade Maitland (gardes anglaises), déployée et formée sur | quatre rangs, se tient couchée dans un pli de terrain. La di- j vision Chassé est sur la droite de Maitland, une brigade i en deux carrés échelonnés, et, en réserve, une brigade en colonnes serrées. Le bruit des tambours battant la charge, les cris fréné- tiques de « Vive l’empereur! )> sont devenus distincts, malgré les grondements de l’artillerie; la garde approche. Les soldats ont l’arme au bras; leurs rangs se serrent et restent alignés sous la mitraille comme en un jour de pa- 355 CIIAPiTUIi: UOUZiÈiVlE. rade. Ney est devant eux, répée à la main. La garde ap- proche toujours. Les batteries qui sont en face d’elle sont enlevées à la baïonnette ou se retirent en désordre. Les bataillons de Brunswick s’avancent à sa rencontre; elle les culbute et les disperse. Le prince d’Orange se précipite en tète des Nassau, et veut, à son tour, l’arrêter; une balle le renverse de cheval ; et les Nassau subisssent le sort des troupes de Brunswick. Des cris de victoire retentissent dans la colonne fran- çaise. Le général Friant, blessé et forcé d’abandonner la lutte, dit à Napoléon, resté dans le vallon de la Haie-Sainte, que tout va bien sur le plateau (1). Au-dessus de la Haie-Sainte, au-dessus de Goumont, d’Erlon et Reille sont aux prises avec la première ligne de l’ennemi. La garde continue sa marche en avant, malgré la mitraille que viennent lui lancer, sur sa gauche, à trois cents pas, une batterie anglaise et l’une des batteries de Chassé; trois bataillons de ce général viennent l’attaquer; elle les repousse et les met en désordre. Mais, tout à coup, se dresse devant elle, presque sous ses pieds, comme un mur rouge, d’où éclate un feu de môusqueterie qui ravage ses rangs. Les soldats de Maitland se sont levés au com- mandement de Wellington, à cheval derrière leurs rangs. H a crié : a Debout, gardes ! et visez juste! » Il n’a été que trop bién obéi! L’intrépide Michel est frappé à mort; Malet, plu- sieurs officiers supérieurs sont renversés. Entraîné par la chute de son cheval, le quatrième qui est tué sous lui dans cette terrible journée, Ney tombe. La garde hésite. Mais te brave des braves s’est déjà relevé; et, à sa voix, elle se raf- fermit, Malheureusement, soit ordre donné, soit instinct du soldat, elle déploie pour répondre à la môusqueterie qui la (1) Campagne de 1815, par le général Courgaud. 326 WATERLOO. décime d’instant en instant; et, par ce mouvement, elle masque les deux batteries qui l’ont suivie, qui ont pris po- sition sur la crête du plateau, et dont le feu a, jusque-là, protégé ses flancs. Un Hollandais, un soldat formé, grandi dans nos rangs, mais fidèle au drapeau de sa patrie. Chassé saisit le moment, et, à la tète d’une demi-brigade en co- lonnes serrées, charge la gauche de la garde, baïonnettes croisées (1); Wellington pousse en avant la brigade de Maitland. Mitraillée, fusillée, réduite à quinze ou seize cents hommes, la garde recule, sous la pression du nombre; mais elle recule en combattant, lentement, en bon ordre, sans être entamée. Viennent les bataillons si longtemps laissés à la Haie-Sainte, et elle reprendra l’attaque. Mais ils ne doivent pas venir. Le soleil, resté caché jusque-là, projette ses derniers rayons à travers les arbres qui bornent l’horizon vers Draine-l’Alleud. Il est près de huit heures. Un péril immense s’est produit, depuis quelques instants, à l’angle de la ligne brisée en équerre sur laquelle combat l’armée française, de ’Goumont à Papelotte, de Papelotte à Plancenoit. Marcognet, qui couronnait le plateau, Durutte, qui dis- putait la Haie au prince de Saxe-Weimar, viennent d’être subitement assaillis par deux fortes colonnes d’infanterie débouchant sur celte ferme. Comme leurs soldats, ils les ont prises, d’abord, pour des troupes de Grouchy; car elles se sont fusillées avec les bataillons du prince de Saxe- Weimar, et les ont rompus, dispersés; mais leur erreur a été courte. Il plient, maintenant, sous de nouveaux adver- (i) Lettre du général Chassé au général Hill (5 juillet 1815). — Réponse du général Hill (11 juillet 1815). CHAPITRE DOUZIÈME. 327 saires. Durulte abandonne Papelotte; Marcognet redescend la pente du plateau; Lobau est menacé d’être pris à revers; une vaste trouée va s’ouvrir dans la ligne française. Des cris d’alarme se sont fait entendre ; le trouble s’est mis dans les divisions de Durulte et de Marcognet; des centaines de leurs soldats ont déjà quitté les rangs et arrivent, éperdus, jusc[u’à la Belle-Alliance. Trente-deux bouches à feu en batterie sur la crête du plateau foudroient les bataillons en retraite à travers le vallon; une masse de cavalerie paraît. C’est la division Steinmetz, avant-garde du corps de Zieten, qui a fait ainsi irruption sur le champ de bataille; c’est la cavalerie de ce corps qui l’appuie immédiatement. Bliicher la conduit (1). A cette vue. Napoléon arrête les quatre bataillons de la garde, qui s’ébranlaient, enfin, pour marcher aux Anglo- Hollandais. Un changement de front leur est ordonné; ils font face à droite, la gauche vers la Haie-Sainte, la droite vers la Belle-Alliance; immédiatement après, chaque ba- taillon se forme en carré. Napoléon espère rallier sur cette ligne les troupes de Mar- (1) Les Mémoires de Sainte^ Hélène {i. IX, p. 142) disent « qu’il était nuit » quand se produisit celle attaque. Le bullelin prussien et les écrivains de Prusse la placent, au contraire, à sept heures et demie. Cela ne suffirait pas pour prouver l’inexactitude des Mémoires. Mais elle est mise hors de doute par les relations anglaises. Malgré tout le désir qui y perce, de faire la plus forte part dans le succès à l’armée de Wellington, ces relations conviennent, en effet, que ce fut vers sept heures et demie que Papelotte fut emporté par Zieten. Le général Vincent, commissaire près de Wellington, et peu disposé, sans doute, en sa qualité d’Autrichien, à exagérer l’importance de l’intervention prussienne, dit, dans son rapport : « La tète du 1er corps prussien (Zieten) atteignit la Haie vers sept heures environ. » Du reste. Napoléon, dans sa première relation {Campagne de 1815, par Courgaud), a écrit : « Il était de sept heures et demie à huit heures, un cri d’alarme se fit entendre; Blücher, avec le corps de Zieten, aborda le village (ferme) de la Haie (Papelotte), qui fui aussitôt enlevé. » 3“28 WATEULOO. cognet et de DuruUe, qui continuent à reculer, dont les fuyards augmentent à chaque instant. Espérance épliémcre! Des hauteurs dominant la Haie- Sainte, les divisions Donzelot et Quiot ont vu la marche victorieuse des Prussiens, la retraite qui s’opère à droite de la chaussée, le désordre qui s’y manifeste; elles sont éton- nées, hésitent, reculent. En ce moment, les Anglo-Hollandais ont forme plusieurs colonnes et prononcent une vigoureuse attaque. Dès qu’il a vu l’entrée en ligne de Zieten, Wellington a ordonné, en effet, un mouvement général en avant; et cet ordre s’exécute. Bientôt, notre centre et notre gauche sont violemment refoulés. Les soldats de Quiot, de Donzelot pi é- cipitent leur retraite; la Haie-Sainte est abandonnée; des , rangs entiers se débandent; la confusion du reste est immi- , nente. Les bataillons de la garde qui ont continué, en dé- ! bris, leur lutte héroïque sur la pente du plateau, le corps ^ de Reille, sont entraînés dans le mouvement rétrograde, f Mais il restent en ordre et cèdent lentement le terrain.^ Beille dispute la partie inférieure du bois de Goumont. Ney fait replier, à gauche de la chaussée, 1 infanterie mutilée de la garde et en forme deux carrés vers la Delle-i Alliance. 1 L’œil en feu, la bouche écumante, les vêtements criblé^ de balles, souillés de sangetdeboue, il excite tout le mondt^ au devoir. « C’est ici, s’écrie-t-il, la clef de 1 independanc(| nationale; il faut y tenir jusqu’au dernier! » Et, dans son exaltation furieuse, rencontrant d’Erlon, qui s’épuise à rallier, à raffermir ses soldats, il lui dit : « Toi et moi, si la mitraille anglaise nous ménage, nous sommes sûrs de notre sort : nous serons pendus. » Depuis le commencement de la journée, Wellington, oi l’a vu, avait laissé sur son extrême gauche, pour la flan CHAPITRE DOUZIEME. 329 quer, les brigatles Vivian et Vandeleur, leur donnant l’ordre de rallier le centre de l’armée, dès l’approche des esca- drons de Zieten. Elles avaient exécuté ce mouvement sans perte de temps; et le général anglais venait de les diriger, la première à droite de la Haie-Sainte, la seconde à gauche de Goumont. Elles comptaient deux mille cinq cents che- vaux bien reposés. Le mouvement rapide de la cavalerie de Vivian achève de aésorganiser les divisions Quiot et Donzelot; leurs fuyards se jettent à travers les carrés de la garde et refluent au loin en arrière de la Belle-Alliance. Des batteries sont abandon- nées. Napoléon tente d’arrêter les escadrons anglais en lan- çant contre eux ses escadrons de service. Trop faibles, ces derniers sont culbutés. Le brave Guyot, qui les a conduits, tombe grièvement blessé. Quelques poignées de dragons, chasseurs, lanciers, cuirassiers, restes de la cavalerie de ré- serve, reprennent la charge et sont tout aussi malheureux. Les carrés de la garde ne se laissent pas ébranler : ils re- poussent Vivian par la puissance de leur feu. Celui-ci les tourne, alors, et galope plus loin pour sabrer les fuyards. Mais son infructueuse tentative va être reprise : des masses de cavalerie, d’infanterie, d’artillerie anglo-hollandaises arrivent sur les carrés. Déjà les brigades Adam et Lambert se fusillent avec eux. Assailli, sur sa droite, par Vandeleur, pressé, sur le reste de sa ligne, par l’infanterie, Reille abandonne complète- ment le bois de Goumont. Deux ou trois de ses bataillons ne résistent pas au choc de la cavalerie et se débandent; mais les autres, quoique bien réduits, continuent à se main- tenir en ordre; et ils atteignent, en combattant, le rideau des hauteurs de la Belle-Alliance. A droite de la chaussée de Bruxelles, les circonstances sont devenues plus désastreuses encore. 28. 330 WATERLOO. Ney s’y est porté. Monté sur un cheval (fernprunt, tôle nue, un tronçon d’épée à la main, il aperçoit quelques cen- taines de fantassins, débris de deux régiments ralliés, dans un pli de terrain, par Durutle. Il les rejoint. « Venez, sui- vez-moi, mes camarades! leur crie-t-il; je vais vous mon- trer comment meurt un maréchal de France, sur le champ de bataille (1). — Vive le maréchal Ney ! » répondent ces braves tout d’une voix; et ils le suivent. Mais, au moment où ils paraissent hors du pli de terrain, ils se trouvent en face des brigades de Kempt, de Pack, de Bylandt, de Best; ils reçoivent un feu terrible, auquel se mêle la mitraille de plusieurs pièces; la cavalerie prussienne se précipite sur eux, les renverse, les sabre; quelques-uns seulement échappent au carnage et trouvent un asile dans un carré de la garde, qui s’ouvre pour les recevoir. Ney est tombé sous son cheval tué; mais il n’est atteint d’aucune blessure. La mort ne doit pas le prendre là. Du corps de d’Erlon, il ne reste plus, maintenant, un seul bataillon, une seule compagnie en ordre; l’artillerie tout entière est aux mains de l’ennemi. Sur Plancenoit, la position est presque désespérée. Deux divisions du corps de Pirch I sont venues y renforcer Bû- low, à sept heures et demie; et, depuis lors, Lobau, Du- liesme, Morand sont en butte aux attaques les plus violentes, l continuellement répétées. ■ Déjà tournées par le mouvement de Zieten, débordées par j la cavalerie du prince Guillaume, de Pirch I, que ne con- tiennent pas suffisamment les escadrons, trop diminués, de Domon et de Subervie, les deux faibles divisions de Lobau i (1) Ce furent les propres paroles du maréclial. Nous les rapportons d’apres line note écrite par un otfieier supérieur. Nous y lisons : « Ces paroles, je les ai très-dislinclement entendues; elles ne sortiront jamais de ma mémoire. » CHAPITRE DOUZIÈME. 331 sont refoulées. Quelque désordre s’est produit dans leurs rangs; cependant, elles continuent de combattre. Dans toute l’étendue de Plancenoit et sur les bords du ruisseau, dix-huit bataillons prussiens sont engagés, main- tenant, contre les onze bataillons de Duliesme et de Morand et les font plier. Ils viennent d’enlever l’église et le cime- tière, malgré la plus énergique résistance; et ils avancent toujours. Dans les jardins, les vergers, les rues, les mai- sons, la lutte est furieuse : on se fusille, on se massacre avec une rage qui rappelle Ligny. Mais la disproportion est trop grande; le nombre va l’emporter. Après l’impuissante tentative de ses escadrons de service, Napoléon s’était porté au galop près des deux bataillons (1er régiment) de grenadiers delà garde laissés en position sur les hauteurs de Rossomme ; et, lançant, de là, tous ses officiers à travers les fuyards, s’adressant lui-même aux sol- dats courant éperdus vers Genappe, il s’était efforcé de les rallier sur ces deux redoutes vivantes, immobiles au milieu de l’épouvante qui les entourait. Mais ses efforts, ceux de ses officiers et des officiers de troupes, arrêtés à sa voix, par sa présence, avaient échoué. Le soldat, qui avait cru à l’ar- rivée de Grouchy et reçu le choc de Zieten; le soldat, nourri de soupçons de trahison, qu’avaient augmentés les défec- tions récentes, était persuadé qu’il était victime d’une trame odieuse, que tout était perdu ; et sourd à tous les appels, il avait continué, il continuait à fuir. La chaussée, encombrée de canons, de voitures d’artillerie, d’ambulances, les unes en marche, les autres abandonnées, renversées, laissait à peine l’espoir de sauver une partie du matériel de l’armée. Les charges de la cavalerie anglaise, puis de celle de Zieten sur la masse des fuyards de toutes armes avaient bien- tôt porté au comble la terreur et la confusion. Napoléon, alors, s’était éloigné, se dirigeant, à travers 332 WATERLOO. champs, vers Genappe, où il espérait encore, sans doute, pouvoir rallier au moins une arrière-garde. 11 était près de neuf heures; la nuit allait se faire. Des hauteurs de Rossomme, on entendait encore le bruit du combat que soutenaient, vers la Belle-Alliance, les carrés de la garde, battus en brèche par l’artillerie, fusillés par l’infanterie, chargés par la cavalerie. Ce bruit, violent tout à l’heure, diminuait rapidement ; il cessa. Les carrés étaient rompus; la moitié des officiers et des soldats était hors de combat; un petit nombre prisonnier; le reste, dispersé par des chocs multipliés, se faisait jour à travers les masses tu- multueuses des deux armées victorieuses, à travers nos dé- bris, et gagnait la direction de Genappe. Aux voix qui, au plus fort d’une lutte inégale, lui avaient crié de se rendre pour gagner la vie sauve, la garde avait répondu par le re- fus, sublime dans son cynisme soldatesque, que la lé- gende a traduit par les mots : « La garde meurt et ne se rend pas. » Avant la nuit, la résistance finit aussi à Plancenoit: le vil- lage enlevé, Lobau, Duhesme, Morand, virent leurs batail- lons, pressés de front, tournés, enveloppés, se fondre et chercher leur salut dans la fuite. Le brave Duhesme, griè- vement blessé, fut emporté par quelques soldats dévoués, ; mais tomba bientôt aux mains de l’ennemi. | Au même moment, ou un peu plus tard, les restes du î corps de Reille, revenus jusqu’au bois de Gallois, toujours « assaillis par les Anglo-Hollandais, toujours combattant, tombèrent en dissolution. Dans toute l’armée française, il ne resta plus un bataillon, un escadron en ordre. La déroute fut complète, absolue. Napoléon avait perdu la bataille la plus décisive de notre âge. Wellington, par sa ténacité inébranlable, Blücher par son CHAPITRE DOUZIEME. 3H3 activité audacieuse, tous les deux par l’habileté et l’accord de leurs manœuvres, avalent produit ce résultat. Comme pour leur montrer, par avance, le jugement de l’histoire, le hasard les fit se rencontrer à la Belle-Al- liance. L’un et l’autre s’étaient portés, avec quelques escadrons, jusqu’aux hauteurs de Rossomme pour activer le désastre, pour mieux en constater l’étendue; et ce fut à leur retour qu’ils se retrouvèrent pour la première fois, depuis la jour- née de Ligny. Ils mirent pied à terre et se jetèrent dans les bras l’un de l’autre, se félicitant mutuellement de leur victoire. 11 était neuf heures et demie; la nuit était close. Les deux généraux résolurent, néanmoins, de pousser sans relâche le succès, de ne pas laisser aux vaincus le temps de se reconnaître, de respirer. Les Anglo-Hollandais, épuisés, incapables d’avancer plus loin, établirent leurs bivacs sur les positions mêmes que l’armée française avait occupées dans la 'matinée. Les Prussiens furent chargés de la poursuite. Blücher en confia la direction à son chef d’état-major, le général Gneisenau. Exalté par le succès, toujours ardent, infatigable, il ne devait pas tarder à le re- joindre. Gneisenau eut à sa disposition les corps de Zieten et de Bülow, une division d’infanterie et une partie de la cava- lerie du corps de Pirch I. Il poussa immédiatement ces forces sur Genappe, où se précipitaient les Français. Pirch I reçut l’ordre de rallier ses trois autres divisions d’infanterie, le reste de sa cavalerie et de se diriger, ensuite, par Maransart sur Bousval, où il passerait la Dyle, afin d’opérer contre la colonne française qui, dans la soirée, avait attaqué Thielmann surWavre. En apprenant la défaite de Napoléon, cette colonne devait battre en retraite, et, si 334 WATERLOO. elle se trouvait pressée entre Thielmann et Pircli I, elle ne pourrait échapper à un désastre. Des hauteurs de Rossomme à Genappe, où Napoléon avait espéré arrêter la déroute, la distance est d’une lieue et demie. 11 s'y rendit à travers champs, faisant un long détour à l’ouest de la chaussée, pour éviter toute rencontre de cava- lerie prussienne. Cette chaussée est très-large; mais, dans la traversée de Genappe, aux abords de la Dyle, elle s’étrangle et franchit ce cours d’eau sur un pont maçonné qui ne donne passage qu’à deux voitures à la fois. Dansla circonstance actuelle, un si étroit défilé était unbien grave inconvénient : il suffisait d’un accident pour obstruer la voie au matériel refluant du champ de bataille. Cet incon- vénient aurait pu être bien diminué si on se fût préparé à tirer parti des ponts de Ways et de Thy, qui sont près et en aval de Genappe; il aurait même disparu si, dans la jour- née, on eût construit quelques ponts de chevalets. Malheu- reusement, aucune des faciles précautions qu’indiquait la prudence la plus vulgaire n’avait été prise. Aucun pont n’avait été jeté; pas un escadron, pas un peloton organisés, pas un officier d’état-major ne s’était trouvé pour jalon- ner, indiquer les traverses conduisant à Ways et à Thy, pour y diriger une partie des voitures. Aussi, toutes avaient continué à suivre la chausséeet bientôt l’avaient encombrée. Alors, les conducteurs, effrayés, avaient coupé les traits de leurs attelages et s’étaient enfuis à travers champs. A la hauteur de Genappe, la Dyle, même après de très- fortes pluies, n’est un obstacle, par ses eaux, ni pour la ca- valerie, ni pour l’infanterie, et ses bords n’en sont un que pour les voitures; les fuyards auraient donc pu la passer, rapidement. Mais, frappés de vertige, ils s’étalent précipi- ' tés dans le village, comme s’ils eussent dû y trouver un asile ^ CHAPITRE DOUZIÈME. ^ assuré contre l’ennemi et s’y étaient entassés dans le plus affreux pcle-mèle. Les flots de la déroute continuaient à s’amonceler ainsi, quand Napoléon, n’ayant pour toute es- corte qu’un faible groupe d’officiers, arriva sur Genappe. Il voulut y pénétrer et s’engagea dans la cohue. Rétablir un peu d’ordre dans cet immense désordre, for- mer seulement une arrière-garde de quelques centaines d’hommes, lui parut une œuvre impossible : il se résigna à suivre les débris de l’armée, et, au bout d’une heure, les vagues de la foule le poussèrent comme une épave hors du village. Précédé, escorté par le tumulte, il gagna les Quatre- Bras. Le'lieulenant général d’artillerie Nègre y était arrivé de- puis le matin, avec la presque totalité du grand parc. Napoléon lui donna l’ordre bien tardif de faire retourner, sur-le-champ, tout ce matériel à la frontière. Simultané- menl, il expédia à Grouchy un officier pour le prévenu de la perte de la bataille et lui prescrire de battre en retraite. Il était fort troublé, a-t-on dit. Cela paraît bien probable, car il oublia d’indiquer sur quel point il entrait dans ses vues que le maréchal dirigeât sa marche (1). En ce moment, s’il faut l’en croire, des officiers qui avaient été envoyés du champ de bataille pour aller prendre la division Girard, laissée, la veille, à Ligny, et la faire avan- cer jusqu’aux Quatre-Bras, revinrent et annoncèrent qu’ils n’avaient pu la trouver (2). (t) « L’officier qui me l’apporla (la nouvelle de la perle de la bataille) me dit que Voire Majesté se relirait sur la Sambre, sans pouvoir préciser sur quel point il entrait dans ses vues que je me dirigeasse. » (Rapport du maré- chal Grouchy à Napoléon, en date du 20 juin.) (2) Il y a bien, sur le registre d’ordres du major-général un ordre daté du 18 juin, en avant de la ferme du Caillou, et prescrivant an maréchal de camp Rémond « de prendre le commandement de la division Girard et de se 336 WATERLOO. Napoléon, après une courte halte, poursuivit sa route vers Charlei’oi. Cependant, Gneisenau avait marché sur Genappe, ne rencontrant aucun obstacle autre que les voitures abandon- nées, et la masse des cavaliers montés et démontés, des fantassins harassés, des blessés de tous grades, de toutes armes, confondus dans la déroute, embarrassés dans la commune épouvante; masse informe qui n’opposait d’autre résistance au sabre de la cavalerie, que sa confusion même et, par moments, quelques coups de fusil tirés par des hommes restés inaccessibles à la crainte, malgré l’immense désastre. Vers le milieu de la nuit, le général prussien arriva sur les hauteurs en deçà de Genappe avec ses nombreux esca- drons et de l’artillerie. Il fit immédiatement fouiller le village et le vallon à coups de boulets et d’obus, et attendit l’arri- vée de son infanterie. Elle était proche. Au premier bruit du canon, les fuyards, accumulés dans , Genappe, reprirent leur course, s’échappant par toutes les issues, et le torrent de la déroute acheva de s’écouler rapi- dement. ; Des hommes de cœur, voyant diminuer le tumulte, vou- , lurent organiser une résistance qui arrêtât, pour quelques j instants au moins, la marche de l’ennemi. Ils parvinrent à '■ rallier, çà et là, quelques groupes d’officiers, de soldats de •' toutes armes. Mais ce fut en vain. Dès que l’infanterie; prussienne s’approcha, tout se débanda encore. Le brave Lobau, qui avait réuni deux ou trois cents hommes et les menait au combat, fut ainsi abandonné et fait prisonnier. Genappe était rempli de nos blessés. Les Prussiens, fu- porter aux Qualre-Bras pour y prendre position. » Mais il est probable que, si celle division ne se rendit pas aux Quatre-Bras, ce ne fut pas parce qu’on ne put la trouver, mais parce que l’ordre qui l’y appelait fut trop tardif. CHAPITRE DOUZIÈME. 337 vieux, en massacrèrent beaucoup impitoyablement. Duliesme fut une de leurs victimes, dit Napoléon, et ce crime est resté impuni. L’assertion est inexacte : Dubesme, fait prisonnier, fut respecté et entouré de soins par le vainqueur (1). Mais fût- elle vraie, aurait-il le droit de flétrir une telle atrocité, celui qui ne blâma meme pas le général Roguet menaçant, le jour de Ligny, de faire fusiller le premier grenadier de la garde qui lui amènerait un Prussien prisonnier? A Genappe, et auprès, furent pris un nombre considérable de voitures d’artillerie, d’administration, la plupart des équipages des généraux, de Napoléon et de sa suite, la voi- ture même dans laquelle il était venu de Paris, qui avait échappé au désastre de Russie, et contenait des vêtements et une épée appartenant au vaincu (2). Une sanglante ironie de la fortune fit trouver, dans un fourgon aux armes impé- riales, des liasses d’une pièce imprimée en France, mais datée du « palais impérial de Laeken (3). )> C’était une pro- (!) Dans nos précédentes éditions, nous avions présenté comme certain le meurtre de Duhesme. C’était une erreur; et, bien qu’elle soit traditionnelle en France, en Belgique, à Genappe même, nous aurions dû être mieux en garde contre elle, car elle se trouve dans les écrits de Sainte-Hélène. Nous la rectifions d’après un témoignage irréfragable que le hasard nous a fait découvrir enfoui, perdu dans la volumineuse collection d’une revue militaire. Le 4 septembre 1827, M. RIarquiaud, alors capitaine au 20^ léger, écrivit au Spectateur militaire une lettre où on lit : « Neveu du général Duhesme, et son aide de camp en 1815, je i*eslai auprès de lui jusqu'à son dernier soupir Le général Duhesme blessé à mort sur le champ de bataille et fait prisonnier pendant la déroule, fut conduit au quartier général du feld- maréchal Blücher, à Genappe. 11 y fut traité avec les égards et les soins que réclamaient son rang et sa position. Le feld-maréchal et son fils vinrent le visiter, et le recommandèrent au chirurgien de leur état-major.... Le général expira, à Genappe, dans la nuit du 19 au 20.... » (2) Fleury de Chaboulon dit que, dans cette voiture, se trouvait aussi « le superbe collier de diamants qu’avait donné à Napoléon la princesse Borghèse (Pauline Bonaparte). » (o) Ce palais est à une demi-lieue de Bruxelles. Il sert actuellement de résidence au roi des Belges 29 338 WATERLOO. clanaalion adressée « aux Belges et aux habitants de la rive gauche du Rhin. » Dans son orgueilleuse présomption, Napoléon leur disait : « Le succès éphémère de mes ennemis vous a détachés, pour un moment, de mon empire. Dans mon exil, sur un rocher au milieu des mers, j’ai entendu vos plaintes. Le Dieu des batailles a décidé du destin de vos belles pro- vinces; Napoléon est parmi vous. Vous êtes dignes d’être Français. Levez-vous en masse, rejoignez mes invincibles phalanges pour exterminer le reste de ces barbares qui sont vos ennemis et les miens. Ils fuient avec la rage et le déses- poir au cœur (1). » Il y avait longtemps que les prédictions de l’envoyé de la Providence, comme avaient parlé les évêques de France et le pape, rencontraient ainsi le démenti impitoyable des évé- nements. Arrêtés, un moment, par le riche butin tombé en leur pou- voir, les Prussiens ne tardèrent pas à reprendre la pour- *Suite de notre malheureuse armée. La lune s’était levée, et sa clarté favorisait leur course à travers nos débris. « Ce n’était qu’une chasse continuelle, a dit le bulletin prussien avec une lamentable vérité; ceux qui voulaient se reposer, ne s’attendant pas à être si vivement poursuivis, furent re- poussés successivement de plus de neuf bivacs; dans quel- ques villages, ils cherchèrent à tenir; mais, aussitôt qu’ils entendaient le son du tambour ou des trompettes, ils lâ- chaient pied ou se jetaient dans les maisons, et, là, ils étaient taillés en pièces ou faits prisonniers. » Ils en étaient donc venus au dernier degré de la démora- lisation, ces soldats si intrépides, si admirables de con- stance, de dévouement, pendant la longue journée où ils (1) Celte proclamation était signée Napoléon, et conlre-signée Bertrand. GHAPITUE SEIZIEME]. 339 avaient combattu à nombre égal d’abord, à nombre bien in- férieur ensuite, livrant, recevant bataille sur leur front et sur leur flanc! Qu’avait- il manqué, cependant, à leur héroïsme, pour ne pas donner au monde le spectacle d’une si affreuse déroute, à nos annales une si triste page? Rien, si ce n’est un chef moins obstiné dans son aveugle- ment, qui les eût retirés, à temps, d’une lutte devenue im- possible. Au milieu de l’épouvante générale, il y eut bien des traits d'héroïsme militaire. Ils appartiennent à l’histoire. Ney, meurtri, contusionné, harassé, marchant péniblement sur la terre fangeuse, sans un officier, sans une ordonnance, reçut le secours d’un homme ignoré, d’un soldat qui servit d’appui à sa fatigue, et le quitta seulement quand un autre dévouement vint lui offrir une aide nouvelle et plus sûre. Au delà de Genappe, le major Schmidt, delà division Lefebvre Desnoëttes, mit pied à terre devant le héros de la Moscowa, le hissa sur son cheval et assura le salut de son chef, au risque de sa propre vie (1). Le général Durutte, le front sillonné d’un coup de sabre, aveuglé par le sang qu’il perdait, le poignet droit mutilé, errait, au hasard, emporté par sa monture. Un maréchal des logis de cuirassiers s’attacha à lui, le guida et ne l’abandonna qu’après l’avoir mis en sûreté, au delà de la frontière. Les conducteurs de l’artillerie, du train des équipages, avaient, presque tous, dételé leurs chevaux, coupé les traits, abandonnant sur la route, dans les terres, pièces et canons, voitures et blessés. Mais plusieurs, fermes jusqu’au bout dans le devoir, revinrent, se frayant un chemin à travers la confusion et les embarras de tous les genres, et sauvèrent ü) Lettre du Maréchal Ncy à Fouché, en date du 26 juin 1815. 310 WATERLOO. le' matériel et les soldats mutilés, eonfiés à leur cou- rage. Deux drapeaux avaient été perdus sur le champ de ba- taille, au commencement de l’action. 11 n’en fut perdu aucun autre. Dans la foule de ces cavaliers, de ces fantas- sins débandés, marchant, courant pêle-mêle, les uns encore armés, les autres ayant jeté, brisé sabres et fusils, sous l’action de la colère, du désespoir, de la terreur, on aper- cevait, çà et là, à la pâle clarté du ciel, de petits groupes d’officiers de tous grades, de soldats spontanément serrés autour de l’étendard de chaque régiment et s’avançant, sabre en main, baïonnette au fusil, résolus, imperturbables, au milieu du désordre général. « Place au drapeau! » criaient-ils quand la cohue arrêtait leur marche; et, presque toujours, ce cri suffisait pour que les mêmes hommes qui étaient devenus sourds atout appel du commandement, de la discipline, s’écartassent devant eux, leur ouvrant pas- sage. Glorieux représentants de l’honneur militaire, ils eu- rent à subir bien des fois, ils repoussèrent toujours les at- taques de l’ennemi , et sauvèrent ainsi leurs drapeaux vaincus des atteintes du vainqueur. La poursuite cessa seulement quand se fit le jour. En ce moment, les escadrons les plus avancés, conduits par le prince Guillaume de Prusse, arrivaient un peu au delà de Frasnes, à hauteur de l’auberge qui est sur la chaussée et dont l’enseigne est : « A l’Empereur. » Gncisenau leur or- donna de s’arrêter et fit sonner le ralliement sur toute la ligne. La masse de son infanterie atteignait les Quatre- Bras; il lui envoya l’ordre de faire halte aussi. Toutes ces troupes, épuisées de fatigue, avaient besoin d’un repos de quelques heures. Cet épuisement fut le salut de bien des nôires. L’armée française avait disparu. Gagnant les points où CHAPITRE DOUZiÊME. 341 ils avaient passé la Sambre, quatre jours auparavant, les soldats de Reille et de d’Erlon s’étaient jetés dans la direc- tion de Marctiienne, ceux des autres corps dans celle de Cbarleroi. Avant le lever du soleil, Napoléon parvint à ce dernier point. Des fuyards, surtout des cavaliers restés montés l’y avaient précédé. Le trouble était déjà dans la ville. Napo- léon la traversa sans s’y arrêter et alla faire une courte balte au delà de la Sambre, dans la prairie de Marcinelle. On lui amena de Cbarleroi deux mauvaises voitures. 11 monta dans l’une avec Bertrand, désigna quatre ou cinq de ses officiers pour monter dans l’autre, et se dirigea sur Pbilippeville, sans un seul cavalier d’escorte. 11 n’avait pris aucune disposition pour faciliter, assurer la retraite des équipages de pont, des voitures de vivres, des blessés du 16 juin, réunis à Cbarleroi, des fuyards. Aussi, tout y tomba-t-il bientôt dans une confusion hideuse. Les équipages de pont, d’autres voitures d’artillerie furent abandonnés par les soldats du train; les chariots chargés de pain, de farines, de vin, d’eau-de-vie furent pillés par la foule affamée, renversés aux abords de la ville, dans les rues ; le trésor même de l’armée, une somme de six millions, fut violé, dispersé en des milliers de mains; et, la foule augmentant, vivres et or furent disputés à coups de baïon- nette, de sabre et do fusil. C’étaient les horreurs de Wilna aux portes de la France. Dans la matinée de ce jour, Blücher eut son quartier gé- néral à Genappe. Wellington avait gardé le sien à Waterloo. 11 data de ce village le bulletin de la victoire, qui a reçu de cette circonstance fortuite le nom sous lequel elle est in- scrite dans l’histoire. Le général anglais a dit de la journée du 18 juin, qu’elle 29. I. 342 WATERLOO. avait « été une journée de géants (1). » On ne saurait la qua- lifier plus justement. Jamais armées ne s’étaient livré de plus furieux, de plus sanglants assauts. Mais, malheureu- sement pour la France, jamais, non plus, armée française n’avait subi défaite si terrible, si funeste. Après avoir appris à nos légions les victoires foudroyantes qui jettent les plus grandes puissances à la merci du vain- queur, Napoléon ne leur enseignait plus que les désas- tres. Il a voulu consoler la France plongée dans la douleur, en exaltant la valeur de ses soldats. On ne l’exaltera jamais assez si on veut leur rendre justice pour cette fatale ren- contre; car, huit heures durant, ils firent preuve d’un dé- vouement, d’uné intrépidité qui ont pu être égalés, mais qui ne furent ni ne seront jamais surpassés; car c’est sur leur chef et non sur eux-mêmes que doit retomber la res- ponsabilité de la déroute qui renversa leurs drapeaux. Plus d’une fois, comme à Waterloô, ils avaient combattu contre des forces bien supérieures, et la victoire leur avait échappé; mais, leur chef ayant eu la sagesse de ne pas s’obstiner dans une lutte devenue impossible, ils avaient évité la dé- route et opéré leur retraite en bon ordre. Avec plus de prévoyance et moins d’obstination chez Na- i poléon, le 18 juin, il en aurait été ainsi. 1 La victoire coûtait cher à Wellington et à Blücher, au ] premier, surtout, qui avait soutenu la lutte la plus longue. Les Anglais comptaient 8,358 hommes blessés et tués; ' les Hanovriens , 2,228; les Hollando-Belges, 3,178; les (I) Lettre datée (lu 26 juin et adressée au feld-maréclial Scliwarlzenberg. {The dispalchcs, e(c.) Dans une lelire du 20 juin, Wellington disait à Dumouriez, le traîlrc de 1793 : «Jamais je n’ai vu une telle bataille que celle d'avant-iiicr, ni n'ai remporté une telle victoire. » CHAPITRE DOUZIÈME. 343 Brunswickois, 687; le contingent de Nassau (brigade Kruze), 643. C’était une perte totale de 15,094 hommes (1), du quart à peu près des- troupes engagées. Sept cents offi- ciers, parmi lesquels douze généraux, étaient hors de combat. La perte des Prussiens s’élevait à 6,990 tués et blessés (2), presque tous du corps de Bülow. Témoignage terrible de la valeur française : les armées de Wellington et de Blücher étaient diminuées de vingt- deux mille hommes. Notre armée avait encore plus souffert. On a diversement évalué ses pertes, les circonstances qui suivirent la défaite ayant empêché de les constater exactement. Napoléon, qui en a donné l’évaluation la plus modérée, les estime à 23,600 hommes, dont 7,000 prisonniers. Mais une pièce officielle existant aux archives du dépôt de la guerre, à Paris, donne raison d’admettre que cette estimation est trop faible de huit ou neuf mille hommes (3). (1) Rapport (le Wellington. — Situations oflî(;ie!les hollandaises (Archives (liî minislcre de la guerre, à la Haye). — Gcschichtc des hcrzogHch Braunsch- wcigschen Armée-Corps, etc. — History of t/ie king's german légion, hy Reamisli. (-2) Wagner, Damitz. On peut regarder ce chiiïre comme un maximum; car les écrivains prussiens sont plus disposés à exagérer qu'à diminuer les pertes de l'armée prussienne, dans la journée du 18 juin, préoccupés, comme ils le sont, de lui faire la part la plus grande possible dans la victoire. (5) Cette pièce est une situation délaillée, par division, de l’armée réunie sous Paris. Elle est datée du 1er juillet {voir noie R) et porte à 37,000 hommes, olTiciers compris, reffectif des divers corps revenus de Waterloo. En retran- chant de ce nombre la division Girard, forte alors de 2,000 hommes, il se réduit à 33,000. On pourrait donc en conclure que l’armée qui com- battit à Waterloo, comptant 72,000 hommes, en perdit 57,000. Mais la con- séquence ne serait peut-être pas exacte, parce que, d’une part, un certain nombre d hommes déserta, après avoir repassé notre frontière, et que, de l’autre, plusieurs corps, notamment la cavalerie de la garde, reçurent 344 WATERLOO. Nos officiers généraux avaient payé un cruel tribut au destin de la guerre : Michel, Duhesme, Desvaux (coinman- dant rartillerie de la garde), Bauduin étaient tués; Friant, Barrois, Foy, Durulte, Guyot, Durrieu, Lhérilier, Delort, Colbert, Malet, Travers, Dnop, Blancard, Lallemand, Fa- rine, Guiton, Gambronne étaient blessés; ce dernier et Lobau étaient prisonniers. Aux pertes subies parle personnel de l’armée, se joignait celle de presque tout notre matériel. Le 18 au matin, nous avions 248 bouches à feu (y compris la batterie de la divi- sion Girard); le lendemain, il n’en restait pas 50. Legrand parc, l’équipage de pont étaient tombés, à peu prés entiè- rement, aux mains de l’ennemi. Rien ne manquait au désastre. Pour surcroît de malheur, Napoléon n’avait préparé aucune réserve qui pût recueillir l’armée fuyant en déroute vers la France, former un appui sur lequel elle vînt se rallier, se réorganiser; et Wellington et Blücher devaient se précipiter sur ses pas; et, prévenus déjà de l’ouverture des hostilités, avertis bientôt de la vic- toire remportée en Belgique, les armées russe, autrichienne, les contingents de la conlédération germanique allaient se hâter d’accourir, sur les routes de Paris, pour renforcer Anglais et Prussiens, pour accabler la France sous le poids de tant de masses. quelques renforts la veille du le»* juillet. Cependant, la probabilité est, comme nous Pavons dit, que nos pertes en tués, blessés, prisonniers, s’éle- vèrent à 51,000 ou 52,000 hommes. FIN Dü TOME PREMIER. CHAPITRE TREIZIÈME Examen des critiques de Napoléon sur les combinaisons et les manœuvres de Wellington et de Blücher. — Observations sur la conduite de la bataille, du côté des Français. Beaucoup de jugements, et des jugements bien divers, ont été portés sur les causes qui produisirent l’immense défaite de nos armes. D’après Napoléon et les écrivains français, qui, tous, ou à peu près, ont formé leur opinion sur les écrits de Sainte- Hélène, Wellington et Blücher n’ont dû la victoire qu’au plus incroyable des hasards. « Les dispositions du général anglais ont été pitoyables, ou pour mieux dire, il n’en a fait aucune. Il s’était mis dans l’impossibilité d’en faire (t).... » « La position de Mont-Saint-Jean était mal choisie. La première condition d’un champ de bataille est de n’avoir pas de défilés sur ses derrières. Pendant la bataille, le gé- néral anglais ne sut pas tirer parti de sa nombreuse cava- (1) Mémo fiai de Las Cases. II. 1 G WATERLOO. lerie... Il ne jugea pas qu’il devait être et serait attaqué par sa gauche, il crut qu’il le serait par sa droite... » En prenant la résolution de recevoir la bataille à Wa- terloo, il ne la fondait que sur la coopération des Prussiens; mais cette coopération ne pouvait avoir lieu que dans l’après-midi; il restait donc exposé seul depuis quatre heures du matin jusqu’à cinq heures du soir, c’est-à-dire pendant treize heures. Une bataille ne dure pas ordinai- rement plus de six heures ; cette coopération était donc illu- soire... )) Pendant toute la nuit du 17 au 18 juin, le temps a été horrible, ce qui a rendu les terres impraticables jusqu’à neuf heures du matin. Cette perte de six heures depuis la , pointe du jour a été tout à l'avantage de l'ennemi; mais son , général pouvait-il faire dépendre le sort d’une pareille lutte, ^ du temps qu’il ferait dans la nuit du 17 au 18 (1)? » ! En un mot, Wellington a été inepte ; et le plan qu’il exé- cuta, de concert avec Blücher, ce plan très-bien conçu, au * dire de tous les écrivains impartiaux et compétents (2), re- ! posait sur « une coopération illusoire. » La victoire ne prouve rien en faveur des deux généraux alliés, puisqu elle a été seulement le résultat du hasard. : Telle est l’opinion du vaincu. î Les faits la contredisent nettement. ! Les dispositions de Wellington furent assez bonnes pour ; que son adversaire l’ait constamment trouvé prêt à repous- 1 ser toutes les attaques portées sur un point quelconque de sa ligne. Livrant une bataille défensive, dont le but était le maintien de son armée sur la position prise, jusqu’à l’arri- (1) Mémoires., t. IX, p. 171, 172, 173, 174. (2) Parmi ces écrivains, nous citerons le général Jomini {Précis historique cl critique de la campagne de 1815). Il est peu suspect, à coup sûr, de pai- liulilé pour les adversaires de Napoléon, quand ils ne sont pas Russes. CHAPITRE TREIZIÈME. 7 vée des Prussiens, il eut peu à manœuvrer, ce qui conve- nait très-bien à Pespèce de troupes rangées sous ses ordres; mais les manœuvres qu’il fit furent bien entendues et bien exécutées. La position de Mont-Saint-Jean ne présentait pas plus de difficultés à la retraite que celle qu’occupait Napoléon; même elle en présentait moins. La large chaussée de Bruxelles, la route, presque tout entière pavée, d’Alsemberg, qui conduit aussi de Mont-Saint-Jean à la capitale de la Belgique, trois traverses ouvertes dans cette même direction, traverses rendues difficiles mais non impraticables par les pluies, devaient suffire pour retirer au moins la plus grande partie de l’artillerie; et la forêt de Soignes, haute futaie sans taillis, qu’il était impossible de tourner avec prompti- tude, qui était praticable en tous sens aux hommes à pied et à cheval, offrait un excellent couvert à l’infanterie, à la cavalerie contre une poursuite, un moyen prompt et facile de retraite, au cas même où elles auraient été dé- bandées. L’armée française, beaucoup plus forte en artillerie que les Anglo-Hollandais, ayant derrière elle le défilé de Ge- nappe, était dans de moins bonnes conditions de retraite; et, dans son désastre, elle aurait tenu à grand bonheur de rencontrer, en deçà de Genappe, une forêt pareille à celle de Soignes (1). 11 n’est malheureusement pas vrai que« le général anglais ne sut pas tirer parti de sa nombreuse cavalerie. )> Dans la première période de la bataille, l’échec du corps de d’Erlon fut déterminé par cette arme et nous coûta près de cinq (Ij On a dit que Napoléon avait deux chaussées pour opérer sa retraite : celles de Nivelles et de Charleroi. C’est une erreur; car la retraite par Nivelles aurait donné à l’armée une direction trop divergente pour ne pas compromettre à l’excès le détachement de Grouehy. 8 WATERLOO. mille hommes. Dans la seconde, les charges répétées, hé- roïques des escadrons de Milhaud, de Kellermann, de la garde, échouèrent non-seulement par la résistance des ba- taillons anglo-hollandais, mais encore par l’emploi oppor- tun, habile, que Wellington fit de sa cavalerie. Enfin, dans la catastrophe, cette même cavalerie joua un rôle très-puissant, surtout par les deux brigades, fortes de deux mille cinq cents chevaux, tenues en réserve jusque-là. La disposition des troupes de Wellington montre qu’il s’attendait à une attaque, non sur sa droite, comme le dit Napoléon, mais sur son centre plutôt que sur sa gauche. Cependant, ce qui prouve qu’il n’avait pas trop mal prévu l’événement, c’est qu’attaqué sur cette dernière partie de sa ligne, il s’y trouva suffisamment préparé pour y faire subir à d’Erlon une défaite signalée ; ce qui le prouve encore, c’est qu’après cette défaite Napoléon dirigea son principal effort contre le centre anglo-hollandais. « En prenant la résolution de recevoir la bataille à Wa- terloo, Wellington ne la fondait que sur la coopération des Prussiens. » Cela est incontesté et incontestable. Mais il est inexact de dire que « cette coopération ne pouvait avoir lieu , qu’à cinq heures du soir. » | En effet, si Bülow n’eût pas été attardé par l’incendie de^ Wavre, ou s’il eût passé la Dyle en amont de cette ville, eU s’il eût marché sur deux colonnes, ce qui était possible, il! serait intervenu sur le champ de bataille vers une heure après midi et non à quatre heures et demie, comme il y in- tervint. Mais il y a plus, c’est que Blücher aurait pu donner de huit à neuf heures du matin aux Anglo-Hollandais l’aide attendue ; car rien ne l’empêchait de mettre en marche, deux heures avant le jour, Zieten et Pirch I ; et ces deux CHAPITRE TREIZIÈME. 0 généraux, campés, il ne faut pas l’oublier, depuis la veille à midi, tout près de Wavre, plus rapprochés que Bülow du champ de bataille, n’auraient certainement pas employé plus de sept à huit heures pour y parvenir. « Pendant toute la niiit du 17 au 18, le temps a été hor- rible, ce qui a rendu les terres impraticables jusqu’à neuf heures du matin. Celte perte de temps de six heures a été tout à l'avantage de L'ennemi. » Pour écrire une pareille as- sertion, pour y croire, il faut avoir oublié qu’il avait plu entre Wavre et Mont-Saint-Jean comme à Mont-Saint Jean même; que les traverses reliant ces deux points étafent dé- foncées, les champs très-fangeux; et qu’il en résulta de très-grands retards pour les corps prussiens envoyés au secours des Anglo-Hollandais. Sans la pluie, ces corps n’auraient pas eu besoin de plus de quatre heures et demie pour franchir les distances de Wavre à Plancenoit et Smo- bain. Cela ne saurait faire l’objet d’un doute. La coopération des Prussiens, sur laquelle se fondait la résolution de recevoir la bataille, « loin d’être illusoire, » n’était donc que trop possible. Chose étrange! dans les critiques injustes et acerbes qu’il fait du plan de ses deux adversaires, des manœuvres de Wellington, Napoléon oublie précisément la grande, l’in- contestable faute commise par le général anglais : le déta- chement d’un corps de dix-sept mille hommes sur Hal, à trois lieues de la position où il attendait la bataille, où il la reçut (1). (I) Voici tout ce que dit Napoléon à ce sujet : « Un corps de deux mille chevaux fut dirigé sur Hal (le 17, à la nuit), menaçant de tourner la droite de la forêt de Soignes et de se porter sur Bruxelles; le duc de Wellington, alarmé, y porta sa division (celle de Colville); dans la nuit, la cavalerie française rentra au camp, la division anglaise resta en observation et se trouva paralysée pendant la bataille. » {Mémoires, t. IX.) Le mouvement de 10 WATERLOO. En faisant ce détachement, Wellington avait pour but, lui-même Ta écrit (1), de couvrir Bruxelles contre un mou- vement qui Taurail tourné par sa droite. Il supposait donc que Napoléon voudrait exécuter une marche de flanc de trois ou quatre lieues, complètement à découvert, en présence de toutes les forces anglo-hollandaises, ou qu’il avait dis- trait ou allait distraire, au moment de livrer bataille à Mont-Saint-Jean, une forte partie de son armée pour la jeter sur la route de Hal à Bruxelles. Or, la première sup- position était rationnellement inadmissible, la seconde ab- solument contraire aux principes les plus certains de la stratégie et aux habitudes de Napoléon. On ne s’affaiblit pas ainsi sur le point principal, sur le point où doit se décider le sort des armées, pour aller chercher ailleurs des succès hypothétiques et secondaires. A grande peine, on conce- vrait la préoccupation de Wellington dans la journée du 17, dans une partie meme de la matinée du 18, mais on ne la conçoit plus, il faut la lui imputer comme une faute bien caractérisée, quand il persiste après que l’armée de Napo- léon a été vue, reconnue en position, prête à engager la lutte. Rappelant, vers huit heures du matin, son détache- ce corps de deux mille chevaux, qu’on ne désigne pas; ce mouvement, dont il n*est question nulle part ailleurs que dans les Mémoires de Sainte- Hélène, est plus que douteux. Mais ce qui peut être regardé comme certain, c’est que Napoléon a su, par les écrits du temps, la force du détachement de Haï : division Stedmann, brigade indienne, brigade d’Eslorff, deux brigades de la division Colville. Cependant, il ne parle que de celle-ci. 11 faut penser qu’il a préféré donner à croire que les autres troupes du détachement ont combattu à Waterloo. (1) « 11 se peut que l’ennemi nous tourne par Hal, quoique le temps soit terrible et les chemins détestables, et que j’aie le corps du prince Frédéric en position entre Hal et Enghien. Si cela arrive, je prie Votre Altesse Royale... et Sa Majesfé (Louis XVI II) de se rendre à Anvers, non sur de faux bruits, mais sur l’avis certain que l’ennemi est entré à Bruxelles, malgré moi, en me tournant par Hal. » (Lettre au duc de Berry, déjà citée.) CHAl^lTKE TREIZIEME. U ment de liai, le général anglais l’aurait eu sur le champ de bataille, de bonne heure dans l’après-midi, malgré le mau- vais état des chemins. Il ne voulut pas le rappeler; et il en résulta que l’armée anglo-hollandaise subit des pertes bien plus considérables que celles qu’elle aurait dû subir, et se trouva même un moment compromise. La coopération des Prussiens, regardée comme certaine, attenduebeaucoup plus tôtqu’ellen’eutlieu, la victoire même, si complète qu’elle fût, peuvent atténuer cette faute, mais non la justifier. On est surpris de la rencontrer chez Wellington. En dépit d’allégations aussi passionnées que dénuées de justesse, il faut reconnaître que c’est la seule qui puisse lui être reprochée dans ce terrible jour. Malheureusement pour la France, il mena très-bien la bataille malgré le re- tard des Prussiens : il n’engagea ses troupes qu’au fur et à mesure des besoins de la lutte; les engagea toujours judi- cieusement, et sut garder une forte réserve jusqu’au mo- ment décisif. Il eut son heure critique, rien de plus certain. Mais quel conducteur d’armée ne l’a pas eue parfois? Pour n’en citer qu’un exemple. Napoléon, à Marengo, se trouvait dans une position autrement compromise que celle de Wel- lington à Waterloo, quand l’heureuse inspiration de Desaix et la détermination héroïque de Kellermann vinrent changer la défaite en une victoire signalée. Continuant ses critiques. Napoléon dit encore du général anglais : « Malgré là diversion opérée en sa faveur par les trente mille Prussiens du général Bülow, il eût deux fois opéré sa retraite.dans la journée, si cela lui eût été possible. Ainsi, par le fait, ô étrange bizarrerie dés événements hu- mains ! le mauvais choix de son champ de bataille, qui rendait toute retraite impossible, a été la cause de son succès (1)! » (t) mémoires, t. IX, p. 175. 12 WATERLOO. Nous avons dit ce qu’il fallait penser de l’impossibilitô d’une retraite à travers la haute futaie de Soignes, percée par la large chaussée de Bruxelles, par la route d’Alsem* berg, pavée presque tout entière, par trois traverses de même direction que celles-ci. Napoléon, avec une artillerie bien plus nombreuse, n’avait pas autant de voies pour se retirer en cas de défaite. A Essling, il ne lui restait plus qu’un pont de bateaux quand il battit en retraite ; ce pont, cependant, fut suffisant, parce que cette opération com- mença à temps. Mais à quel moment Wellington a-t-il pu avoir l’idée d’abandonner le champ de bataille à son adversaire? Est- ce après son succès contre d’Erlon? Est-ce après avoir re- poussé la première charge de Ney, à cinq heures, quand Bülow prononçait son mouvement sur Plancenoit? ou à sept heures, quand toute notre cavalerie de réserve venait d’échouer, en dépit de sa vaillance, contre le centre anglo- hollandais, quand Pirch I et Zieten touchaient au théâtre de la lutte? ou bien encore, une demi-heure plus tard, quand l’infanterie de la garde, écrasée par le nombre, redescen- dait du plateau, quand Pirch 1 et Zieten entraient en ligne? Ainsi précisée, chacune de ces questions porte en soi sa j réponse. | Non, Wellington n’a pas eu, n’a pu avoir la pensée de j battre en retraite, en aucun moment du jour. Affirmer, ad- | mettre le contraire, c’est le fait d’un homme qui veut se roidir ! contre l’évidence, ou n’a étudié ni le caractère du général anglais, ni la marche des événements de la journée, ni la combinaison prise pour base du plan de bataille. Porter aux Anglo-Hollandais l’appui de toute l’armée prussienne, de la moitié au moins de celte armée ; en venir à combattre | deux contre un, tel était le mot de cette combinaison, qui ' devenait forcément décisive, si elle était menée à fin. 1 CHAPITRE TREiZiEME. 13 Bülow était en ligne, Pirch 1 et Zieten s’avançaient; Wel- lington apprenait, à chaque instant, les progrès de leur ap- proche; tout marchait vers la réunion projetée. Le général anglais n’avait donc rien à faire, que ce qu’il était bien ré- solu à faire, lui, l’homme tenace par excellence : tenir sa position jusqu’à la dernière extrémité, y brûler sa dernière cartouche. De son côté, tout soldat qui tombait allait être remplacé par dix soldats prussiens; du côté des Français, aucune perte n’était réparable. Dans un pareil plan, dans une pa- reille situation, il ne pouvait y avoir, il n’y eut pas place pour une pensée de retraite : à défaut des faits, le plus simple raisonnement 1e prouverait. Un sentimentd’amour-propre national mal placé, un désir inconsidéré de faire de Napoléon un capitaine infaillible, vaincu par la fatalité seule, ont poussé, cependant, presque tous les écrivains français à prendre pour véritable, à pro- pager l’incroyable assertion du captif de Sainte-Hélène. 11 en est même qui, enchérissant sur son dire, ont affirmé que Wellington aurait battu en retraite, non pas deux, mais trois fois, dans la journée, si le mauvais choix de son champ de bataille ne l’en eût empêché; et on les a crus! Tant il est vrai qu’il n’est contre-vérité si évidente qui, à force d’être répétée, n’ait chance de prendre rang au nombre des axiomes historiques ! Ardent, absolu dans la critique de ses adversaires (1), Napoléon ne l’est pas moins dans les éloges qu’il se dé- cerne. « Tout ce qui tenait à l’habileté, il l’avait accompli! as- ti) Dans un moment de franchise. Napoléon a dit cependant, un jour, à Sainte-Hélène, « que la marche de Bîücher sur Wavre élail un de ces éclairs de génie qui ne brillent que chez les grands généraux. » U WATERLOO. sure-t-il ; tout n’a manqué que par un concours de fatalités inouïes et que quand tout avait réussi (1). » ’ Ainsi, cette terrible journée de Waterloo, une des plus grandes de l'histoire par racliarnement de la lutte, par les intérêts engagés, et surtout par le résultat, cette journée, d’après Napoléon, vit aux prises l’habileté consommée avec l’ineptie avérée; et l’habileté fut vaincue « par un concours de fatalités inouïes. » Ce que l’homme, dans son impuissance à pénétrer la raison des choses, appelle tantôt la fatalité, tantôt le hasard, fait avorter parfois le plan le mieux combiné et réussir le plus mauvais, déjoue les plus savantes manœuvres, les efforts du talent, du génie, et donne le succès à la médio- crité, à l’ignorance, à la sottise. Cela n’est pas douteux; les annales des guerres en offrent plus d’un exemple. Mais l’his- toire ne doit avoir recours à cette explication surnaturelle des événements que dans le cas où toute explication ration- nelle vient à lui manquer. La guerre est toujours un jeu sanglant de la force; elle est, bien moins souvent qu’on ne pense, un jeu du hasard. t Pour expliquer la catastrophe du 18 juin, est-il besoin de \ faire intervenir cette cause mystérieuse? Nous ne le croyons pas. On vient de voir à quel point sont fausses les accusa- ' tiens d’incapacité, d’ineptie, portées par Napoléon contre { ses deux adversaires. Les éloges qu’il se donne ne sont pas i moins immérités. 11 fit des fautes, il en fit plusieurs qu’en d’autres temps, il n’eût sans doute pas faites. Ces fautes, on les a relevées, > démontrées. Le 10 au matin, il avait l’heureuse fortune, malgré ses j (1) Mémorial de Las Cases. ClIAPITIIK TliElZIE.\lE. Vy lenteurs de la veille, de trouver en face de lui l’armce anglo- hollandaise, résolue à recevoir la bataille, et égale à l’armée française par le nombre, mais inférieure par la qualité d’une partie de scs troupes, inférieure encore en artillerie. 11 ignorait où se trouvait l’armée prussienne, si elle était proche ou éloignée; il devait donc se hâter de profiter de l’occasion, et, puisqu’il était décidé au combat, l’engager avec le moins de retard possible. Cependant, il attendit jusqu’à onze heures et demie pour en donner le signal et ne prononça que deux heures plus tard une attaque réelle, celle qui fut faite par d’Erlon. Pour excuser ce retard, il a allégué l’état du sol, qui n’aurait pas permis plus tôt à l’ar- tillerie de manœuvrer. Mais l’allégation n’a trouvé créance chez aucun critique impartial (1). Sur un terrain absolument de meme nature que celui qu’occupait l’armée française, Wellington opéra, de six à huit heures, tous les mouve- ments nécessaires pour prendre son ordre de bataille. Napoléon aurait donc pu opérer les siens en mênâe temps et entamer, dès sept heures et demie, la lutte dont le premier coup de canon ne fut tiré que quatre heures plus tard ; lui- môme, d’ailleurs, l’établit, par inadvertance, quand il ra- conte (( qu’à huit heures, des officiers d’artillerie qui avaient parcouru la plaine annoncèrent que l’artillerie pouvait ma- nœuvrer, quoique avec quelques difficultés qui, dans une heure, seraient bien diminuées (2). )> Il avait fallu donner peut-être au soldat, fatigué de la nuit, le temps de prendre quelque nourriture, de nettoyer ses armes, de se préparer au combat. Mais deux heures suffisaient à ces soins. (1) Le général Jomini, entre autres, dit formellement que le retanrde Pat laque « fut une faute. » Le général Lamarque écrit :« On perdit un temps précieux.» (2) Mémoires, t. IX. 16 WATERCOO. Que de lois, d'ailleurs, apres une nuit aussi pénible que celle qui venait de s’écouler, n’avait-on pas vu les légions de France marcher à l’ennemi, l’aborder dès l’aube du jour? Et, le 18 Juin même, Bülow ne quittait-il pas ses bivacs, no se mettait-il pas en marche avant quatre heures du matin, tout prêt à combattre? Notre armée aurait donc pu, sans aucun effort surhumain, commencer à prendre son ordre de bataille à six heures au plus tard, l’avoir pris, nous le répé- tons,à sept heures et demie (l),et marcher dès lors à l’ennemi, La fausse attaque de Goumont n’exigeait d’abord que très-peu de manœuvres d’artillerie; et, l’action une fois engagée sur toute la ligne, les difficultés de ces manœuvres devenaient les mêmes pour les deux armées. Il importe de le remarquer. Napoléon perdit donc, sans aucun motif, quatre heures tout entières. Cette perte de temps fut très-malheureuse. Si elle eût été évitée, le résultat de la journée aurait été différent; cela est très-probable. En butte, dès sept heures et demie du matin, à tous les efforts de l’armée française, réduits, jusqu’à quatre heures et demie du soir, à leurs pro- pres forces, les Anglo-Hollandais, sans doute, auraient été battus, malgré la ténacité de leur chef, malgré leur bra- voure, qui, au dire même de Napoléon, fut admirable : Bülow serait arrivé trop tard pour empêcher leur défaite, et y aurait peut-être été enveloppé lui-même. La lutte s’engageant dès sept heures et demie du matin, Blücher n’aurait certainement pas gardé jusqu’à midi à ■Wavre, comme il les garda, les corps de Zieten et de Pirchl. Dès que le bruit du canon serait devenu assez intense pour (1) D’après les Mémoires de Napoléon^ que nous avons suivis en ce point, l’armée française mit une heure et demie pour prendre son ordre de ba- taille. On Ta vu dans noire récit. CHAl-lTllK ïlUilZlÉMIi. 1 7 annoncer la bataille, il les aurait dirigés sur les traces de Bülow ; mais ce mouvement n’aurait commencé que vers neuf heures, et n’aurait pu avoir, par suite, aucune influence sur l’issue de la journée. Wellington avait cru qu’il serait rejoint, dans la mati- née (1), par un ou plusieurs corps prussiens. Cette réunion s’opéra seulement dans l’après-midi, parce que Blücher, il faut l’admettre , ne s’était pas assez exactement rendu compte des difficultés des chemins et avait voulu aussi donner le plus long repos possible à ses troupes, à celles- là surtout qui avaient combattu à Ligny. Ce fut une impru- dence. Napoléon, plus actif, l’aurait rendue funeste à l’armée anglo-hollandaise. En retardant la bataille, le général français laissa donc échapper une grande chance de succès. Oublieux de cet axiome de guerre, qu’il faut toujours se hâter de saisir l’oc- casion, il estima de peu d’importance un retard de quelques heures. Erreur capitale, qui tenait, on ne saurait en douter, à la conviction, bien légèrement formée et, cependant, per- sévérante, que l’armée prussienne était, depuis la journée de Ligny, incapable de rien entreprendre. Après cette faute énorme, il en fut commis d’autres dans la conduite delà bataille. Nous les présentons dans l’ordre même des évéments. Dominé, à très-courte distance, par la crête du plateau de Mont-Saint-Jean, le château de Goumont n’aurait pas été tenable pour nos troupes, si elles fussent parvenues à s’en emparer. L’attaque qui y fut dirigée n’avait d’autre but que de préparer, de faciliter, par une diversion, le mouvement de d’Erlon contre la gauche des Anglo-Hollandais. Elle prit cependant, dès l’abord, on lui laissa prendre le caractère (1) Lellrc à sir Charles Sliiarl, déjà citée. iH WATRRLOO. d’une opération principale destinée à être poussée à fond ; et elle le garda sous les yeux de Napoléon. Avant cinq heures du soir, le corps tout entier de Reille avait fini par s’entasser autour d’une position qui fut constamment dé- fendue par des forces numériquement inférieures, en sorte que la diversion fut à l’avantage de l’ennemi et que l’infan- terie manqua pour appuyer la cavalerie conduite par Ney au plateau. L’attaque môme de Goumont fut menée avec la plus étrange imprévoyance. On ne se renseigna pas sur la force de résistance que présentaient le château, les autres bâti- ments et l’enclos contigu ; et on voulut les enlever sans pré- parer la voie par le jeu de l’artillerie. Ce fut seulement au bout de trois heures de combat, après le sacrifice inutile d’une foule de braves, qu’on songea â concentrer le feu de quelques obusiers sur le massif des constructions, qu’on alluma l’incendie qui en chassa les Anglo-5ollandais; mais cela ne suffit pas pour leur faire évacuer le jardin, véritable réduit contre lequel échouèrent nos soldats, et dont les murs auraient été renversés de bonne heure, si on eût pris la vul- gaire précaution de munir les sapeurs du génie de quelques pétards, de quelques sacs de poudre. Il était important d’enlever de bonne heure la Haie- Sainte; on n’y parvint, cependant, qu’entre trois et quatre heures et après des pertes très-sensibles, parce qu’on né- gligea de diriger contre cette ferme les projectiles de quel- ques pièces qui, en peu d’instants, l’auraient incendiée, et en auraient renversé les murs. Sur Papelotte, sur la Haie, on répéta les mêmes fautes. Dans le récit de la bataille, nous avons fait remarquer l’ordonnance vicieuse de l’infanterie de d’Erlon, marchant contre l’aile gauche des Anglo-Hollandais. C’était déjà une grande faute. On l’aggrava en ne faisant pas soutenir iminé- CTIAPITRR TRr.lZlKME. 19 diatement par de la cavalerie les colonnes si étrangement formées. 11 était trop tard quand elles furent appuyées par la brigade Travers et les escadrons de Jacquinot : elles avaient déjà perdu cinq mille hommes, le tiers de leur effectif. Les récits de Sainte-Hélène passent sur cet échec de d’Er- lon, comme sur un incident sans importance. Il eut, cepen- dant, pour résultat de diminuer très-considérablement le rôle du !«'' corps, dans le reste de la journée; l’élude de la bataille le prouve nettement. Napoléon avait reconnu que l’aile gauche était la partie faible de la ligne anglo-hollandaise; lui-même l’a écrit (i), et l’ordre donné vers onze heures l’indique, d’ailleurs, suf- fisamment (2). Après l’insuccès ded’Erlon contre cette aile. Napoléon renonça, pourtant, à la forcer et dirigea la princi- pale attaque contre le centre. Les attaques au centre sont généralement les plus fécondes en conséquences avantageuses; mais, en revanche, elles sont généralement les plus difficiles, les plus longues. Aussi, les emploie-t-on rarement, au cas seul où l’on n’est pas pressé par le temps, où la grandeur du résultat probable ra- chète l’excès des difficultés à vaincre. Or, à Waterloo, le centre, on l’a vu, était la partie la plus forte de la ligne anglo-hollandaise; le but à atteindre était de s’emparer de la route de Bruxelles, de rejeter Welling- ton sur Braine-l’Alleud, do f éloigner de Blücher; en outre, dès une heure après midi. Napoléon connaissait la présence de Bülow à Chapelle-Saint-Lambert, et l’arrivée d’autres corps prussiens était à prévoir, à redouter. Toutes ces con- tt) « La partie de la ligne anglaise entre la Haie-Sainte et la Haie parut à l’empereur plus faible que partout ailleurs. » (Campagne de 181S, par le général Gourgaud.) (2) Nous avons reproduit cet ordre, p. 276-277. 20 WATERLOO. sidérations réunies auraient dû démontrer qu’il fallait re- nouveler sur-le-cliamp, au moyen des réserves, l’attaque portée contre l’aile gauche des Anglo-Hollandais, précipiter le dénoûment et ne pas se jeter dans les difficultés, les len- teurs d’une attaque centrale. On s’y jeta, au contraire ; on s’y acharna, et ce ne fut pas la moindre cause de la cata- strophe. Jusqu’à l’apparition de Bülow à Chapelle-Saint-Lamberl, Napoléon regarda comme impossible l’intervention d’aucun détachement de l’armée prussienne sur le champ de bataille de Mont-Saint-Jean ; et il crut obstinément ensuite que l’en- trée en ligne de ce général était le terme suprême des efforts de Blücher pour appuyer les Anglo-Hollandais. Il est difficile de ne pas voir encore une faute dans les dispositions prises pour résister à Bülow. Si Lobau, au lieu de l’attendre en deçà du bois de Paris, eût occupé le défilé de Lasne, il l’aurait contenu longtemps, peut-être même l’aurait-il empêché de déboucher, jusqu’à l’arrivée de Pirch I. Après avoir attaqué la gauche des Anglo-Hollandais avec de l’infanterie, sans soutien assez proche de cavalerie, après avoir échoué contre elle, on attaqua le centre avec de la ca- valerie sans soutien d’infanterie; et on échoua encore. Mal- gré leur intrépidité, les deux divisions deMilhaud, celle de Lefebvre Desnoëttes ne purent tenir sur le plateau. Elles re- prirent bientôt leur attaque, furent appuyées par les deux divisions de Kellermann, par celle de Guyot; et le résultat ne fut pas meilleur. Une pareille opération ne pouvait guère permettre une autre issue, et le pouvait d’autant moins, que l’infanterie ennemie, en grande partie soustraite au feu de nos canons par la crête des hauteurs, n’avait pas été ébranlée avant les charges des escadrons de Ney. CHAPITRE TREIZIEME. 21 Aussi a-t-ou blâmé l’attaque faite, renouvelée, persévé- rante, en des conditions si peu favorables. Napoléon en a repoussé la responsabilité et a donné des causes de cette manoeuvre deux versions différentes. « A peu près sur les quatre heures, a-t-il écrit, il avait ordonné au maréchal Ney de se maintenir dans la Haie- Sainte, en la crénelant, et en y établissant plusieurs ba- taillons ; mais de ne faire aucun mouvement, jusqu'à ce qu'on vît L'issue de la manœuvre des Prussiens. Une demi- heure après, sur les cinq heures, au moment où ces derniers nous attaquaient le plus vivement, les Anglais cherchèrent à reprendre la Haie-Sainte : ils furent vigou- reusement repoussés par le feu de notre infanterie et par une charge de la cavalerie: mais le maréchal Ney, emporté par trop d'ardeur, oublia l'ordre qu'il avait reçu: il dé- boucha sur le plateau, qui fut immédiatement couronné par les deux divisions de cuirassiers de Milhaud et par la cava- lerie légère de la garde. Tous les officiers qui entouraient l’empereur, voyant ce mouvement, le succès des charges, la retraite de plusieurs carrés anglais et la cessation du feu d’une partie des batteries ennemies, chantèrent victoire et se livrèrent à la joie. L’empereur n’en jugeait pas ainsi. H dit au maréchal Soult : « Voilà un mouvement prématuré » qui pourra avoir des résultats funestes pour la journée. » L’empereur envoya l’ordre aux cuirassiers de Kellermann de soutenir la cavalerie que nous avions sur le plateau, de peur qu’elle ne fût repoussée par la cavalerie ennemie, ce qui, dans la circonstance des affaires, eût entraîné la perte de la bataille. » Tel est le premier récit dicté à Sainte-Hélène (1). Il fait porter, on le voit, d’une manière formelle, absolue, sur le (t) Campagne de 1813, par Gourgaud, p. 85, 86, 87, 93. II. 2. 22 WATERLOO. maréchal Ney la responsabilité de Tinitiative de Tattaque de la cavalerie de réserve; et il y insiste en ces termes : (( L’empereur attribua principalement la perte de la bataille de Waterloo, d’une part à....; et, d’une autre part, à l’at- taque que le maréchal Ney fit avec la cavalerie, deux heures trop tôt, malgré les ordres réitérés de l'empereur (1). )) Le second récit est tout autre. « Il y avait deux heures (2) que le comte d’Erlon s’était emparé de la Haie, avait débordé toute la gauche anglaise et la droite du général Bûlow. La cavalerie légère du corps (d'Erlon) poursuivant l'infanterie ennemie sur le plateau de la Haie, avait été ramenée par une cavalerie supérieure en nombre. Le comte Milhaud gravit alors la hauteur avec ses cuirassiers et fit prévenir le général Lefebvre Desnocttes, qui se mit aussitôt au trot pour le soutenir. Il était cinq heures; c’était le moment où l’attaque du général Bülow était le plus menaçante, où, loin d’être contenu, il montrait toujours de nouvelles troupes qui étendaient sa ligne sur sa droite. La cavalerie anglaise fut repoussée par les intré- pides cuirassiers et les chasseurs de la garde. Les Anglais abandonnèrent tout le champ de bataille entre la Haie-Sainte ' et Mont-Saint-Jean, celui qu’avait occupé toute leur gauche, | et furent acculés sur la droite. A la vue de ces charges bril- î lantes, des cris de victoire se firent entendre sur le champ ' de bataille. L’empereur dit : « C’est trop tôt d'une heure : \ )) cependant, il faut soutenir ce qui est fait. » 11 envoya i l’ordre aux cuirassiers de Kellermann, qui étaient toujours . en position sur la gauche, de se porter au grand trot pour soutenir la cavalerie sur le plateau. Le général Bülow me-^^- naça, dans ce moment, le flanc et les derrières de l’armée ;î (1) Campagne de 1815, par Gourgaud, p. 97 et 98. I (2) Ces mots se rapportent aux derniers du paragraphe précédent « il J était sept heures du soir. » I CllAl'ITUE TUEIZIEME. 23 il était important de ne faire aucun mouvement rétrograde nulle part et de se maintenir dans la position, quoique pré- maturée, qu’avait prise la cavalerie (1). » Cette version a été dictée et publiée la dernière. Napoléon y a donc donné son dernier mot sur cet épisode de la ba- taille; et ce mot est une justification si complète, si absolue du maréchal Ney, que son nom même n’est pas cité. Toute responsabilité retombe sur le général Milhaud : il s’en- gage sans ordre, spontanément, et entraîne avec lui la division Lefebvre Desnoëttes. Mais cette assertion est basée sur de telles inexactitudes, qu’il est impossible de l’ac- cepter. Ainsi, d’Erlon n’a jamais débordé ni la gauche anglaise ni la droite de Bülow ; et la cavalerie légère du 1” corps n’a pas poursuivi l’infanterie anglo-hollandaise sur le plateau de la Haie. Cette cavalerie, par conséquent, n’en a pas été ra- menée par une cavalerie .supérieure en nombre; et Milhaud n’a pas été poussé, par suite d’un échec imaginaire, à gravir le plateau. Il est constant, d’ailleurs, qu’aucune charge de la cavalerie de réserve ne fut menée au-dessus de la Haie; que toutes le furent à gauche de la Haie-Sainte, à une demi- lieue du premier de ces points. C’est encore une imagina- tion que ce tableau des Anglais « abandonnant (aux cuiras- siers de Milhaud) tout le champ de bataille entre la Haie- Sainte et Mont-Saint-Jean, celui qu’avait occupé toute leur gauche, et acculés sur leur droite. » La gauche des Anglais ne quitta pas un moment la position qu’elle avait prise dès le commencement de la bataille; et les charges réitérées de notre cavalerie de réserve eurent constamment pour champ l’espace compris entre les chaussées de Chaiieroi et de Ni- velles. Dans sa première version, il faut le remarquer, Na- (1) Mémoircs^X. IX, 131, 132, 133. 24 WATERLOO. poléon s’était borné à dire que les cuirassiers de Milhaud avaient déterminé « la retraite de plusieurs carrés anglais et la cessation du feu d’une partie des batteries enne- mies. » Le général Milhaud a donc été inculpé à tort par Napo- léon, Après avoir renoncé si complètement à l’accusation qu’il avait formulée, en termes absolus, contre le maréchal Ney, le captif de Sainte-Hélène aurait bien fait de ne pas la reporter sur Milhaud. La vérité, nous le croyons, est que l’attaque du plateau par notre cavalerie eut lieu sur l’ordre même de Napoléon, qui vit un commencement de retraite des Anglo-Hollandais dans le mouvement que Wellington fit faire à sa première ligne pour l’abriter contre les coups de notre artillerie. Et cela nous paraît d’autant plus certain, que Napoléon put suspendre l’attaque et ne la suspendit pas. Cette manœuvre présente, en effet, deux phases très-dis- tinctes, et non une seule, comme on le penserait d’après les récits de Sainte-Hélène. Dans la première, Milhaud et Lefebvre Desnoëttes gravis- sent le plateau, y fournissent, une heure durant, plusieurs charges, et, après d’infructueux efforts, ils en descendent et reviennent dans le vallon de 1a Haie-Sainte. Dans la seconde phase, ils remontent au plateau, y sont rejoints par Kcller- mann et Guyot (1) ; et, pendant près de deux heures, la masse de nos escadrons s’y maintient à force de bravoure; (1) Dans ses récits, Napoléon a prétendu qu'il voulait garder la division Guyot en réserve; qu'elle avait suivi sans ordre, poussée par « la fatalité du jour, » le mouvement de Kellermann, sans qu’on pût l’arrêler. Mais la fatalité est encore ici mise en scène mal à propos. Guyot a contredit l’assertion de Napoléon, et afTirmé que, dès trois heures de l’après-midi, il avait élé mis à la disposition du maréchal Ney {Victoires et Conquêtes, t. XXIV.) On peut ne pas le croire. Mais il est un fait qui CHAPITRE TREIZIEME. 25 puis elle est obligée à la retraite, après avoir subi des pertes énormes, après s’être harassée, épuisée. Dans l’intervalle des deux phases, il fut donc possible de suspendre l’attaque du plateau, comme nous venons de le dire. Il aurait suffi d’un ordre pour cela. Cet ordre. Napo- léon ne le donna pas; et il nous semble impossible de ne pas en conclure que cette attaque entrait alors dans ses vues, qu’elle avait commencé par son ordre, qu’elle se con- tinua avec son assentiment. Le malheur ou la faute fut, non de l’avoir faite, mais de ne pas l’avoir soutenue par de l’infanterie. Du moment où, abandonnant, bien à tort, son projet de forcer l’aile gauche des Anglo-Hollandais, Napoléon s’était décidé à diriger l’effort principal contre leur centre, il fal- lait qu’il l’y portât rapidement. Sans hésiter, il devait alors faire appuyer les escadrons de Ney par toute l’infanterie de la vieille garde, par cinquante bouches à feu, et laisser à Lobau et à la division de jeune garde le soin de contenir les Prussiens de Bülow le plus longtemps possible. C’eût été, sans doute, une détermination bien grave, bien périlleuse; mais c’était la seule qui présentât quelque chance de succès; et plus elle était différée, plus ces chances, déjà bien faibles, diminuaient et plus le péril ruine la vcrsiôn de Napoléon. Ce fait, nous l’avons rapporté; nous le rappelons. La brigade de carabiniers appartenant au corps de Kellermann fut, d’abord, laissée en réserve par ce généml lui-même, et ne monta au pla- teau que longtemps après les trois autres brigades de son corps et la divi- sion Guyot, quand le maréchal Ney l’appela. Or, Napoléon n’empêcha pas ce mouvement ; et, bien évidemment, il l’aurait empêché, s’il eût voulu con- server, comme il l’assure, une réserve de cavalerie. La brigade de carabiniers, il faut le remarquer, était forte de 850 che- vaux, c’est-à-dire égale, à deux ou trois cents chevaux près, à la partie de la division Guyot qui monta sur le plateau, l’autre partie composant, le 18 juin, les escadrons de service de Napoléon. Waterloo. grandissait. Risquer beaucoup vers Plancenoit, dès trois ou quatre heures, c’était le seul moyen qui restât de gagner beaucoup sur le plateau, d’emporter le gain de la journée. Napoléon a exprimé une tout autre opinion. Dans ses deux récits, il dit alternativement que l’attaque du plateau eut lieu « une heure, deux heures trop tôt; » et il ajoute que son projet était de la faire soutenir par les seize bataillons de vieille garde et cent pièces de canon (1). Il la place, d’ailleurs, à cinq heures (2). A son compte, c’était donc à six heures ou à sept qu’il devait faire exé- cuter cette manœuvre : mais, sans parler d’une si grande force d’artillerie, ni à six heures, ni à sept, il n’eut à sa dis- position une pareille réserve. Il avait donc mal calculé ses moyens et le temps ; et son calcul devait rester faux, du mo- ment qu’il voulait attendre « l’issue du mouvement de Bû- low » pour opérer l’attaque sur le centre ennemi. Cette issue, il l’aperçut seulement, encore se trompa-t-il, quand il était près de sept heures. Mais il y a plus, c’est qu’en ce moment, lors meme que Napoléon eût pu disposer de toute l’infanterie de la vieille garde, et que la cavalerie de réserve n’eût pas été encore engagée, il n’aurait plus été temps d’opérer l’attaque du centre anglo-hollandais. En effet, si ce centre n’eût subi aucun cboc jusqu’à sept heures, il se se- rait trouvé en état de faire longue résistance; et, en outre, Zieten et Pirch I étaient alors sur le point d’entrer en ligne. A sept heures, il n’y avait plus qu’une opération à exé- cuter ; la retraite. Il était même déjà bien tard pour la corn- (1) Mémoires^ 1. IX. (2) L’attaque du plateau commença à quatre heures, cela est constaté par tous les rapports étrangers; quelques-uns même l’indiquent un peu avant quatre heures. Du reste, Napoléon, dans une autre partie de ses Mémoires, l’a reconnu en écrivant : « La charge de la ca^alerie, à quatre heures du, soir, a été faite un peu trop tôt. » {Mémoires, t. Vlll, p. 202.) CHAPlTliE TREJZlEiVIE. ^21 niencer. Napoléon ne le comprit pas; et ce manque d’intel- ligence de la situation lui fit commettre une dernière faute qui changea l’insuccès en désastre. Obstiné dans la croyance que le corps de Bülow était le seul qui avait pu être détaché de l’armée prussienne pour appuyer les Anglo-Hollandais, persuadé que Wellington n’avait plus de réserve, il chercha la victoire quand il s’agissait d’éviter la déroute. Au lieu de se borner à dégager la cavalerie de réserve ar- rêtée sur la pente du plateau, de se hâter de tout mettre en retraite de Goumont à Smohain et PJancenoit, il fit marcher, contre le centre anglo-hollandais, six bataillons, trois mille hommes de la garde, leur ordonnant d’opérer une attaque h fond. Exécutée avec un extrême courage, mais non suffisam- ment soutenue par nos escadrons épuisés, cette manœuvre échoua contre une supériorité numérique écrasante, et on perdit, â la faire, les derniers moments dont on aurait pu, dont on aurait dû disposer pour se replier en ordre. Savoir se retirera temps de la lutte, se résigner à un échec pour ne pas subir un désastre, c’est le fait des grands capi- taines, non moins que savoir reconnaître et saisir l’instant où la victoire est possible. La dernière faute de Napoléon s’explique, nous l’avons dit, par une double erreur : après avoir cru l’armée prus- sienne incapable d’intervenir sur le champ de bataille de Waterloo, il s’obstina à refuser d’admettre qu’elle pût y porter d’autres forces que celles de Bülow ; et il ne reconnut pas que Wellington avait encore, à sept heures du soir, une forte réserve. Mais il est très-probable, en outre, que sa si- tuation personnelle ne fut pas étrangère à la détermination de poursuivre le succès quand le succès était devenu im- possible. 28 WATERLOO. S’il revenait en France, affaibli, déconsidéré par un échec, il courait risque d’être précipité du trône. Pour s’y mainte- nir,il lui fallait une victoire, et, sous l’empire de cette préoc- cupation égoïste, il s’acharna à lutter contre la fortune, joua son dernier soldat, comme le joueur malheureux, ruiné, jette sa dernière pièce d’or sur le tapis du jeu de hasard. Dans cette lamentable journée de Waterloo, les fautes, on le voit, furent assez nombreuses, assez graves pour expli- quer la catastrophe, sans qu’il soit nécessaire, comme nous l’avons dit, de faire intervenir la puissance mystérieuse de la fatalité. Ces fautes se résument en quelques mots : La bataille commença quatre heures plus tard qu’elle n’aurait dû commencer ; L’attaque de Goumont, qui ne devait être qu’une diver- sion, fut conduite comme une attaque principale et absorba, sans compensation suffisante, une masse d’infanterie qui manqua bientôt pour soutenir la cavalerie de réserve; Les dispositions pour cette attaque furent prises sans la moindre prévoyance; et il en fut de même contre la Haie- Sainte, Papelotte et la Haie ; L’attaque de l’aile gauche de Wellington s’opéra dans un ordre défectueux et sans soutien assez proche de cavalerie; on y renonça, au lieu de la renouveler en y employant les réserves ; Au lieu d’occuper les défilés de Lasne, on attendit Bülow en deçà du bois de Paris ; L’attaque centrale se fit avant d’avoir été assez préparée par l’artillerie; et la cavalerie qui en fut chargée ne fut pas appuyée par de l’infanterie ; Cette même attaque fut reprise avec de l’infanterie seule- ment,la cavalerie qui aurait dû y coopérer se trouvant épui- sée par une lutte de près de trôis heures ; CHAPITRE TREIZIÈME. 29 Enfin, on s’exposa à un désastre, on le subit, pour s’être acharné après le succès quand, malgré la bravoure de nos troupes, le succès n’était plus possible, quand il aurait fallu se hâter de battre en retraite. Napoléon était malade. Souffrant de deux affections, d’une surtout, qui lui rendait très-pénibles les mouvements du cheval, il resta pied à terre pendant presque toute la jour- née, voyant peu par lui-même ou voyant mal, et obligé sou- vent de juger de l’état successif des choses, sur des rap- ports qui purent l’induire en erreur plus d’une fois. Il ne montra pas l’énergie stoïque du vieux Blücher, qui, souf- frant aussi, passa douze heures sans descendre de cheval. Vigoureux, actif comme naguère, il aurait suivi de près les événements, fait préparer, exécuter paieux et plus à temps telle ou telle manœuvre. Cela est certain. Mais ce qui paraît tout aussi assuré, c’est que, dans un meilleur état de santé, il n’aurait pas prévu, plus qu’il ne la prévit, l’arrivée de Bülow, de Zieten, de Pirch 1 sur le champ de bataille où il avait déjà contre lui une armée numériquement égale à la sienne. Il était trop convaincu de la déroute de l’armée prussienne pour admettre la possibilité d’une telle concen- tration de forces. Or, cette concentration fut la cause prin- cipale de la catastrophe; car, malgré leur gravité, presque toutes les fautes que nous avons signalées auraient été ré- parables si Blücher n’eût pas appuyé Wellington. Si on le considère seulement du point de vue où Napoléon le conçut, c’est-à-dire sans tenir compte de la probabilité de l’intervention prussienne, le plan de la bataille est très- beau, très-solide. Il révèle le chef habitué à combiner les plus grandes actions de guerre ; il défie la critique. Mais, cette intervention se produisant, il est immédiatement ruiné par la base ; il n’est plus exécutable. Aussi, dès l’apparition de Bülow, la direction de la ba- il. 3 80 WATERLOO. taille, du côté des Français, semble-t-elle, en quelque sorte, flotter au hasard. Les mouvements se succèdent, tar- difs ici, précipités là, incohérents, mal préparés, incomplets, mal exécutés. Soldats et officiers font assaut de constance, d’intrépidité, d’héroïsme; mais les moyens ne sont plus proportionnés au but. On dirait que le chef a la conscience de son impuis- sance; qu’il necompte plus quesur l’imprévu pour triompher des difficultés de sa situation. Il n’ose pas risquer un grand coup, quand il le pourrait encore avec des chances de suc- cès; il ne se résigne pas à la retraite, quand la retraite est encore possible ; puis l’imprévu se produit, et c’est l’entrée en ligne deZieten et de PirchI, qui vient déterminer le plus . épouvantable des désastres. , Cette double faute de n’avoir fait, dans ses calculs, aucune : part à l’intervention prussienne ; de n’avoir pas admis, d’abord, la possibilité de la coopération de Blûcher; et puis, quand l’approche du corps de Bülow eut été constatée, ; j d’avoir rejeté toute probabilité de l’arrivée de nouvelles i ^ forces prussiennes; cette faute capitale, décisive. Napoléon t ne veut pas l'avoir commise. Pi l’entendre, à en croire ses l apologistes, il ne devait, il ne pouvait nullement prévoir 1 que Blûcher porterait une aide quelconque à Wellington; ( car il pouvait et devait compter, en pleine assurance, que j Grouchy, avec les forces mises sous son commandement, ; empêcherait une telle coopération. Grouchy ne l’a pas em- L pêchée ; c’est donc lui qui fut coupable et non Napoléon. * « Sa conduite fut aussi imprévoyablequesi, sur sa route, son armée eût éprouvé un tremblement de terre qui l’aurait engloutie (1). » j La voix qui a lancé ces paroles au monde a trouvé bien (t) Mémoires^ t. IX. CHAPITRE TREIZIÈME. 31 des échos. Est-ce la voix de rinipartialité, de la justice? Le récit et rexamen des faits vont nous le dire (1). (1) Les appréciations de M. Thiers sur la bataille de Waterloo sont en désaccord complet avec les nôtres. Nous les réfutons à la note O. CHAPITRE QUATORZIÈME 18 JUIN. — Wavre. — Dans les premières heures de la matinée, Grouchy ignore encore la direetion prise par l’armée prussienne. — Il persiste dans le projet de se porter sur Sart-lez-Walhain. — Motifs de cette décision. — : Marche d’Exelmans, de Vandamme, de Gérard sur Sart-lez-Walhain; de Pajol et de Teste sur Grand-Leez. — Grouchy, précédant ses troupes, arrive à Sart-lez-Walhain. — Il y apprend que l’armée prussienne a passé la nuit, réunie sur Wavre. — Il se décide à prolonger son mouvement sur cette ville. — Il en prévient Napoléon par une dépêche. — Vers midi, la canon- nade de Waterloo se fait entendre. — Conseil donné par Gérard ; Grouchy le repousse. — Marche sur Wavre. — Mouvements de l’armée prussienne. — Attaque de Wavre vers quatre heures. — Grouchy reçoit le premier ordre expédié par Napoléon du champ de bataille de Waterloo. — Après trois heures d’infructueux efforts, ayant reçu le deuxième ordre expédié par Napoléon du champ de bataille de Waterloo, Grouchy se décide à allerpasser la Dyle à Limai. — La manœuvre réussit, — Le combat en avant de Limai ' et sur Wavre ne finit qu’à onze heures du soir. — Positions occupées par : Grouchy et les Prussiens en ce moment. ; Grouchy, nous l’avons dit, avait sous ses ordres le corps de Vandamme, diminué de la division de cavalerie Domon, emmenée par Napoléon à Waterloo; le corps de Gérard ; la faible division d’infanterie Teste, détachée du corps de Lobau ; le corps de dragons d’Exelmans et celui de cavalerie légère de Pajol, réduit à la division Soult par le CHAPITIIE QUATORZIÈME. 33 départ de Subervie : en tout, trente-trois mille trois cent dix-neuf hommes, dont cinq mille environ de cavalerie et quatre-vingt-seize bouches à feu. Le 17 juin, à l’entrée de la nuit, la presque totalité de ces troupes, nous l’avons dit également, était arrivée sur Gembloux. Gérard avait pris ses bivacs un peu en deçà de cette ville, Vandamme un peu au delà, ayant devant lui, à Sauveniére, Exelmans, qui détachait six escadrons sur Sart-lez-Walhain et trois sur Perwez. En ce moment, Pajol et Teste étaient établis, à près de deux lieues en arrière de Gembloux, au Mazy, village sur la chaussée de Charleroi à Namur. La dépêche adressée par Grouchy à Napoléon, ce même soir à dix heures, prouve, nous en avons fait l’observation, que ce maréchal n’était nullement fixé alors sur la direction prise par la masse de l’armée prussienne : il ignorait si elle se retirait par Wavre ou par Perwez (1), village qui est à plus de deux lieues à l’est de la direction de Gembloux à Wavreet qui est proche de la chaussée de Namur à Louvain, plus proche encore de la voie romaine conduisantà Tongres et à Maestricht. Dans cet état de doute, il s’était décidé à se porter à Sart- lez-Walhain, c’est-à-dire à s’avancer sur une direction in- termédiaire à celles de Gembloux à Wavre et à Maestricht; et il avait ordonné à Vandamme de marcher sur Sart-lez- Walhain, le lendemain matin, à six heures; à Exelmans de précéder Vandamme; à Gérard, de le suivre, à deux heures de distance; à Pajol et à Teste, de lever leurs bivacs au point (1) « Si la masse des Prussiens se relire sur Wavre, je la suivrai dans celte direction... Sî, au contraire, mes renseignements prouvent que la prin- cipale force prussienne a marché sur Perwez^ je me dirigerai, par cette ville, à la poursuite des Prussiens. » (Lettre de Grouchy à Napoléon datée de Gembloux, le 17 juin, à dix heures du soir. — (Voir tome I, page 272.) 34 WATERLOO. du jour et de gagner Grand-Leez, où ils trouveraient de nou- velles instructions (1). Grand-Leez est à une lieue à l’est de Sauvenière. Une Ibis arrivé à Sart-lez-Walhain, Grouchy comptait prolonger son mouvement sur telle ou telle direction, en raison des renseignements qui lui parviendraient. « Je vous prie, avait-il écrit à Vandamme en lui réitérant son ordre, de dépasser Sart-lez-Walhain avec votre corps d’armée, afin que le général Gérard puisse prendre position en arrière. Je pense que nous nous porterons plus loin que ce village. Ce sera donc plutôt une halte qu’une position dé- finitive (2). B Le 18, à deux heures du matin, Grouchy était encore dans la même incertitude sur la direction prise par l’armée prus- sienne. 11 écrivit à Napoléon pour l’informer du mouvement qu’il allait opérer sur Sart-lez-Walhain; et il persista dans la résolution de faire partir ses troupes de Gembloux, à six heures seulement. C’était perdre, sans motif, des instants précieux. Une de ses préoccupations les plus vives, il l’a dit, était (1) Lettres de Grouehy à Gérard, à Pajol, à Vandamme, déjà citées 1. 1, p. 244 Les deux premières sont datées du 17 juin, à dix heures du soir; et la der- nière, datée simplement du 17 juin au soir, a été écrite après cellcs-ci, car elle parle de Tordre de départ donné à Pajol. Dans la lettre adressée à Vandamme, on lit ; « Le général Pajol a ordre démarcher du Mazy sur Grand-Leez, où il recevra une nouvelle direction d’a/jrès celle que nous suivrons nous-mêmes; » et, dans la lettre adressée à Pajol : « Veuillez partir, demain 18, à la pointe du jour, du Mazy, et vous porter avec votre corps et la division Teste à Grand-Leez, où je vous trans- mettrai de nouveaux ordres... Je me dirige sur Sart-lez-Walhain ; mais sui- vant les renseignements que je recueillerai dans la nuit et les \ôlrcs, peut- être rabattrai-je sur Perwez..., je désire aussi que vous vous portiez sur Grand-Leez sans revenir passer à Gembloux que vous trouveriez encombré...» (2) Seconde lettre de Grouchy à Vandamme, datée de Gembloux, le 17 juin {Archives du dépôt de la guerre^ à Paris.) CHAPITRE QUATORZIÈME. 35 la crainte de se laisser aller à un mouvement qui, l’écartant outre mesure de Blüclier, permettrait à celui-ci d’exécuter un retour offensif sur la ligne d’opérations de l’armée fran- çaise; crainte d’autant plus vive que la faiblesse numérique de sa colonne était plus grande ; crainte légitime, mais qui n’aurait pas dû l’immobiliser si longtemps à Gembloux. Anxieux, indécis, il monta à cheval de bonne heure pour se rendre à Sart-lez-Walhain. 11 espérait y trouver, enfin, des renseignements précis sur 1a marche des Prussiens. Malgré l’ordre qui fixait à six heures le départ de Gem- bloux, Exelmans ne se mit en route qu’à sept; Vandamme le suivit. Gérard s’ébranla une heure plus tard (1). La divi- sion de cavalerie de celui-ci flanqua le mouvement sur la gauche. Elle avait pour chef, maintenant, le maréchal de camp Vallin, remplaçant Maurin, blessé à Ligny. Exelmans marcha sans trop de lenteur. Mais il n’en fut pas ainsi des corps de Vandamme et de Gérard. Cheminant, avec un train considérable d’artillerie, sur une traverse défoncée, dès la veille, par le passage des co- lonnes de Bülow et de Thielmann, par les pluies, dans des champs fangeux, couverts de moissons, coupés de haies, dans un pays accidenté où les défilés les obligeaient à de longues et fréquentes haltes, ils avançaient péniblement avec d’autant plus de lenteur que, par une disposition bien étrange, ils formaient, il faut y insister, une seule colonne (2). (1) L’ordre de mouvement donné par Gérard à son corps d'armée a été publié. Il en fixe le départ à huit heures. C’est à huit heures, en effet, que CroLchy avait prescrit à ce général de partir. (Voir sa lettre, t. I, p. 244.) (2) « ... Celte marche, que les chemins de traverse, extrêmement mau- vais, rendirent lente et fort pénible, le 3^ corps nous obligeant à de fré- quentes haltes, ainsi que cela arrive toujours dans un pays de défilés et lorsqu’une colonne est aussi longue que celle qui nous précédait... « (Rap- port du général Hulot. — Quelques documenls^ etc.) Le 18 juin^ la division Ilulol marchait en tête du 4® corps. 36 WATERLOO. Pendant que s’opérait ce mouvement si embarrassé, Grouchy était arrivé à Sart-lez-Walhain. Il y avait appris d’une manière certaine que, la nuit pré- cédente, l’armée prussienne s’était trouvée réunie sur Wavre. Mais y était-elle encore, ou bien avait-elle déjà ma- noeuvré pour se joindre aux Anglo-Hollandais, soit en mar- chant par sa droite, soit en se retirant sur Bruxelles ou Lou- vain? Aucun renseignement précis ne l’indiquait encore; et on ignorait également si les Anglo-Hollandais s’étaient ar- rêtés en avant de la forêt de Soignes, ou s’ils l’avaient tra- versée, prolongeant leur retraite. Il n’y avait plus à s’inquiéter de la direction de Liège. C’était beaucoup, mais ce n’était pas assez : un champ im- mense restait à l’inconnu. D’après les données qu’il venait de recueillir, Grouchy jugea qu’il devait porter toutes ses forces sur Wavre ; et quand Exelmans parut à Sart-lez-Walhain, il lui ordonna de redresser sa route en prenant, au nord-ouest de ce village, par Nil-Saint-Vincent et la Baraque. Vandamme reçut, plus tard, le même ordre. Pajol et Teste, partis à quatre heures du Mazy et actuellement arrivés à Grand-Leez, avaient déjà été prévenus qu’ils devaient continuer leur marche pour ga- gner Tourinnes-les-Ourdons. Grouchy écrivit ensuite à Napoléon, pour l’informer de sa position et du parti auquel il s’arrêtait. Il terminait sa lettre en disant qu’il serait massé le soir sur Wavre, et en demandant de nouvelles instructions. Le lieutenant-colonel de Lafresnaye partit, chargé de cette dépêche. Il était onze heures et demie, ou un peu plus (1). (1) La lellre de Grouchy est datée, en tête, de onze heures; et elle est assez longue. Lafresnaye a, du reste, suffisamment indiqué qu’au moment do son départ il était un peu plus de onze heures et demie, ear il a écrit : « Au moment de mon départ, une canonnade qui n'avait pas Va^r d''m engagement 37 CHAPITRE quatorzième. En ce moment, Gérard, qui précédait ses troupes, se présenta au maréchal. 11 le trouva déjeunant dans la maison d’un notaire nommé Hollaert, et il causait avec lui depuis quelques instants, lorsque le colonel Simon Lorrière, chef d’état-major du corps (1), vint le prévenir que, d’un jardin attenant à la maison, il croyait avoir entendu des dé- tonations d’artillerie venant de l’ouest. A cette nouvelle, le maréchal et Gérard sortirent et allè- rent se placer au milieu du jardin, dans un kiosque con- struit sur un monticule. Les généraux Balthus et Valazé, commandant, celui-ci le génie, celui-là l’artillerie du corps de Gérard, et d’autres officiers s’y trouvaient, écoutant en silence le bruit qui avait appelé l’attention de Simon Lor- rière. Une pluie fine tombait; ce bruit était faible; pour mieux le saisir, plusieurs officiers s’étaient couchés l’oreille contre terre. Mais, au bout de quelque temps, la pluie ayant cessé, les nuages s’étant élevés, il devint plus dis- tinct; puis, tout à coup, il prit une intensité telle, que le sol en trembla, pour ainsi dire. 11 n’y eut pas à en douter, c’était le retentissement d’une violente canonnade. Le no- taire Hollaert, des guides consultés indiquèrent Mont-Saint- Jean, comme le point où elle éclatait, 11 était midi (2), ou un peu plus. Gérard ouvrit l’avis de marcher au feu. Une grande ha- général^ se fit entendre ; je me dirigeai sur le bruit du canon, etc. » (Lettre du lieulenanl-colonel de Lafresnaye au maréchal Grouchy. — Fragments historiques sur la campagne de 1815, etc., par Grouchy. — Paris, 1829.) (1) Simon Lorrière remplaçait, dans les fonctions de chef d'état-major du 4-ecorps, le maréchal de camp de Saint-Rémy, blessé grièvement, le 16 juin, dans une reconnaissance opérée quelques instants avant la bataille de Ligny. (2) Ce fut vers midi, en effet, ou un peu plus lard, que la batterie de 78 bouches à feu entra en action à l'aile droite de Napoléon; jusqu'à ce moment, il n’y avait eu qu'un petit nombre de pièces d'arliiierie tirant de part et d’autre vers Goumonl. 38 WATERLOO. taille s’engageait à l’entrée de la forêt de Soignes ; il fallait, dit-il, manoeuvrer sur-le-champ, pour aller y prendre part. Son infanterie arrivait à Sart-lez-Walhain; Vandamme était en avant, près de Nil-Saint-Vincent, Exelmans au delà ; Pajol et Teste marchaient sur Tourinnes ; Gérard proposa d’expédier à la division de cavalerie de Vallin l’ordre de gagner rapidement les ponts de Mousty et d’Ottignics et d’y porter, en leur faisant faire tête de colonne à gauche, pour y passer la Dyle, toutes les troupes, à l’exception de celles de Pajol et de Teste, qui iraient reconnaître Wavre en res- tant sur la rive droite de la rivière et masqueraient le mou- vement général. Vallin, une fois au delà de la Dyle, pous- serait des reconnaissances dans la direction du feu, et sur le plateau, entre Chapelle-Saint-Lambert et Wavre (1), pour avoir des nouvelles des Prussiens. Cette manœuvre devait bientôt lier les communications avec Napoléon, engagé dans la lutte dont on entendait les éclats, et rapprocher, à chaque instant, la colonne de Grouchy de la colonne principale. On savait que l’armée prussienne s’était concentrée sur Wavre. Il n’était pas probable, maintenant, qu’elle y ffit restée, ni surtout qu’elle y restât immobile ; mais, si, en dé- pit des probabilités, on apprenait qu’elle y fût encore, quand on aurait passé la Dyle, on irait l’attaquer parla rive gauche de cette rivière, en tournant sa position, ce qui vau- drait infiniment mieux que de l’aborder de front. Ces deux avantages compensaient largement l’inconvé- nient très-réel de laisser Pajol et Teste isolés, sur la rive droite, avec deux faibles divisions. Si, au contraire, l’armée prussienne avait quitté Wavre dès le matin, ou si elle en partait à présent, le retentisse- (t) Dernières observations, cle., p.ii- le généra! Gérard, CHAPITRE QUATORZIÈME. 39 ment de la bataille indiquait suffisamment qu’elle avait marché, qu’elle marchait sur Mont-Saint-Jean ; et il fallait se hâter d’exécuter un mouvement parallèle vers Napoléon, qui allait se trouver, qui se trouvait déjà aux prises, peut- être, avec Wellington et Blûcher réunis. Grouchy ne se laissa pas convaincre par les raisonne- ments de Gérard. Le changement de direction qu’on ordonnerait à Van- damme ne pourrait commencer qu’à midi et demi ou une heure. La bataille paraissait être à l’entrée de la forêt de Soignes, sur Mont-Saint-Jean. De ce point à Nil-Saint-Vin- cenl, où était Vandamme, il y a cinq lieues en ligne droite et six lieues et demie, peut-être davantage, par les traverses qui y conduisent. A Sart-lez-Walhain, Gérard en était plus éloigné d’une lieue. Le pays intermédiaire est montueux, rempli de défilés, surtout en deçà de Mousty; il faudrait passer, sur deux ponts étroits, la Dyle, qui n’était pas guéable. Par les difficultés, les lenteurs de la marche de la veille et de la matinée, on pouvait estimer que le corps de Vandamme, qui arriverait le premier sur Mont-Saint-Jean, n’y paraîtrait pas avant dix heures; qu’il y paraîtrait même neaucoup plus tard, si, comme on devait s’y attendre, les ponts de la Dyle avaient été coupés par l’ennemi. Or, avant dix heures, la bataille déjà engagée serait décidée. De Wavre à Mont-Saint-Jean, il n’y a pas quatre lieues et demie (1). Si l’armée prussienne était partie, dans la mati- née, du premier de ces points, pour se porter sur le second, l’effet de son arrivée sur le champ de bataille allait se pro- duire, et Vandamme, Gérard, s’y dirigeant de Nil-Saint-Vin- ,j cent et de Sart-lez-Walhain, ne pourraient rien pour l’em- I pêcher. Si elle partait maintenant, elle devait avoir opéré (1) Il y a trois lieues et demie en ligne droite. WATERLOO. sa réunion avec les Anglo-Hollandais avant le coucher du soleil; et Vandamme, Gérard ne pourraient non plus s’y op- poser, car elle avait sur eux l’avantage de la plus courte distance : deux et trois lieues de moins à parcourir. D’ailleurs, le maréchal n’admettait pas que cette armée eût marché vers Mont-Saint-Jean; dans sa pensée, ou elle était encore à Wavre, ou elle se dirigeait sur Bruxelles, si- non sur Louvain ; et, dans un cas, il redoutait les périls d’un long mouvement de flanc qu’elle ne pouvait manquer de surprendre ; dans l’autre, il craignait d’ouvrir la voie à un retour offensif sur la ligne d’opérations de notre armée. Napoléon ne l’avait pas appelé, ne l’appelait pas à lui; il ne croyait pas devoir aller le rejoindre : ses instructions étaient de suivre les Prussiens ; il voulait s’y conformer. Gérard persista dans son opinion. Il regardait comme certain que la bataille qui se livrait était la conséquence d’un plan combine entre Wellington et Blûcher, d’un plan dont la base était la réunion de leurs ^ armées. Cette réunion était faite ou se ferait avant la fin de ï la journée ; il fallait donc se porter immédiatement sur I Mont-Saint-Jean, afin d’en compenser, le mieux possible, | l’effet, si elle était opérée ou près de l’être; afin de l’empê- ' cher, de la suspendre, de la gêner tout au moins, si l’armée prussienne avait attendu le bruit du canon pour se mettre - en mouvement. Ni la distance, ni le mauvais état des chemins ne sem- : blaient, à Gérard, devoir s’opposer à ce que les têtes de co- lonne du maréchal allassent déboucher sur Plancenoit et Frichemont dès quatre heures et demie, si Wellington avait été rejoint déjà par Blücher ; à ce qu’on attaquât ce dernier, si l’on apprenait qu’il fût encore en mouvement entre la Dyle et le ruisseau de Lasne. Gérard, on le voit, oubliait bien vite la marche de la CHAPITRE QUATORZiEMË. ^ veille, où, pour faire trois lieues, il avait mis plus de six heures ; la marche même de la matinée, où il venait d’en mettre quatre pour parcourir une distance d’un tiers moins longue; il négligeait ce fait, que le corps de Vandamme et le sien étaient, l’un à cinq lieues et demie, l’autre à six et demie de Plancenoit et de Frichemont, et que, de Wavre au premier de ces points, la distance est de moins de quatre lieues et demie, et au second, de moins encore. Les généraux Balthus et Valazé, prenant part à la dis- cussion (f), émettaient sur les difficultés de la route des avis opposés. L’un ne croyait pas à la possibilité de faire suivre par l’artillerie une marche un peu rapide de l’infan- terie et craignait même decompromettre son matériel. L’autre pensait que les compagnies de sapeurs aplaniraient bien des obstacles, pratiqueraient beaucoup de passages. Mais cela seul indiquait à quel point la marche serait lente ; on ne chemine pas vite lorsqu’il faut frayer sa voie, la pelle et la pioche à la main. Grouchy persévéra dans la résolution de porter toutes ses forces sur Wavre. On eût dit qu’il devinait l’ordre daté de dix heures du matin, par lequel Napoléon lui prescrivait de gagner au plus tôt cette ville (2). Gérard lui proposa, alors, d’exécuter, avec le 4® corps seul, le mouvement vers Mont-Saint-Jean, pendant que les autres corps continueraient à s’avancer sur Wavre. C’était courir la chance de faire battre et détruire en dé- (1) Les Mémoires de Sainte- Hélène meltent ici tout un discours dans la Louche d’Exelmans : « Il faut marcher au feu... je suis un vieux soldat de l'armce d’Ilatie, etc., etc. » Mais, en ce moment, Exelmans n’était pas à Sart- Icz-Walhain ; et il ne vit pas Grouchy de la journée du 18 juin. Lui-même 5’a reconnu dans une lettre (1820) adressée à un des fils du maréchal. Les mêmes Mémoires font dire à Gérard ; « Dans deux heures, nous pou- vons être au feu ! » (2) Voir tome I, page 283. 42 WATERLOO. tail le détachement et le corps princit^al. I.e maréchal re- poussa cette proposition; et, mettant fin à celte espèce do conseil de guerre, qui se tenait ainsi dans le jardin du no- taire Hollaert, il monta à cheval pour aller rejoindre son avant-garde, dont on entendait le canon au delà de Nil-Saint- Vincent. Nous avons indiqué antérieurement les positions occu- pées, le 17 au soir, par l’armée prussienne autour deWavre. Zieten et Thielmann étaient à Bierges et à la Bawette, sur la rive gauche de la Dyle, ce dernier ayant encore une division d’infanterie, celle de Borcke, et une brigade de cavalerie, au côté opposé de la rivière. Pirch l et Bülow étaient sur la rive droite, l’un de Sainte-Anne à Aisemonl, l’autre au cabaret k Tout-Vent près de Dion-Ie-Mont, occu- pant Vieux-Sart par une division d’infanterie et les défilés de Mont-Saint-Guibert par deux bataillons d’infanterie, quatre escadrons et deux bouches à feu aux ordres du lieu- tenant-colonel Ledebur. Des partis de cavalerie battaient l’estrade entre la Dyle et le ruisseau de Lasne. Au point du jour, pendant que Grouchy, plongé dans l’incertitude, restait immobile à Gembloux, Blücher avait envoyé les gros bagages de son armée sur Louvain et fait marcher le corps de Bülow sur Chapelle-Saint-Lambert. Ce corps, nous l’avons dit, avait été retardé longtemps par un violent incendie qui avait éclaté sur son passage à Wavre. A onze heures, le maréchal prussien avait quitté cettô ville, gagnant Chapelle-Saint-Lambert, où il devait déter- miner la direction ultérieure de Bülow, en raison des évé- nements qui se produiraient vers Mont-Saint-Jean. Il avait laissé pour instructionsàZieten, à Pirch I, à Thiel- mann, de se porter, le premier par Froment et Genval vers Chain, le second sur Chapelle Saint-Lambert, le troisième 43 CHA1>1TKE quatorzième. sur CouUire-Saint-Germain, village sur la rive droite du ruisseau de Lasne, à deux kilomètres et demi de Friche- mont. Tliielmann devait partir le dernier. Vers midi, l’exécution de cet ordre avait commencé. Zieten était en mouvement. Pirch I s’était engagé dans le défilé de Wavre. Ses deux premières divisions allaient achever d’y passer; ses deux dernières, celles de Brause et de Reckow (1) se formaient en colonne pour les suivre, quand il fut prévenu que les Français se montraient vers Neuf-Sart. Sur cet avis, il prescrivit à la première partie de son corps de continuer à marcher, aux deux divisions qui s’ébranlaient de rester sur place, et galopa du côté de Neuf-Sart pour reconnaître ce qui s’y passait. Arrivé à un quart de lieue de ce point, à la Baraque, il y trouva le lieutenant-colonel Ledebur, tiraillant et échan- geant des coups de canon avec un corps de cavalerie dont la gauche s’appuyait au ravin boisé de la ferme de la Pla- querie, et dont la droite était vers Neuf-Sart. Ce corps était celui d’Exelmans. Il avait jeté quelques escadrons sur Dion-le-Mont, et venait d’être rejoint par la division Vallin. 11 paraissait attendre de l’infanterie pour avancer et péné- trer dans les bois qui sont immédiatement en arrière de la Baraque. Ledebur revenait des défilés de Mont-Saint-Guibert qu’il avait quittés fort tard, au moment seulement où il avait appris que l’avant-garde d’Exelmans approchait de Neuf- Sart ; qu’il était ainsi tourné et courait risque d’être coupé. 11 avait pu, néanmoins, faire retraite tout en combattant, ayant été soutenu par quelque artillerie, par la brigade de cavalerie de Sohr (corps de Pirch I) et huit escadrons du (1) Reckow remplaçait Langen, tué à Ligny. 44* WATERLOO. corps de Bülow (1). Depuis plus de deux heures, il n’avait cessé d’escarmoucher avec Exelmans. Pirch I, prévoyant que ce dernier ne tarderait pas à être appuyé par de l’infanterie, envoya l’ordre à Brause et à Reckow de faire demi-tour et d’avancer vers Ledebur. Reckow vint occuper, à quelques centaines de mètres en arrière de la Baraque, la ferme de l’Auzel, sur le chemin de Wavre, et les deux bois entre lesquels elle est située : celui de Warllombrout, qui s’étend jusqu’à la Dyle, et celui de Sarats. Brause, formé sur une seule ligne, dut se placer en réserve. Dès l’arrivée de Reckow, Ledebur se replia, laissant ses deux bataillons dans les bois et portant sa cavalerie en arrière. La division Borcke (corps de Thielmann), qui n’avail pas encore passé la Dyle, eut ordre de rester en position immé- diatement en avant de Wavre. Ces dispositions prises, Pirch I donna le commandement de toute l’arrière-garde à Brause, et alla rejoindre celles de ses divisions qui poursuivaient leur marche sur Chapelle- Saint-Lambert. Cependant, Vandamme arrivait à la Baraque. Grouchy l’y rejoignait. Il était environ deux heures (2). Des hauteurs de la Baraque, on apercevait les colonnes prussiennes cheminant sur le plateau au delà de la Dyle dans la direction de la canonnade qui retentissait toujours vers Mont-Saint-Jean. Grouchy ordonna à Vandamme de marcher sur la ferme de l’Auzel et les bois voisins et de les enlever. (1) Ces huit escadrons formaient le lcr régiment de landwelir de Silésie et le 2e de landwehr de Poméranie. Ils ne rejoignirent le corps de Bülow qu’a- près la bataille de Waterloo. (5) « Ce ne fut que vers deux heures que nous arrivâmes à la Baraque. » (Lettre du général Berthezène à Gérard. — Dernicres observations^ etc.) Ce dire de Berthezène concorde avec les récits prussiens./ CHAPITRE QUATORZIÈME. 45 Brause fit peu de résistance. Après un court engagement, il battit en retraite en bon ordre et assez mollement poussé, d’ailleurs, dit un écrivain prussien. A quatre heures, sa division et celle de Reckow, précédées par le détachement de Ledebur, avaient traversé les ponts et la ville de Wavre, et pris le chemin de Chapelle-Saint-Lambert (1). La brigade de Sohr et la division Borcke avaient passé la Dyle, la pre- mière au moulin de Bierges, la seconde à Basse-Wavre. Les choses en étaient là ; et Thielmann, n’accordant qu’une faible importance au mouvement des Français sur la rive droite de la Dyle, allait faire filer son corps sur Couture-Saint-Germain, selon les instructions de Blücher, quand il reconnut qu’il fallait suspendre sa manœuvre. Le corps de Vandamme, en grande partie masqué jus- qu’alors par les bois de Manil et de Sainte-Anne, se dé- ployait, en effet, aux approches de la rivière et se disposait pour prononcer une attaque sur "Wavre. Déjà, son artillerie en battait le faubourg. Ce faubourg est sur la rive droite de la Dyle, la ville sur la rive opposée. Deux ponts de pierre, d’inégale largeur, les relient. La Dyle est un affluent de l’Escaut. Elle n’est pas très- profonde, en temps ordinaire ; mais en ce moment les pluies avaient grossi ses eaux, et elle n’était pas guéable. Aux en- virons de Wavre, elle coule entre deux chaînes de hauteurs parallèles. Ces hauteurs sont moins élevées, mais de pente plus roide sur la rive gauche que sur l’autre rive. Du pied de celle? de la rive droite jusqu’au lit de la Dyle, il y a, en moyenne, une bonne portée de fusil ; et l’espace est couvert (U Reckow reçut, en route, un ordre de Blücher, lui prescrivant de se diriger sur Maransart; Brause prolongea sa marche de Chapelle-Saint-Lam- berl vers Plancenoit, mais ni l’un ni l’autre ne prirent p rt à la bataille de VYaterloo. Ledebur s’arrêta et passa la nuit à Cbapclle-Saint-Lambcrt. II. 4. 46 WATERLOO. de prairies marécageuses fournies d’arbres et coupées pa- rallèlement à la rivière par des fossés pleins d eau, de un à deux mètres de profondeur. En aval et à moins d’un kilomètre de ’Wavre, se trouve Basse-Wavre, qui a un pont de bois. En amont, et avec des ponts semblables, sont le moulin de Bierges et les vil- lages de Limai et de Limeletle. Le moulin de Bierges, dominé au nord-ouest par la hauteur où s’élève le vil- lage de ce nom, est à moins d’une demi-lieue. Limai à une lieue, Limelette à cinq quarts de lieue ou un peu plus de Wavre. Ni les ponts de cette ville, ni les autres que nous venons d’indiquer, n’avaient été détruits. Preuve de confiance, mais non de prévoyance. Thielmann expédia un officier à Blücher pour 1 avertir de ce qui se passait et fit rapidement ses préparatifs de dé- fense. La division de Stülpnagel (9 bataillons) occupa le village de Bierges et le moulin au-dessous. La division Kemplien (6 bataillons) se porta sur la hauteur immédiate- ment en arrière de Wavre, sa droite vers Stülpnagel; a division Luck (6 bataillons) vint se placer à cheval sur la route de Bruxelles, sa droite vers Kemphen. Borcke, avant de passer la Dyle, avait jeté trois bataillons avec deux esca- drons, sous les ordres du colonel Zepelin, dans le faubourg de Wavre; ils y restèrent. 11 en fut de même de quelques centaines d’hommes qu’il avait laisses a Basse-Wavie. général marchait alors sur Couture-Saint-Germam avec le reste(6 bataillons) de sa division. Thielmann lui fit ordonnei de poursuivre sa route (1). (l) Nous suivons ici la version de Wagner. Damils dit que Borcke devait „ ;,Tw..r. .... ï',r r. ri - suite d’un malentendu dans la transmission de loi die. Ce.a pai croyable. CEIAPITRE QUATORZIÈME. 47 Limai et Limelette étaient observés par trois bataillons et trois escadrons que Zielen y avait détachés de son arrière- garde, en quittant son bivac de Bierges, à midi. Grouchy, en arrivant en vue deWavre, avait reçu la lettre, datée de dix heures du matin, par laquelle Napoléon le pré- venait qu’il allait livrer bataille aux Anglo-Hollandais et lui ordonnait « de diriger ses mouvements sur ce point (1). » Il en avait conclu que l’attaque qu’il allait faire était con- forme aux intentions du général en chef ; et il en avait pressé l’exécution. Vandamme avait pris position, la droite vis-à-vis de Wavre, la gauche vis-à-vis de Bierges. A quatre heures, nous l’avons dit, son artillerie avait ouvert le feu contre le fau- bourg. Peu après, le moulin de Bierges fut canonné aussi. Exelmans s’était porté en arrière et à droite de Vandamme, attendant que l’infanterie lui ouvrît le passage. Un de ses régiments éclairait le pays vers la chaussée de Namur à Louvain, La division d’avant-garde de Gérard, celle de Hulot, at- teignait les hauteurs où était la gauche de Vandamme. La cavalerie de Vallin observait Limai et Limelette. Pajol et Teste, appelés déjà de Tourinnes, avaient reçu l’ordre de hâter le pas et de se diriger sur Limai. En voyant paraître sur les hauteurs les premières troupes de Vandamme, le colonel Zepelin avait commencé à la hâte des dispositions de défense, barricadant les ponts, perçant des créneaux dans les murs des maisons et des jardins du faubourg; et il avait continué ce travail sous les boulets lancés par deux batteries, dont une de douze. Ses soldats y étaient encore occupés au moment où Vandamme fit avancer contre lui la division Habert. (1) « Sa Majesté désire que vous dirigiez vos mouvements sur Wavre, où vous devez arriver le plus tôt possible. » (Lettre citée t. I, page 285.) 48 WATERLOO. Le faubourg, abordé avec grande vigueur, fut défendu de même. Zepelin, renforcé par un bataillon de la division Luck, s’y maintint près de deux heures. Il en fut enfin chassé ; et Habert, culbutant les barricades, déboucha par les deux ponts, malgré le feu de l’artillerie en batterie dans leur prolongement et sur les hauteurs qui les dominent. Parallèlement à celte attaque, Grouchy avait ordonné d’en diriger une contre le moulin de Bierges, une autre contre Basse-Wavre. Un des bataillons de Habert, soutenu par quelque artil- lerie et trois escadrons d’Exelmans, s’était porté sur ce der- nier point. Il avait enlevé quelques maisons isolées, mais n’avait pu pénétrer plus avant. Il tiraillait, maintenant, sans résultat. Occupé par deux compagnies qu’appuyait un bataillon et que protégeaient huit bouches à feu en position sur la pente de la hauteur immédiatement en arrière, où Stülpnagel avait établi sa division, le moulin de Bierges avait résisté à toutes les tentatives faites pour l’emporter. Des troupes de Lefol (corps de Vandarame) ayant échoué, Grouchy les avait fait relever par des troupes de la division Hulot ; et celles-ci n’avaient pas eu plus de succès. L’intré- pide Gérard, qui les menait, l’épée à la main, marchant en tête d’un bataillon du 9®. léger, avait été blessé grièvement d’une balle ; elles avaient reculé. Les difficultés du terrain, la ténacité de l’ennemi avaient- continué, depuis, à paralyser les efforts renouvelés des assaillants. Il était sept heures. Depuis le moulin de Bierges jusqu’à Basse-Wavre, le feu de l’artillerie et de la mousqueterie était devenu très-vif. Les deux rives de la Dyle étaient garnies de nombreux ti- railleurs. CHAPITRE QUATORZIÈME. 49 Ce fut alors que Grouchy reçut (1) la dépêche du major général Soult, datée du champ de bataille de Waterloo, et d’une heure après midi. Dans celte dépêche, on se le rap- pelle, Napoléon approuvait le mouvement sur Sart-lez-Wal- hain, qui, à son avis, avait dû porter le maréchal sur Corbais ou Wavre; recommandait à celui-ci, pourtant, de toujours manœuvrer dans la direction de Mont-Saint-Jean ; et lui signalait l’apparition du corps de Bülow sur Chapelle-Saint- Lambert, ajoutant : « Ne perdez pas un instant pour vous rapprocher de nous et pour écraser Bülow, que vous pren- drez en flagrant délit (2). » Écraser Bülow ! Au moment où ces instructions arrivaient à leur destination, le général prussien était, depuis long- temps, sur Plancenoit, à la tête de son corps d’armée, aux prises avec Lobau, Duhesme, Morand ; et Grouchy en était à plus de quatre lieues. Le maréchal prit le meilleur parti qu’il eût à prendre et auquel il aurait dû se décider plus tôt. Il résolut de passer la Dyle au-dessus de Bierges. Opération doublement avan- tageuse, si elle réussissait, puisqu’elle permettrait de tourner la position attaquée vainement de front, et de jeter au loin des partis qui chercheraient à lier les communications avec Napoléon. Sur-le-champ, Vandamme reçut l’ordre de faire remplacer ceux des bataillons de Gérard qui étaient engagés devant le moulin do Bierges et d’entretenir le combat, depuis ce point jusqu’à Basse-Wavre. Les trois divisions d’infanterie de ce (1) Rapport (le Grouchy à Napoléon. — Dînant, le 20 juin. (2) « Vous avez écrit, ce matin, à deux heures, à l’empereur que vous marcheriez sur Sart-lez-Waihain ; doue, votre projet était de vous porter à Corbais ou à Wavre. Ce mouvement est conforme aux dispositions de Sa Majesté, qui vous ont été communiquées. Cependant, l’empereur m’ordonne de vous dire que vous devez toujours manœuvrer dans notre direction... » (Dépêche déjà citée t. 1, page 286.) 50 WATERLOO. dernier, qui laissait le commandement de son corps à Vi- chery, marchèrent par leur gauche, remontant la vallée de la Dyle, jusqu’en face de Limai, où, appuyées par la cava- lerie de Vallin, elles durent forcer le passage. Limai et Limeletle, nous l’avons dit, étaient observés par trois bataillons et trois escadrons, sous le commandement du colonel Stengel et détachés du corps de Zieten. Les deux ponts sur la Dyle étaient faciles à détruire, puisqu’ils étaient en bois. Stengel les avait pourtant laissés intacts. Vers huit heures, ou un peu plus tard, Vichery arriva de- vant celui de Limai; y jeta brusquement un bataillon qui s’en empara après une courte résistance; et, sans perte de temps, il fît déboucher, au delà, tout son corps d’armée. Stengel s’efforça de défendre la rampe rapide qui conduit du pont au village; mais il fut vivement replié. Vichery s’em- para du village et se forma sur la hauteur, sa droite appuyée , aux maisons, sa gauche couverte par Vallin, dans la direc- ; tion de Neuf-Cabaret. Pajol et Teste, qui venaient de tra- verser le pont, serrèrent en arrière de lui. La manœuvre, ainsi opérée, avait si bien échappé à Thiel- mann, qu’il l’avait connue seulement quand Stengel, déjà attaqué, lui avait fait demander des secours. Il s’était alors hâté de diriger contre Vichery six batail- , Ions de la division Stülpnagel qui étaient sur les hauteurs i de Bierges, la cavalerie de réserve commandée par le géné- j ral Hobe, et tenue, jusque-là, en arrière de Wavre; et il | avait fait appuyer à droite la division de Kemphen, et une î partie de celle de Luck. Mais tout cela avait demandé du temps. Le jour tirait à sa fin; Vichery venait d’occuper la hauteur de Limai, au moment où Stülpnagel arriva en face de ce village. Celui-ci recueillit le colonel Stengel, lui adjoignit deux escadrons et le fît passer à sa droite. 11 forma ensuite deux CHAPITRE QUATORZIÈME. 51 bataillons en colonnes d’attaque, soutenus par quatre ba- taillons, puis par la cavalerie de Hobe, et porta toute sa ligne en avant pour reprendre Limai. Son mouvement échoua : à gauche, ses deux colonnes donnèrent sur la divi- sion Hulot, qui les mit en désordre par une vive fusillade, au passage d’un ravin, et les rejeta sur leurs bataillons de soutien, qu’elles entraînèrent, A droite, Stengel fut repoussé par Vallin. La nuit survenant empêcha Vichery de profiter de cet échec des Prussiens. Il les fit reculer, néanmoins, jusqu’à la hauteur du village de Bierges et de la pointe du bois de Rixensart. Le combat, de ce côté, ne cessa qu’à onze heures. Il s’était prolongé, à peu près aussi tard, sur la rive droite de la Dyle, sans donner aucun résultat, depuis que Grouchy en avait retiré le corps de Gérard pour le porter sur Limai. Habert, on l’a vu, venait alors d’enlever le faubourg de Wavre et débouchait sur la ville, par les deux ponts. 11 avait occupé des maisons adjacentes et s’y était maintenu quelques instants. Mais il avait reçu une blessure assez grave ; sa troupe avait été refoulée jusque dans le faubourg; l’ennemi avait de nouveau barricadé les ponts; et tout s’était borné ensuite à un feu d’artillerie et de mousqueterie, échangé des deux rives de la Dyle. Le moulin de Bierges et Basse-Wavre avaient continué de résister. Français et Prussiens bivaquèrent à portée de fusil les uns des autres, La cavalerie de Hobe fut derrière le bois de Rixensart ; le détachement de Stengel dans ce bois; Stûlpnagel entre Stengel et Bierges, et dans ce village même, se reliant à la droite de Kemphen, qui avait sa gauche vers Wavre; le co- lonel Zepelin resta dans cette ville ; Luck y maintint une 52 WATERLOO. partie de sa division, laissa l’autre auprès, et un bataillon à Basse-Wavre. Vandamme garda un détachement devant ce dernier point, sa gauche à hauteur du moulin de Bierges et la masse de son corps vis-à-vis de Wavre, occupant le fau- bourg. Exelmans s’établit vers Sainte-Anne. Le corps de Gérard, commandé maintenant par Vichery, resta devant Bierges et le bois de Bixensart, ayant en se- conde ligne Pajol et Teste. A minuit, Grouchy n’avait encore aucune nouvelle de la bataille livrée sur Mont-Saint-Jean. Vers huit heures, le retentissement en avait faibli ; avant neuf, il avait cessé. Le vent, qui soufflait de l’ouest, n’ap- portait plus que le silence. Thielmann n’était pas mieux instruit que son adversaire. CHAPITRE QUINZIÈME Examen des opérations de Grouchy dans la journée du 18 juin. — En quoi elîes furent fautives. — Grouchy ne pouvait empêcher la catastrophe de Waterloo.— Fausses assertions des Mémoires de Sainle~Hclene.—h^\xv objet. Nous venons de dire les opérations du maréchal Grouchy, dans la funeste journée du 18 juin. De Sainte-Hélène, Napoléon, on l’a vu, les a signalées comme la cause décisive du désastre de Waterloo; et presque tous les écrivains français, certains écrivains étrangers ont partagé son opinion. Cette opinion est erronée. Elle est basée sur une confu- sion complète de temps, sur des faits supposés, des inexac- titudes de tout genre. Grouchy l’a combattue énergiquement; mais il n’a pas toujours été bien exact ni bien sincère. Nous avons rétabli la vérité sur la journée du 17 juin. Au dire même de Gérard, un des critiques les plus opi- niâtres et les plus rigoureux du maréchal, la marche de Saint-Amand et de Ligny sur Gembloux fut aussi prompte que les circonstances 1e permettaient. Cependant, il était nuit quand les troupes de Vandamme et de Gérard y par- n. 5 54 WATERLOO. vinrent, n’ayant parcouru que trois lieues et demie et trois lieues. Grouchy les fit bivaquer là pour leur donner quelque repos et, surtout, pour attendre les renseignements que devaient lui transmettre les détachements de dragons portés, par son ordre, sur Sart-lez-Walhain et Perwez. Alors, en effet, il était dans une complète incertitude sur la direction prise par la masse de l’armée prussienne : il ne savait si elle se retirait sur Wavre ou sur Liège. Gela résulte clairement de la dépêche, qu’à dix heures du soir, il expédia à Napoléon (l), et des deux lettres que, peu après, il adressa à Vandamme (2). A deux heures du matin, le lendemain, Grouchy était encore dans l’incertitude. Les reconnaissances envoyées sur Sart-lez-Walhain et Perwez ne lui avaient rien appris. Il écrivit à Napoléon et lui annonça qu’il était décidé à marcher sur le premier de ces points. Ce fut le premier fait de la journée du 18. On ignore le texte de cette dépêche datée de Gembloux à deux heures du matin; mais l’esprit en est suffisamment connu par un passage de la réponse tardive qu’y fit Napo- léon : Grouchy n’indiquait pas sur quel point, dans quelle (!) «... Il cTaprès Ions les rapports, qu’arrivés à Sauvenière, les I Prussiens se sont divisés en deux colonnes : Tune a du prendre la route de i Wavre par Sart-lez-Walhain ; l’autre parait s’êlre dirigée sur Perwez, On « \)QW{ peut-être en inférer qu’une portion va rejoindre Wellington et que le I centre, qui est Vannée de Blücher, se relire sur Liège : une autre colonne, avec de l’artillerie, ayant fait son mouvement de retraite sur Namur, le général Exelmans a ordre de pousser, ce soir, six escadrons sur Sart-lez- Walhain et trois sur Perwez. D’après leur rapport, si la masse des Prussiens se relire sur Wavre, je la suivrai dans celle direction... Siy au contraire,, | mes renseignements prouvent que la principale force prussienne a marché I par Perwez, je me dirigerai, par cette ville, à la poursuite de l’ennemi. » (Voir celte lettre, tome 1, page 244.) (2) Voir tome 11, pages 55-54. CHAPITRE QUlNZIÈiYIE. ^ direction il marcherait, une fois arrivé à Sart-lez-Walhain. Napoléon conclut, néanmoins, du mouvement sur ce vil- lage, à la marche du maréchal sur Corbais ou sur Wavre ; et il l’approuva (1). Mais cette conclusion était aventurée; les événements seuls la firent juste. Si Grouchy eût été décidé, en effet, à gagner Corbais ou Wavre, il aurait dit explicitement qu’il s’y porterait; et il s’y serait porté par le chemin direct, et non en faisant, par Sart-lez-Walhain, un détour qui allongeait sa route d’une lieue. La direction de Gembloux à ce village est intermédiaire au chemin direct de Gembloux à Wavre et à la voie romaine qui conduit vers Liège. Voilà, sans doute, pourquoi Grouchy marcha sur Sart-lez-Walhain. 11 espérait recevoir, avant d’y arriver ou en y arrivant, des informations qui lui ap- prendraient, enfin, par où se retirait la masse de l’armée prussienne; et il différait, jusqu’au moment où des rensei- gnements précis lui parviendraient, le soin de décider s’il prolongerait son mouvement au delà de Sart-lez-Walhain et d’en déterminer la direction nouvelle, s’il le prolongeait. Voilà pourquoi encore il se borna à prévenir Napoléon qu’il se porterait sur ce village. Réduit à de vagues nouvelles, irrésolu, il prit un moyen terme. Cette irrésolution fut cause du retard de la mise en marche de ses troupes, retard qui a été l’objet de vives et justes critiques. Vandamme ne partit de Gembloux qu’à sept heures, au (1) Vous avez écrit, ce malin à deux heures, à rempereur, que vous mar- cheriez sur Sarl-lez-Walhain -, rfouc, votre projet était de vous porter à Corbais ou à Wavre. Ce mouvement est conforme aux ordres de rempereur, qui vous ont été communiqués. » (Lettre du major général, datée du champ de bataille de Waterloo, le 18 juin, aune heure après-midi, et reproduite tome I, page 286.) 56 WATERLOO. lieu d’en partir à six, ainsi que le lui avait ordonné Grouchy. Cela est vrai. Mais cet ordre même reculait beaucoup trop le moinentdu départ. Grouchy aurait dû faire comme Bülow, lever ses bivacs dès la pointe du jour (1), dès trois heures du matin. Le mouvement sur Sart-lez-Walhain a été fortement blâmé. Grouchy, a-t-on dit, aurait dû marcher, non sur ce point, mais sur Mousty. A Gembloux, où l’avait envoyé Napoléon, il était déjà trop éloigné de la ligne d’opérations de celui-ci, et il s’en éloignait davantage en se portant à Sart-lez-Walhain. De plus, si les Prussiens étaient à Wavrc, ce mouvement le conduisait à aller les y attaquer de front, tandis qu’en gagnant Mousty, il pouvait manœuvrer, tout de suite, par la rive gauche de la Dyle et éviter cette grande difficulté. Grouchy a cru répondre victorieusement à la critique, en alléguant ses instructions et son incertitude sur la direction prise par Blücher. 11 avait reçu de Napoléon l’ordre de poursuivre les Prus- siens ; et cet ordre n’était nullement subordonné à la con- dition de se tenir toujours en mesure de coopérer prompte- ment avec l’armée qui suivait les Anglo-Hollandais par la chaussée de Charleroi à Bruxelles. Cette coopéra- tion même ne devenait-elle pas impossible, si les Prus- siens se retiraient sur Liège? D’ailleurs, Napoléon pa- raissait en avoir si peu besoin, qu’il ne faisait seulement pas connaître à son lieutenant sa position dans la nuit du 17 au 18. Grouchy, ignorant la direction de la retraite des Prus- siens, devait craindre d’ouvrir la voie à un retour offensif (1) Le 18 juin, à l’observatoire de Bruxelles, le soleil se leveà trois heures quaranle-huit minutes. CHAPITRE QUUNZIÉME. ^ sur la ligne d’opérations de notre armée, s’il se portait à Wavre avant d’avoir acquis la certitude que Blûcher ne s’était pas retiré vers Liège. Telle a été, en résumé, la défense de Grouchy. Elle est mal fondée. Ses instructions étaient incomplètes, trop vagues; Napo- léon aurait dû lui prescrire nettement de manœuvrer de manière à ne pas cesser de se trouver en rapport d’opéra- tions avec lui, à même de lui venir en aide au besoin; cela est vrai. Napoléon eut grand tort de ne pas faire connaître au maréchal sa position dans la nuit du 17 au 18, et même de ne pas lui indiquer ses projets pour le lendemain; cela est encore vrai. Un retour offensif de Blûcher sur la ligne d’opérations de notre armée n’était nullement impossible; il n’y a pas à le contester. Mais tout cela ne saurait justifier Grouchy d’avoir marché sur Sart-lez-Walhain et non sur Mousty. Ne pouvant trouver ni dans ses instructions, ni dans des renseignements certains ce qu’il avait à faire, il devait tirer sa résolution des circonstances. En pareil cas, l’hésitation n’est pas permise : il faut baser ses opérations sur la sup- position que son adversaire a agi et agira pour atteindre le résultat le plus favorable à ses intérêts et conformément au caractère qu’on lui connaît. Il n’y a pas d’autre règle de conduite rationnelle. L’art du général serait bien vulgaire, si l’on n’avait jamais à opérer que sur des ordres parfaits, des données certaines. Or, tout l’indiquait, la manœuvre la plus avantageuse pour Blûcher était celle qui devait le rapprocher le plus vite possible deWellington, réunir les Prussiens aux Anglo- Hollandais. Depuis l’ouverture des hostilités, les deux gé- néraux alliés avaient manœuvré pour opérer cette réunion; 58 WATERLOO. ce n’était évidemment pas après la défaite de l’une de leurs armées qu’ils pouvaient vouloir y renoncer ; l’activité, l’énergie, l’audace bien connues de Blücher, la ténacité aussi connue de Wellington suffisaient pour garantir qu’ils n’y renonceraient pas facilement. S’ils y parvenaient. Napoléon se trouverait exposé à être écrasé sous le poids des deux armées alliées. Cette catastrophe, le plus grand de tous les malheurs, Grouchy devait, avant tout, se mettre en position de la dé- tourner, dans la mesure de ses forces. De là, pour lui, l’im- périeuse obligation d’entrer, le plus promptement possible, en rapport d’opérations avec Napoléon ; et de là aussi la nécessité de marcher sur Mousty. De ce point, en eifet, mieux que de tout autre, il serait également à portée ou d’atténuer les conséquences de la réunion des Prussiens et des Anglo-Hollandais, si elle était déjà opérée, ou de la gêner, si elle ne l’était pas en- core. En ligne droite, Mousty est à moins de trois lieues de la chaussée de Bruxelles, et à moins de deux lieues de Wavre. En y arrivant, ou peu après y être arrivé, on recevrait, sans doute, des nouvelles de Napoléon et de l’armée prus- sienne, par les éclaireurs ; et ces nouvelles détermineraient la direction ultérieure du mouvement. Si les Prussiens étaient réunis déjà aux Anglo-Hollandais, on appuierait immédiatement sur Napoléon ; S’ils étaient encore à Wavre, on marcherait à eux par la rive gauche de la Dyle, en tournant leur position; S’ils étaient partis de Wavre et encore en mouvement sur le plateau, engagés dans les défilés du ruisseau de Lasne, on irait les attaquer pendant cette marche de flanc; Si, de Wavre, ils s’étaient repliés sur Bruxelles, ce qui indiquerait que Wellington n’aurait pas voulu défendre les CHAPITRE QUINZIÉME. abords de la forêt de Soignes, ou les suivrait dans cette direction en gagnant Wavre et y prenant leurs traces; Enfin, s’ils n’avaient pas paru sur ce dernier point; si, le laissant à leur gauche, ils avaient marché directement vers Louvain par la chaussée qui conduit de Namur à cette dernière ville, on se porterait sur Wavre et, de là, par un demi à-droite, sur leur flanc ou sur leurs derrières. En se dirigeant vers Mousty, Grouchy se serait donc mis à même, on le voit, de diminuer, dans la mesure de ses forces, les formidables conséquences de la manœuvre la plus probable, de la manœuvre presque certaine de son adversaire : celle qui avait dû ou devait réunir bientôt les deux armées alliées. 11 faut le remarquer encore, si Bliicher se fût retiré vers Liège et non vers Wavre et Bruxelles ou Louvain, le mou- vement sur Mousty n’aurait pas compromis la ligne d’opé- rations de l’armée française, dans le cas même où de faux renseignements auraient conduit à le prolonger jusqu’à Wavre ; car, tout en manœuvrant par sa gauche, Grouchy aurait pu, au moyen d’une partie de sa nombreuse cava- lerie, bien s’éclairer dans la direction de Liège et s’assurer qu’il ne se passerait rien de grave de ce côté sans qu’il en fût informé assez tôt pour rétrograder et s’opposer à un retour des Prussiens. Il avait un détachement de dragons à Perwez; il était donc certain, déjà, que, si l’armée prus- sienne s’était retirée vers Liège, elle était au delà du premier de ces points. Or, une fols à Wavre, il se serait trouvé en position de revenir avant elle sur la chaussée de Bruxelles. Il suffit de jeter un coup d’œil sur la carte pour s’en assurer. Ainsi, dans toutés les suppositions, c’était à Mousty et non à Sart-lez-Walhain que Grouchy devait se porter; et la justification de son mouvement sur le second de ces points est impossible : certainement, ce mouvement fut une faute. 60 WATERLOO. Mais cette faute n’exerça et ne pouvait exercer aucune influence sur la bataille de Waterloo. Groucliy l’aurait évitée ; il aurait marché à Mousty, il y aurait marché dès le point du jour, que nos armes n’en auraient pas moins subi un désastre. La preuve de cette assertion, c’est l’in- fériorité numérique de la colonne du maréchal relative- ment à l’armée prussienne. Avec trente-trois mille hommes, il ne pouvait empêcher Blücher de porter à Wellington l’aide qui détermina la catastrophe. L’armée prussienne réunie sur Wavre, dans 1a nuit du 17 au 18 juin, était de quatre-vingt-dix mille hommes, au moins. 11 n’est pas un écrivain sérieux qui ne l’ait admis. Napoléon lui-même l’a reconnu, dans le premier de ses écrits sur la campagne de Belgique (1). C’est dans ses Mé- moires seulement qu’il s’est aventuré à dire que le feu et la désertion avaient réduit les forces de Blücher à quatre- vingt, à soixante-dix, même à soixante mille hommes. La bataille de Waterloo fut rendue indécise par l’entrée en ligne de Bülow, à quatre heures et demie, vers Plance- noit. Elle fut décidée par l’irruption de Zieten sur la Haie et Papelotte, vers sept heures et demie; et, en ce moment, Pirch I, débouchant derrière Bülow, contribua beaucoup à porter le désastre au comble. Bülow eut près de six mille cinq cents hommes hors de combat. Mais Zieten et Pirch I en eurent, chacun, trois cents seulement, ce qui indique qu’ils eurent très peu d’ef- forts à faire. Bülow agit avec vingt-neuf mille hommes (2); Zieten, (1) « Malgré les pertes essuyées le 16, l’armée prussienne était encore (le 18) de quatre-vingt-dix mille hommes. » {Campagne de 1815, par Gour- gaud.) Dans le même ouvrage, comme dans ses Mémoires^ Napoléon évalue cette armée à cent vingt mille hommes, au moment de roiiverlure des hostilités. (2) On a vu que trois régiments de cavalerie (12 escadrons) et deux batail- CHAPITRE QUINZIÈME. Cl avec une division d’infanterie et presque toute sa cava- lerie (1); Pirch I, avec deux divisions d’infanterie et deux brigades de cavalerie (2). On peut donc estimer à quarante- cinq mille hommes, au plus, la force des troupes prus- siennes qui prirent part à la bataille de Waterloo. Wellington et Blücher connaissaient d’une manière assez exacte l’effectif de l’armée française qui était entrée en Belgique. La correspondance du premier le prouve nette- ment (3). L’un et l’autre étaient convaincus, le 18 au matin, que la presque totalité de l’armée française était réunie sur les hauteurs de la Belle-Alliance. Il n’y manquait, croyaient-ils, que le corps de Vandamme ; et cette croyance, ils la gardè- rent même le lendemain (4). Pendant la nuit, les communications furent permanentes Ions du corps de Bùlow furent retenus trop longtemps sur Wavre pour prendre part à la bataille de Waterloo. (1) Les trois autres divisions d’infanterie de Zieten, étant trop en arrière, vers Oliain, ne furent pas engagées. En outre, trois bataillons et trois esca- drons, sous les ordres du colonel Zepelin, restèrent sur Wavre; nous l’avons dit. (2) Les deux autres divisions d’infanterie, la troisième brigade de cavalerie de Pirch I, ne partirent de Wavre que vers quatre heures après midi ; nous l’avons dit aussi. (3) Nous avons trouvé, dans les archives du ministère de la guerre, à la Haye, une note qui montre également à quel point les généraux alliés étaient renseignés sur les forces de l’armée française. Cette note, datée de Gaiid, le 10 juin, est signée par le duc de Feltre (Clarke) ministre de Louis XVlll, et adressée au chef d’état-major du prince d'Orange, le géné- lal Constant de Rebecque. Elle est très-détaillée et fixe à 120,000 hommes (non compris le grand parc) l’effectif de la garde impériale, des ler^ 5e, 4e, 6c corps, dans lesquels elle confond les quatre corps de réserve de cavalerie. « La personne qui m’envoie ces détails, écrit Clarke, et qui est instruite Cl parfaitement sûre, craignant d’être compromise, n’a pas voulu les donner par écrit. Us ont été confiés à la mémoire d’un officier qui vient d’arriver, et sur les sentiments duquel on peut compter. » (4) Rapport de Wellington, en date du 19 juin 02 WATERLOO. entre les deux généraux ; et Wellington ne se décida à rece- voir la bataille à Mont-Saint-Jean que sur l’assurance réité- rée de la coopération de deux corps de l’armée prussienne. Tous ces faits sont certains. 11 est hors de doute aussi que Blücher ne manquait ni de coup d’œil, ni de confiance dans l’énergie de ses troupes, qu’il manquait encore moins do résolution, d’audace. Cela suffît pour mesurer la puissance de l’action qu’aur rait pu exercer Grouchy, dans la journée du 18 juin, au cas où, mieux inspiré, il aurait manœuvré comme il le devait. Partant de Gembloux à trois heures du matin et non à. sept, se portant sur Mousty et non sur Sart-lez-Walhain, marchant sur deux colonne et non sur une seule, il serait arrivé à dix heures et demie sur la Dyle; on doit en juger ; par le temps que mit la tête de colonne de son infanterie, le ; corps de Vandamme, à gagner Nil-Saint-Vincent. Mais ce mouvement aurait été reconnu immédiatement ‘ par les éclaireurs du colonel Ledebur, qui occupait Mont- ! Saint-Guibert; Blücher, par suite, en aurait eu très- promptement avis et aurait pris des dispositions pour s’y opposer. Soit négligence, soit présomption, les ponts de Mousty et ' d’Otlignies, à un quart de lieue l’un de l’autre, celui-ci ma- 1 çonné, celui-là en bois, n’avaient pas été coupés (1). Zieten, qui était bivaqué à Bierges (2), aurait reçu l’ordre d’aller ‘ en défendre l’accès; et Pirch I, partant aussitôt de Sainte- 1 Anne et d’Aisemont (3), gagnant les ponts de Limai et de (1) Dans nos précédentes éditions, nous avions dit que le pont de Mousty était maçonné. C’était une erreur. En Î815, nous en avons acquis la certitude, il n’existait à Mousty qu’un pont qui était formé de trois sommiers de chêne et présentait un mètre seulement pour le passage. (2) De Bierges à Ollignics, il n'y a que cinq kilomètres en ligne droite. | (3) De Saialc-Aunc cl d’Aisemont à Ollignics, il y a 5 kilomètres, à peu près. CHAPITRE QUliNZIËME. C3 Limelelte, serait allé le soutenir. A part même la nécessité de ne pas laisser tourner la position de Wavre, Blücher n’aurait pu manquer d’agir ainsi; car il aurait eu à couvrir le mouvement de flanc qu’opérait alors Bülow, marchant sur Chapelle-Saint-Lambert. En arrivant à Mousty et à Ottignies, Grouchy se serait donc trouvé en face de quarante mille hommes et de cent cinquante bouches à feu, retranchés derrière une rivière non guéable et d’abords très-difficiles. Il n’en fallait pas tant, en pareille position, sinon pour lui interdire absolu- ment le passage, au moins pour le lui disputer toute la journée; et, pendant cette lutte, Bülow et Thielmann, c’est- à-dire cinquante mille hommes, seraient allés décider la ba- taille de Waterloo à Plancenoit et à Papelotte. En un mot, le combat que Grouchy livra sur Wavre, ce jour-là, se serait livré à Mousty et à Ottignies. Or, on l’a vu, ce combat dura de quatre heures du soir à onze et fut une action indécise qui aurait dû ‘se prolonger bien des heures encore avant de permettre à Grouchy d’aller appuyer Napoléon. En outre, il faut le remarquer, Grouchy, à Wavre, eut à lutter contre seize ou dix-huit mille hommes seulement. Par un concours de circonstances bien peu probables, il aurait pu se faire, cependant, que Groucby eût été assez heureux pour se saisir des ponts de Mousty et d’Ottignies, pour passer la Dyle avant que les Prussiens se fussent trouvés en mesure de s’y opposer. Ne rencontrant aucun obstacle, il aurait eu achevé son passage avant midi. Sachant alors que l’armée prussienne était proche, il aurait marché à elle, rencontré Zietcn et Pirch I, rangés sur les hauteurs en arrière du ruisseau de Limelette et les aurait attaqués au moment, à peu près, où le bruit intense du canon lui aurait appris qu’une grande bataille s’engageait sur sa gauche, vers Mont-Saint- Jean. 64 WATERLOO. En telle circonstance, à quel parti se serait-il arrêté? Renonçant à l’attaque, aurait-il manœuvré tout de suite J pour rejoindre Napoléon? On peut l’admettre. Mais, alors, Blûcher aurait, de son côté, manœuvré en conséquence. Il aurait laissé Bülow continuer son mouvement sur Chapelle- Saint-Lambert et Plancenoit, dirigé le corps de Thielmann, partie à la suite de Bülow, partie vers Ohain, ordonné à Zieten et à Pirch I de suivre Grouchy, de le harceler, de le combattre, de retarder sa marche par tous moyens ; et la plus mauvaise chance qu’il aurait pu rencontrer eût été que - ses deux lieutenants, n’ayant pas réussi à empêcher le ma- réchal français de prendre part au dernier acte de la ba- taille de Waterloo, fussent arrivés sur Plancenoit en même ' temps que -ce dernier. Or, dans cette supposition, le résultat ; de la journée serait resté le même ; car l’armée française, i ainsi réunie au moment de la crise suprême, aurait eu de- ! vaut elle toutes les forces de Wellington et de Blücher, qui , l’auraient écrasée sous leur poids. < Il convient d’y insister, d’ailleurs, pour rester dans le : vrai : on ne peut guère regarder comme probable que Grouchy, partant de Limelette et ayant à combattre, c’est-à- dire à manœuvrer, eût pu arriver avant neuf heures sur j Plancenoit. Les deux premières divisions de Pirch I, qui I partirent à midi de Wavre, qui n’eurent pas le moindre | combat à livrer en chemin, ne rejoignirent Bülow, on l’a vu \ antérieurement, qu’à sept heures et demie. . | Grouchy, au lieu de marcher pour rejoindre Napoléon, aurait-11, au contraire, persisté, malgré la canonnade de Mont-Saint-Jean, à attaquer Zieten et Pirch I, formés der- rière le ruisseau de Limelette? On peut l’admettre aussi; c’est même, sans doute, ce qu’il aurait fait. Mais Blücher, I qui aurait eu, dans ce cas comme dans l’autre, le temps de I reconnaître les forces du maréchal français, aurait disposé I CHAPITRE QUINZIÈME. 65 encore de Bülow et de Tliielmann pour aller appuyer les Anglo-Hollandais, et confié àZieten et à Pirch I la mission de résister à la diversion de Grouchy. Établis dans une bonne position, luttant à quatre contre trois, munis d’une artillerie d’un tiers plus nombreuse que celle de leur adversaire, les deux généraux prussiens se se- raient trouvés bien à même, à coup sûr, d’opposer une longue résistance; et c’est rester en deçà de la vérité que d’admettre qu’ils l’auraient prolongée jusqu’à sept heures. Le lendemain de ce jour, nous le verrons bientôt, il fallut à Grouchy près de huit heures pour battre et mettre momen- tanément hors de cause trois divisions prussiennes, fortes seulement d’une quinzaine de mille hommes. Or, ce maréchal, retenu jusqu’à sept heures à Limelette ou au delà, n’aurait pu, quoi qu’il eût fait, arriver à temps pour prendre la moindre part à la bataille de Waterloo. Les deux dernières divisions de Pirch I , la brigade même de cavalerie de Sohr, qui partirent de Wavre, on l’a re- marqué, à quatre heures, qui marchèrent le plus rapide- ment possible, pressées par les ordres incessants de Biücher, n’avaient pas encore rejoint l’armée prussienne à la nuit close. Quelle que soit l’hypothèse où l’on se place, pourvu qu’on tienne compte des faits connus et qu’en supposant les opéra- tions qui auraient dû être faites d’un côté, on admette aussi les opérations qui auraient dû en résulter de l’autre, l’in- justice de l’accusation portée contre Grouchy devient mani- feste. Il aurait marché plus tôt, manœuvré comme l’indiquaient les circonstances et les règles de la stratégie, que le dé- sastre de Waterloo n’eût été ni moins sûr, ni moins com- plet, nous le répétons, La raison absolue, péremptoire de cette assertion, c’est, nous le répétons aussi, l’infériorité WA'i’EKLUO. 66 des forces du maréchal relativement à l’armée prussienne. Cette armée comptait quatre-vingt-dix mille hommes au moins. De ce nombre, la moitié combattit plus ou moins longtemps contre Napoléon et détermina la catastrophe. Grouchy, avec ses trente-trois mille trois cents hommes, retenant l’autre moitié près de Wavre, aurait certainement fait une oeuvre difficile; mais cette œuvre même n’aurait pas suffi pour conjurer le malheur de nos armes. Et, si, re- nonçant à combattre sur la rive gauche de la Dyle, il eût manœuvré directement pour rejoindre Napoléon; si, contre toute probabilité, il l’eût rejoint assez tôt pour entrer en ligne près de lui, toute l’armée prussienne se serait trouvée réunie aux Anglo-Hollandais; et la puissance du nombre l’aurait encore emporté : cent soixante mille hommes et ‘ quatre cent quarante bouches à feu auraient écrasé cent ; mille hommes et trois cent quarante bouches à feu. On a blâmé très-vivement aussi Grouchy de n’avoir pas ; écouté le conseil qui lui fut donné par Gérard à Sart-lez- ' Walhain, au bruit de la canonnade de Mont-Saint-Jean. Ce blâme est très-mérité, non pas, contrairement à ce qui a été dit, parce qu’il est déréglé absolue de marcherau canon, car , cette règle souffre bien des exceptions et en souffre surtout ' quand on a déjà des forces ennemies devant soi ; mais parce ; qu’à Sart-lez-Walhain, la nécessité de manœuvrer par la i gauche était devenue plus pressante encore qu’à Gembloux. j Le maréchal le savait enfin, lui-même en est convenu, | l’armée prussienne ne s’était pas retirée sur Liège; elle s’était concentrée sur Wavre dans la nuit. Dès lors, le reien- tissement de la bataille qui s’engageait aux abords de la forêt de Soignes ne laissait guère la possibilité d’admettre que cette armée n’eût pas rejoint déjà, ou, tout au moins, ne fût en mouvement pour rejoindre les Anglo-Hollandais : si près l’un de l’autre, Blûcher et Wellington avaient dû con- j CHAPITRE QUIiNZIÈME. 67 ccrter une action commune, pour le jour même, contre Na- poléon. Comme le proposa Gérard, il fallait donc se hâter d’aller passer la Dyle à Mousty pour se rapprocher de la masse de l’armée française, lier les communications, se mettre en rapport d’opérations avec elfe, en posi; tion d’aller la renforcer ou d’agir, s’il en était temps en- core, si l’on ne pouvait davantage, afin de gêner, de re- tarder la réunion de Blücher avec "Wellington. Continuer la marche de Sart-lez-Walhain sur Wavre, c’était différer le moment où l’on serait à même d’atteindre ces résultats ; et, en pareille circonstance, tout délai était fâcheux. Grouchy s’y décida, cependant, par la raison, a-t-il dit, qu’il croyait les Prussiens à Wavre, qu’il les y croyait d’autant plus, qu’Exelmans avait rencontré leur arrière-garde vers Neuf- Sart. Mais cela même n’excuse pas sa résolution, nous l’avons déjà fait remarquer. En supposant les Prussiens à Wavre, en supposant qu’il dût les y trouver à son arrivée sur ce point, il devait aller passer la Dyle beaucoup plus haut, afin de tourner leur position, d’éviter de les attaquer de front. Ainsi, il eut tort de repousser l’avis ouvert par Gérard; et c’est très-justement qu’on l’en a blâmé. Mais on a été plus loin : on a prétendu qu’en exécutant la manœuvre conseillée par son habile lieutenant, il aurait empêché le désastre de Waterloo; et rien n’est moins exact. Ce que nous avons dit précédemment suffirait pour le prouver. 11 convient, cependant, de préciser davantage, d’examiner les faits et les probabilités, en se plaçant dans les circonstances mêmes de temps, de distance, de terrain où se trouva le maréchal ; circonstances inexactement rapportées ou complètement méconnues par ses cri- tiques. Gérard proposa de marcher sur Mousty lorsque le bruit 68 WATERLOO. intense du canon annonça qu’une bataille s’engageait vers Mont-Saint-Jean. Il était donc midi ou un peu plus; car ce fut à cette heure-là seulement que la canonnade devint vio- lente par l’ouverture du feu de la grande batterie placée à l’aile droite de Napoléon (1). Le corps d’Exelmans était alors, partie à Neuf-Sart, partie vers Dlon-le-Mont ; celui de Vandamme à Nil- Saint-Vincei|it ; celui de Gérard atteignait Sart-lez-Wal- hain ; Pajol et Teste s’avançaient de Grand-Leez sur Tourinnes. Le conseil de Gérard, exposé par lui-même, fut « d’en- voyer sur-le-champ l’ordre au général Vallin, qui, en éclai- rant la gauche, se trouvait plus rapproché de la Dyle, de se porter en toute diligence sur le pont de Mousty, d’y passer la rivière, et, une fois sur la rive gauche, de pousser des reconnaissances dans la direction de Chapelle-Saint- Lambert et de Frlchemont, pour avoir des nouvelles des Prussiens. Le troisième corps (Vandamme), qui se trouvait à Nil-Saint-Vincent, aurait fait tète de colonne à gauche en se dirigeant également sur Mousty. Le quatrième corps (Gérard) et la cavalerie d’Exelmans auraient suivi ce mou- vement. En même temps, le général Pajol aurait reçu l’ordre de se rendre devant Wavre avec sa cavalerie et la division Teste; ces troupes réunies auraient été chargées spéciale- ment de repousser au delà de Wavre la faible arrière-garde ennemie qui était restée sur la rive droite et ensuite d’ob- (1) Gérard dit que ce fut à onze heures et demie qu’il donna son con- seil à Grouchy (Dernières observations, p. 30); mais dans l’cxirait d’une lellre du général Valazé, qu’il publie ensuite (p. 31 et 32), on lit que ce fui au moment où se fît entendre « une épouvantable canonnade. » Or , la canonnade de Waterloo ne devint très-forte, on le sait, qu’ù midi passé. La différence d’une demi-heure est, du reste, ici de faible importance; on va le voir. CHAPITRE QUINZIÈME. 69 server le corps de Thielmann et de masquer noti e mouve- ment sur l’armée de l’empereur (1). » Quel pouvait être le résultat de la manœuvre ainsi con- seillée? L’avant-garde prussienne, qui était restée à Mont-Saint- Guibert presque toute la matinée, avait battu en retraite jusque vers la Baraque, où elle faisait ferme contenance devant Exelmans. Les ponts de Mousty et d’Ottignies n’avaient pas été détruits ; ils n’étaient pas gardés; ’Vallin pouvait donc aller les saisir facilement et assez prompte- ment. Cela n’est pas douteux. A Nil-Saint-Vincent, Vandamme se trouvait à deux lieues en ligne droite de ces ponts, à deux lieues et demie, sinon plus, par les traverses à suivre. 11 aurait reçu l’ordre de changer et aurait changé de direction à midi et demi, ou un peu plus tard ; les chemins étaient plus difficiles (2) que ceux qu’il venait de parcourir de Gembloux à Nil-Saint- Vincent; il serait donc arrivé sur Mousty et Ottignies vers cinq heures, au plus tôt. (1) Dernières observations, etc. Nous n'avons pas besoin de faire remar* quer l’erreur de Gérard dans ces dernières lignes : à midi, trois corps prussiens étaient encore à Wavre ou auprès; il y avait dix-huit mille hommes, ce qui n’était pas une faible arrière-garde, sur la rive droite de la Dyle; et le corps de Thielmann devait partir, alors, pour marcher sur Couture. Quand Pajol et Teste, dans la supposition où Gérard se place, se- raient arrivés devant Wavre, Thielmann en aurait déjà été loin. (2) Pendant un long exil, le général Lamarque eut le loisir de visiter le théâtre des opérations de Grouchy. Voici ce qu’il dit du terrain qu’auraient eu à parcourir Vandamme et Gérard pour se porter de Nil-Saint-Vincent et de Sart-lez-Walhain sur Mousty et Oitignies : « Le terrain offrait de grandes difficultés : on est tout étonné de trouver, dans celte partie, des montagnes élevées, des ravins profonds, enfin comme une espèce de contre- forts des Alpes et des Pyrénées, à travers lesquels il eût été difficile de traîner l’artillerie. » {Mémoires du général Lamarque. — Notice sur les cent-jours.) Lamarque donne par ces mots une idée exagérée du relief du terrain, mais non des difficultés que nos troupes y auraient rencontrées. II. 6. 70 WATERLOO. Gérard qui, à Sart-lez-Walliain, en était plus éloigné, mais qui,par compensation, aurait commencé son mouvement un peu avant Vandamme, aurait franchi la rivière vers six heures. A Mousty, on se serait trouvé à deux lieues et demie en ligne droite, à plus de trois lieues encore de Plancenoit par les traverses à prendre, traverses très-mauvaises. 11 aurait donc été impossible à l’infanterie de paraître sur le champ de bataille de Napoléon avant neuf heures et demie ou dix heures. Or, à ce moment, le désastre,.on l’a vu, était déjà complet. Grouchy ne serait arrivé que pour s’y faire enve- lopper. Quinze ans après le funeste événement, Gérard, écrivant dans toute l’irritation d’un violent débat, a avancé qu’on aurait pu arriver « à Chapelle-Saint -Lambert ou Frichemont vers quatre heures et demie (1); » puis, par grande conces- sion, qu’on aurait pu y parvenir, au moins, « à sept heures et demie; » et, a-t-il ajouté, « en nous montrant alors à l’ennemi, en faisant diversion aux attaques qu’il dirigeait contre la droite et les derrières de notre armée, surtout en le plaçant lui-même entre deux feux..., on voit que nous pouvions, non-seulement prévenir les désastres de la journée, mais que nous aurions placé l’armée prussienne elle-même dans la plus critique des positions (2). » Ces assertions, corroborant l’accusation lancée par Napo- léon contre Grouchy, ont trouvé généralement créance. Cependant, elles ne supportent pas la critique. Gérard s’appuie sur une inexactitude; il dit que « de Sart- lez-'Walhain à Chapelle-Saint-Lainbert ou Frichemont, il n’y a pas plus de quatre lieues (3), » tandis qu’en ligne (1) Dernières observations, etc., p. 31. (2) Ibid., [i. ^7. (3) Ibid., etc , p. 31. A celte brochure de Gérard se trouve jointe une carte Irès-inexacte du théâtre des opérations de Grouchy. CHAPITRE QUINZIÈME. droite, il y en a plus de quatre et demie entre les deux pre- miers points, et plus de cinq et demie entre le premier et le dernier; ce qui, par chemins, en donne près de six pour la plus courte de ces distances. Cette rectification suffit tout d’abord pour prouver l’impossibilité de parvenir à Cbapellc- Saint-Lambert vers quatre heures’ et demie. Mais Gérard, concédant qu’il aurait bien pu en être sept et demie quand on y serait parvenu, n’a pas encore assez concédé. Vingt mille hommes et plus d’infanterie, traînant avec eux de l’artillerie, n’auraient pas franchi une distance de six lieues, entre midi et sept heures et demie, à travers tant de défilés, dans l’état afi’reux où la pluie avait mis les chemins à parcourir, et dans la nécessité où ils auraient été de passer la Dyle sur les ponts étroits de Mousty et d’Ottignies (1). On en trouve la preuve dans la lenteur forcée de la marche des corps prussiens qui allèrent de Wavre à Plancenoit et à Papelotte ; dans la lenteur aussi de celle de Gérard lui-même et de Vandamme, le 17 juin et dans la matinée du 18 : ces deux généraux avaient mis sept heures, « en marchant aussi vite qu’il était humainement possible (2) » pour se rendre du champ de bataille deLigny àGembloux; ils en avaient mis quatre pour aller de Gem- bloux à Sart-lez-Walhain. Il importe, d’ailleurs, de faire observer que, si Grouchy eût marché sur Chapelle-rSaint-Lambert et y fût arrivé à sept heures et demie même, comme Gérard avance que (1) Le pont en bois de Mousty n’avait qu’un mètre de jarge. Le pont ma- çonné d’Ottignies existe encore tel qu’il était en 1815. Sa largeur est de 3™7û mesurée entre les parapets; mais elle est réduite à trois mètres par les bornes qui protègent ceux-ci, et ne permet, par conséquent, le passage de l’artillerie que pièce par pièce, caisson par caisson. (2) Quelques documents sur la bataille de Waterloo^ par le général Gé- rard. 72 WATERLOO. cela était possible, il aurait fait un mouvement inutile ; car il s’y serait trouvé séparé du champ de bataille de Napoléon par plus d’une lieue et par les défilés si difficiles du ruis- seau de Lasne. C’eût donc été, non sur Saint-Lambert, mais sur Frichemont ou Plancenoit, qu’il aurait dû se diriger tout d’abord, ce qui aurait allongé sa route d’une lieue et remis, au compte de Gérard lui-même, à neuf heures son entrée en ligne vers l’un ou l’autre de ces points. A moins de négliger absolument les circonstances de temps, de distances, de terrain; à moins d’admettre que les troupes prussiennes, malgré leur ardeur, malgré les excita- tions de leurs chefs et du canon, n’ont pas marché aussi vite qu’elles le pouvaient; à moins d’admettre aussi que Gé- rard n’a pas dit vrai en donnant pour motif péremptoire à la lenteur de son mouvement, le 17, la difficulté extrême des chemins ; que Vandamme et lui n’ont pas marché, dans la matinée du 18, aussi vite qu’ils l’auraient pu, il est im- possible, on le voit, de croire aux assertions formulées contre Grouchy par son lieutenant et inconsidérément ré- pétées par tant d’écrivains. Mais il y a plus : c’est qu’en acceptant pour aussi bien fondée qu’elle l’est mal, l’affirmation de celui-ci sur le temps nécessaire pour atteindre Frichemont ou Plancenoit, il n’en résulte nullement que le maréchal aurait pu exercer une in- fluence heureuse sur le résultat de la bataille de Waterloo. Gérard, en effet, calcule et conclut comme si Grouchy eût dû trouver la route absolument libre devant lui. Mais il en aurait été bien autrement; cela ne saurait faire l’objet d’un doute. Sa manoeuvre aurait indiqué à l’ennemi qu’il de- vait exécuter une manœuvre correspondante , et il l’aurait exécutée. A midi, on l’a vu, Bülow avait sa division d’avant-garde massée à Ghapelle-Saint-Lambert; ses autres divisions chc- CHAPITRE QUINZIÉME. 7, minaient enlre Wavre et ce point; et deux de ses bataillons douze de scs escadrons, aux ordres du colonel Ledebur étaient restés sur la rive droite de la Dyle, vers la Baraque] en face d’Exelmans. A la même heure, Zieten partait de Wavre, se dirigeant sur Fromont et Ohain , et laissant trois bataillons et trois escadrons sous le colonel Stengel en ob- servation a Limai. A la môme heure encore, les deux pre- mières divisions de Pirch I, ayant passé la Dyle, s’avan- çaient vers Chapelle-Saint-Lambert, sur les traces deBülow ; ses deux dernières divisions, une de ses brigades de cava- lerie, celle de Sobr, s’ébranlaient pour les suivre; etTliiel* mann allait se porter sur Couture, direction de Plancenoit, confiant la défense de Wavre à une faible arrière-garde. Les mouvements d’Exelmans , sa réunion à la division Vallin, puis l’arrivée de Vandamme à la Baraque, enfin la marche sur Wavre, firent modifier l’ordre de Blûcher, en vertu duquel agissaient les généraux prussiens. Bülow, Zieten, les deux premières divisions de Pirch I, continuèrent leur route; les colonels Ledebur, Stengel, les deux dernières divisions de Pirch I, Sohr, Thielmann sus- pendirent leur marche; mais, à quatre heures, c’est-à-dire au moment même où Vandamme commençait l’attaque de Wavre, où Gérard paraissait sur les hauteurs de la Dyle, la marche interrompue était reprise; Thielmann et Stengel seuls restaient en face de Grouchy. Voilà comment les choses se passèrent. Mais, si Grouchy se fût dirigé vers le champ de bataille de Waterloo, au lieu de poursuivre sur Wavre , voici com- ment elles se seraient passées: Vallin d’abord, qui serait allé saisir les ponts de Mousty et d’Ottignies, Exelmans, quj aurait gagné les mêmes points, auraient révélé à Ledebur, par leur mouvement, la manœuvre en voie d’exécution; et, tout aussitôt, les généraux prussiens auraient agi en consé- 74 WATERLOO. quence. Celles de leurs troupes qui se seraient trouvées sur la rive droite de la Dyle, auraient passé cette rivière à Limai, ^ au moulin de Bierges, à Wavre, et, se réunissant près du premier de ces points, aux troupes restées sur la rive gauche, laissant seulement quelque arrière-garde chargée de couper, barricader, défendre au besoin les ponts, elles auraient marché pour s'opposer au mouvement de flanc opéré par Grouchy. Les deux faibles divisions de Pajol et de Teste ne pouvant, d’ailleurs, quelque diligence qu’elles eussent faite, se présenter sur les hauteurs de Wavre avant six ou sept heures, il n’y aurait pas eu à espérer quelles pussent donner le change à l’ennemi., Grouchy, avec les vingt-neuf mille hommes d'Exelmans, de Vandamme, de Gérard, aurait donc trouvé, sur sa route, la moitié du corps de PirchI, le corps deThielmann, les dé- tachements de Stengel et de Ledebur, près de trente-cinq mille hommes dont environ trois mille de cavalerie. On doit admettre qu’il les aurait battus; mais qui dit combat, et surtout combat contre des forces supérieures, dit manœuvre ; et Grouchy, forcé de manœuvrer, de combattre, aurait perdu bien du temps avant d’avoir mis son ennemi hors de cause, avant de s’être frayé la voie vers le champ de bataille de Napoléon. Mais eût-il été retardé de deux heures seulement, ce qui est fort peu dire à coup sûr, il n’y aurait paru qu’à la i nuit close, au moment où aucun Français ne s’y trouvait j plus, sauf les blessés et les morts. \ Il ne faut pas l’oublier, d’ailleurs, ces trente-cinq mille Prussiens que Grouchy aurait trouvés sur sa route en mar- chant vers Napoléon d’après le conseil de Gérard, ne pri- rent aucune part, absolument aucune, à la bataille de Wa- terloo. Ainsi, môme en acceptant comme vraie l’assertion erronée que sept heures et demie auraient suffi pour parcourir la CHAPITRE QUINZIÈME. 75 distance de Nil-Saint-Vincent et Sart-lez-Walhain à Friche- mont ou Plancenoit, la colonne de Grouchy ne serait arrivée sur ces derniers points que pour être enveloppée dans la catastrophe; on est obligé de le reconnaître, à moins de supposer que les chefs de trente-cinq mille Prussiens n’au- raient opposé aucun obstacle à sa marche, qu’ils auraient été frappés soudainement de cécité ou de paralysie. On a eu raison de vanter le conseil de Gérard; et celui-ci a bienfait d’en revendiquer l’honneur (1); car ce conseil était conforme aux principes de la guerre; mais on a eu grand tort d’en tirer la conséquence qu’il aurait sauvé la fortune de nos armes. Cet examen de la grave question qui a été l’objet de dé- bats aussi ardents que prolongés ne serait pas complet si nous passions sous silence certaines assertions des écrits de Sainte-Hélène. Napoléon affirme avoir donné verbalement à Grouchy, avant de quitter Ligny, « l’ordre positif de se tenir toujours entre la chaussée de Charleroi à Bruxelles et Blücher, afin d’être constamment en mesure de se réunir sur l’armée. 11 était probable, ajoüte-t-il, que Blücher se retireraitsurWavre; cet ordre prescrivait qu’il (Grouchy) y fût en même temps que lui ; si l’ennemi continuait à marcher sur Bruxelles et qu’il passât la nuit couvert par la forêt de Soignes, qu’il le fît suivre jusqu’à la lisière de la forêt ; s’il se retirait sur la Meuse, pour couvrir ses communications avec l’Allemagne, qu’il le fît observer par l’avant-garde du général Pajol et occupât ’Wavre avec la cavalerie d’Exelmans, le 3“ et le corps d’infanterie, afin de se trouver en communication avec le quartier général, qui marchait sur la chaussée de Char- leroi à Bruxelles (2). » (t) Dans son premier écrit, Grouchy l'avait nié. (fî) Mémoires^ l. IX, p. 9j. 76 WATERLOO. Grouchy a opposé une dénégation formelle à la version de Napoléon, imaginée, a-t-il dit, dans les loisirs de Sainte- Hélène; et, tout concourt à le démontrer, la vérité est de son côté. Un ordre aussi important que celui que rapportent les Mémoires de Sainte-Hélène, un ordre qui aurait posé une règle absolue aux mouvements du maréchal, devrait, s’il eût réellement été donné, se trouver reproduit, et de la façon la plus saillante, dans les instructions dictées par Napoléon à Bertrand. Or, on ne Ty trouve pas; il n’y est pas indiqué par la moindre allusion; et même on y voit que le chef de l’armce française laisse à son lieutenant liberté entière de manœuvres, lui recommande seulement « de poursuivre l’ennemi..., de pénétrer ce qu’il veut faire (1). » Cela suffirait déjà pour prouver que Grouchy a justement qualifié la version des Mémoires. Mais il en est d’autres preuves. Écrivant, à Sainte-Hélène, après les événements, Napo- léon dit avoir regardé comme probable la retraite de Blü- cher sur Wavre ; mais, à Ligny, quand il dictait à Bertrand les instructions pour Grouchy, il n’avait pas une vhe si nette des mouvements du général prussien ; il admettait égale- ment ces deux hypothèses : « ou Blücher se séparait des Anglais, ou il voulait se réunir à eux pour couvrir Bruxelles et Liège, en tentant le sort d’une nouvelle bataille; » et, loin de prescrire au maréchal de se porter sur Wavre, « d’y être en même temps que Blücher, » il lui ordonnait « de se rendre à Gembloux avec toutes ses forces, » à Gernbloux, qui se trouve à deux lieues à l’est de la direction de Ligny à Wavre; il ne parlait pas de ce dernier point; il n’en écri- vait pas le nom. Et il y a plus : Napoléon n’a pu même rc- (I) Voir CCS iiislruclions, lome I, p. 241. CHAPITRE QüINZlEiViE. 77 commandera à Groucliy d’ôtre h Wavrc en meme temps que Blüclier; )) car il savait que Groucliy serait dans l’impossi- bilité de quitter Ligny de bonne heure dans l’après-midi et que Blücber avait déjà une très-longue avance de marche. De Ligny à Wavre, il y a six lieues en ligne droite, près de huit lieues par le chemin le plus court. L’ordre « positif » verbalement donné, au dire des Mé- moires de Samte-Héiène, et si formellement contredit par les instructions écrites, acquises à l’histoire, par les faits memes, ne mérite donc pas la moindre créance (1). Dans son ardeur à se justifier de n’avoir pris aucune me- sure pour s’opposer à la manœuvre qui réunit les Prussiens aux Anglo-Hollandais, Napoléon a affirmé encore qu’il avait envoyé à Grouchy, dans la nuit du 17 au 18, l’ordre d’oc- cuper, par un fort détachement, la position de Chapelle- Saint-Lambert. Les Mémoires de Sainte-Hélène racontent ainsi ce qui se serait passé à ce sujet. (( A dix heures du soir, l’empereur expédia un officier au maréchal Grouchy, que L'on supposait sur Wavre, pour lui faire connaître qu’il y aurait, le lendemain, une grande ba- taille; que l’armée anglo-hollandaise était en position en avant de la forêt de Soignes, sa gauche appuyée au village de la Haie; qu’il lui ordonnait de détacher, avant le jour, de son camp de Wavre, une division de sept mille hommes de toutes armes et seize pièces de canon sur Chapelle-Saint- Lambert pour se joindre à la droite de la grande armée et opérer avec elle; qu’aussitôt qu’il serait assuré que le ma- réchal Blücher aurait évacué Wavre, soit pour continuer sa (I) M. Thiers a prétendu prouver que Napoléon donna, au moins, -à Grouchy Tordre de manœuvrer de manière à rester toujours entre lui et les Prussiens. Mais sa preuve consiste dans un témoignage inexactement rap- porté. (Voir la partie de la note N relative à Grouchy.) U. 7 78 WATERLOO. retraite sur Bruxelles, soit pour se porter dans toute autre direction, il devait marcher avec la majorité de«es troupes pour appuyer le détachement qu’il aurait fait sur Chapelle- Saint-Lambert. « A onze heures du soir, une heure après que cette dépêche était expédiée, on reçut un rapport du maréchal Grouchy, daté de Gembloux, cinq heures du soir. Il rendait compte qu’il était, avec son armée, à Gembloux (1), ignorant la direction qu’avait prise Blücher, et s’il s’était porté sur Bruxelles ou sur Liège... Ainsi le maréchal Grouchy lui avait échappé et était à trois lieues de lui ! ! ! Le maréchal Grouchy n’avait fait que deux lieues dans la journée du 17. Un second officier lui fut envoyé, à quatre heures du matin, pour lui réitérer l’ordre qui lui avait été expédié à dix heures du soir. Une heure après, à cinq heures, on reçut un nouveau rapport daté de Gembloux, deux heures du matin; le maréchal rendait compte, etc. » Grouchy a assuré n’avoir eu connaissance de pareilles dépêches que par les écrits de Sainte-Hélène; et il ne fit pas de détachement sur Chapelle-Saint-Lambert. C’est déjà une forte présomption contre la véracité des Mémoires; car il était, notoirement, un de ces généraux trop esclaves de l’ordre reçu, trop heureux que le chef leur prescrivît ce qu’ils avaient à faire, pour qu’on puisse admettre qu’il ne se serait pas conformé aux instructions de Napoléon, si elles lui fussent parvenues. On n’a jamais pu indiquer le nom ni le grade des offi- ciers qui en étaient porteurs ; ces instructions mêmes n’ont laissé aucune trace sur les registres de l’état-major. Il y a (1) A cinq heures, Grouchy n’avail pu écrire cela ; ear Vandamme et Gé- rard n'arrivèrent sur Gembloux qu'à neuf et dix heures du soir. (Vo* tome I, pages 242-261.) CHAPITRE QUINZIÈME. 19 là de nouvelles présomptions contre le récit venu de Sainte' Hélène. Mais ce qui le dément absolument, c’est le récit même, c’est encore la dépêche écrite au maréchal, le 18, à dix heures du matin, et parvenue à sa destination. Ce récit est basé sur deux assertions : que Napoléon a supposé Grouchy sur Wavre, le 17 juin au soir; qu’il a connu la réunion de l’armée prussienne sur ce point, au même moment; et ces assertions sont erronées. Napoléon n’a pu supposer Grouchy sur Wavre ; car, de Ligny à cette ville, il y a neuf lieues en passant par Gem- bloux, où il lui avait ordonné de se porter, neuf lieues sur des chemins de traverse (1) : et il venait de voir, par les lenteurs forcées de sa propre marche des Quatre-Bras aux hauteurs de Rossomme (neuf à dix kilomètres de distance), que Grouchy, qui n’avait pas eu de chaussée pour faciliter son mouvement, avait dû marcher encore plus lentement que lui. Napoléon n’a pas connu la réunion de l’armée prussienne sur Wavre. Sa dépêche, datée du 18 à dix heures du matin, le prouve clairement. Il n’a pas envoyé à Grouchy l’ordre de faire un détachement sur Ghapelle-Saint-Lambert ; car, s’il l’eût envoyé, cette même dépêche de dix heures du matin l’aurait nécessaire- ment rappelé, aurait demandé où l’on en était de l’exécu- tion ; et, tout au contraire, elle n’en parle pas, n’y fait seu- lement pas allusion; le nom de Ghapelle-Saint-Lambert, l’ordre de manœuvrer de ce côté se rencontrent, pour la première fois, dans la dépêche écrite à une heure après midi, quand l’arrivée de Bülow à ce village venait d’être ré- (1) La chaussée qui relie maintenant Sombreflfc, Gembloux, Wavre, n’exis- I tait pas encore en 1815. 80 WATERLOO. vélée à Napoléon par une lettre interceptée et l’interrogatoire d’un prisonnier prussien. Au reste, la conduite de Napoléon démontrerait seule, au besoin, que, ni dans la nuit du 17 au 18, ni dans la matinée de ce dernier jour, il n’eut l’idée de faire occuper Chapelle- Saint-Lambert; que cette idée lui fut suggérée seulement ^ par l’approche de Bülow. Il est évident, en effet, que, s’il eût reconnu plus tôt l’importance de cette occupation, il l’au- rait fait opérer par un détachement de ses propres troupes, dès le moment où il apprit que Grouchy était trop éloigné de Chapelle-Saint-Lambert pour être à même d’y porter, à temps, les forces nécessaires. Or, il ne prit aucune mesure de ce genre ; et n’envoya même des reconnaissances dans le vallon de Lasne qu’après avoir aperçu des troupes sur les hauteurs de Chapelle-Saint-Larnbert. Comme les instructions verbales données à Grouchy à Ligny même, les instructions envoyées, dans la nuit du 17 au 18, à ce maréchal ont donc été imaginées après coup, sur la leçon donnée par les événements (1). Elles sont aussi fabuleuses que la mission que les Mémoires de Sainte- Hélène font remplir par Flahaut près de Ney, dans la nuit du 15 au 16 juin. Le 16 juin. Napoléon avait eu dans les mains le sort de la : campagne de Belgique. Il l’avait laissé échapper par son ' indolence, ses lenteurs, ses hésitations. La victoire de Ligny lui avait rendu la même chance ; et ^ les mêmes causes la lui avaient fait perdre encore. Le 17, dès l’aube du jour, il aurait dû se précipiter à la poursuite deBlücheravec tous les combattants de Ligny, ou lancer une quinzaine de mille hommes seulement sur les i (1) M. Thîers s’est livré à une foule d’assertions et de considérations pour ' établir l’authenticité de ces instructions. Nous le réfutons dans la note P. ' A Couple of Kpitaphs* There is no finer example of perfect résig- nation on record than that indicated by tlie following pathetio and tender inscription on a tombstone: — Once she was mine; But uow, on, Lord, I lier to Tnee resign And reinaiu your obedient HumbJô servant, Robert Kemp. Obituary poeiry seems to bave no Umit, but we rather suspect that this effusion is as near to the boundary line as one can well get:— Farewell dear Utile Robert Allen. Gone to meet bis departed Pa; In yonder lovely world up higher, Wliere, by the golden throne of blazing fire, He waits for his little brothers and bis sisters and His Ma. froes on Halifax, N. S.” That being next outlined the article thus coJ cludes: — ‘^Sucb is tbe promising scheme elal qrately set forth with maps and plans in seyerJ columns of our New York contemporary. Triill as we observed the otber day, the Americsj eagle is a screechin’ just now.’^ A MOES LIE EL Y WAE. This article is accompanied by one headd <‘The European Situation,” and the folIowii| paragraphs may be selected as the key notes the warlike music : — *‘The conviction that w| is Corning and must corne, which is always pra ent in the mind of every observer on the Co’j CHAPITRE QUINZIÈME. 81 traces du vaincu, et, avec le reste de ses forces, courir aux Quatre-Bras, s’y réunira Ney, y attaquer Wellington; et, dans un cas comme dans l’autre, il aurait anéanti l’une des armées alliées et mis, ensuite, l’autre hors d’état de rien en- treprendre de sérieux avant longtemps. Mais, au lieu d’une détermination prompte, nette, vigou- reuse, au lieu d’une marche rapide, il resta irrésolu, inactif jusqu’à midi ; plaça alors trop de forces ou n’en plaça pas assez sous les ordres de Grouchy ; assura à Blücher une fa- cile retraite ; n’atteignit pas Wellington ; laissa à tous les deux le temps de concerter, de préparer une action com- mune ; puis, comme si ce n’eût pas été assez encore de tant de délais accordés à ses adversaires pour concentrer les masses qui devaient accabler notre armée, il attendit, le lendemain, jusqu’au milieu du jour pour engager la bataille contre les Anglo-Hollandais arrêtés devant lui. Enfin, dans la conception du plan de cette bataille, il ne tint aucun compte de la probabilité de l’intervention des Prussiens ; il ordonna ou laissa exécuter des manœuvres mal préparées, incomplètes, incohérentes, ne sut pas saisir le seul in- stant oü le succès fût possible et .s’obstina dans la lutte, quand, au contraire, il aurait fallu s’en retirer pour éviter un désastre. Tout l’étalage de critiques, d’accusations fait par Napoléon et ses apologistes sur les incertitudes, les temporisations, tes fausses manœuvres de Grouchy, n’a d’autre but que de mas- quer les fautes énormes commises le 17 et le 18 juin ; fautes dont Grouchy fut complément innocent, qu’il n’aurait pas eu le pouvoir de réparer, eût-il déployé toute l’habileté, toute l’activité, toute l’énergie imaginables (1). (1) Naturellement, M. Thiers s’est efforcé de prouver que Grouchy fut la cause du désastre de Waterloo par ses manœuvres, dans la journée du ]8juin. Mais ses efforlsn’onlpasétélieureux. Nousle prouvons dansla noieQ. 82 WATERLOO. Des écrivains de bonne foi, mais oublieux ou insouciants des circonstances, du temps, des distances, des difficultés, se sont laissé prendre au piège tendu à l’histoire par Napoléon et ses apologistes. Mais, pour le dévoiler, il suffit d’étudier les faits. Ils sont là avec toute leur cer- titude. La campagne de Belgique peut se qualifier d’un mol : elle fut la campagne des hésitations, des retards. CHAPITRE SEIZIÈME Napoléon arrive à Philippeville. — Ordres , dépêches qu’il en expédie. — 11 part pour Laon. — Conseil qu’il y tient. — Il part pour Paris. — 11 y arrive le 21 juin au malin. — Conseil tenu à PÉlysée-Bourbon. — Déclara- tion de la chambre des représentants. — Hésitations de Napoléon. — Ses concessions successives. — Ses défaillances, ses colères devant les exigences croissantes de la chambre. — Conseil tenu aux Tuileries dans la nuit du 21 an 22 juin. — Napoléon menacé de déchéance, d’arrestation. — 11 se résout à abdiquer. — Nomination d’un gouvernement provisoire. Trois ou quatre heures après son départ de Charleroi, Napoléon atteignit Philippeville. Il s’y arrêta pour se reposer et expédier les dépêches que le désastre rendait les plus urgentes. A Rapp, à Lamarque, il expédia l’ordre de se rendre, à marches forcées, sous Paris avec leurs corps d’armée; à Recourbe, de gagner Lyon; aux commandants des places fortes du Nord, de la Meuse, de hâter leurs préparatifs de défense contre des attaques, maintenant imminentes. Avant de quitter Paris, il avait confié le gouvernement à un conseil composé de ses deux frères Lucien et Joseph, des ministres à portefeuille, des quatre ministres d’État, et il en avait donné la présidence à Joseph, choisissant, non le plus 84 WATERLOO. digne, mais le plus rapproché du trône. 11 adressa à ce der- nier deux lettres qu’un secrétaire écrivit sous sa dictée, moins rapide que d’habitude. L’une, destinée à être com- muniquée au conseil, faisait un récit atténué des événe- ments; l’autre, confidentielle, racontait avec sincérité la déroute et indiquait, non sans grande exagération, les res- sources, les espérances du vaincu. « Tout n’est pas perdu, disait-il; je suppose qu’il me restera, en réunissant mes forces, cent cinquante mille hommes. Les fédérés et les gardes nationaux qui ont du cœur me fourniront cent mille hommes : les bataillons de dépôt cinquante mille ; j’aurai donc trois cent mille soldats à opposer de suite à l’ennemi. J’attellerai l’artillerie avec les chevaux de luxe; je lèverai trois cent mille conscrits, je les armerai avec les fusils des royalistes et des mauvaises gardes nationales; je ferai lever en masse le Dauphiné, le Lyonnais, la Bourgogne, la Lor- raine, la Champagne ; j’accablerai l’ennemi. Mais il faut qu’on m’aide, qu’on ne m’étourdisse point. Je vais à Laon; j’y trouverai sans doute du monde. Je n’ai point entendu parler de Grouchy. S’il n’est pas pris (comme je le crains), je puis avoir, dans trois jours, cinquante mille hommes ; avec cela, j’occuperai l’ennemi, et je donnerai à Paris et à la France le temps de faire leur devoir. Les Anglais mar- chent lentement ; les Prussiens craignent les paysans et n’oseront pas trop s’avancer. Tout peut se réparer encore; écrivez-moi l’effet que cette horrible échauffourée aura pro- duit dans la chambre. Je crois que les députés se péné- treront que leur devoir, dans cette grande circonstance, est de se réunir à moi pour sauver la France. Préparez-les à me seconder dignement. » La défaite enseignait ainsi des mesures qui auraient dû précéder l’entrée en campagne. Napoléon, prenant la plume, ajouta : « Du courage, de la CHAPITRE SEIZIEME. 85 fermeté ! » Adressée à Joseph Bonaparte, l’exhortation n’était pas inutile. Pendant cette halte dans la fuite, quelques bandes con- fuses de soldats, d’officiers de toutes armes, de tous corps, étaient parvenues à Philippeville, et, rassurées, enfin, à la vue des remparts de la place, s’y étaient arrêtées ; d’autres en approchaient. Napoléon ordonna de les retenir, d’en former une colonne qu’on dirigerait ensuite sur Laon. 11 expédia des officiers sur les différents chemins de retraite que le soldat avait dû prendre, afin d’indiquer partout ce point et celui de Philippeville comme lieux de ralliement. Déjà, en passant par Charleroi, il avait envoyé son frère Jérôme à Avesnes pour y arrêter la déroute, si cela était possible, pour rendre quelque organisation aux corps et les ramener aussi sur Laon. Il dicta des instructions au major général Soult, qui venait de le rejoindre, et qui dut rester quelques heures encore à Philippeville ; puis, remontant en voiture, il partit pour Laon. Il y fut à la chute du jour. « J’y trouverai sans doute du monde, » avait-il écrit à Joseph Bonaparte; il n’y trouva d’autres troupes que celles qui devaient y être par ses ordres mêmes : un bataillon de garde nationale active formant la garnison de la place. Pliant sous le poids du désastre, tourmenté par le chagrin, l’anxiété, il réunit, le lendemain, comme en un conseil, les officiers de sa suite, et Maret, son ministre secrétaire d’État, qui l’avait accompagné aussi. Il voulait examiner avec eux ce qu’exigeait le péril de la situation. D’après le récit d’un témoin (1), en ouvrant la discussion, il persistait dans la résolution de ne pas abandonner l’armée. 11 fut vivement combattu. (t) Fleury de Chaboulon. 86 WATERLOO. La déroute est cooiplète, lui dit-on ; vous l’avez vu de vos propres yeux. Tous les régiments étaient confondus. 11 faudra du temps pour les reformer, pour rallier les débris de l’armée, qui seront peu considérables si, comme cela paraît certain, Grouchy n’a pu éviter un désastre. La plu- part des soldats n’auront ni armes ni munitions; l’artillerie est perdue. Vous n’avez plus d’armée ; toutes les routes sont ouvertes à l’ennemi. La France ne peut être sauvée que par elle-même. 11 faut que tous les citoyens prennent les armes ; et votre présence à Paris est nécessaire pour comprimer vos ennemis, enflammer et diriger le dévouement des pa- triotes. Les Parisiens, quand ils vous verront, n’hésiteront pas à se battre. Si vous restez loin d’eux, on fera courir mille bruits mensongers : on dira tantôt que vous avez été tué, tantôt que vous avez été fait prisonnier ou que vous êtes cerné, La garde nationale et les fédérés, découragés par la crainte d’être abandonnés ou trahis, se battront à contre- cœur, ou ne se battront pas du tout (1). Ces objections, affirme le même témoin, ébranlèrent Na- poléon ; il finit par y céd'er, mais non sans protester, pour ainsi parler, contre le nouveau parti qu’il prenait. « Puisque vous le croyez nécessaire, dit-il à ses familiers, j’irai à Paris ; mais je suis persuadé que vous me faites faire une sottise; ma vraie place est ici. Je pourrais y diriger ce qui se pas- sera à Paris, et mes frères feraient le reste (2). » L’homme qui, en d’autres temps, avait montré tant de promptitude, de sûreté, de ténacité dans la décision, se laissait mainte- nant ballotter d’une idée à une autre. La veille, il recon- naissait la nécessité de sa présence à Laon pour rallier, réorganiser promptement l’armée, pour relever le moral du (1) Mémoires de Fleury de Chaboulon^ t. II, p. 197, 198, 199. (2) Ibidem, CHAPITRE SEIZIÈME. 87 soldat abattu par la défaite, surtout par la croyance à une infâme trahison. Le lendemain, quelques contradictions le portaient à abandonner cette difficile tâche à ses lieutenants et le poussaient vers Paris. Il fallait qu’il y allât pour com- primer ses ennemis, lui avait-on assuré. Ces quelques mots donnent, sans doute, l’explication de sa conduite et de l’es- pèce de protestation qui lui échappa : général, il faisait flé- chir son devoir devant les préoccupations égoïstes du sou- verain; sa conscience en était froissée, si pervertie qu’elle fût. Cette nouvelle résolution étant prise. Napoléon expédia encore des aides de camp sur divers points pour activer la retraite, la réunion des débris de l’armée sur Laon ; et d’au- tres officiers à la Fère, dont l’arsenal possédait des res- sources en artillerie de campagne qu’il fallait utiliser sans retard. Se mettant ensuite à l’écart avec Maret et Fleury de Cha- boulon, un de ses secrétaires, il dicta le bulletin qui réunit Ligny et Waterloo : la victoire et le désastre; il voulait en faire coïncider la publication avec la nouvelle de son retour inopiné à Paris. Au dire de Fleury de Chaboulon, la dictée terminée, Na- poléon en fit donner lecture aux généraux et officiers de sa suite, leur recommandant d’indiquer les faits essentiels qui avaient pu être omis, et ajoutant : « Mon intention est de ne rien dissimuler. Il faut avouer à la France la vérité tout en- tière. » Mais son intention était autre, ou bien sa mémoire et celle de ses auditeurs furent étrangement infidèles. Le bulletin fourmillait d’inexactitudes très-graves : à Ligny, on n’avait perdu que trois mille hommes; à Mont-Saint- Jean, le village de ce nom avait été emporté; quinze mille Prussiens seulement avaient appuyé les Anglo-Hollandais ; la bataille était gagnée, quand, une terreur panique et sans motifs s’emparant des troupes, tout était tombé soudain 88 WATERLOO. dans la plus grande confusion, etc., etc. Les fautes du chef étaient ainsi dissimulées derrière une calomnie qui frap- pait une armée brave, dévouée jusqu’à l’héroïsme. Des nouvelles arrivèrent, alors, d’Avesnes : Jérôme Bo- naparte écrivait que des milliers de fuyards y étaient déjà réunis; que le nombre s’en accroissait à chaque instant; que les généraux les réorganisaient ; que les pertes ne se- raient sans doute pas aussi considérables qu’on l’avait craint d’abord. Mais on ne savait encore rien de Grouchy. Napoléon donna des instructions pour réunir à Laon, par voie de réquisition, des approvisionnements de vivres et de fourrages, des moyens de transport; chargea le colonel de Bussy, un de ses aides de camp, d’en surveiller l’exécution; laissa un ordre qui remettait au maréchal Soult le comman- dement de l’armée ; et, épuisé de fatigues, de souffrances physiques et morales, il partit, dans la soirée, pour Paris. Il y avait huit jours seulement qu’il l’avait quitté! Depuis la veille, Paris était agité par un bruit sinistre. Une bataille décisive avait été perdue; l’armée entrée en Belgique était en pleine déroute; Napoléon n’avait pu la rallier; il revenait à Paris chercher des ressources. Fouché, d’autres membres du conseil de gouvernement sans doute, i avaient révélé à leurs intimes la communication que leur j avait faite Joseph Bonaparte par l’ordre de Napoléon; de là j cette rumeur qui, en un moment, avait couru partout dans | la capitale. Chose remarquable ! Napoléon avait écrit qu’il ne quitterait pas l’armée, et on annonçait qu’il l’abandon- nait. Tant les esprits demeuraient frappés de sa conduite en Russie et en Allemagne ! Cependant, le Moniteur, la tribune gardant le silence, et la masse de la population ne pouvant remonter à l’origine de la funeste nouvelle, chacun en affirmait ou en contestait CHAPITRE SEIZIÈME. 89 l’authenticité au gré de scs sympathies, de ses opinions, de scs passions. Ceux des royalistes qui souhaitaient le triomphe de l’étranger pour aider à la restauration du trône 'des Bourbons, la déclaraient vraie. Les patriotes et les bo- napartistes affectaient de n’y voir qu’un mensonge imaginé pour inquiéter, troubler le pays, pour affaiblir l’effet pro- duit sur l’opinion par des succès importants obtenus en V'^endéc, un combat heureux du maréchal Suchet à la fron- tière piémonlaise, et la victoire de Ligny, annoncés succes- sivement depuis quatre jours. De part et d’autre, néanmoins, on restait dans le doute : l’émotion, ici de l'espérance, là de la crainte, était extrême. Dans la matinée du lendemain, elle continuait aussi vio- lente, quand, tout à coup, on apprit le retour de Napoléon à Paris. L’incertitude n’était plus possible. « Encore une fois, l’empereur a perdu toute une armée ! » tel fut le cri public. A quatre heures du matin. Napoléon était arrivé. Descendu, non aux Tuileries, mais à l’Élysée-Bourbon, comme s’il eût reconnu que la défaite lui interdisait le châ- teau fastueux où sa vanité se plaisait tant à étaler les pompes de la monarchie de Louis XIV, il avait été reçu par Gau- laincourt, ministre des relations extérieures, homme de son entière confiance. Succombant à la fatigue, à la douleur, le visage défait, la respiration oppressée: « Je n’en puis plus, avait-il dit; il me faut quelques heures de repos pour être à mes affaires... Mon intention est de réunir les deux chambres en séance impériale. Je leur peindrai les malheurs de l’armée, je leur demanderai les moyens de sauver la patrie; puis je repar- tirai (1). » (1) Mémoires de Fleury-Chaboulon. 90 WATEULOO. Que ne les avait-il préparés lui-même, ces moyens, avant la réunion des chambres! Et, s’il voulait le concours du parlement, pourquoi l’avait-il réuni si tardivement? pour- , quoi même depuis trois semaines, depuis le lendemain du % champ de mai, ne lui avait-il pas fait appel? I « La nouvelle de vos malheurs a déjà transpiré, lui avait j répondu Caulaincourt : l’agitation des esprits est grande ; les dispositions des députés paraissent plus hostiles que jamais; il est à craindre qu’ils ne répondent pas à votre attente. Je regrette de vous voir à Paris : il eût été préférable de ne pas vous séparer de votre armée; c'est elle qui fait votre force et votre sûreté (1). » Joseph et Lucien Bonaparte, survenant, avaient confirmé les craintes exprimées par Caulaincourt ; et Napoléon, rejeté dans l’indécision, avait ordonné la réunion du conseil des ministres à quelques heures de là, se réservant de discuter avec eux l’opportunité de cette séance impériale, qui, peu d’instants auparavant, ne lui paraissait pas douteuse. , Il s’était retiré ensuite pour prendre un repos indispen- sable. Son organisation n’était plus à l’épreuve des durs la- beurs, des insomnies prolongées, des plus violentes com- motions. I Pendant qu’il perdait forcément ainsi des heures qu’il eût j fallu pouvoir employer à l’action, des heures auxquelles al- | laient s’en ajouter d’autres qu’on userait à délibérer, les | ministres, les hauts fonctionnaires, les courtisans étaient i accourus à l’Élysée. Les officiers revenus avec Napoléon fu- rent interrogés, pressés de questions par cette foule anxieuse. L’esprit encore frappé des horreurs de la déroute, ils en firent le tableau fidèle et jetèrent ainsi dans les âmes la ter- reur et le découragement. Impression funeste qui, des salons (1) Mémoires de Chaboulm, CHAI'ITHE SEIZIEME. 91 de l’Élysée, s’étendit rapidement au dehors. Quinze ans de servitude avaient détrempé bien des caractères, détruit chez un grand nombre ces vertus qui font le salut de la patrie dans les plus grandes crises : l’audace et la persévérance Vers dix heures, le conseil des ministres se réunit enfin. Napoléon lui fit, d’abord, donner lecture du bulletin de Wa- terloo, puis il dit : « L’armée a éprouvé sans doute des pertes considérables en personnel et en matériel. Mais on peut les réparer promp- tement. Vingt-cinq mille hommes au plus ont été tués, blessés, faits prisonniers. Quelques milliers seulement se seront dispersés dans l’intérieur ; et ils rallieront bientôt leurs drapeaux, de gré ou de force. On doit compter sur le retour de Grouchy avec vingt-huit ou trente mille hommes. En cinq ou six jours, on aura donc sur Laon soixante-cinq mille hommes au moins; effectif qui, au 1" juillet, sera porté à quatre-vingt-cinq ou quatre-vingt-dix mille, par six mille hommes immédiatement disponibles dans les dépôts de la garde, et quinze ou vingt mille des autres dépôts sta- tionnés dans le rayon de Paris. Rapp, Lamarque, appelés de l’Alsace, de la Vendée, s’aidant de tous les moyens de transport qu’ils trouveront sur leur route, entreront en ligne avant le 10 juillet; et l’armée du Nord sera alors de cent trente mille hommes. » Le matériel d’artillerie existant à la Fère et à Paris est plus que suffisant pour remplacer celui qu’on vient de perdre. Les chevaux de trait nécessaires seront pris par ré- quisition. Le nombre n’en sera, d’ailleurs, pas considérable, la plupart des soldats du train s’étant sauvés avec leurs attelages. » Les armées anglo-hollandaise et prussienne doivent être considérablement réduites. Elles ne pourront s’avancer sur l’Aisne sans laisser des corps d’observation devant les prin- 92 WATERLOO. cipales places de la frontière du Nord, et sans masquer celles de la Somme; Wellington et Blùcher,ne disposant, dès lors, que de soixante et dix ou quatre-vingt mille hommes, seront obligés de combiner leurs mouvements avec ceux des armées russe et autrichienne, qui n’arriveront, en force, sur la Marne, que vers le 20 juillet. On gagnera ainsi tout un mois. D’ici là, les fortifications de Paris seront achevées, munies d’une puissante artillerie; la garde nationale, les tirailleurs de cette ville seront augmentés ; on appellera des gardes na- tionaux des départements voisins, les régiments de mate- lots des côtes de l’Océan et de la Manche. On aura ainsi plus de cent mille hommes de troupes non mobiles, mais capables d’assurer la défense de la capitale et laissant toute liberté d’action à l’armée de ligne. » La combinaison des armées anglo-hollandaise et prus- sienne avec les autres armées de la coalition donnera lieu à des événements militaires tout à l’avantage de l’armée fran- çaise, qui occupera une position centrale, et manœuvrera appuyée à Paris. )) Le maréchal Suchet, réuni au général Lecourbe, aura bientôt trente mille hommes de troupes de ligne devant Lyon, indépendamment de la garnison de cette ville, armée, approvisionnée, retranchée; et il tiendra en échec toute l’armée austro-sarde. » La défense des places fortes est assurée. )) Le désastre de Waterloo peut donc se réparer ; mais il faut du caractère, de l’énergie, de la fermeté de la part des officiers, du gouvernement, des chambres,- de la nation tout entière (1). » Cet exposé n’était malheureusement pas fidèle; il admet- tait l’existence des corps aux ordres de Grouchy, dont le (i) Campagne de 1815, par Gourgaud. — Mànoires de Napoléon^ t. IX. CHAPITRE SEIZIÈME. 93 sort était encore ignoré ; il exagérait les moyens réels, immé- diats de la défense, diminuait étrangement ceux de Pattaque, comptait inexactement avec le temps, avec Purgence; mais ce qui était vrai, en dehors de ces calculs, c’était que, si tous, dans la nation, faisaient leur devoir, toutes chances de salut n’étaient pas perdues. Or, de ces chances, n’en resterait-il qu’une seule, un grand peuple doit la courir ré- solûment. Être vaincu dans la lutte, c’est un malheur im- mense sans doute; mais la défaite alors est environnée de gloire; elle force le respect du vainqueur; l’esprit national persiste, vivace, ardent; et le jour de la revendication, du triomphe n’est pas éloigné de celui de la chute. Mais dé- poser les armes, se laisser subjuguer avant d’avoir poussé la résistance jusqu’à l’extrême, brûlé la dernière cartouche, c’est une honte, et la honte, quand elle ne perd pas la na- tionalité, l’énerve, la diminue pour longtemps. Après un moment de silence, d’hésitation, scrutant d’un œil inquiet la physionomie de ses ministres , Napoléon reprit: « Pour sauver la patrie, j’ai besoin d’une dictature tem- poraire; je pourrais m’en saisir; mais il serait plus utile, lus national, qu’elle me fût donnée par les chambres; si l’on se divise, tout est perdu. » La dictature! il s’en était emparé; il l’avait gardée quinze ans; et il en avait fait un si détestable usage, qu’il avait soulevé l’Europe entière, peuples et rois, contre lui-même et contre la France asservie à sa criminelle ambition. La dic- tature! il l’avait encore en absolue possession, l’année pré- cédente; et, en trois mois, la patrie, envahie, désarmée, impuissante par les fautes mêmes du dictateur, avait subi une paix honteuse et perdu les frontières acquises par la République. L’épreuve était faite ; il avait donné sa mesure : dl n’était pas l’homme des grandes crises nationales, des 11. 94 WATERLOO. moments suprêmes. Il fallait qu’il fût frappé de vertige pour j espérer, maintenant, qu’on lui remettrait volontairement ] ce pouvoir illimité, qui, une fois déjà, avait causé notre ruine, l A cette révélation soudaine de sa pensée, les ministres restèrent silencieux. 11 fallut une interpellation directe à chacun pour les décider à rompre ce silence, qui était déjà en soi une expressive réponse. Attendre du parlement qu’il consentirait à se courber sous la dictature de Napoléon, c’était une chimère; tous le déclarèrent, ajoutant que rien, d’ailleurs, n’était possible sans le concours des chambres; et, ce concours, on le gagnerait « en leur montrant confiance et bonne foi, » dit l’un deux, celui qui était le mieux per- suadé du contrau^e. Mais un autre, ancien adulateur de l’empire, poussé à la franchise par le découragement, écarta le voile derrière lequel son collègue cachait l’état réel des choses. S (( Le concours des représentants aux vues de l’empereur j n’est plus probable, répliqua-t-il; ils semblent ne plus J croire que ce soit sa main qui doit sauver la patrie ; et, dans ’ cet état des esprits, il est à craindre qu’un grand sacrifice ne soit nécessaire.— Parlez net, Regnaud, dit brusquement , Napoléon; c’est mon abdication qu’ils veulent, n’est-il pas ; vrai? )) Piegnaud s’inclina en signe d’assentiment; et, pous- sant jusqu’au bout la sincérité: «Je pense même, continua- t-il, qu’il serait possible, si Votre Majesté ne se déterminait pas à offrir son abdication, que la chambre osât la de- mander. » A ces mots, Lucien Bonaparte éclata. Il ne croyait pas une telle audace aux représentants : mais, si on la craignait, on devait la prévenir, oser aussi. « L’empereur devait se déclarer, sur-le-champ, dictateur, mettre la France en état de siège et appeler à sa défense tous les patriotes et tous les bons Français. » CHAPITRE SEIZIEME. 95 Étranger à la France depuis douze années, ridiculement devenu prince romain au mépris de sa qualité de Français, caractère entier, mais esprit peu réfléchi, homme de vio- lence, Lucien se croyait encore à la veille du 18 brumaire, quand le général Bonaparte, rayonnant de l’éclat de vingt victoires, demeuré dans l’éloignement de toute fonction po- litique, pouvait se donner et se donnait impunément, aux uns comme le continuateur, aux autres comme le modéra- teur de la Révolution; à ceux-ci pour le pacificateur de l’Europe, à ceux-là pour le restaurateur de la monarchie des Bourbons, jetant ainsi chez tous l’incertitude, l’hésita- tion, et frayant à son ambitionune voie à travers les craintes, les espérances, leshaines avivées, les dénégations récipro- ques des partis en présence. Mais, depuis, l’empereur avait dit le mot de l’énigme du général Bonaparte : la République avait péri sous sa violente étreinte : la Révolution avait été refoulée en arrière de 1789; la guerre avait ravagé sans re- lâche tout le continent; le sang d’un Bourbon avait coulé dans les fossés de Vincennes; trois années successives d’immenses désastres, une abdication forcée, avaient clos la carrière du premier Empire; et le second, conquis à la course, inauguré au nom de la démocratie, de la liberté, de la paix, avait abouti au maintien de la noblesse, à la pairie héréditaire, aux déceptions de Vacte additionnel, à la conjuration générale de l’Europe, et, déjà, à la plus affreuse catastrophe. Du 18 brumaire an viii au 21 juin 1815, tout avait donc changé pour Napoléon. Plus de prestige de victoire pour éblouir la foule, plus d’équivoques sur l’avenir, plus d’illu- sions sur l’inconnu pour tromper, amortir les partis. Où donc trouver la force nécessaire à un coup d’État, à l’usurpa- tion de la dictature? Dans l’armée? Elle était vaincue, désor- ;ganisée, éloignée de Paris ; et son chef venait de la déserter 96 WATERLOO. Dans les troupes des dépôts qu’on avait sous la main? Elles étaient peu nombreuses ; leurs généraux mal disposés ; et il ^ était plus que douteux qu’elles voulussent se prêter à des violences contre le parlement, qu’entoureraient, sur-le- champ, trente mille gardes nationaux animés, il est vrai, d’opinions, de passions diverses, mais à peu près tous hos- tiles à l’Empire. Dans les fédérés? C’étaient les cohortes de la démocratie. Napoléon en connaissait si bien l’esprit, qu’il n’avait pas voulu les armer. Dans les tirailleurs de la garde nationale? Ils ne lui inspiraient pas une confiance beaucoup plus grande, car trois mille à peine avaient reçu des fusils. Dans la classe la plus ignorante, la plus infime de la popu- lation parisienne? Si on en tirait un secours momentanément décisif, il serait le commencement de luttes intestines exas- pérées, et deviendrait, sous peu, funeste à la monarchie napoléonienne. En pareille situation, tenter un coup d’État, c’était, pour Napoléon, courir au-devant d’une ruine presque assurée, et, au cas le moins mauvais, se jeter dans les hasards terribles de la guerre civile, quand il était besoin de la puissance en- tière de la France pour résister à la coalition. Égaré par la passion, ardent, comme on l’a dit, k se re- faire d’un long jeûne d’ambition arriérée (1), Lucien Bona- parte ne voyait pas cela. Mais Napoléon n’était pas si aveugle. Il venait de dire : « Je pourrais me saisir de la die-, tature ; » mais la preuve irréfragable qu’il ne se croyait pas un tel pouvoir, c’était la délibération même qu’il avait provoquée; sûr de sa force, il n’aurait pas délibéré, il au- rait agi. Ce débat se prolongeait. Carnot, mais Carnot seul, s’était rallié, a-t-on assuré, à l’avis de Lucien et se tenait prêt à (1) Villemaiii, Souvenirs contemporains d'hisloire cl de liUcraturc. CHAPITKE SEIZIÈME. 97 une nouvelle évolution de cette vie honnête, mais bien étrange, qui l’avait conduit du comité de salut public au cabinet de l’empereur, du parti Jacobin au sein de la no- blesse impériale. Napoléon avait repris la parole, s’était livré à de nouvelles spéculations sur les ressources du pays, les moyens de les mettre en oeuvre ; et, revenant sur la né- cessité d’une grande concentration de pouvoirs entre ses mains, de la dictature, il répétait que, de lui seul, il dépen- dait de s’en emparer. 11 s’écriait : « Je ne crains pas les députés. Quelque chose qu’ils essayent, je serai toujours l’idole du peuple et de l’armée ; si je disais un mot, ils se- raient tous assommés. » Et les ministres en étaient venus à croire que telle était, en effet, sa conviction; qu’il allait passer, sur-le-champ, de la violence des paroles à la violence des actes, quand il fut interrompu par une nouvelle qui n’était pas inattendue de tous dans le conseil, et devait montrer bien vite que cet emportement de langage, cette confiance dont il se targuait dans l’amour du peuple et de l’armée ne recouvraient pas même de sincères illu- sions. La chambre des représentants, convoquée de bonne heure par son président, sur l’avis olficieux du retour de Napo- léon, s’était hâtée de se mettre en défense contre toute usur- pation de dictature. Elle venait d’adopter, presque sans débats, à l’unanimité, la résolution célèbre proposée par Lafayette ; « ... La chambre se déclare en permanence. Toute tenta- tive pour la dissoudre est un crime de haute trahison. Qui- conque se rendrait coupable de cette tentative sera déclare traître à la patrie, et, sur-le-champ, jugé comme tel... ‘ » ... Les ministres de la guerre, des relations extérieures, delà police, et de l’intérieur sont invités à se rendre, sur- le-champ, dans le sein de l’assemblée. » WATERLOO. C’était un véritable coup d’État, car l’acte additionnel donnait à l’empereur le droit d’ajourner les deux chambres, et de dissoudre celle des représentants, selon son bon plaisir. Mais nul, en France, n’avait pris au sérieux cette constitution hybride, précipitamment élaborée dans le se- cret des Tuileries, publiée à l’improviste, accueillie par quinze cent mille suffrages seulement, et repoussée par l’abstention de plus de six millions de citoyens, abstention que la liberté de la presse, garantie indispensable de la sincérité du vote, n’avait pas permis, cette fois, de violenter, ni de changer en suffrage approbatif (1). Empereur, représentants et pairs avaient juré fidélité à cette charte, répudiée par l’immense majorité du peuple; mais chacun se sentait fort à l’aise dans les liens de son serment. Une grande victoire les aurait rompus au bénéfice I de Napoléon ; la défaite les rompait à son détriment. Pendant | quinze années, d’ailleurs, son exemple avait détruit, au | cœur de tons, le respect du serment, de la légalité. I Sa résolution arrêtée, la chambre des représentants l’avait communiquée immédiatement à l’empereur par un message direct; et c’était ce message même qui venait, en quelque sorte, donner la réplique aux assertions tranchantes, aux i colères de celui-ci. j La situation prenait une netteté subite. A l’audace de la i 1 (1) Au dire des contemporains, le recensement des voles ne fut pourtant . i pas exempt de toute fraude. Cette assertion est confirmée, au moins en ce qui concerne l'armée, par une lettre publiée au Moniteur^ le 25 novem- bre 1815. Signée par le colonel, deux chefs de bataillon et douze autres oflîcicrs du 1er léger, celle lettre est restée sans contradiction, et elle aflirme que les deux bataillons de guerre de ce régiment (environ mille hommes) formulé- • rent un vole négatif, unanime, dont procès-verbal fut dressé et envoyé au ministre de la guerre, le 6 mai 1815. Cependant, lors de la proclamation du résultat du recensement des voles, rarniée figura seulement pour trois cent vingt voles négatifs. CHAPITRE SEIZIÈME. 99 Chambre, Napoléon devait répondre, sur-le-champ, par un décret de dissolution, d’ajournement au moins, ou s’at- tendie à recevoir sous peu la signification de sa déchéance. Dans la voie où s’engageaient ses adversaires, il n’y avait pas de halte possible avant son renversement. Certes, il ne s’y méprit pas. Cependant, lui qui, à l’in- stant même, se montrait si assuré de sa puissance, de 1 amour du peuple et de l’armée, si dédaigneux de la force du parlement, il resta décontenancé, sans voix, sans geste ; et, lorsqu’il rompit le silence, ce fut pour dire à ses frères, à ses ministres, stupéfaits de ce changement subit de lan- gage : « Je vois que Regnaud ne m’avait pas trompé ; j’ab- diquerai, s il le faut. » Mais cette parole, avidement re- cueillie et bientôt transmise aux représentants, qu’elle allait encourager dans leur hostilité, cette parole lui était à peine échappée, qu’il se reprit en disant : « Avant de prendre un parti, il faut, pourtant, savoir ce que tout cela deviendra. » Et, s’adressant à Regnaud, il lui ordonna de courir à la chambre et d’y reconnaître l’état des esprits, sous prétexte d’annoncer officiellement son retour à Paris, en ajoutant à cette nouvelle, qui n’en était plus une pour personne, quelques paroles singulièrement insignifiantes. Carnot reçut la même mission près la chambre des pairs. L’un et l’autre venaient de sortir pour s’en acquitter, quand Fouché fit observer que les représentants, ayant ap- pelé devant eux les ministres de la guerre, des relations extérieures, de la police, et de l’intérieur, ne seraient sans doute pas satisfaits de la venue d’un ministre sans porte- feuille. « Peu importe! s’écria . Napoléon retrouvant une apparence de volonté, la chambre des représentants n’a pas le droit d’appeler mes ministres. Je vous défends de bouger, )> La défense ne devait pas être de longue durée. 100 WATERLOO. Au bout d’une heure, Regnaud revint à l’Élysée, rappor- tant que la chambre était dans la plus grande effervescence, et qu’on devait redouter les entreprises les plus extrêmes, les plus promptes de sa part. Lucien en prit occasion d’in- sister de nouveau sur le conseil delà dissoudre immédiate- ment. Fouché, Caulaincourt, Regnaud, d’autres encore, le combattirent avec plus ou moins de vigueur. Mais Napo- léon, ne donnant pas plus d’attention à la faconde méridio- nale de son frère qu’aux paroles de ses ministres, resta muet, plongé dans le chaos de ses pensées. Cependant, après tant d’heures usées, depuis le matin, en inaction, en indécisions, en débats stériles, les circonstances devinrent encore plus pressantes. L’hostilité contre l’empereur écla- tait jusque dans l’assemblée qu’il avait composée lui-même, avec tant de soin, des hommes au dévouement, à l’obsé- quiosité desquels il croyait le plus ; il apprit que la chambre des pairs avait adopté la proposition de Lafayette, trans- mise par la chambre des représentants. Presque en même temps, un second message de celle-ci vint réitérer plus impérativement encore aux ministres l’injonction de se rendre sans délai dans son sein; et des rapports d’affidés constamment en mouvement, du palais de l’Élysée au palais Bourbon, annoncèrent que Lafayette et d’autres représen- tants étaient déterminés à faire la motion de décréter la dé- chéance, l’arrestation même de l’empereur si les ministres n’obéissaient pas, sur-le-champ, au dernier ordre de la chambre; et que celte motion serait certainement adoptée. Ces nouvelles, reçues coup sur coup, secouèrent Napoléon dans sa torpeur. Convaincu de l’impossibilité, tout au moins de l’insuccès d’une lutte à force ouverte contre le parle- ment, il chercha à ruser avec lui, à traîner les choses en longueur, à gagner un sursis de ce pouvoir qui lui échap- pait, dans le vague espoir, sans doute; de quelque accident. CHAPITRE SEIZIÈME, 101 dé quelque faute de ses adversaires, d’une division parmi eux, d’un retour de l’opinion publique, en un mot, d’une chance favorable qu’il mettrait à profit; et, revenant brus- quement sur la défense faite si récemment à ses ministres, il leur dit de se rendre à la chambre des représentants. Pour ne pas être précipité du trône sur l’heure, il en des- cendait les premiers degrés. Cela était évident. 11 s’imagina pourtant qu’il dissimulerait la gravité de la concession en chargeant les ministres d’un message pour les chambres, et il se mit à le dicter. En attendant la fin de ce travail, qui n’exigeait qu’un court délai, les quatre ministres appelés au palais Bourbon écrivirent au président de la chambre des représentants pour lui annoncer leur venue prochaine. 11 fallait calmer une impatience arrivée à son paroxysme, conjurer une réso- lution décisive et imminente. A six heures, Davout, Caulaincourt, Carnot, Fouché, en- traient dans la chambre. Ils étaient précédés de Lucien Bo- naparte. Napoléon, peu sûr de la fermeté, de fhabileté, du dévouement de ses ministres, l’avait nommé commissaire général en lui confiant le soin de lire le message et d’en soutenir la discussion. Ce choix seul indiquait le trouble de son âme. L’ancien président du conseil des Cinq-Cents, le complice principal de l’attentat de brumaire, ne pouvait qu’exciter des répulsions, aviver des haines légitimes dans l’enceinte où il avait pour mission de ramener, de gagner les esprits, d’apaiser des craintes, de persuader. Sur sa demande, la chambre se forma en comité secret; et il lut le message. C’était un exposé très-rapide et plus ou moins erroné du désastre de Waterloo, l’indication des mesures prises, des mesures projetées pour réorganiser l’armée, un appel à l’union des pouvoirs politiques, de toutes les classes de la nation ; et cela se terminait par la lu 9 102 WATERLOO. proposition adressée aux deux chambres de nommer, cha- cune, cinq commissaires choisis dans leur sein pour concer- ) ter avec les ministres les mesures de défense nationale et les moyens de négocier la paix (1). Écoutée en silence, cette lecture fut suivie d’une extrême agitation, d’un débat violent, tumultueux, où la pensée do- minante de la chambre fut nettement exprimée par les ap- plaudissements donnés aux orateurs déclarant que Napoléon sur le trône était un obstacle invincible à toute négociation, que la première condition du salut de la patrie était son abdication, et insinuant, à défaut d’abdication, la nécessité de la déchéance. Pour le moment, néanmoins, la chambre n’alla pas plus loin que cette première sommation, assez directe. Elle en attendit l’effet en adoptant la proposition du message, en nommant les cinq commissaires qui, par le fait, allaient prendre pied dans le pouvoir exécutif. Elle approchait de la solution, but de sa volonté passionnée. Lucien Bonaparte et les quatre ministres se rendirent ensuite à la chambre des pairs. Le message y reçut l’accueil le plus froid, et excita à peine une apparence de discussion que termina bien vite la nomination des cinq commissaires demandés aux pairs comme aux représentants. Au retour de sa mission, Lucien ne laissa ignorer à son frère ni l’exaspération de ceux-ci, ni la froideur de ceux-là; et, reprenant son thème de la journée, il le pressa encore de frapper la chambre des représentants d’un décret de dis- solution. (( Que craignez-vous? lui disait-il ; ce décret serait (1) Nous suivons, dans celte analyse, la version donnée par Lalleniant, Fleury de Cliaboulon, Thibaudeau, Vaiilabelle, eic. Lucien Bonaparte, dans une brochure intitulée : la Vérité sur tes cent-jours^ a publié, à ce qu’il a assuré, le lextc même du message. Si ce texte était authentique, la commu- nication faite aux chambres aurait été de la plus grande insignifiance. CIIAPITRE SKIZIKME. 103 dans les limites de votre droit constitutionnel. — Mais les représentants résisteront, répondait Napoléon ; il faudra em- ployer la force contre eux; ce sera le signal, le commence- ment de la guerre civile; et je ne veux pas attirer un pareil malheur sur la France. » Parole peu sincère, à coup sûr, et destinée seulement à dissimuler son découragement et son impuissance. La guerre civile! il n’avait pas reculé à l’idée de rallumer au 18 brumaire, et au départ de File d’Elbe. Elle avait éclaté dans la vallée du Rhône ; elle ensanglantait encore la Vendée (1). Sans se lasser des refus de son frère, Lucien continua à insister sur la nécessité de la dissolution. Reculer devant cette mesure, temporiser encore, c’était, à ses yeux, une im- pardonnable faiblesse. Les représentants étaient bruyants ; mais ils n’étaient pas forts. Le moindre coup devait les abattre. Cet avis fut repoussé par la plupart des ministres. Napo- léon, cependant, ne s’arrêtait à aucune décision. Il sentait le pouvoir lui échapper, et il n’avait ni le courage de le remettre, ni l’audace de le retenir. Ce caractère si prompt, si résolu, si orgueilleux dans la prospérité, fléchissait faci- lement devant la fortune adverse. Pendant la nuit, les ministres, les commissaires nommés par les deux chambres et Lucien se réunirent aux Tuileries sous la présidence de Cambacérès. <{ Les premiers, a dit un témoin (2), proposèrent tran- quillement une levée d’hommes, une loi de haute police et des mesures de finances, à peu près comme on demandait (1) Le 20 juin, à la Roche-Servièrc, Lamarque se battait contre dix-huit ou vingt mille insurgés royalistes et leur tuait ou blessait douze ou quinze cents hommes (Rapport du général Lamarque, lu à la chambre des repré- sentants, dans la séance du 24 juin.) (2) Thibaudeau. — Le Consulat et V Empire. — Thibaudeau était un des commissaires nommés par la chambre des pairs, 104 WATERLOO. aiUrefo.‘s au sénat des conscrits, au corps législatit de l’ar- gent; et ils passèrent sous silence les désastres de Waterloo, leurs causes, leur étendue, la situation de l’armée, les res- sources, la question agitée à la chambre des représentants sur les obstacles que pourrait apporter à la paix la personne de Napoléon. )> Sur ces propositions, l’accord fut unanime. Un des repré- sentants, Lafayetie, déclara même qu’il souscrivait, par avance, à tout autre sacrifice, à toute autre mesure qui pourraient être demandés, « regardant comme le premier devoir de repousser l’invasion et l’influence étrangères (1). » Mais les dissentiments éclatèrent quand le zélateur persé- vérant de la liberté aborda la question des négociations omise par les ministres, comme si cette omission, puérile- ment recommandée par Napoléon, eût dû suffire pour Técarîer du débat. (( Il est nécessaire, dit-il, de faire marcher de front la défense du pays et la diplomatie, le message même lu aux deux chambres l’a reconnu; et, comme Tennemi ne veut absolument pas traiter avec l’empereur, il faut lui envoyer des négociateurs nornm.és par les deux chambres, et auto- risés à stipuler au nom de celles-ci, au nom du peuple. » L’adoption de cette opinion aurait été le commencement de la déchéance. Lucien, les ministres, à l’exception de : Fouché, la combattirent. La majorité du conseil la repoussa, ' Rappelant, alors, les débats soulevés à la chambre des ‘ représentants par le message, et la conviction évidente de cette assemblée, Lafayetie représenta la nécessité de l’abdi- i cation et finit par proposer au conseil de se rendre à l’Éîyséo | pour presser Napoléon de renoncer à la couronne dans^ l’intérêt de la patrie. ^ (i) Mémoires du général Lafayetie, CHAPITRE SEIZIÈME. 105 Mais quoiqu’elle fût vivement appuyée par plusieurs, le cauteleux Cambacérès refusa de mettre aux voix cette nou- velle motion. Cependant, il était déjà grand jour; on ne pouvait se dis- penser de fournir aux commissaires des deux chambres les éléments d’un rapport où il serait au moins question des moyens d’obtenir la paix. Le frère de Napoléon et les mi- nistres le comprirent. Ils ouvrirent l’avis que des plénipo- tentiaires nommés parl’empereurfussentcbargés d’entamer, tout de suite, des négociations au nom de la nation. Ce n’était pas même un moyen terme entre les prétentions des partis en présence; c’était à peine un subterfuge. La majo- rité l’accueillit, néanmoins, malgré les protestations de La- fayette et des représentants ses collègues, assurant que la chambre ne s’en contenterait pas, annonçant leur ferme ré- solution de le combattre à la tribune, et exprimant la con- viction que le mauvais vouloir qui leur était opposé céde- rait promptement sous le choc de la nécessité (1). Sur cette menace, on se sépara. A quelques heures de là, les chambres s’assemblaient. Celle des représentants, agitée, tumultueuse, réclama bientôt le rapport de ses commissaires sur le conseil tenu aux Tuileries pendant la nuit. On lui répondit qu’il n’était pas prêt ; et l’agitation, le tumulte allèrent croissant. On no disait pas la vérité. Bien avant que les chambres ouvrissent leur séance. Na- poléon avait encore réuni à l’Élysée ses frères et ses minis- tres. Irrésolu, impuissant, incapable d’agir, il parlait et faisait parler, comme s’il eût cherché à dissimuler sa décadence sous l’appareil de continuelles délibérations. Mais, cette fois, ses conseillers furent unanimes à lui dé- (1) Le Consulat et V Empire^ pur Thibaudeau, 106 WATERLOO. clarer que le temps des tergiversations était passé ; qu’il ne lui restait plus qu’un parti , l’abdication; et que ce parti, il fallait le prendre sur-le-champ. Lucien Bonaparte, lui- même, refroidi par une plus juste connaissance de l’état de l’opinion publique dans Paris, convaincu de l’ascendant acquis aux représentants par leur décision de la veille, Lu- cien partagea cet avis et se montra aussi ardent à conseiller la résignation qu’il l’avait été jusque-là à pousser aux me- sures violentes. L’abdication lui laissait la perspective d’une part de pouvoir, de l’opulence; la déchéance le rejetait dans les stériles et ridicules honneurs de sa principauté romaine. Sous la pression de toutes ces instances, et malgré son orgueil, son égoïsme. Napoléon avait paru, un moment, disposé au sacrifice qu’on lui demandait. Regnaud s’était empressé d’aller en prévenir la commission de la chambre des représentants en la conjurant de différer la remise de son rapport, qui, s’il était réduit au récit exact des faits, ne pourrait manquer de provoquer une résolution subite et extrême. « Attendez quelques instants, avait dit Regnaud; et vous aurez à communiquer à la chambre une détermina- tion qui la satisfera en évitant tout fâcheux éclat. » Suivant la pensée des adversaires de Napoléon, l’abdication valait mieux que la déchéance; la commission avait donc accédé à la prière de Regnaud, et telle était la cause du retard qui irritait la chambre. Mais Regnaud, dans le zèle de son entremise, s’était trop avancé. En revenant près de Napoléon, il le trouva conti- nuant à parler, à discuter, et reculant devant toute décision. 11 fallut de longs efforts et, surtout, les renseignements alarmants apportés du palais Bourbon par des familiers, l’assurance que la lecture du rapport de la commission se- rait suivie immédiatement d’un décret de déchéance, d’ar- restation même, pour obtenir, comme la veille, une conces- CHAPITRE SEIZIEME. 107 sion. Mais, comme la veille, la concession fut incomplète. Napoléon consentità ce quelacommissionprésentâtcomme une des résolutions prises, aux Tuileries, la nuit précédente et acceptées par lui, l’envoi de plénipotentiaires qui seraient nommés par les chambres et chargés de négocier directe- ment avec les puissances coalisées. On le suppliait d’ajouter à cela la promesse d’abdiquer, dès qu’il serait constaté qu’il était le seul obstacle à la paix. Il s’y refusa obstiné- ment, croyant avoir assez fait pour modérer la fougue de ses adversaires, pour gagner un nouveau sursis. Son aveu- glement égalait sa faiblesse. Regnaud retourna en toute hâte au palais Bourbon, porter à la commission cet assentiment à la modification de son rapport; et il l’invita à attendre encore, persuadé, di- sait-il, qu’on obtiendrait bientôt de l’empereur la promesse refusée. Mais une plus longue attente n’était pas possible. Réunis depuis plus de deux heures, les représentants étaient exas- pérés. La commission dut obéir, enfin, à leurs appels ré- pétés. Elle se rendit à la chambre; et tout de suite, son rapporteur monta à la tribune. Le rapport était extrêmement bref. La commission disait que, dans le conseil tenu aux Tuileries, deux résolutions avaient été prises ; et elle les soumettait à la chambre. La première était la concession même qui venait d’être si péniblement arrachée à Napoléon ; elle était donnée comme adoptée par seize voix contre cinq. La seconde portait que les ministres « proposeraient à l’assemblée les mesures propres à fournir des hommes, des chevaux, de l’argent, ainsi qu’à contenir et réprimer les ennemis de l’intérieur. » Ces mesures, les ministres étaient prêts aies présenter; et la commission insistait sur l’urgence de les discuter, de les adopter. 108 WATERLOO. La commission était bien convaincue de Tinsuffisance de ]a première de ces résolutions ; mais elle chercha encore à éviter une mesure extrême, comptant sur les instances qui se continuaient près de Napoléon. Elle fit ajouter par son rapporteur, cessant, ici, pourtant, de parler en cette qualité, qitü avait des raisoris de croire que la chambre recevrait bientôt un message où Fempereur se déclarerait prêt au sa- crifice qui lui serait demandé, s’il était un obstacle invin- cible à ce que la nation fût admise à traiter de son indépen- dance. Même avec cette espérance jetée en forme de correctif, le rapport ne modéra ni les impatiences, ni les colères. 11 fut accueilli d’un de ces inexprimables tumultes, péril des as- semblées délibérantes, dans les moments de crise. Plusieurs orateurs prirent successivement la parole sans parvenir à fixer l’attention. L’esprit violemment tendu vers son but, voyant un calcul dans les demi-concessions, les hésitations de son adversaire, la chambre craignait quelque embûche, une perfidie violente renouvelée de brumaire. Les bruits les plus inquiétants arrivaient incessamment du de- hors : on réunissait des troupes pour les jeter sur elle; on ' tentait d’agiter, d’égarer les faubourgs ; à FÉlysée, on pré- parait des décrets de proscription et de mort. Les bataillons ‘ de gardes nationales réunis spontanément depuis la veille " autour de l’assemblée ne paraissaient pas une suffisante ^ sauvegarde contre le dévouement brutal que l’on supposait g aux troupes de ligne. ^ Dans les groupes formés de tous les côtés, on s’excitait à proposer la déchéance, mais nul ne la proposait. Le temps ' ^ s’écoulait; et on n’agissait pas. I Enfin, un orateur réussit à dominer ce trouble bruyant; /I il allait conclure par la motion où s’exprimerait la volonté générale quand il fut interrompu par le président, aniion- CÜAPiTRE SEIZIÈME. 109 çant qu’on lui assurait « qu’avant trois heures, la chambre recevrait un message de l’empereur qui pourrait remplir ses vœux. » Cette assurance venait, en effet, d’être communiquée de vive voix au président par Regnaud, l’infatigable courrier des hésitations, des défaillances impériales. Mais elle était trop vague et le délai trop long au gré des passions et des craintes de l’assemblée. « Comment, avant trois heures! s’écrie un membre. Pourquoi si tard? Il est à peine une heure. — On veut ga- gner du temps! » ajoutent plusieurs voix. Des cris d’im- patience, d’irritation, de colère se font entendre de tous côtés; et le tumulte recommence. Le représentant que ve- nait d’interrompre le président saisit cependant un moment de demi-silence, et, voilant, en partie, sa pensée première, il propose à la chambre « d’engager l’empereur, au nom du salut de l’État, au nom sacré de la patrie, à déclarer son abdication. » Eu fait, la motion était une sommation assez impérieuse. Applaudie, appuyée de toutes parts, le président allait être obligé de la mettre aux voix; elle allait être votée, au mo- ment où un général intervint, et demanda qu’on attendît une heure. » Une heure; soit! s’écria Lafayette poussé à bout; une heure, mais pas davantage! dans une heure, si nous n’avons pas l’abdication, je proposerai la déchéance. » Et il montrait de la main le cadran de l’horloge placé au fond de la salle. La chambre accordale délai réclamée! suspenditla séance. Témoin effrayé de cette scène, présage certain, mainte- nant, du renversement de son maître, Regnaud courut la lui rapporter. Toujours indécis, toujours en proie à la double fièvre de l’ambition et du désespoir, la voix altérée, les traits boule- 110 WATERLOO. versés, se promenant à grands pas autour de la table du conseil. Napoléon se disait prêt, un moment, à se rendre aux instances, aux prières de ses ministres, de ses frères; et, tout aussitôt, il reprenait ses paroles, parlait de sa puis- sance, de la faiblesse des chambres, s’indignait de ne plus entendre que lâches conseils, de ne voir autour de lui que défections et découragements; puis il tombait dans un si- lence entrecoupé de mots confus, d’exclamations inju- rieuses pour ses adversaires. C’était le moribond rebelle à la mort qui l’étreint, et épuisant ses dernières forces en luttes vaines, en impréca- tions stériles contre l’arrêt de la nature; ou plutôt, le César rom.ain réfugié dans quelque réduit de son palais, enten- dant déjà les pas des conjurés acharnés à sa perte et repous- sant encore le glaive du suicide que lui présente l’affranchi resté fidèle. Napoléon avait trouvé une apparence de calme pour écouter Regnaud ; mais, à la nouvelle de celte décision de la chambre, qui était presque un arrêt, il ne put contenir l’explosion de ses colères. « Quoi ! de la violence ! s’écria- t-il. Eh bien, je n’abdiquerai pas. La chambre est composée de jacobins, d’ambitieux qui veulent le trouble pour y pê- cher des places. J’aurais dû les dénoncer à la nation, les chasser; mais le temps perdu peut se réparer... » A ses yeux était jacobin quiconque n’aimait pas le despotisme, ambitieux celui qui se refusait à porter la livrée impériale. Dés jacobins restés fidèles à leurs principes, il est très-dou- teux qu’il s’en trouvât sur les bancs de la chambre ; mais, s’il y en avait quelques-uns, on allait voir que leur influence était loin d’êlre dominante. En même temps qu’ils renver- saient un trône, les jacobins savaient comprimer l’ennemi intérieur et repousser l’invasion. Nul, dans le conseil, ne crut à la menace proférée contre |. CHAPITBE SEIZIÈME. 111 la chambre; mais, en revanche, tous restèrent convaincus qu’il fallait obéir à sa sommation, profiter du dernier répit qu’elle accordait; et les prières, les instances redoublèrent. Lucien était le plus pressant, « Vous avez laissé passer le moment de sauver votre couronne, disait-il à son frère; hâtez-vous de saisir la chance qui vous reste, de la transmettre à votre fils. » Lucien connaissait la déconsidération attachée à Joseph, SOD aîné, surtout depuis la fuite du 30 mars ; il rêvait la régence, a-t-on dit. Ces efforts, cette unanimité de ses conseillers, ne parve- naient pas à tirer Napoléon de ses irrésolutions. Gomme à Waterloo, il comptait sans doute encore sur quelque hasard heureux pour dénouer sa situation. Bientôt, plusieurs re- présentants, celui-là même qui avait détourné pour un temps si limité le coup qu’allait frapper la chambre, péné- trèrent dans le conseil comme dans une citadelle déman- telée; et, confirmant, aggravant même, s’il était possible, le récit de Regnaud sur la résolution, l’exaspération de la chambre, ils conjurèrent à leur tour Napoléon, dans son propre intérêt, de ne pas différer d’un instant de plus un sacrifice désiré d’abord, demandé ensuite, exigé maintenant et inévitable. Mais, pour arracher cet acte qui allait clore pour Napo- léon, mais non malheureusement pour la France, la funeste aventure du 20 mars, il fallait plus que toutes ces sollicita- tions. Le court délai fixé par la chambre approchait du terme. Le président dépêcha à l’Élysée le commandant mi- litaire du palais législatif, avec mission d’inviter l’empereur à envoyer sur-le-champ son abdication, et de lui dire « que la chambre ne voulait plus attendre et menaçait de pro- noncer sa mise hors la loi. » Sur cet avis textuellement rapporté, toute hésitation cessa 112 WATERLOO. enfin. Napoléon se soumit; et, s’adressant à Fouché avec un sourire amer : « Écrivez, dit-il, écrivez à ces messieurs ) de se tenir tranquilles; ils vont être satisfaits. )> Puis, tirant Lucien à part, il lui dicta cette abdication, reculée jusqu’à la dernière minute, à travers tant de refus, de promesses, de défaillances, de colères et de déses- poirs. Elle fut concise. Après avoir reconnu qu’il ne pouvait pas compter sur la réunion de tous les efforts, de toutes les volontés, sur le concours de toutes les autorités nationales, Napoléon dé- clarait sa vie politique terminée, et il ajoutait : « Je pro- clame mon fils, sous le titre de Napoléon II, empereur des Français. Les ministres actuels formeront le conseil de gouvernement. L’intérêt que je porte à mon fils m’engage à inviter les chambres à organiser sans délai la régence par une loi. )) C’était la répétition des réserves essayées à Fon- tainebleau, quinze mois auparavant. En échange de cette déclaration, qui fut portée par les ministres, chacune des deux chambres envoya près de celui qu’elle avait forcé de descendre du trône sous la me- nace de l’en précipiter, une députation chargée de lui ex- primer, (( au nom de la nation, la gratitude et le respect avec lesquels elle acceptait le noble sacrifice qu’il faisait à d’indépendance et au bonheur du peuple français. )> Mais ce fut tout. La reconnaissance de la proclamation du fils de Napo- léon fut en partie éludée par le parlement, malgré quelques tentatives à la tribune des représentants, malgré des efforts violents et réitérés à celle des pairs. Le pouvoir exécutif fut remis immédiatement à une commission composée de deux pairs et de trois représentants élus respectivement parles deux chambres. CHAPITRE SEIZIÈME. 113 C’était un véritable gouvernement provisoire, au lieu d’un conseil de régence; et, pour mieux l’indiquer, cette commission allait promulguer ses actes et ordonner de rendre la justice au nom du peuple français. L’empire était fini. Comme à Fontainebleau, Napoléon tomba dans l’abandon : en un instant, son palais était devenu désert. Déconsidéré par la défaite, malade, abattu, accablé sous le poids des fautes accumulées de tout un règne, démoralisé autant qu’liomme le fut jamais, il ne pouvait plus inspirer aucune crainte. La chambre des représentants, car celle des pairs n’avait été et ne devait être que son humble satellite, la chambre des représentants avait pris le souverain pouvoir, une réelle dictature. C'était bien ; mais ce n’était pas assez. La situation du pays se trouvait débarrassée d’un élé- ment qui la troublait, mais elle n’en restait pas moins ex- cessivement périlleuse. On venait d’user deux jours à lutter contre la volonté dé- faillante d’un homme qu’un décret d’une phrase aurait abattu dès la première heure. Pendant cette lutte, rien n’avait été fait, ni par l’empereur ni par ses adversaires, pour réparer nos désastres ; et les armées étrangères avaient dû se hâter de marcher en avant pour les aggraver. A cet égard, le doute n’était pas possible. Napoléon laissait une armée vaincue, dispersée, suspec- tant le patriotisme, la capacité de plusieurs de ses géné- raux; la levée des anciens soldats, celle des gardes natio- nales mobiles très-incomplètes; celle des conscrits de 1815 à peine commencée; les fortifications de. Paris inachevées; les tirailleurs de la garde nationale peu nombreux et presque désarmés ; les fédérés absolument sans armes ; le trésor vide; le pays divisé; une foule de bons citoyens IM Waterloo. déconcertés par une politique sans franchise , ébran- lés par la défaite, égarés par les manifestes de la coali- tion. 11 fallait donc, maintenant et sur l’heure, presser le rallie- ment, la concentration de l’armée; punir avec la dernière rigueur tout soldat, tout officier qui s’écarterait du drapeau; épurer les états-majors; appeler sans délai à l’armée prin- cipale Lecourbe, Clausel, Lam.arque, d’autres encore si- gnalés par leurs talents ; élever promptement dans la hié- rarchie les militaires de dévouement, d’énergie, de capacité reconnus; activer les levées d’hommes, jeter les travailleurs par milliers aux retranchemenls de la capitale, désarmer les gardes nationaux de fidélité douteuse, impropres à un service de guerre; doubler, tripler les tirailleurs de la garde nationale parisienne, les armer; organiser militaire- ment, armer aussi les fédérés, décréter la levée en masse de la nation et toutes les réquisitions nécessaires. 11 fallait déclarer la guerre nationale, proclamer la ferme résolution de la poursuivre à outrance, de la soutenir par tous les sacrifices, jusqu’à la dernière extrémité; promettre à la France que, la paix venue, elle serait appelée à choisir son gouvernement; faire cesser une équivoque commode aux timides et aux traîtres, en notifiant à l’ennemi l’abdi- cation de Napoléon, la déchéance de sa famille, en le som- mant d’arrêter sa marche, et, sur son refus, montrer à tous le but véritable des coalisés : la reslauration des Bourbons et peut-être le démembrement de la patrie. Il fallait par tous moyens exalter les braves, encourager les timides, entraîner les incertains, comprimer les mau- vais, embraser la nation du feu du patriotisme, allumer dans les cœurs la haine de l’ennemi. Il fallait, en un mot, une extrême activité, une extrême énergie, beaucoup d’audace, une persévérance inébran-. CHAPITRE SEIZIÈME. 115 labic. A ce prix, la France, si on Peût débarrassée de Napo- léon un mois plus tôt, aurait immanquablement été sauvée. A présent, pressé, comme on l’était, par les conséquences des fautes commises, par celles du désastre, on ne pou- vait conserver qu’une espérance très-problématique de salut. Mais il restait possible : cela devait suffire pour in- spirer aux chambres la volonté, pour leur imposer le devoir de tout entreprendre afin d’y atteindre. Si elles hésitaient, délibéraient au lieu d’agir, ou ne pre- naient que des demi-mesures; si elles se fiaient aux mani- festes de la coalition, parlaient de paix, au lieu d’organiser une guerre implacable; si elles reculaient devant le soulè- vement de la nation, la perte du pays, si avancée par l’em- pereur, devait être consommée sous peu de jours; elles mériteraient le mépris de l’histoire, l’exécration de la France, Au moment môme où le pouvoir exécutif allait tomber dans leurs mains, pendant que Napoléon dictait son abdi- cation à Lucien, elles avaient reçu des nouvelles faites pour leur inspirer confiance, pour les déterminer à de nobles résolutions. Ces nouvelles, Davout les avait portées aux représentants, Carnot aux pairs : Grouchy touchait à la frontière, ramenant, sans grandes pertes, les corps sous ses ordres; vingt mille hommes étaient réunis devant Avesnes, quelques milliers devant Philippeville. On avait donc près de soixante mille hommes qui allaient se concentrer, qui manœuvreraient, retarde- raient l’approche de Blûcher et de Wellington. Tout cela était vrai. CHAPITRE MX-SEPTIÈME Le 19 juin, QU point du jour, Thielmann attaque Grouchy. — Après un long combat, il bat en retraite sur Rhode-Sainte-Agathe. — Grouchy, ayant reçu la nouvelle du désastre de Waterloo, se replie dans la direction de Namur.— Le lendemain, il continue son mouvement vers cette ville. — Mouvements de Thielmann etdePirch !. — La cavalerie de Thielmann et Pîrch I attaquent Grouchy. — Combat de Namur. — Le 21, au malin, les corps aux ordres de Grouchy se trouvent réunis à Dinant, et se portent sur Givet. — Grouchy marche par Rocroy sur Reims. — Concentration à Laon des.corps revenus de Waterloo. — Marche des armées anglo-hollandaise et prussienne. — Prise d’Avesnes. — Plan d’opérations arrêté entre Wellington et Rlücher. — De- mande d’armistice adressée à ce dernier par ordre du maréchal Soult. — Sa réponse. — Prise de Cambrai, de Péronne. — Louis XVI II arrive à Cambrai. — Soult se replie sur Soissons. — Effectif, le 23 juin, des corps revenus de Waterloo. — Grouchy les rallie avec sa colonne à Soissons et prend le com-^ mandement de toute l’armée. — Force de l’armée. — Les Prussiens occupent ^ Compiègne. — Combat de Villers-Cotterets. — Grouchy ramène l’armée sons] Paris. — Positions qu’elle occupe, le 29 juin. — Positions des armées pi’us-J sienne et anglo-hollandaise ce jour-là. • ^ La dernière heure du 18 juin s’était écoulée; et Grouchy^ ignorait toujours le résultat de la grande rencontre dont, ' i neuf heures durant, il avait entendu les retentissants, éclats. Cette ignorance, Timpossibilité où il s’était trouvé d’exé-] CHAPITRE DIX-SEPTIÉMR. 117 ClUer les ordres si tardivement expédiés, si lentement ap- portés du champ de bataille de Waterloo, le tenaient dans les plus vives inquiétudes. Après des tentatives prolongées et infructueuses, re- connaissant, enfin, qu’il fallait tourner, non attaquer de front la position de Wavre, il avait, on l’a vu, surpris le passage de la Dyle à Limai et occupé, avec la moitié de ses forces, les hauteurs dominant la rive gauche entre ce point et Bierges. il résolut de compléter ce mouve- ment. A minuit, il écrivit de Limai, son quartier général, à Van- damme, resté sur la rive droite, de venir le rejoindre en ne laissant devant Wavre que les troupes indispensables pour défendre les débouchés des ponts. « Je mets sous votre commandement, lui disait-il, tout le corps de Gérard; »et, indiquant son but, l’extrême importance qu’il y attachait^ révélant toutes ses anxiétés, il ajoutait : « Nous ferons effort, par ici, à la pointe du jour ; nous ferons occuper l’ennemi à Wavre par un simulacre d’efforts, et nous réussirons, j’es- pere, à joindre l’empereur, ainsi qu’il ordonne de le faire. On dit qu il a battu les Anglais; mais je n’ai plus de ses nouvelles et je suis fort dans rembarras pourlui donner des nôtres. » C’est au nom de la patrie que je vous prie, mon cher général, d’exécuter le présent ordre. Je ne vois que cette manière de sortir de la position difficile où nous sommes ; et le salut de l’armée en dépend. Je vous attends (1). » Exelmans reçut le même ordre que Vandamme. I Masser ses forces sur la rive gauche de la Dyle, pousser. 1 •* “‘•chives du dépôt de ' nîpp f f ’ • ^ ^ pofte ce post-scriptum : « Le rapport des prison- meis faits ici annonce que Blüclicr etBülow sont en face de nous. J’en doute 1}8 WATERLOO. de là, une attaque très-matinale et très-vigoureuse qui dé- ;blayerait le terrain assez au loin pour lui permettre ensuite d’appuyer, de se rabattre sur Napoléon, telle était la ma- nœuvre projetée par Groucliy. Rationnellement, il n’en avait pas une autre à faire, puisqu’il no- connaissait pas l’issue de la bataille livrée sur sa gauche. Vers le milieu de la nuit, ïhielmann, son adversaire, eut, par quelques coureurs de sa cavalerie, un premier avis de la défaite de Napoléon; mais cet avis manquait de certitude. 11 se décida, néanmoins, à prendre l’offensive, voulant re- jeter Grouchy au delà de la Dyle. Ses préparatifs furent plus tôt terminés que ceux du ma- réchal français, et il eut l’initiative de l’attaque. Malgré son infériorité numérique, il laissa partir, pour rejoindre le corps de Zieten, le colonel Stengel avec ses trois bataillons et ses trois escadrons. 11 maintint, à Bierges, trois bataillons de la division Kemphen, qui formèrent sa gauche, ayant en réserve, derrière ce village, deux ba- taillons delà même division. 11 appela, delà position qu’ils occupaient près de Wavre, trois bataillons de la division Luck et les porta à hauteur et à droite de Bierges. 11 plaça, sur l’alignement de ces derniers, trois bataillons de la divi- sion Stülpnagel, leur faisant tenir la pointe du bois de Rixensart et les appuyant par une réserve de trois batail- lons de la même division, massés au Point-du-Jour, groupe de maisons situé à l’entrée et à l’est du bois. Le surplus de son infanterie resta, comme la veille, au moulin de Bierges, à Wavre et auprès, et à Basse-Wavre. Sa cavalerie était tou- jours en arrière du bois de Rixensart. Dès l’aube du jour, comme ces dispositions allaient s’achever, ïhielmann fit déboucher de ce bois, contre la gauche de Grouchy, douze escadrons, environ un millier de chevaux, formés en deux colonnes de six escadrons CHAPITRE DIX-SEPTIÈME. 119 chacune, précédées d’une batterie de huit bouches à feu. Stüipnagel dut avancer pour les appuyer. En ce moment, Grouchy n’avait pas encore été rallié sur les hauteurs de Limai par les troupes demandées à Van- darnme et à Exelmans ; mais il avait là quatre divisions d’in- fanterie, deux de cavalerie, et la première division du corps d’Exelmans arrivait au pont de Limai. Il ordonna à Teste de marcher sur Bierges, à Pécheux sur le centre ennemi, à Hulot sur le bois de Rixensart. La division Vichery forma la réserve, qu’allaient augmenter les dragons d’Exelmans. Pajol, réduit depuis deux jours, on se le rappelle, à la divi- sion Soult, passa avec Vallin à l’extrême gauche, ce dernier jetant plusieurs escadrons du côté de Chapelle-Saint-Lam- bert pour chercher des nouvelles. Pendant ces mouvements préparatoires, la batterie qui s’était avancée en tête de la cavalerie prussienne avait pris position ; et, secondée bientôt par une autre batterie d’égale force, elle avait ouvert un feu très-vif sur notre gauche. Grouchy fit contre-battre cette artillerie par une artillerie supérieure qui démonta cinq pièces, fit beaucoup souffrir la cavalerie de seutien, et força bientôt l’une et l’autre à se retirer derrière le bois de Rixensart. Hulot y pénétra à leur suite, refoulant l’infanterie qui en défendait les abords; et s’y engagea vigoureusement avec Stüipnagel. En même temps, Pécheux aborda le centre prussien. Teste attaqua Bierges. Au bout de quatre heures de combat, Pécheux ouvrit une trouée dans la ligne prussienne; Hulot emporta le bois de Rixensart; Pajol et Vallin en débouchèrent, menaçant de tourner la droite ennemie; et Thielmann fut obligé de faire un changement de front, l’aile droite en arrière, en pivotant sur Bierges, où Kemphen se maintenait avec 120 WATERLOO. La nouvelle position, ainsi prise, mettait sa gauche dans ce village, son centre au bouquet de bois de l’Ermitage, sa droite, formée en partie par sa cavalerie, vers le village de Chambre. Ce mouvement, exécuté avec fermeté, venait de se ter- miner quand Thielmann reçut, enfin, la nouvelle positive de la victoire remportée par Wellington et Blücher. Elle avait mis bien longtemps, on le voit, à lui parvenir (1). 11 la fit répandre immédiatement parmi ses troupes ; et, profitant de l’ardeur qu’elle leur inspira, il tenta de regagner le ter- rain perdu, de retenir le plus longtemps possible son adver- saire sur le plateau de la Dyle. Blücher annonçait, en effet, qu’un corps prussien marchait par son ordre pour couper la retraite au détachement français fourvoyé sur Wavre ; et tout prolongement de combat favorisait cette manœuvre. Le centre et la droite des Prussiens se reportant en avant, le bois de Rixensart fut repris. Mais Hulot y revint promp- tement et l’enleva encore une fois ; Teste emporta Bierges; le moulin au-dessous fut évacué; Vandamme en profita pour faire passer la Dyle à la division Berthezène, qu’il avait gardée sur la rive droite, et la jeta sur la gauche prus- sienne. Thielmann, ainsi pris en flanc, voyant, en outre, nos progrès à l’aile opposée, craignant de perdre le chemin de Louvain, ordonna la retraite; et ne la dilTéra que pendant le temps indispensable pour faire replier les troupes qu’il avait encore à Wavre. Dès qu’elles l’eurent rallié, il prononça sa marche en ar- rière, se dirigeant en trois colonnes sur Ottenbourg et (i) Les écrivains prussiens assurent que deux officiers furent expédiés par Blücher à Thielmann du champ de bataille de Waterloo, le 18 juin, à la nuit, et que tous les deux s’égarèrent. CHAPITRE DIX-SEPTIÈME. m Rhode-Sainte-Agatlie, qui est à trois lieues de Louvain, et à moindre distance de Wavre. 11 se retirait, couvert par un fort déploiement d’artillerie; Vandamme avait fait déboucher de Wavre la division Habert et arrivait sur les hauteurs de la Bawette; notre cavalerie dépassait Chambre, lorsque l’officier d’état-major expédié des Quatre-Bras, la veille, par Napoléon, se présenta à Grouchyet lui apprit la perte de la bataille de Waterloo, la déroute de l’armée. Il était onze heures. Cet officier, monté, sans doute, sur un cheval fatigué, avait employé douze heures à parcourir une distance de douze lieues, et pas un autre que lui n’avait été chargé de transmettre une nouvelle dont le retard compromettait le salut de trente mille hommes ! Atterré par le funeste rapport qui lui révélait tout le péril de sa situation, le maréchal appela à lui ’t^andamme et trois ou quatre généraux pour leur demander conseil. Il pleu- rait, a dit un témoin. On eût dit qu’il prévoyait les iniques récriminations, les calomnies qui devaient assaillir sa mémoire. Le seul et si tardif messager de la catastrophe n’était por- teur d’aucune dépêche écrite, d’aucun ordre : sa mission se réduisait à annoncer que l’armée était vaincue, en fuite, débandée, et que Napoléon se retirait sur la Sambre. Vers ciuel point entrait-il dans les vues du chef que Grouchy dirigeât sa retraite? Le chef, dans son trouble extrême, avait oublié de l’indiquer. Mais cette retraite était-elle encore possible? Cela parais- sait bien douteux. Dès la veille, Blücher avait eu certaine- ment avis du combat de Wavre, et, immédiatement après la 1 victoire, il avait dû détacher des forces suffisantes pour accabler la colonne qui avait attaqué son lieutenant. Ce détachement, il fallait s’attendre à le voir paraître au 122 WATRnLOO. premier momenl, à subir son choc en queue, en flanc, pen- dant qu’on aurait à faire face à Thielmann revenu sur ses , pas; et si, par hasard, la manœuvre combinée par Blücher ne s’opérait pas maintenant sur le plateau de la Dyle, on devait la trouver bientôt ailleurs. Vandamme, plus aventureux alors en paroles qu’en ac- tion, proposa de précipiter, par un vigoureux coup de col- lier, laretraite de Thielmann vers Louvain, de se rabattre sur Bruxelles et, de là, gagner la route de Flandre, qui ne devait pas être gardée. Entreprise encore plus folle que hardie; car elle aurait allongé le chemin du retour et donné à l’ennemi tout le temps de la faire avorter. Vandamme resta seul de son avis. Après une courte discussion, on reconnut qu’il fallait at- teindre la frontière le plus promptement possible. Deux di- rections se présentaient : l’une par Fleurus, faisant débou- cher sur Marchienne et Charleroi ; l’autre par Namur, au confluent de la Sambre et de la Meuse, conduisant sur Givet. La première était la plus courte; mais elle était, à coup sûr, occupée, ou bien près de l’être, par les masses anglo-prussiennes; on ne pouvait songer à s’y engager; la seconde en divergeait beaucoup; mais elle laissait quelque espoir, par cette divergence même, d’échapper à l’ennemi ; on se décida à la prendre. Grouchy arrêta son infanterie sur tes hauteurs de la Ba- wette, l’appuyant et l’éclairant, à droite, par la division Soult, à gauche, par celle de Vallin ; et il ordonna à ces der- niers de maintenir, pendant quelque temps encore, des partis à la suite de Thielmann, qui à présent hâtait sa re- traite. Simultanément, il envoya Exelmans, avec sept régi- ments de dragons, se saisir de Namur; et, peu après, se mettant lui-même à la tête du corps de Gérard, il se dirigea sur le même point. CHAPITRE DIX-SEPTIÈME. 123 Vandamiîie, avec son corps, avec Pajol et Teste, resla sur la rive gauche de la Dyle, et y resta trop longtemps. Fort heureusement, Thielmann prolongea sa retraite, sans se retourner, jusqu’à Rhode-Sainte-Agathe, où il bi-- vaqua, le soir même ; aucun corps ennemi ne se montra sur Wavre; Vandamme prit à son tour, mais très-avant dans la journée, la direction de Namur; et, vers le milieu de la nuit, il arriva à Gembloux, n’ayant pas eu à brûler une car- touche en chemin. Ses troupes, exténuées, avaient besoin de quelque repos ; il s’arrêta dans cette ville. Exelmans avec ses dragons, Grouchy avec le corps de Gérard, avaient trouvé aussi le terrain libre devant eux. En ce moment, le premier était établi à Namur, le second à côté de Sombrelfe, sur la chaussée même de Nivelles à Namur. Dans les combats autour de Wavre, les pertes de Thiel- mann s’étaient élevées, d’après les historiens prussiens, à 2,476 hommes; celles de Grouchy avaient dû atteindre à peu près le même chiffre. Le maréchal français occupant maintenant Namur, Gem- bloux et la chaussée de Sombreffe à Namur, était dans une position moins critique que le matin ; mais il n’avait encore aucune certitude de salut. Il pouvait toujours être prévenu sur le chemin de la frontière et être pressé, en même temps, par la poursuite de l’ennemi. Il devait donc hâter sa marche sans perte d’un instant. Elle fut peu rapide, cependant. Trop intelligent pour ne pas comprendre l’extrême néces- sité de se hâter, mais déjà découragé par la nouvelle du désastre de Waterloo, indifférent à la conservation de ses troupes, comme à la sienne propre, car le courage ne lui manquait pas, Vandamme ne leva ses bivacs qu’à sept heures du matin, au risque de payer bien cher l’excès de temps donné au sommeil. m WATERLOO. 11 se dirigea sur Namur par l’abbaye d’Argenton, en sui- vant une traverse où se trouve un défilé long et difficile qui attarda beaucoup son mouvement. 11 avait franchi ce défilé, et sa tète de colonne n’était plus qu’ù une lieue de Namur, quand le canon gronda à son arrière-garde, vers Rhisnes. Depuis quelque temps déjà, on l’entendait, vers Temploux, sur la chaussée de Nivelles à Namur : Grouchy, resté avec le corps de Gérard, était attaqué comme Vandamme. Re- tardé peut-être par les insouciantes lenteurs de son lieute- nant, dont il n’avait pas su activer le départ, le maréchal n’avait pas, on le voit, marché plus vite que lui. Temploux est à deux lieues de Namur. A Rhisnes, c’était la cavalerie deThielmann sous 1e com- mandement deHobe; à Temploux, le corps de Pirch 1, qui venaient disputer la retraite. Le 18 juin, au commencement du combat de Wavre, Thielmann, nous l’avons dit, avait dirigé sur Goulure- Saint-Germain, avec six bataillons, le chef d’une de ses divisions, le général Borcke. Borcke était arrivé à Ghapelle-Saint-Lambert à l’entrée de la nuit, et y avait reçu de Blücher l’ordre de bivaquer sur place, en attendant des instructions ultérieures. Le 19 au malin, vers sept heures, n’ayant pas encore ces instructions, et le colonel Stengel, qui revenait de Limai pour rejoindre le corps de Zieten, lui ayant appris le combat alors engagé sur Wavre, il avait résolu de rallier Thielmann. 11 n’y était pas parvenu. Après avoir traversé le bois de Rixensart près du village de ce nom, au moment où Grouchy couronnait les hauteurs en arrière de Wavre, il s’était arrêté, craignant sans doute de se compromettre, et s’était borné à faire observer les mouvements des Français. Il avait connu ainsi leur retraite, et en avait donné avis à Thielmann, mais probablement assez tard dans la nuit. 125 CHAPITRE DiX-SEPTlËlVlE. ïliielmann, en effet, n’avait quitté Rhode-Sainte-Agathe que le lendemain matin, à cinq heures, pour se porter sur les traces de Grouchy. Il avait mis en tête toute sa cavalerie (1) avec une batterie d’artillerie légère, ordonnant à Hobe, qui la commandait, d’avancer rapidement vers Gembloux sans attendre l’infan- terie, faisant dire à Borcke de passer immédiatement la Dyle ; et lui-même, avec le reste de ses troupes, avait pressé le pas sur les traces de Hobe. 11 devait avoir hâte, on le conçoit, de réparer l’incroyable faute qu’il avait commise en ne surveillant pas les manœu- vres de Grouchy, la retraite dont il ne devait qu’au hasard de la marche de Borcke la tardive nouvelle. Pirch I, qui, dans la pensée de Blücher, devait, avec le concours de Thielmann, assurer la perte de la colonne française fourvoyée sur Wavre, Pirch I, qui attaquait, maintenant, sur Temploux, n’avait montré ni plus d’intel- ligence, ni plus d’activité. Parti avant minuit de Plancenoit, le 18 juin, avec huit escadrons de hussards formant la brigade Sohr, et deux divisions d’infanterie, il avait passé par Maransart, où il avait rallié une autre division d’infanterie de son corps (2), avait franchi la Dyle à Bousval, atteint Mellery le lende- main 19, à onze heures du matin seulement, et s’y était établi au bivac. Grouchy était alors en avant de Wavre, où il apprenait la défaite de Napoléon. 1 Pendant sa marche, Pirch I avait jeté des partis de cava- ■ (1) A Bîiode-Sainte-A galbe, celte cavalerie avait clé augmentée de sept escadrons arrivant du Rhin cl composés de Saxons appartenant à la partie de . la Saxe que les décisions du congrès de Vienne avaient donnée récemment à la Prusse. (2^ Le reste de son infanterie et de sa cavalerie avait été dirigé, on fa vu (t. I, p. 333), sur Genappe et les Qualre-Bras. i 11 WATERLOO. ■12ü lerie sur sa gauche pour lier les communications avec Thielmann; mais il n’y avait pas réussi. Des reconnais- , sances envoyées, dés son arrivée au bivac, lui avaient annoncé que les défilés de Mont-Saint-Guibert étaient oc- cupés par les Français ; mais ces renseignements ne l’avaient déterminé à aucun mouvement. 11 avait timide- ment passé la journée du 19 et la nuit suivante à Mellery. Tous les corps de Grouchy avaient défilé, en trois colonnes isolées, à deux et trois lieues de ce point; et il n’en avait rien su. Il n’avaft connu que le 20, à cinq heures du matin, la re- traite du maréchal français. Alors seulement, il avait levé son camp pour se porter sur la chaussée de Sombreffe à Namur. Mais il avait mis tant de lenteur, d’hésitation dans sa marche, qu'il était déjà quatre heures quand son avant- garde donna sur la colonne qui suivait cette route, à la ferme de Boquet, tout près et en deçà de Temploux. Cette avant-garde, composée de trois bataillons, de huit escadrons de hussards et commandée par Sohr, s’engagea immédiatement. Mais elle n’arrêta pas la marche de notre colonne, qui, avant six heures, arriva sur les hauteurs en deçà de Namur. En ce moment, Vandamme y arrivait aussi. Il n’était plus suivi par l’ennemi ; l’attaque qu’il avait eue à supporter près de Rhisnes n’avait été faite que par une brigade de cava- lerie de Thielmann, et une batterie d’artillerie. Chargés par cette cavalerie, deux ou trois bataillons de la division Lefol formant l’arrière-garde avaient été mis, un instant, en dés- ordre; mais ils avaient été promptement dégagés par le colonel Briqueville du 20» dragons et les deux régiments de hussards du général Clary. Après cette échauffourée, la brigade ennemie, n’ayant aucun soutien assez proche, et gênée, d’ailleurs, par les difficultés du terrain, s’était jetée CllAriTKE DIX-SEPTIÈME. 12'. vers la cliaussce de Namur pour rejoindre les troupes de Pirch I, dont elle entendait le canon. Grouchy confia à Vandamme le soin de défendre les abords de Namur et la ville même jusqu’au soir avec deux de ses divisions et celle de Teste; puis il alla y passer la Sambre avec le corps de Gérard, le reste de celui de Vandamme, son artillerie de réserve ; et il prit la route de Dînant, sur la- quelle il avait déjà fait filer la cavalerie de Pajol et de Vallin. Les blessés, les équipages, les dragons d’Exelmans avaient été dirigés depuis le matin de bonne heure sur cette der- nière ville. La chaussée qui y conduit, tout entière con- struite sur la rive gauche et sur le bord même de la Meuse, est un étroit défilé de sept ou huit lieues, dominé constam- ment par des rochers à pic. Pirch I attaqua avec beaucoup de vigueur; mais il fut reçu avec une extrême fermeté. Vandamme garda sa position jusqu’à six heures. Il battit alors en retraite, traversa Na- mur, y laissant la faible division Teste pour continuer la résistance. Homme de grande résolution et parfaitement secondé par ses troupes. Teste remplit très-bien sa mission. Il rendit infructueuses toutes les tentatives faites pour esca- lader le mur d’enceinte, pour enfoncer les portes de la ville. Quand il l’évacua, il était près de neuf heures. Pirch I comptait seize cent quarante-six hommes hors de combat. Nos pertes ne furent pas de plus de six ou sept cents hommes. On aurait pu les éviter en marchant plus vite dans la journée. Le général prussien n’osa pas s’aventurer à la suite de Teste, qui, cependant, avait laissé intact le pont sur la Sambre, faute de moyens assez rapides de destruction. Il s’établit à Namur. Thielmann, avec son infanterie, n’avait pu dépasser Gembloux. 1“28 WATERLOO. Malgré les lenteurs de Grouchy, la combinaison de Blü- cher avait éclioué. Au moment même où Napoléon descendait de voiture à l’Élysée, au lever du soleil, le 21, la division Teste arrivait à Dinant. Toutes les troupes de Grouchy s’y trouvaient réunies. Dans la journée, elles se portèrent sur Givet et prirent leurs bivacs sous le canon de cette forteresse. On leur dis- tribua du pain; elles en manquaient depuis trois jours. Maison ne put remplacer les cartouches brûlées; tant la place, quoique de première ligne, était mal approvision- née (1) ! Grouchy était toujours sans instructions sur la direction à donner à sa retraite (2), Après avoir demandé l’avis des chefs de ses corps d’armée, il se décida à marcher sur Reims par Rocroi. Il fut, le surlendemain, près de Rethel, à Aubigny, où il reçut un ordre par lequel le maréchal Soult lui prescrivait de se porter par R.eims à Boissons (3). Pendant qu’il ramenait ainsi sur le territoire français ses colonnes non entamées, l’armée battue à Waterloo refor- mait ses rangs et se concentrait sur Laon. Dès le surlendemain de la bataille, Reille et d’Erlon avaient réuni une douzaine de mille hommes de leurs corps sous (t) Lettre inédite de Grouchy à Vandamme, datée de Givet, le 21 juin {Archives du dépôt de la guerre), (2) « ... Dès que vous le pourrez, venez, je vous prie, me joindre. Mon intention est de réunir les commandants des corps d’armée, à reffet de don- ner leur avis, quant à notre marche ultérieure, v^yCaucun ordre de l’empe- reur ne règle en ce moment. » (Lettre inédite de Grouchy à Vandamme, datée de Givet, le 21 juin. — Archives du dépôt de la guerre.) (3) Lettre inédite de Grouchy à Vandamme, datée d’Aubigny, le 23 juin {Archives du dépôt de la guerre). La lettre du maréchal Soult à Grouchy est datée de Laon, le même jour, à huit heures du matin. CHAPITRE DIX-SEPTIÈME. 120 Avesnes; et cinq ou six mille hommes de la garde, du coi’ps de Lobau, de la cavalerie de réserve y étaient parvenus aussi. On avait remis un peu d’ordre dans tous ces débris ; et on les avait acheminés, marchant à peu prés militaire- ment, par Vervins sur Laon, où ils étaient arrivés le 22. Le même jour, une colonne de cinq ou six mille hommes de toutes armes, de tous corps, prenait également position devant cetteplace; elle venait de Philippeville, où le maré- chal Soult l’avait formée. Soult lui-même l’avait précédée de vingt-quatre heures à Laon. Il était chargé, nous l’avons dit, du commandement provisoire de l’armée, depuis le départ de l’empereur pour Paris. Le 22 juin, l’elfectif des troupes massées au point de concentration fixé par Napoléon s’élevait donc à vingt ou vingt-cinq mille hommes; mais le tiers de ce nombre avait perdu ses armes, et, de toute l’artillerie, il ne restait pas trente pièces et pareil nombre de caissons. Il fallait quelque temps, maintenant, pour rendre une organisation suffisante aux régiments, aux divisions, aux corps d’armée, affreusement diminués, mêlés, confondus ensemble, et pour y rappeler la discipline, oubliée dans le désastre. On y travailla activement. La plus grande partie des soldats, des officiers inférieurs, était animée de la meilleure volonté. Ils cherchaient leurs drapeaux et s’y ralliaient d’eux-mêmes. De ces signes vénérés, plusieurs ne reparurent que sous les murs de Laon, au front des régiments mutilés. On les avait crus perdus; ils étaient sauvés. Des cris enthousiastes en saluèrent le retour; et des larmes de joie mouillèrent les yeux de ces hommes endurcis, dès longtemps, aux horreurs delà guerre. Un régiment, entre autres, le 85% revit alors son drapeau. 11 était aux mains du chef de bataillon RuI- 130 WATERLOO. lière, venu avec la colonne de Philippeville. A la dernière heure de la funeste journée, ce soldat intrépide l’avait arra- ché aux Prussiens victorieux; et, soutenu par quelques braves ralliés à sa voix, l’avait préservé de tout outrage pendant la longue déroute. Mais, si la masse des vaincus se serrait spontanément autour de ses étendards, ardente ü se préparer pour de nou- veaux combats, d’autres, en trop grand nombre, étaient loin de suivre ce généreux exemple. Une lettre du colonel de Bussy, aide de camp de Napoléon, des lettres de Soult, d’autres lettres encore en donnent le triste témoignage. Bussy écrivait à l’empereur : « Nombre de soldats déser- tent, forçant les postes de garde nationale, courant dans les villages qu’ils épouvantent, regagnant leurs foyers par les traverses, vendant leurs chevaux et ceux qu’ils ont volés quelquefois pour la modique somme de douze à quinze francs, etc... L’autorité, ajoutait Bussy, estime que le cin- quième seulement des réquisitions demandées sera obtenu ; car le paysan cache ses voitures et ses chevaux, de crainte qu’on ne les lui vole (1). » Soult faisait à l’empereur et au ministre de la guerre un tableau, trop assombri sans doute, de la situation, mais vrai sur plusieurs points. Une grande fermentation régnait, di- sait-il, dans l’armée, surtout parmi les chefs et les géné- raux; les généraux Piré,Kellermann (2), Rogniat,Tromelin, d’autres encore étaient partis pour Paris sans autorisation ; et il était probable que des chefs de corps, des olficiers par- ticuliers les imiteraient ; les troupes se croyaient trahies, (1) Lettre inédite {Archives du dépôt de la guerre). (2) Kellermaim ne larda pas à revenir. 11 était, le 25 juin, à la tête de son corps; une lettre signée de lui et adressée au maréchal Soult en fournit la preuve. CHAPITRE DIX-SEPTIÈME. 131 tenaient les plus mauvais propos ; la discipline était perdue, ïinfanterie démoralisée, etc., etc. (i). Le général Leclerc des Essarts informait, en même temps, le ministre de la guerre que le maréchal de camp Sabatier, commandant le génie du corps de Lobau, venait de passer par Sainte-Menehould « répandant des nouvelles épouvan- tables sur l’armée, disant qu’il s’en allait chez lui, à Bar- sur-Ornain (2). » Enfin, Ney lui-même, le premier des soldats sur le champ de bataille, qu’on avait vu inébranlable à la dernière heure de Waterloo comme au milieu des horreurs du désastre de Russie, Ney démoralisé maintenant par la défaite, ayant en vain cherché Napoléon sur la frontière, était déjà à Paris; et, de la tribune de la chambre des pairs, il jetait à la France son extrême découragement, déclarant que l’armée n’existait plus ; qu’il n’y avait plus d’espoir que dans de promptes négociations. L’ennemi était, fort heureusement, encore assez éloigné de Laon. Il avait, cependant, fait diligence. Le lendemain de la bataille de Waterloo, Wellington avait porté son quartier général à Nivelles. II s’y était fait re- joindre par le détachement de 16,500 hommes aux ordres du prince Frédéric des Pays-Bas, si inopportunément laissé la veille à Hal ; et avait ainsi compensé toutes ses perles. Le 20 juin, il était à Binche; le 21, à Malplaquet; le jour sui- vant, à Cateau-Cambrésis, ayant masqué Valenciennes et le Quesnoy. (V. l'Atlas, pl. V.) Blûcher, réduit, momentanément, à une division du corps (1) Lettres inédites des 21 et 22 juin, datées de Laon {Archives du dépôt de la guerre). (2) Lettre datée de Sainte-Menehould, le 22 juin {Archives du dépôt de la guerre). 132 WATERLOO. de Pirch I, au corps de Zielen, à celui de Bülow, très-mal- trailé à Plancenoit, avait eu son quartier général, le 19, à Gosselies, sa cavalerie poursuivant nos fuyards sur les che- mins d’Avesnes, de Beaumont, de Philippeville. Le 20, il s’était rendu à Merbes-le-Château ; le lendemain, à Noyelle; le 22, à Catillon-sur-Sambre. Ce jour-là, Avesnes tomba entre ses mains. Quelques cen- taines d’obus lancés par deux batteries de campagne et l’ex- plosion d’un magasin à poudre endommageant une cour- tine suffirent pour déterminer le commandant de cette place à capituler. Il lui restait, cependant, quarante-sept bouches à feu, approvisionnées à douze ou quinze mille coups, un million de cartouches ; et il disposait de deux cents vété- rans, de trois bataillons de gardes nationales actives : envi- ron quinze cents hommes. Les gardes nationaux furent désarmés et renvoyés chez eux, les vétérans retenus comme prisonniers de guerre. La prise si facile d’Avesnes donnait à Blûcher une bonne place de dépôt. Le 23, les quartiers généraux des deux armées ennemies ne firent aucun mouvement. Wellington poussa sur Cambrai une brigade de cavalerie, une brigade d’infanterie avec trois batteries, pour faire une tentative contre cette forteresse, où il avait des intelligences; et il fit serrer sur leurs têtes ses colonnes un peu allon- gées. Ses trains, son équipage de pont étaient encore en arrière. Blücher attendit l’approche de Thielmann et de Pirch I venant de Gembloux et de Namur. Le général prussien et le général anglais concentraient leurs forces avant de pénétrer davantage sur notre territoire. Dans la journée, ils conférèrent ensemble à Catillon, et arrêtèrent le plan de leurs opérations. CHAPITRE DIX-SEPTIÈME. m Ils convinrent que leurs armées réunies marcheraient sur Paris; Que ce mouvement se ferait par la rive droite de l’Oise, afin de tourner l’armée française, qui, d’après les rapports, devait se rassembler à Laon et à Soissons; Que, dans le cas où les ponts seraient rompus, on se ser- virait de l’équipage de ponts anglais (les Prussiens ayant seulement dix pontons arrivés); Qu’on ferait approcher les équipages de siège, et que l’armée anglo-hollandaise assiégerait le Quesnoy, Valen- ciennes, et les places à la gauche de la Sambre ; l’armée prussienne, Landrecies, Maubeuge, Marienbourg, Philippe- ville, Givet; le corps de la confédération germanique sta- tionné dans le Luxembourg, les places de la Meuse au-dessus de Givet. En conséquence de ces dernières dispositions, Wellington détacha de son armée le prince Frédéric des Pays-Bas avec trois brigades d’infanterie qui n’avaient pas combattu à Wa- terloo, et une brigade de cavalerie ; Blücher, le corps de Pirch I tout entier. Ces détachements faits, l’armée anglo-hollandaise comp- terait encore près de soixante mille hommes ; l’armée prus- sienne dépasserait ce chiffre. C’était donc avec cent vingt mille hommes qu’elles al- laient se porter sur la capitale de la France, en prêtant le flanc à l’armée qui était réunie à Laon et avait à sa disposi- tion la place de la Fère et son pont sur l’Oise, et tous les ponts au-dessous. On a dit, non qu’on en ait la moindre preuve, mais sur une grande proba’oilité, qu’au moment où ils prirent leur résolution, les deux généraux ennemis connaissaient déjà l’abdication de Napoléon. Ce qui est plus certain, c’est qu’ils avaient bien mesuré l’étendue de notre désastre, et qu’ils 134 WATERLOO. savaient qu’aucune réserve, qui pût réparer nos pertes, n’avait été préparée par Napoléon (1). Au reste, s’ils ignoraient l’abdication le 23 juin, ils en fu- rent officiellement informés le lendemain. Le général Morand, par ordre du maréchal Soult, la fit signifier à Zieten pour qu’il la transmît à Blücher, avec une demande d’armistice. Soult agissait d’après les instructions du gouvernement provisoire ou commission exécutive, qui se laissait aller à croire que, Napoléon résignant la couronne, les alliés de- vaient suspendre leur marche. Les souverains n’avaient-ils pas déclaré, dans leurs manifestes, faire la guerre à Napo- léon seul, non à la France? La réponse exorbitante de Blücher ne fut pas de nature à entretenir cette illusion : il consentait à un armistice si on lui livrait Napoléon et si on cédait les places fortes du Nord, de la Meuse, de la Moselle. Ce jour-là, il porta son quartier général à Henappe. Il i marchait, maintenant, sur deux colonnes. Ceile de gauche, ' formée des corps de Zieten et de Thielmann, se dirigeait par Guise, OrignyetChauny sur Compïègne; celle de droite, composée du corps de Bülow, par Nouvion et Saint-Quentin ; sur Pont-Sainte-Maxence. L’Oise coule à Compïègne et dans i celte dernière ville. ! ». La première colonne prit le fort de Guise sans coup férir ; et bivaqua à cette hauteur, ayant une avant-garde à Origny,f des coureurs sur la Fère et douze escadrons vers Laon. La seconde ne dépassa pas Nouvion. (1) Wellington écrivait, de Nivelles, le 20 juin, à Dumouriez : « Jamais je n’ai vu une telle bataille que celle d’avant-hier, ni remporté une elle vic- toire, cifesphre que c’est fini de Bonaparte, » Sa correspondance, antérieure à l’ouverture de la campagne, prouve clai- rement, nous l’avons déjà dit, qu’il était très-bien instruit des forces de Napoléon. CHAPITRE DIX-SEPTIÈME. 135 Le 25 juin, Zieten poussa jusqu’à Gérisy, Thielmami jus- qu’à Origny, Bülow jusqu’à Essigny. Une division de Zieten alla prendre position devant la Fôre, sommant le comman- dant de cette place de la rendre. Le quartier général prus- sien fut à Saint-Quentin. Blücher y reçut une nouvelle de- mande d’armistice. Celle-ci lui était adressée, de Laon, par des plénipotentiaires nommés par le gouvernement pro- visoire. 11 leur envoya le prince de Schœnburg et deux autres of- ficiers de son état-major chargés de leur donner verbalement sa réponse. Elle était plus exorbitante encore que celle qu’il avait déjà faite à Morand. Il se refusait à tout armistice avant d’être entré dans Pa- ris; et déclarait qu’une fois dans la capitale de la France il exigerait, pour en accorder un, qu’on lui livrât Bonaparte mort ou vif; que les places de la Sambre, de la Meuse, de la Moselle et de la Sarre et le château de Vincennes fussent occupés par les alliés ainsi que le pays jusqu’à la Marne, y compris Château-Thierry et Épernay ; que les trésors artis- tiques enlevés aux peuples leur fussent restitués ; enfin que la France payât les frais de la guerre. Quant à ce qu’il ferait de Bonaparte, si on le lui livrait vivant, il n’en disait rien, sans doute, aux plénipotentiaires français ; mais, communiquant à Wellington les conditions qu’il venait de formuler comme chef de l’armée prussienne, il fut moins réservé. « Si Bonaparte m’est livré, lui écrivit-il, je le ferai supplicier sur la place même où a été fusillé le duc d’Engliien. » Et du même coup qui vengeraitl’assassinat de ce prince, il prétendait venger aussi les maux dont Bo- naparte avait accablé la Prusse, la Russie, l’Espagne et le Portugal (1). (t) Nous résumons ici quatre lellres écrites, au nom de Blücher, par Gnei- 136 WATERLOO. Dans l’emportement de ses haines patriotiques, il ou- bliait que le crime ne doit pas être vengé par le crime. Le 26 juin, l’armée prussienne continua son mouvement. Zieten atteignit Chauny ; Thielmann, Guiscard ; Bülow, Res- sous, jetant des partis vers Verberie, Pont-Sainte-Maxence et Creil. Une des divisions de Zieten, celle de Jagow, for- çant la marche, continua sur Compiègne. Blücher n’était plus qu’à vingt-cinq lieues de Paris. Le maréchal de camp Berthier, homme de cœur, com- mandant la place de la Fère, avait refusé de la rendre, mé- prisant les dégâts causés dans la ville par le feu de deux ou trois batteries de campagne. Depuis la nouvelle de la ba- taille de Waterloo, la désertion s’était mise dans la garde nationale active qui formait, avec un faible dépôt de la ligne . et cent cinquante canonniers et ouvriers d’artillerie, toute ' sa garnison (1). Mais il savait qu’une capitulation est désho- norante, quand elle n’est pas signée sur la brèche prati- cable et défendue. ^ . Le commandant du petit fort de Ham avait montré la . même fermeté, la même fidélité au devoir. Wellington n’avait pas marché aussi vite que Blücher, | voulant attendre l’arrivée de son équipage de ponts. Le 26, j il bivaquait entre Péronne et Vermand, à près de deux mar-j ches en arrière et à droite de Blücher. Il avait enlevé Cambrai par escalade, avec perte de trente ou quarante hommes seulement, grâce à la faiblesse de la garnison ; et occupé la citadelle, qui s’était rendue sans es- sayer la moindre résistance. senau, son chef d’élat-major et adressées, le 27 et le 29 juin, au general Müffling pour être communiquées officiellement à Wellington. trouvent textuellement reproduites dans les Mémoires posthumes de .Mull- Ving {Aus meinen Leben), ^ o-» •,iin (l) Lettre du commandant de la Fère au ministre de la guerre, le .ioj 1815. CHaPIÏHE DIX-SEPTIEME. 137 Péroiuie avait capitulé après la prise, par escalade égale- ment, d’un ouvrage à cornes, et lorsque le corps de place était encore intact. Louis XVllI, appelé deGand par le général anglais, venait de s’établir à Cambrai, avec sa cour et ses ministres. Une fois de plus, le drapeau blanc se trouvait sous la garde des baïonnettes étrangères. 11 y avait, maintenant, en France deux gouvernements. Soult n’avait nullement prévu la marche des Anglo-Prus- siens par la rive droite de l’Oise; il s’attendait à les voir déboucher devant lui par Vervins sur Laon (1), si bien qu’il avait envoyé les deux corps de cavalerie de réserve à Reims et n’avait fait garder ni détruire aucun des ponts sur l’Oise. Le 23, il avait retiré son quartier général à Soissons, dé- cidé à se couvrir du cours de l’Aisne, et il y avait appelé Grouchy, comme on l’a vu. La garde avait commencé le mouvement rétrograde, le 24 ; et le gros de l’armée l’avait suivie, le 25 et le 26, laissant la division de cavalerie légère Jacquinot sur Laon. Pendant le séjour qu’on venait d’y faire, on avait encore rallié cinq ou six mille fuyards (2). Dans la matinée de ce dernier jour, Grouchy était par- (1) Lettre déjà citée de Souît ù Grouchy, et datée du 23 juin, à huit heures du malin {Archives du dépôt de la guerre). {% Une situation sommaire, établie par corps d’armée et adressée par Soult au ministre de la guerre, porte à 27,760 hommes de toutes armes, et à 5,083 chevaux de cavalerie, 2,703 d’artillerie et du génie (les parcs compris) l’effectif des troupes ralliées, le 23 juin; mais, comme l’effectif du 4® corps de réserve de cavalerie ne figure pas sur cette pièce, et comme on peut l’éva- luer à mille hommes et autant de chevaux (le 1er juillet, il se trouva de 1,127), on voit que, le 23 juin, la force totale de Tarmée revenue de Waterloo et ral- liée par Soult s'élevait à vingt-neuf mille hommes environ, dont six mille cavaliers, 138 WATERLOO. venu, de sa personne, à Soissons; et la colonne sous ses ordres devait l’y rejoindre le soir. Toute l’armée avait alors connaissance de l’abdication de Napoléon ; et, à part quelques mutineries dans deux ou trois régiments de la garde, la désertion vers Paris de quelques centaines d’hommes de ce corps, la nouvelle n’avait pas produit le mauvais effet redouté (1). Soldats et officiers avaient compris que la France, moins l’empereur, était toujours la patrie, et qu’ils devaient la défendre. La défaite et surtout l’abandon où Napoléon les avait laissés, avaient, d’ailleurs, déconsidéré à leurs yeuxle général et le souverain. Grouchy avait reçu, en passant à Reims, un arrêté par lequel le gouvernement provisoire lui donnait le comman- dement de l’armée en remplacement de Soult; et, avec cet arrêté, l’ordre de ramener l’armée sur Paris (2). Soult était en butte, depuis longtemps, auic soupçons de l’armée à cause des exagérations de son royalisme pendant son ministère, A ce point de vue, la mesure qui le frappait était nécessaire. Mais Grouchy, qu’on lui substituait, Grou- chy, dont 1e dévouement patriotique n’était pas douteux, dont l’intrépidité était bien connue, manquait des qualités du général en chef, eu égard surtout à de telles circonstances. L’effectif des troupes mises sous ses ordres s’élevait à près de soixante mille hommes. De ce nombre, une moitié environ, c’est-à-dire la colonne revenant de Wavre (plus de vingt-deux mille hommes d’in- (î) Entre autres témoignages à Pappuî de ce que nous disons, nous cite- rons celui du général Berlhezène, peu suspect, ù coup sûr, en pareil cas: a Cette nouvelle, dit-il, ne produisit pas sur nos soldats tout reffet que nous pouvions craindre, et la désertion fut peu considérable; on peut môme dire qu’elle ne se manifesta que quelques jours après. « {Souvenirs mililaireSy t. II.) (2) Discours de Groucliy, ù la chambre de pairs, le 1er juillet 1815. CHAPITRE DIX-SEPTIEME. 139 fantei'ie, cinq mille de cavalerie (1) et, probablement, deux mille cinq cents des autres armes), était en très-bon état, pourvue de cent bouches à feu bien attelées, bien approvi- sionnées (2). Dans l’autre moitié, vingt mille . hommes au plus étaient armés, l’artillerie manquait à peu près complè- tement (3) ; mais ces vingt mille hommes, remis, mainte- nant, assez bien en ordre, étaient susceptibles de grands efforts ; et les fusils, les canons qui faisaient défaut allaient sans doute arriver bientôt de Paris. Avec toutes ses forces, Grouchy pouvait donc agir, ma- nœuvrer, retarder la marche de l’ennemi, donner au gouver- nement quelque temps pour prendre des mesures de défense. Mais où était l’ennemi? Le maréchal n’allait pas tarder à le savoir. Soit avis reçu, soit prévision, il s’inquiéta du flanc gauche de l’armée, si négligé par So-ult ; et, dans la soirée, il ordonna à d’Erlon d’aller occuper Compïègne, en le fai- sant appuyer par Kellermann. Les quatre divisions d’infan- terie du premier étaient réduites à quatre mille six cent quarante-trois hommes, officiers compris ; et il n’avait que six bouches à feu, qu’on venait de lui adjoindre (4). Le se- cond comptait seulement 1,462 hommes à cheval, sans un seul canon (5). D’Erlon, pressant le pas, marcha toute la nuit ; mais, à cinq heures du matin, ses éclaireurs, en arrivant devant Compiègne, se heurtèrent à ceux des Prussiens. (1) Lettre de Groacliy au ministre de la guerre, datée de Réthel, le 24 juin (Archives Au dépôt de la guerre). (2) Grouchy avait tiré des munitions de Mézières. (3) Les corps de Kellermann et de Milhaud, notamment , n’avaient pas sauvé une seule pièce. (Post-scriptum d'une lettre de Kellermann à Soult, du 24 juin. — Archives du dépôt de la guerre.) (4) Situation du 26 juin signée par le chef d’état-major du l'c corps (Archives du dépôt de la guerre), (5) Situation du 24 juin, signée par Kellermann. 140 WATERLOO. Jagow, dirigé, on l’a vu, sur cette ville par Zieten, avait marché aussi toute la nuit; et, depuis une demi-heure, il l’occupait avec sa division et quelque cavalerie. D’Erlon attaqua immédiatement ; mais, après un engage- ment de peu de durée, il apprit, des paysans en fuite devant l’invasion de leurs villages, que toute l’armée prussienne approchait; et il battit en retraite, défilant par sa gauche, gagnant Senlis par Verberie, afin d’aller se placer en face des corps qui devaient être sur 1e point d’occuper, qui avaient occupé déjà peut-être Pont-Sainte-Maxence et Creil et ne pouvaient tarder à en déboucher. Il expédia ensuite à Grouchy avis de son mouvement et de celui de l’armée prussienne. Les euirassiers de Kellermann, précédant l’infanterie de d’Erlon, atteignirent Senlis vers dix heures du soir. Mais, comme ils y entraient, ils furent accueillis par une fusillade qui les força à rebrousser chemin. L’ennemi était déjà dans la ville. D’Erlon, voulant éviter un combat de nuit, ne pas compromettre sa troupe, cherchant à couvrir de son mieux la gauche et les derrières de l’armée, appuya vers Mont- l’Évêque, où il prit position sans être inquiété. Sur l’avis heureusement envoyé par d’Erlon, Grouchy avait écrit à Vandamme de diriger, « sans perte d’une mi- nute, » et des points où elles se trouveraient au reçu de l’ordre, toutes ses divisions sur la Ferté-Milon, d’où elles gagneraient Dammartin par Azy. Lui-même avait mis en marche sur Villers-Cotterets toute la partie de l’armée réu- nie autour de Soissons. La hâte était, en effet, bien nécessaire; on était exposé à payer bien cher la négligence incroyable de Soult. Zieten avait passé l’Oise à Corapiègne, porté trois de ses divisions au delà de la forêt jusqu’à Bethencourt et faisait avancer la quatrième, commandée par Pirch 11, avec de la CHAPITRE DIX-SEPTIÈME. 141 cavalerie, vers Villers-Cotterets. Tliielmann était à Cora- piègne, ayant passé la rivière. Bülow l’avait franchie à Pont- Sainte-Maxence, occupant Senlis par une division, celle dont l’avant-garde avait repoussé les cuirassiers de Kellermann. Arrivé fort tard à Villers-Cotterets, Grouchy y resta peu. Avant le point du jour, il leva ses bivacs, se dirigeant par Nanteuil sur Dammartin, Cependant, son extrême arrière-garde était encore à Vil- lers-Cotterets, quand Pirch 11 l’attaqua et l’en chassa. On avait si mal éclairé le pays, que ce général venait d’enlever, tout près de la ville, une batterie d’artillerie légère : son attaque était une véritable surprise. Au bruit du combat, Grouchy revint au galop et fit sou- tenir son arrière-garde. Pirch II s’était déployé, la gauche au château, la droite à Longpré. La canonnade s’ouvrit ; et il essayait en vain de déboucher de Villers-Cotterets , lorsque sa gauche fut subitement prise à dos. En opérant le mouvement qui lui avait été ordonné, la veille, Van- damme avait porté sa droite sur la chaussée de Boissons à Villers-Cotterets ; et c’était lui qui attaquait les Prussiens. Une division d’infanterie aborda la ville, pendant qu’une brigade de cavalerie la tournait. Les Prussiens furent cul- butés et rejetés jusqu’à Bonneuil, où ils s’engagèrent sur la route de Compiègne à Crespy. Après ce coup de vigueur, Grouchy continua sa retraite vers Nanteuil et Dammartin, et prescrivit à Vandamme, au lieu de se diriger sur Dammartin par la Ferté-Milon, de prendre, à ce dernier point, le chemin de Meaux pour at- teindre ensuite Paris par Lagny. Grouchy, en arrivant à Levignon en deçà de Nanteuil, trouva le village occupé par Zieten. Les cuirassiers de Mil- haud, et Reille avec son corps, étaient déjà au delà. Le maréchal, qui marchait avec la garde, était coupé. 11 évita H. 12. 142 WATERLOO. le combat, et après une légère canonnade, il obliqua à gauche sur Azy, puis se porta sur Claye, où il bivaqua. Le soir, Reüle et d’Erlon se réunirent près de Gonesse, à la Patte d’oie, où se croisent les chaussées de Paris à Bois- sons et à Sentis, et vinrent s’établir près du Bourget, à deux lieues de Paris. Reille avait fait seize lieues dans la journée. D’Erlon avait marché plus lentement, afin de couvrir la retraite; et il n’avait eu à repousser aucune attaque sé- rieuse. Le lendemain, 29 juin, l’un et l’autre entrèrent dans les lignes construites au nord de Paris. La garde les rejoignit avant midi. Vandamme avec les corps sous ses ordres ar- riva dans la soirée et alla prendre position sur les hauteurs de Montrouge, au sud de la capitale. Ce jour-là, Rlûcher eut son quartier général à Gonesse; le corps de Bûlow fut au Bourget, celui de Zieten à Blanc- ménil, celui de Thielmann à Dammartin. L’armée anglaise, dont le chef ne partageait pas l’impa- tiente ardeur de Blücher, était encore à Gournay, Clermont, Saint-Marlin-Longeau, Pont-Sainte-Maxence, sur la rive droite de l’Oise, à deux marches et plus des Prussiens. Avec de la vigueur et de l’intelligence dans le comman- dement, la lenteur de l’un, la précipitation de l’autre au- raient pu recevoir un rude châtiment. Mais tous les deux avaient de puissants motifs pour ne pas le redouter : des motifs politiques. « Je crois que nous amènerons les choses à la conclusion que nous désirons tous, sans tirer un coup de fusil. J’espère être à Paris le 1" juillet, » écrivait Wellington au ministre Liverpool, le 28 juin (1). (1) The dispatches, etc. CHAPITRE DIX-HUITIÈME Ddcrets rendus par les chambres. — La commission de gouvernement. — Fouché, son président. — But qu’il se propose. — Sa conduite. — Sous son influence, la commission de gouvernement nomme Masséna commandant en chef de la garde nationale de Paris. — Fouché entraîne dans sa défec- tion Davoul, ministre de la guerre. — Réunion en conseil des membres de la commission de gouvernement, des bureaux des deux chambres et des ministres. — Davout déclare la résistance impossible et propose la sou- mission à Louis XVIlï. — Incident. — La réunion décide l’envoi de négo- ciateurs auprès de Wellington et de Blücher. — Davout est nommé com- mandant en chef de l'armée sous Paris et reste ministre de la guerre. — La commission de gouvernement décide que les approches seules de Paris seront défendues. — Anxiété, irritation de la population. — Demande d’ar- mistice adressée par Davout à Wellington et à Blücher, avec l’autorisation de la commission de gouvernement. — Blücher reconnaît la ligne de nos retranchements au nord de Paris. — Son entrevue avec Wellington. — Les deux généraux décident que l’armée prussienne se portera au nord de Paris. — Mouvements de celte armée ; de l’armée anglo-hollandaise. — Effectif des troupes de Davout, le 1er juillet. — \\ pouvait détruire les deux armées ennemies successivement. — Conseil tenu aux Tuileries. — Exelmans marche sur Versailles et Rocquencourt. — Il détruit une brigade de cava- lerie prussienne et revient à son bivac de Montrouge. — Conseil de guerre à la Yillette. — Résultat. — Réponse de Blücher à la demande d’armistice. — Lettre que lui adresse Wellington à ce sujet. — Davout autorisé à capituler par la commission de gouvernement. — Mouvements de l'armée prussienne. — Combats de Sèvres, de Meudon, des Molineaux, d’issy. — Position de l’armée prussienne, le 2 juillet au soir. — Conduite des chambres. — L’ar- mée évacue Paris. — Entrée de Louis XYlll à Paris. — Conclusion. En forçant Napoléon à résigner le pouvoir, les chambres avaient agi sous une multiple impression. Elles craignaient le rétablissement d’un despotisme dont le souvenir était 144 WATERLOO. odJf^Sx, qui avait été funeste à la patrie; elles étaient con- vaincues de l’impuissance du vaincu de Waterloo à la dé- fendre; elles espéraient que son abdication permettrait des négociations qui aboutiraient bientôt à l’évacuation du ter- ritoire, à une paix honorable, à l’établissement d’un gou- vernement choisi par la nation. Les souverains coalisés avaient solennellement déclaré qu’ils faisaient la guerre à Napoléon, non à la France, et qu’ils ne voulaient imposer à notre pays aucune dynastie. Leur déclaration recevait un formel démenti de la signature apposée par les plénipotentiaires de Louis XVllI au traité de coalition. Mais les chambres ne le remarquaient pas ; elles oubliaient que l’histoire des manifestes solennels n’est trop souvent que le récit d’officielles impostures. Leur espoir, cependant, n’était pas sans réserve, car elles avaient décidé que les préparatifs de défense marcheraient de front avec les négociations. Elles avaient déclaré la guerre nationale, appelé au secours de la patrie tous les citoyens en état de porter les armes, décrété un emprunt et mis toutes les ressources du trésor public à la disposition du gouvernement provisoire, l’autorisant, en outre, à faire toutes les réquisitions en nature nécessaires aux armées et aux transports militaires, à suspendre les lois sur la liberté individuelle, à faire arrêter ou mettre en surveillance les individus prévenus de provoquer des troubles ou d’entre- tenir des relations avec l’ennemi. Ces mesures étaient excellentes, justifiées par l’extrême péril de la situation. Elles rappélaient l’énergie de la grande assemblée qui, en un moment de danger extrême aussi, avait assuré le salut de la France; et, déjà, elles ranimaient bien des courages, exaltaient bien des âmes. C’était beau- coup que de les avoir décrétées; mais ce n’était rien, si on ne devait en assurer la très-rapide exécution. CHAPITRE DIX-HÜITIEME. 145 Or, les chambres, confiantes dans le pouvoir exécutif qu’elles avalent élu, lui avaient abandonné le soin d’appli- quer leurs décrets, le laissant sans contrôle, sans excita- tion; et ce pouvoir trahissait la cause nationale par fai- blesse, incapacité, perfidie. Il se composait de Fouché, Carnot, Quinette, Caulaincourt et Grenier, Les trois premiers, anciens conventionnels, avaient voté la mort de Louis XVI ; Caulaincourt avait été l’agent principal de l’attentat d’Ettenheim (1) ; Grenier était un général de mérite, que rien ne rattachait aux Bourbons. (1) En racontant le double crime d’Ettenheim et de Vincennes, M. Thicrs a dit, dans son Histoire du Consulat et de V Empire^ que Caulaincourt « n’y eut pour sa part qu’une lettre à porter (au grand-duc de Bade). » C’est une erreur grave ; et elle a été répétée par l’auteur d’une histoire récente de la Restauration. Pour la mettre en évidence, il nous sulfira de rappeler les termes mêmes des instructions de Bonaparte au ministre de la guerre. « Vous donnerez ordre pour que, le même jour cl à la même heure, deux cents hommes du 26® de dragons, sous les ordres du général Caulaincourt (auquel vous donnerez des ordres en conséquence), se rendent à Offenbourg pour y cerner la ville et arrêter la baronne de Reich et autres agents du gouvernemetg anglais^ dont le préfet (de Strasbourg) et le citoyen Méhéelui donneront les renseignements. » D’Offenbourg, le général Caulaincourt dirigera des patrouilles sur Ettenheim, ce qu’il ait appris que le général Ordener a réussi (à en- lever le duc d’Enghien). Us se prêteront des secours mutuels. » ... Les deux généraux auront soin que les troupes n’exigent rien des habitants ; vous leur ferez donner à cet effet douze mille francs. » S’il arrivait qu’ils ne pussent remplir leur mission et qu’ils eussent l’espoir, en séjournant trois ou quatre jours et en faisant des patrouilles, de réussir, ils sont autorisés à le faire. » Le général Caulaincourt aura avec lui une trentaine de gendarmes ; du reste, le général Caulaincourt, le général Ordener et le général de la divi- sion (de Strasbourg) tiendront un conseil et feront les changements qu'ils croiront convenables aux présentes dispositions. » Aide de camp du premier consul et homme de son entière confiance, Cau- laineourt était, à proprement parler, l’àme de cette abominable expédition. 11 poussa des cris de désespoir, a dit encore M. Thiers, en apprenant la fin tragique du duc d’Enghien. Mais comment croire à ce désespoir en voyant Caulaincourt non-seulement ne pas se démettre de ses fonctions d’aide de 146 WATERLOO. Les chambres, par de tels choix, avaient nettement montré qu’elles repoussaient ces princes, qu’elles ne voulaient pas de transaction avec eux. Trois régicides, un complice principal du meurtre du duc d’Enghien devaient tout faire pour empêcher une nouvelle restauration, qui ne pourrait manquer de frapper sur leur fortune, peut-être sur leur tête. Les chambres en étaient persuadées. Mais Fouché était d’une immoralité politique sans bornes; Carnot n’était plus qu’une ombre; Quinette était une mé- diocrité sans énergie; Caulaincourt était découragé; et Grenier d’une modération qui excluait la force. Les cham- bres n’y avaient pas pris garde. Dès sa première réunion, le pouvoir exécutif avait choisi Fouché pour président. L’ancien conventionnel, le duc de l’Empire était déjà en pleine défection, préparant les voies au retour de la dynastie déchue et proscrite et sa réconciliation avec elle. Il n’avait à compter, maintenant, ni sur la complicité de ses collègues, ni sur l’appui du parlement; mais il connaissait leur fai- blesse morale. Ces mêmes hommes hostiles aux Bourbons, les uns par intérêt de fortune, de position, par crainte de représailles violentes, les autres par attachement aux prin- cipes de la Révolution, par patriotisme, avaient usé toute leur énergie dans la lutte de deux jours contre Napoléon. Ils redoutaient, avant tout, les commotions populaires; et il en fallait une très-forte dans les circonstances critiques où se trouvait la France. Ce soulèvement indispensable de toutes les forces du pays, de ses passions. Napoléon, pen- dant trois mois, n’avait pas voulu, n’avait pas osé l’exciter; camp du premier consul, mais encore se laisser combler de faveurs? Trois mois après le meurtre du duc d’Engliien, il était nommé grand écuyer de la couronne, six mois plus tard, grand aigle de la Légion d’honneur et général de division, et, à deux ans de là, duc de Vicciicc. CFIAPITRE DIX-TIUITIÈME. U7 la majorité des chambres, les collègues de Fouché ne l’ose- raient, ne le voudraient pas non plus. Celui-ci n’en doutait pas; et il avait compris que, s’il ne pouvait leur arracher un assentiment formel, public, à la restauration des Bour- bons, il lui serait, néanmoins, facile de les amener à ne pas s’y opposer. 11 s’agissait pour cela de rassurer les plus comprôrais dans le mouvement du 20 mars, d’allécher les ambitions, d’entretenir, d’aviver les espérances de paix, d’énerver l’opinion publique, d’annuler les moyens de défense, de hâter les événements. Fouché s’était mis à ce travail perfide avec son habituelle astuce, avec une activité inouïe, 11 avait à peine pris possession de la présidence du pou- voir exécutif, qu’il avait fait sortir de prison un des partisans les plus intelligents, les plus résolus des Bourbons, et que, par son entremise, il avait dépêché des émissaires auprès de ’Wellinglon pour presser la marche des armées coalisées sur Paris, auprès de Louis XVIII pour l’inviter à les suivre sans retard. 11 avait interdit les réunions populaires, où se réchaulTe l’enthousiasme des masses, supprimé, aux étalages des marchands, les dessins, les emblèmes propres à entre- tenir la haine de la vieille monarchie, répandu partout des affidés, des agents propageant les bruits les plus sinistres, les plus décourageants. Sous son influence, le pouvoir exécutif avait nommé Mas- séna commandant en chef de la garde nationale de Paris; Masséna, qui avait sauvé la France à Zurich, mais qui avait jeté ses derniers feux en Portugal, et n’aspirait plus, main- tenant, qu’au repos, à la paisible jouissance d’immenses richesses, prises partout et de toutes mains. Et Masséna avait inauguré ses nouvelles fonctions par un ordre du jour où il ne fixait d’autres devoirs à la garde nationale que U8 WATERLOO. celui « de maintenir l’ordre intérieur et de faire respecter les personnes et les propriétés. » Avec un tel chef, Fouché avait mis la main sur un des ressorts de la défense. Presque en même temps, il l’avait mise aussi sur le plus puissant, sur l’administration de la guerre, sur la direction des affaires militaires, laissée à Davout. Ce maréchal, illustre à bon droit dans les campagnes heu- reuses et dans les campagnes funestes de l’Empire, s’était tenu à l’écart sous la Restauration et ne taisait pas ses répu- gnances pour les Bourbons. Il pensait, il disait que, malgré le désastre de nos armes, on devait, on pouvait résister. Il expédiait des ordres sévères pour réprimer, arrêter la désertion produite, à la nouvelle de Waterloo, parmi les gardes nationales actives, à moitié armées, à peine habil- lées, en garnison dans les places; il pressait le ralliement des combattants de Waterloo, ordonnait à Grouchy de se réunir à Soult, et lui faisait donner le commandement en chef de l’armée qui se concentrait; il organisait les forces mobilisables des dépôts, à Paris et aux environs, des envois d’armes, de matériel sur Laon, prescrivait d’activer, de com- pléter la levée de la conscription de 1815, se préparait à rap- peler sur Paris les troupes devenues disponibles par la soumission de la Vendée ; il allait armer les tirailleurs de la garde nationale. En un mot, tout dans sa conduite annonçait un homme déterminé à la lutte patriotique. Mais cette détermination avait faibli instantanément, puis s’était éteinte sous l’action de Fouché, Davout, habilement circonvenu, rassuré sur le sort que lui réservaient les Bourbons, s’était livré au traître, lui pro- mettant un concours absolu. Dès ce moment, sa conduite avait changé ; et il avait arrêté les dispositions de défense, à ce point que huit ou dix mille CHAPITRE DIX-HÜITIÉME. U9 hommes arinés, équipés, sinon habillés complètement, et disponibles dans les dépôts y avaient été retenus, que pas un détachement, pas un canon, pas un fusil n’avait été ex- pédié à Laon. Davout était un de ces hommes de guerre comme il s’en forma tant à l’école de Napoléon, prodigues d’énergie sur les champs de bataille, oublieux de la patrie, accessibles à toutes les séductions de l’intérêt privé, et, dans les grandes crises politiques, à toutes les manœuvres des partis, à tous les découragements. Hommes d’autant plus dangereux dans les conseils des gouvernements, qu’on est trop disposé à croire que la bravoure du militaire est une garantie dé la fermeté, du dévouement civiques. Fouché s’était promptement servi de Davout, pour porter au cœur du parlement une conviction que lui seul n’aurait pu y faire pénétrer. Le jour même où soixante mille hommes se concentraient sur Soissons, le 27 juin, il avait réuni en conseil les bureaux des deux chambres, les membres du pouvoir exécutif, les ministres, pour examiner l’état des choses ; et, après quel- ques paroles indiquant assez clairement qu’il regardait la résistance à l’ennemi comme très-difficile, sinon chimé- rique, il avait brusquement fait appel à la franchise, à la science, à l’expérience de Davout. L’interpellation était con- venue, comme la réponse qui devait y être faite. S’autorisant de la connaissance acquise des ressources disponibles, des rapports qui lui parvenaient sur la situa- tion et l’esprit de l’armée, Davout s’était déclaré intime- ment persuadé de l’impossibilité de la résistance, et de la nécessité de recevoir les Bourbons pour éviter de plus grands malheurs. Puis, formulant sa pensée de manière à atténuer ce qu’elle avait d’alarmant pour beaucoup dans le conseil et au dehors, il avait ouvert l’avis de députer auprès jr, tT 150 WATERLOO. du roi, afin de lui proposer d’entrer à Paris avec la cocarde tricolore, sans garde étrangère, en maintenant les deux chambres, en garantissant indistinctement les personnes et les propriétés, en conservant à tous les fonctionnaires civils et militaires, leurs emplois, grades, honneurs, traitements, prérogatives. A cette révélation soudaine d’un désespoir dont Fouché seul avait le secret, les esprits s’étaient troublés d’abord. Les quatre collègues de celui-ci étaient restés consternés. Ils avaient compté sur l’activité, le caractère, les paroles de ^ Davout, sur Fouché lui-même, auquel ils avaient aban- . donné la direction des affaires, comme les chambres j l’avaient abandonnée au pouvoir exécutif ; et, au bout de i cinq jours de gouvernement, l’un et l’autre leur annon- çaient que tout était perdu. Le retard d’un tel aveu, les pro- « positions faites constituaient une véritable trahison. Il n’en ! aurait pas fallu davantage à des hommes doués de quelque ; énergie, pour destituer sur-le-champ Davout, pour dresser contre lui et contre Fouché un acte d’accusation. Mais | Carnot, Quinette, Caulaincourt, Grenier n’avaient pas eu ce ! facile courage. Ils s’étaient bornés à quelques vaines récri- | minations, à des contestations sans force ; et, le débat se ; généralisant, s’affaiblissant bientôt sous le poids de l’opi- J nion de Davout, sous les sophismes de Fouché, ce dernier ' l’avait mis à fin, en invitant, avec l’assentiment tacite du con- seil, Cambacérès et Lanjuinais, présidents de la chambre des pairs et de la chambre des représentants, à préparer ces deux assemblées au rappel des Bourbons. Le régicide, le proconsul de Lyon, le ministre de Napoléon au 20 mars, se rangeant du côté des Bourbons, devait en avoir reçu des promesses, des garanties positives auxquelles tous pouvaient prétendre. L’égoïsrne de chacun se laissait aller à lej croire. Qui doue, en effet, était plus compromis que Fouché?] CHAPITRE DIX-HUITIÈME. Pour lui, c’était avoir bien avancé dans la voie où il s’était engagé, que d’avoir fait admettre, dans un conseil ainsi composé, et l’impossibilité de la résistance et la nécessité de la soumission au roi. Un incident imprévu était venu, cependant, le forcera reculer un peu. C’était l’arrivée d’une dépêche des plénipo- tentiaires envoyés à Laon pour solliciter des généraux ennemis un armistice, pour essayer des négociations. Nous avons dit la dure, l’exorbitante réponse de Blû- cher, réponse transmise de vive voix par des officiers de son état-major. Celle de Wellington, adressée par lettre, avait été encore plus péremptoirement négative; car il avait déclaré n’être muni d’aucun pouvoir pour traiter d’un armistice, d’une suspension d’armes ; et il avait refusé une entrevue qui lui était demandée, ajoutant, cependant, dans ses formes polies, qu’il était prêt à se rencontrer avec les plénipotentiaires, s’ils persistaient dans cette demande qui ne pouvait avoir pour résultat qu’une perle de temps; il les en avertissait. Mais il est des espérances que rien ne décourage, des illusions qui résistent à l’évidence. Les plénipotentiaires avaient causé avec les officiers de Blûcher, et, de ces causeries, avaient tiré des conclusions rassurantes qu’ils communiquaient au pouvoir exécutif. La coalition n’avait pas le projet arrêté d’imposer à la France une seconde restauration ; et ils profitaient de cette découverte pour se rendre auprès des souverains, dont la présence leur était indiquée quelque part sur le Rhin, vers Mannheim. Ce n’était pas tout. Us espéraient beaucoup d’une entrevue avec les généraux ennemis, de cette entrevue, ils se gar- daient de le dire, que Wellington affirmait ne pouvoir aboutir qu’à une perte de temps; et ils demandaient lo 152 WATERLOO. prompt envoi de négocialeurs au camp du général an- glais et du général prussien, eux-mêmes ne pouvant s’} rendre, pressés qu’ils étaient d’aller trouver les souve- rains. A la lecture de ces nouvelles, le conseil avait repris quelque assurance. On pouvait négocier; la coalition ne te- nait pas à imposer les Bourbons au pays; il ne fallait donc pas se hâter de courir au-devant de ces princes. II. n’y avait qu’une chose urgente, la nomination des négociateurs ré- clamée par les plénipotentiaires. Fouché n’avait pas voulu heurter ce singulier retour d’opi- nion, cette reprise d’espoir. Il avait retiré à Cambacérès et à Lanjuinais la mission qui leur avait été confiée près des chambres; et, continuant à tout diriger, tout ordonner de- vant ses collègues silencieux, il avait désigné 'les négocia- teurs : quatre hommes peu hostiles aux Bourbons et un royaliste avéré. Les plénipotentiaires, malgré leurs étranges illusions, insistaient, dans leur dépêche, sur la nécessité d’activer les préparatifs de défense, attendu, disaient-ils naïvement, qu’il leur était démontré que les armées ennemies tendaient à se rapprocher le plus possible de Paris, qui paraissait les préoccuper essentiellement. Cette insistance n’avait pas même été l’objet d’une obser- vation; et le conseil s’était séparé, Davout restant ministre de la guerre, Davout, qui venait de déclarer toute résistance impossible. Tout ce qui s’était passé dans cette réunion était arrivé promptement à la connaissance de la plupart des membres des deux chambres. Les plus osés , les plus inquiets aussi étaient allés trouver Fouché, lui demandant des ex- plications sur sa conduite, l’accusant même de trahison; mais, de ces entrevues, il n’était résulté qu’un vain échange CHAPITRE DIX-HUITIEME. 153 de paroles. Aucun pair, aucun représentant n’avait porté k la tribune seulement un soupçon. Tous, ils craignaient d’inquiéter le pays, et, en l’inquié- tant, de causer quelque soulèvement populaire, qu’ils se- raient impuissants à maîtriser. Devant une pusillanimité si bien constatée, Fouché avait vu le champ libre plus que jamais à ses machinations. Il les avait activement continuées. Ses affidés allaient et reve- naient, maintenant, ostensiblement et sans cesse de son cabinet au quartier général de Wellington et à la cour de Louis XVIII, qui s’avançait à la suite de l’armée anglaise. 11 avait fait sonder les dispositions de Grouchy à l’égard d’une restauration nouvelle. Le maréchal s’y était montré très-opposé. C’était un grand embarras; mais lui-même l’avait promptement écarté. Se défiant de ses forces, eifrayé de la responsabilité du commandement en chef, du dés- ordre de la retraite deSoissons vers Paris, retraite bien mal dirigée d’ailleurs, et cela par sa propre faute, il avait en- voyé sa démission au pouvoir exécutif. Fouché, agissant encore avec l’assentiment servile de ses quatre collègues, l’avait remplacé par Davout. Général en chef et ministre tout à la fois, Davout aurait bien mieux le pouvoir de paralyser la défense. Les chambres ne s’étaient pas plus émues de cette nomi- nation que les collègues de Fouché. Le pouvoir exécutif leur avait proposé un projet de loi mettant Paris en état de siège; elles l’avaient voté. Elles avaient voté aussi une adresse à l’armée; œuvre banale, sans couleur, sans force; et elles avaient choisi, sur leurs bancs, des commissaires chargés d’aller haranguer nos soldats. Après la parodie de la déchéance de Louis XVI, on avait la parodie des conventionnels en mission aux armées. 154 WATERLOO. A la suite de ces grandes mesures, le pouvoir exécutif, ou plutôt Fouché, Fesprit toujours tendu vers son but, avait publié un arrêté qui était un nouvel acheminement vers l’abandon. Il avait, en effet, décidé d’une manière absolue que les approches seules de Paris seraient défendues, et qu’elles le seraient par les troupes de ligne, qui resteraient campées hors des murs; que la garde nationale maintiendrait la tranquillité intérieure, et ne serait employée extérieurement que sur la demande qui pourrait en être faite par les légions ou bataillons; que les tirailleurs de cette garde serviraient, conformément à leur offre, comme auxiliaires des traupes de ligne, à la défense des postes les plus rapprochés de la place. Prise le 28 juin au soir, cette décision avait reçu un digne et prompt commentaire dans une proclamation signée du préfet de la Seine et adressée aux habitants de Paris. Cet homme, il faut écrire son nom, s’appelait de Bondy. Il re- commandait aux citoyens de songer à la conservation de leurs personnes, de leurs familles, de leurs propriétés, de se tenir dans la sagesse et dans la tranquillité la plus ab- solue. Les choses en étaient là; et l’arrêté du pouvoir exécutif, cette lâche proclamation n’avaient pas même suscité une observation dans les chambres, quand l’armée ramenée par Grouchy s’établissait, comme nous l’avons dit, partie au nord, partie au sud de Paris. C’était le 29 juin. Mais, pendant que, dans les régions officielles, la fai- blesse des uns, la complicité des autres laissaient Fouché et Davout aplanir la route à Wellington et à Blücher, au retour de Louis XVIII, la masse de la population parisienne était en proie à d’ardentes anxiétés, à de vives irritations. Le mot de trahison circulait partout dans la Cité, dans les CHAPITRE DlX-HUlTlEME. 155 faubourgs. Les fédérés faisaient entendre des paroles mena- çantes; les troupes des dépôts s’indignaient; les tirailleurs de la garde nationale réclamaient, à grands cris, des armes ; la jeunesse des écoles, du commerce, formée en compagnie de canonniers volontaires , éclatait en impatience ; les gardes nationaux en grand nombre se portaient aux états- niajofs, demandant à marcher à l’ennemi; la foule des bons citoyens cherchait une direction, voulant par tous moyens épargner à la capitale de la France le nouveau déshonneur d’une capitulation devant l’étranger. L’arrivée des soixante mille hommes que ramenait Grou- chy surexcitait ces dispositions généreuses. Cette armée se montrait, maintenant, animée du meilleur esprit. Elle vou- lait combattre à outrance, laver l’injure de la défaite; et, appuyés sur elle, de concert avec elle, les patriotes rebelles à la crainte^ à l’idée de soumission à l’ennemi, pouvaient, d’un instant à l’autre, briser et le pouvoir exécutif et le parlement, pour leur substituer un gouvernement résolu à imiter les grands exemples des Portugais, des Espagnols, des Russes, des Allemands, l’héroïsme déployé par la France v4ngt ans auparavant. Fouché et Davout devaient compter avec cette terrible éventualité. Le moindre incident, la désobéissance d’un gé- néral, l’initiative de quelques citoyens pouvaient la réaliser. Ils ne s’y trompaient pas. L’un était instruit par sa police de la fermentation populaire. L’autre constatait, par lui- même, à son quartier général de la Villette, le mécontente- ment, l’exaspération des troupes et de plusieurs généraux. 11 en conclut qu’il ne fallait pas laisser à l’armée et à la population le temps de se concerter ; qu’il fallait tout pré- cipiter vers le dénoûment. Dans la nuit du 29 au 30, il écrivit officiellement à Fou- ché. 11 lui disait : « Il n’y a pas un instant à perdre... ; nous 156 WATERLOO. devons proclamer Louis XVIII, le prier de faire son entrée dans la capitale sans les troupes étrangères... Il n’y a pas d’autres moyens de sauver la patrie. » Peu d’heures après, il reçut pour réponse une sorte de paraphrase de sa lettre, terminée par l’autorisation « d’en- voyer aux avant-postes ennemis et de. conclure un armi- stice en faisanttousles sacrifices compatibles avec le devoir et la dignité. » Le devoir et la dignité, entendus comme pouvaient l’en- tendre Fouché et Davout, n’imposaient à ce dernier aucune limite. Fouché, ainsi qu’il le disait dans sa lettre, avait pris sur lui de donner ces pouvoirs au maréchal. Il jugea pru- dent de compromettre, à sa suite, ses collègues du pouvoir exécutif. Responsabilité partagée est toujours moins dan- gereuse. Mais, pour la première fois, il rencontra une demi-résistance; et, après une discussion assez vive, il fut obligé d’expédier à Davout l’ordre de ne traiter que d’un armistice purement militaire. Un armistice de cette sorte avait déjà été refusé aux plé- nipotentiaires envoyés à Laon et courant, à présent, à la recherche des souverains coalisés. Les autres négociateurs n’avaient pas été plus heureux, sans doute; car ils étaient partis depuis trois jours et n’avaient pas même encore donné de leurs nouvelles. Là où l’on avait échoué déjà, Davout ne pouvait pas réussir. Il paraît, cependant, qu’une dépêche reçue pendant la délibération, et transmise aussitôt à ce maréchal, avait fait concevoir une espérance contraire. Suchet mandait de Chambéry par le télégraphe, qu’il venait de conclure un armistice de trois jours avec le général en chef autrichien Frimont. Mais le destin de la guerre n’était pas en avant de Lyon, il était à Paris, La conduite de Frimont ne pouvait CHAPITRE Diy-HÜITIEME. 157 donc pas faire présager celle de Wellington et de Blûcher. Cela était certes bien évident. Davout adressa, néanmoins, au général anglais, et au général prussien une demande pressante d’armistice, s’au- torisant de ce qui venait de se passer du côté de Lyon, leur disant « qu’ils ne pouvaient pas avoir d’autres instructions de leurs gouvernements que celles que le général autrichien tenait du sien. » Il était sincère alors, a-t-on dit, dans son désir d’évi- ter à la capitale de la France l’humiliation d’une seconde occupation par les armées étrangères. Cela est possible, quoique bien étrange. Mais, s’il fut sincère, il fut bien aveugle. Il avait tout fait pour diminuer les forces de la défense, pour l’annuler, se persuadant ou se laissant persuader par Fouché que le pouvoir exécutif, les chambres et la popula- tion parisienne, une fois placés en face d’une résistance impossible, acclameraient les Bourbons; et qu’aussitôt les généraux ennemis s’arrêteraient dans leur marche. Mais, cet appel ne se faisant pas, à cause de la répugnance des uns, de la timidité des autres devant l’attitude de la masse populaire et de l’armée, ce qu’un homme doué de la moindre perspicacité aurait dû prévoir, Davout avait, par le fait, préparé de son mieux tes moyens de faire tomber Paris aux mains de l’ennemi. Quoi qu’il en soit, il insista, par une nouvelle missive, auprès de Fouché sur la nécessité de proclamer immédia- tement Louis XVIII ; mais Fouché ne trouvait aucune aide pour cela, et ne pouvait pas faire à lui seul cette proclama- tion. Davout, bien éclairé déjà sur les dispositions de l’armée, en eut bientôt de nouvelles preuves et de plus décisives. La chambre des représentants, nous l’avons dit, avait 158 WATERLOO. voté une adresse à l’armée. Quelques généraux résolurent d’en prendre occasion pour manifester leur opinion; et l’un d’eux, le général Freissinet, rédigea une réponse brûlante de haine contre la' dynastie des Bourbons. Colportée avec . rapidité dans les bivacs au nord de Paris, cette réponse réunit promptement les signatures de la plupart des géné- raux. Davout, lui-même, pour éviter les soupçons et con- jui’er un péril personnel, ne refusa pas d’y apposer la sienne. Sa situation devenait critique, en effet; dans la réunion qui venait d’avoir lieu à quelques pas de son quartier gé- néral, des accusations de trahison avaient été portées contre Fouché; et le général Dejean avait proposé d’aller avec deux bataillons arrêter aux Tuileries mêmes, et fusilier sur place le président du pouvoir exécutif. Cette proposition n’avait pas été accueillie, il est vrai, mais elle pouvait se traduire en fait au premier moment. En outre, des copies de l’écrit de Freissinet circulaient parmi les troupes et excitaient leur enthousiasme (1). Devant de telles manifestations, un général qui aurait gardé au cœur quelque énergie, quelque patriotisme, n’au- rait pas hésité à profiter de l’ardeur de son armée, lors même qu’il aurait persisté dans un chimérique espoir d’ar- mistice. Il n’est rien de tel pour arrêter son ennemi que de lui montrer la ferme résolution de combattre. Mais Davout allait se trouver à même de faire davantage : il allait avoir une victoire assurée devant lui. Blücher, vers une heure du matin, avait fait attaquer, par huit bataillons et huit escadrons, le village d’Aubervil- liers, pendant qu’une autre colonne faisait une démonstra- tion du côté de Bondy. .Aubervilliers situé sur la rive droite (1) Cet écrit nediüait pas un mol de Napoléon ni de sa famille. CHAPITRE DIX-HUITÎÈME. 159 du canal de Saint-Denis, à une demi-lieue de cette ville, était au pied de la ligne de nos retranchements. Défendu par un seul bataillon, il avait été emporté après une vive résistance. La faible troupe qui l’occupait, n’étant pas sou- tenue, s’était repliée en bon ordre dans les fortifications ; et l’action avait dégénéré en une fusillade insignifiante de plu- sieurs heures. Cependant, la ferme contenance de nos soldats et une reconnaissance soigneusement faite de la ligne de nos re- tranchements avaient convaincu Blûcher que, même avec le secours des Anglo-Hollandais, il serait impossible de la forcer. Ceux-ci étaient encore éloignés. Leur avant-garde ne de- vait pas dépasser Louvres dans la journée; et, le soir, ils se trouveraient échelonnés de là à Pont-Sainte-Maxence, ayant même trois divisions formant plûs du tiers de leur infanterie et toute leur artillerie de réserve, sur ce dernier point, à plus de dix lieues des Prussiens. Ce fut dans une telle situation de leurs armées que Blû- cher et Wellington, qui, dans l’après-midi, était venu con- férer avec le général prussien, résolurent d’opérer au sud de Paris, avec une partie de leurs forces. Grâce à la négligence de Napoléon, continuée par le pou- voir exécutif, par Davout, Paris, sur» la rive gauche de la Seine, était resté sans fortifications. Trois ou quatre re- doutes à peine ébauchées, voilà tout ce qu’on avait fait, de ce côté, avant comme depuis Waterloo; en ce moment même, on n’y comptait pas trois cents terrassiers. Les généraux ennemis le savaient; Fouché ne le leur avait pas laissé ignorer; et c’était là ce qui déterminait, maintenant, leur plan d’opérations. Ce plan était de porter toute l’armée prussienne sur la rive gauche de la Seine, et d’investir avec elle Paris par les 160 xWATERLOO. collines qui le dominent au midi; d’intercepter ses commu- nications de ce côté encore, de l’alarmer pour ses appro- visionnements , pendant que l’armée anglaise viendrait s’établir à la place des Prussiens devant nos retranche- ments du nord. ; Impatient, on passa, sur-le-champ, du projet à l’exécu- tion. Vers cinq heures du soir, le corps de Thielmann, qui, dans la matinée, s’était porté de Dammartin à Gonesse, se dirigea, par Argenteuil, sur Saint-Germain, poussant en avant de lui la brigade de cavalerie de Sohr (1), pour ap- puyer en toute hâte une colonne volante qui avait surpris le pont sur la Seine au Pecq, au pied même de la hauteur sur laquelle est bâti Saint-Germain. Le corps de Zieten suivit ce mouvement cinq heures plus tard, marchant sur Maisons, village situé en aval de cette ville et possédant un pont. Avec un peu de prévoyance, du côté des Français, ce pont aurait été détruit. Il n’était pas même gardé. Pour dissimuler cette manœuvre, Zieten eut ordre de laisser ses avant-postes devant nos lignes ; et Bülow garda ses positions. Le lendemain 1" juillet, vers six heures du matin, Bülow mit en marche sur Saint- Germain, par Argenteuil, toute sa cavalerie, son artillerie de réserve avec une de ses divi- sions d’infanterie, et, plus tard, dans l’après-midi, au fur et à mesure de l’arrivée des premières divisions anglaises, le reste des troupes prussiennes. Vers midi, l’armée de Blücher était ainsi disposée : la brigade de cavalerie de Sohr arrivait sur Versailles, ayant à (l) Celte brigade clait délaehce du corps de Pirch I, laissé, comme on l’a vu, sur la Sambre, CHAPITRE DIX-HÜITIEME. ICI quelque distance en arrière la colonne volante qu’elle avait ralliée au Pecq ; Zieten et Thielmann -étaient établis sur Saint-Germain ; Bülow avait sa cavalerie et une division d’infanterie à Argenteuil, ses autres troupes dans la plaine Saint-Denis. Wellington n’avait pas môme fait faire une marche de nuit à ses colonnes; et c’était à peine si, en ce moment, quinze mille de ses soldats approchaient de nos lignes. Le tiers de son armée et son artillerie de réserve étaient bien en arrière de Louvres; le reste s’allongeait entre ce point et le Bourget. Les deux armées ennemies, ainsi éparpillées sur une ligne de plus de quinze lieues, réduites, par les détache- ments laissés sur leurs lignes d’opérations et par les fati- gues de la route, à moins de cent dix mille hommes, étaient à la merci de Davout. Ce maréchal disposait, en effet, les situations officielles le prouvent (1), de soixante et onze mille hommes de toutes armes, armés, équipés, dont quinze mille de cavalerie, de six mille tirailleurs, car il en avait fait armer trois mille de plus que Napoléon, de la garde na- tionale dq Paris, de mille hommes de la garde nationale active des départements. Le service de l’artillerie des re- tranchements était assuré par des canonniers de la ligne, de la mariné, des Invalides, par des compagnies des écoles, aidées de pointeurs pris dans la ligne. Davout connut les mouvements de l’armée prussienne dans la matinée de très-bonne heure, peut-être la veille. S’il fût sorti des retranchements , vers sept ou huit heures du matin, même à dix, avec cinquante mille hommes, il pou- vait donc culbuter, détruire Bülow, qui n’en avait plus vingt mille, et, marchant ensuite à la rencontre de l’armée an- (1) Archives du dépôt de la guerre. Voir note R poui’ le délai!. WATERLOO m glaise fractionnée eu colonnes de marche, lui faire subir un échec des plus signalés, la rejeter au delà de l’Oise. Les corps de Zielen et de Thielmann, aventurés à Saint- Germain, coupés de leur ligne d’opérations, n’auraient pas ensuite échappé à un désastre. Blücher, malgré sa fougue juvénile, Wellington, si sage- ment mesuré, avaient certainement prévu le sort auquel ils s’exposaient en opérant comme ils le firent. Aussi avaient- ils compté, a-t-on dit, et tout le démontre, sur l’inertie de l’armée française, que Fouché leur garantissait. Davout, si docile sous la main du traître, ne le fit pas manquer à sa promesse. La nouvelle du mouvement des Prussiens sur la rive gauche de la Seine s’était répandue parmi les troupes cam- pées dans les retranchements; généraux, officiers et sol- dats attendaient avec impatience, réclamaient à grands cris l’ordre de sortir des lignes ; Vandamme faisait dire que les colonnes prussiennes étaient à Saint-Germain. Davout, ré- solu à laisser liberté de manœuvre à l’ennemi, trompa toutes ces ardeurs en faisant exécuter une faible attaque contre Aubervilliers, et des démonstrations sans plus de portée sur d’autres points; il écrivit à Vandamme, qui réu- nissait sous son commandement toutes les troupes de la rive gauche, de lancer Exelmans vers Saint-Germain, par Versailles, et de te soutenir avec les 3® et 4® carps d’infan- terie ; il ordonna au corps de d’Erlon, à la garde, de se tenir prêts à marcher, au premier moment, pour appuyer cette opération, en allant passer la Seine au pont de Neuilly; il annonça qu’il préparait tout pour une grande bataille ; puis, avant dix heures, il partit pour Paris. Il y était appelé par Fouché, qui avait besoin de sa pré- sence à une sorte de conseil de guerre qu’il avait convoqué, pour cet instant de la journée, aux Tuileries, CHAPITRE DlX-IIHlTIÈiME 1G3 Quand on ne veut pas se battre, on réunit un conseil de guerre : c’est une règle générale; et Ton est presque sûr d’y trouver une majorité pour les déterminations les moins généreuses, les plus faibles. Fouché connaissait la règle et l’appliquait, se croyant bien certain, d’ailleurs, du résultat de la délibération, par la composition même de son con- seil. Il l’avait formé des membres du pouvoir exécutif, des ministres, des présidents, vice-présidents et secrétaires des deux chambres, des maréchaux Masséna, Soult, Lefebvre et Grouchy, des généraux Gazan, Évain et Mouton-Duvernet. Davout ouvrit la discussion par un exposé rapide de l’état des forces concentrées sur Paris, de leurs positions, des mouvements des armées ennemies; et il en conclut imper- turbablement que la résistance était impossible. Carnot, qui venait de visiter les deux rives de la Seine avec le général Grenier, résuma l’avis de celui-ci et le sien : « Les travaux de campagne exécutés sur la rive droite étaient suffisants pour mettre Paris, de ce côté, à l’abri de toute insulte; mais, sur la rive gauche, tout était à découvert, le champ restait libre aux entreprises de l’ennemi. Les Prus- siens avaient réussi à porter la masse de leurs forces de ce côté, et paraissaient disposés à attaquer. Sans doute, il se- rait facile de les repousser, mais ils pourraient, ou revenir à la charge après avoir fait leur jonction avec l’armée an- glaise, ou se retrancher sur la ligne de hauteurs qui s’étend, à gauche, de Sèvres vers Meudon, à droite, vers Saint- Cloud; et, dans cette position, ils donneraient aux autres armées de la coalition le temps d’arriver, de compléter l’in- vestissement de Paris, de le réduire par défaut de subsis- tances, de couper toute retraite ànos troupes, et de les forcer à se rendre à discrétion. » Paris était découvert au sud, grâce à l’incurie de Napo- 164 WATERLOO. léon continuée par le pouvoir exécutif, dont Carnot faisait partie ; les Prussiens avaient franchi la Seine, parce que ce même pouvoir n’avait pas eu la vulgaire précaution d’en faire détruire ou garderies ponts. Tout cela était vrai, mais cela seul était vrai. Il n’y avait pas à craindre Injonction des armées prussienne et anglaise ; car, en ce moment même, il ne fallait qu’une détermination un peu vigoureuse pour détruire la plus grande partie de l’une, et battre, re- pousser l’autre au delà de l’Oise. Mais, dans le cas où ne se ferait pas cette manœuvre, que le bon sens du dernier soldat indiquait, il était encore inadmissible qu’Anglais et Prus- siens se réunissent où l’indiquait Carnot; car il aurait fallu, pour cela, qu’ils renonçassent complètement à leurs lignes d’opérations, sans pouvoir en prendre une autre qui leur offrît la moindre sécurité. Il n’était pas à craindre davantage que les Prussiens vins- sent s’établir sur les hauteurs entre Meudon et Saint- Cloud , car on avait tout le temps de les y prévenir ; et puis cette position même , si on les laissait bénévo- lement l’occuper, pouvait être tournée par Suresnes et Neuilly. Le 30 mars 1814, il y avait quinze mois seulement de cela, et Carnot l’oubliait, vingt mille hommes, n’ayant pas une redoute, pas un fossé pour se couvrir, avaient défendu le nord de Paris, toute la journée, contre une armée com- binée deux fois plus forte que celle de Wellington. Aujourd’hui, les abords de ce côté étaient garnis de re- tranchements, pourvus d’une nombreuse artillerie. En y laissant douze mille hommes de troupes de ligne, en y en- voyant six mille tirailleurs de la garde nationale, chiffre qui, avec une simple distribution de fusils, serait porté à quinze mille, on pouvait assurer la défense de Paris au nord contre les Anglais, pendant qu’avec soixante mille 165 CHAPITRE DIX-HUITIËME. hommes on marcherait aux Prussiens qui viendraient l’at- taquer au midi. L’armée anglaise, mutilée à Waterloo, avait bien diminué de valeur (1). Quant aux autres armées de la coalition, on n’aurait pas à compter avec elles sous Paris, avant le 10 juillet; et, à cette époque même, elles ne pourraient y porter que le coi’ps bavarois et l’avant-garde russe, qui maintenant étaient encore à quatre marches de Châlons-sur-Marne. Ce serait, il est vrai, plus de soixante mille hommes, que vien- draient appuyer successivement, à peu de jours de distance, plus de deux cent mille Russes, Wurtembergeois, Autri- chiens, etc., suivis eux-mêmes de fortes réserves. Mais, d’ici là, si on battait, comme cela était très-possible, cer- tain même, les Prussiens elles Anglais, l’effet moral de la victoire serait assez puissant pour soulever la nation, pour la pousser aux résolutions extrêmes; et, devant un pareil mouvement, les souverains alliés hésiteraient sans doute à poursuivre la guerre à outrance. Ils consentiraient à une transaction non indigne d’une grande nation. C’est une œuvre terrible, même avec les forces les plus considé- rables, que de soumettre un peuple de trente millions d’âmes, luttant pour son indépendance. En tout cas, lors même qu’on voudrait capituler, mieux (!) Wellington écrivait, le 25 juin, au ministre Bathurst : « Nous sommes en bien mauvaise position ; nous n’avons pas le quart des munitions que nous devrions avoir; et je crois vraiment qu’à l’exception de ma vieille infanterie d’Espagne, j’ai non-seulement la plus mauvaise armée, mais encore la plus mal équipée et le plus mauvais état-major qu’on ait jamais réunis. » {The dispatches^ etc., t. XII.) En faisant une large part à l’exagération du général qui voulait stimuler le zèle du ministre, presser l’arrivée des renforts, des approvisionnements, il reste là une preuve suffisante de la diminution de valeur de l’armée anglo- hollandaise. II. IL 1(36 WATERLOO. valait une capitulation après une victoire, que sous le coup d’une défaite comme celle de Waterloo. Voilà ce qu’on aurait pu répondre à Carnot, à l’ancien rapporteur militaire du comité de salut public, aujourd’hui si déchu, à ses calculs, à ses découragements. Mais Masséna les appuya de sa faiblesse actuelle et de l’autorité de son énergie d’autrefois. Soult les exagéra, affirmant que la rive gauche n’était pas tenable; que les ouvrages mêmes de la rive droite pouvaient être facilement forcés entre Saint-Denis et la Villette, et que l’ennemi pé- nétrerait, alors, pêle-mêle dans Paris avec nos troupes. De tous ces avis bien prévus, et donnés par des militaires de grand renom, Fouché conclut, comme toujours, à la né- cessité d’une soumission immédiate. Le patriotisme, la fierté d’un vieux soldat se révoltèrent pourtant à toutes ces ignominies : le maréchal Lefebvre soutint qu’on pouvait, qu’on devait se défendre et non re- chercher le deshonneur d’une capitulation désarmée. Du- pont (de l’Eure), Thibaudeau, le général Gazan parlèrent comme lui ; ils furent les seuls. Le conseil, néanmoins, n’osa assumer la responsabilité d’une résolution formelle. Lefebvre, en démontrant que les retranchements au nord de Paris étaient susceptibles d’une longue résistance, avait demandé combien de temps il faudrait pour en construire au sud ; on trouva là le moyen d’échapper à une décision. C’était une question spéciale, dit-on, hors de la compé- tence des membres non militaires qui étaient en grande majorité dans le conseil ; on invita le pouvoir exécutif à la soumettre à un autre conseil composé d’hommes de guerre; et on se sépara. Pendant cette délibération, Exelmans avait quitté son bivac près de Montrouge et marché sur Versailles, où l’on CHAPITRE DlX-HUlïlEME. 1(}7 signalait la présence des Prussiens. Outre son corps de dragons, Vandamme lui avait donné huit escadrons de chasseurs, trois de hussards commandés par Piré et un bataillon du W de ligne. Exelmans, bien renseigné, paraît-il, sur le mouvement de l’ennemi, avait fait filer rapidement, sur sa droite, par les bois de Meudon et de Ville-d’Avray, Piré avec les chas- seurs et l’infanterie, lui ordonnant d’aller se poster en em- buscade en arrière de Versailles, à Rocquencourt, sur la route de Saint-Germain; et lui-même avait pris sa route par Plessis-Piquet, avec le reste de sa cavalerie. Il arrivait près de Vélizy, à une lieue et demie en avant de Versailles, quand il donna sur une colonne prussienne. C’était la brigade de Sohr, forte de sept à huit cents che- vaux. Chargée de front et de flanc, elle fut culbutée et rejetée sur Versailles. Elle essaya, mais en vain, d’y tenir. Fusillée par quelques braves gai’des nationaux accourus individuellement sur la scène de la lutte, abordée de nou- veau par Exelmans, elle se replia en toute hâte vers Saint- Germain. Mais, arrivée à Rocquencourt, elle tomba dans l’embuscade tendue; et après une énergique résistance, elle y laissa son chef avec les trois quarts de ses hommes et de ses chevaux. Un demi-bataillon de tirailleurs delà garde nationale qui s’était joint spontanément à Piré, au moment de son départ de Montrouge, se comporta fort bien dans cette affaire, Exelmans, continuant son mouvement, parvint, vers sept heures du soir, en vue de Marly. Une division du corps de Thielmann, celle de Borcke, en sortait. Exelmans, n’ayant pas assez d’infanterie, évita le combat, et se replia, par Versailles, sur Montrouge, où il n’arriva que fort avant dans la nuit. Il avait dû être soutenu, nous l’avons dit, par tous les 168 WATERLOO. corps aux ordres de Vandamme; il ne l’avait pas été : au moment même où ceux-ci s’ébranlaient, un contre-ordre de Davout avait arrêté leur mouvement. Ce contre-ordre, Davout l’avait expédié des Tuileries après avoir causé quel- ques instants avec Fouché. D’Erloa, la garde, qui devaient opérer avec Vandamme, avaient été laissés immobiles dans leurs bivacs. Dans tous les camps au sud, au nord de Paris, officiers et soldats, indignés, exaspérés de l’inaction où on les retenait, de la perte d’une nouvelle journée, crièrent à la trahison ; elle était flagrante. Ce fut, pour ainsi dire, au bruit des colères de l’armée que se tint le conseil de guerre auquel était renvoyé l’exa- men de la question posée, par le maréchal Lefebvre, dans la réunion des Tuileries. Il s’assembla, au quartier général de la Villette, sous la présidence de Davout, à neuf heures du soir. La question de Lefebvre avait engendré tout un programme d’autres questions sur lesquelles un arrêté du pouvoir exé- cutif appelait à délibérer « tous les maréchaux présents à Paris, les commandants de corps d’armée que Davout juge- rait susceptibles d’éclairer la délibération, les généraux com- mandants en chef, l’artillerie et le génie et le général Gazan.» Le même arrêté formulait ainsi ce programme : « Quel est l’état des retranchements et leur armement, tant sur la rive droite que sur la rive gauche? » L’armée peut-elle défendre toutes les approches de Paris, même sur la rive gauche de 1a Seine? » L’armée pourrait-elle recevoir le combat sur tous les points en même temps? » En cas de revers, le général en chef pourrait-il réserver ou recueillir assez de moyens pour s’opposer à l’entrée de vive force dans Paris? CHAPITRE DIX-HUITIÈME. ^ » Existe-t-il des munitions suffisantes pour plusieurs combats ? » Enfin, peut-on répondre du sort de la capitale et pour combien de temps? » Procès-verbal de la délibération devait être dressé, signé par les maréchaux et officiers généraux présents, et expé- dition en devait être envoyée, séance tenante, au pouvoir exécutif. Tous les maréchaux, alors à Paris, avaient répondu à l’appel qui leur était fait. Les opinions se partagèrent ; la discussion fut des plus vives. Elle échappa, tout de suite, au cercle dans lequel le pouvoir exécutif voulait l’enfermer. Les principales questions qu’il avait posées ne pouvaient recevoir que des réponses négatives ou douteuses ; et, par le motif seul qu’il les avait posées, il était clair qu’il n’atten- dait que ces réponses obligées pour capituler, en abritant sa responsabilité sous l’autorité de grands noms militaires. Pour le moment, avec un peu de bonne foi et de résolu- tion, il n’y avait pas d’autres questions à examiner que celle-ci : Y a-t-il des munitions pour plusieurs combats, des vivres pour plusieurs jours? Y a-t-il de très-grandes chances, la certitude même de succès considérables, en attaquant les armées prussienne et anglaise, dans les posi- tions si aventurées qu’elle viennent de prendre? Ce fut à ces termes, en effet, que les hommes de carac- tère voulurent réduire le débat. Les munitions étaient en abondance, les vivres assurés, dirent-ils ; les chefs de l’ar- tillerie, de l’administration, Davout lui-même l’affirmaient; les renseignements précis qu’on avait, l’inspection de la carte ne permettaient pas même de discuter devant des mi- litaires la certitude d’une victoire qui rejetterait les Anglo- Prussiens au delà de l’Oise; il fallait donc se battre, se hâter 170 WATERLOO. vers celte victoire, qui relèverait nos drapeaux abaissés par la défaite, le moral de la nation, nous donnerait quelque temps pour réunir de nouveaux moyens de défense, et nous mettrait à même d’obtenir de meilleures conditions, s’il fallait absolument traiter, quand paraîtraient devant Paris les masses parties des bords du Rhin. Ce n’est pas une atti- tude humble, découragée, qui désarme les prétentions de l’ennemi. Nul n’entreprit, d’abord, de nier les chances assurées d’un grand succès militaire. Mais plusieurs, et notamment les marécliaux, répondirent qu’on avait devant soi une question politique, non une question militaire, qu’il fallait la résoudre par des considérations politiques. Or, dans leur opinion, la politique exigeait une immédiate soumission aux Bourbons. Dès que Louis XVIII remonterait sur le trône, les armées étrangères s’arrêteraient dans leur marche, évacueraient même le territoire ; la France retrouverait les libertés inscrites dans la Charte, les bienfaits de la paix, la prospérité. Il n’y avait pas à craindre des réactions vio- lentes. La bonté, la générosité du roi, en étaient de suffi- santes cautions; et Soult, Davout, Grouchy, converti au royalisme depuis son retour à Paris, Masséna, d’autres encore répétaient, à l’envi, qü’on devait se fier, en toute assurance, au cœur du chef des Bourbons, à son intérêt même, qui exigeait l’oubli des récentes injures. Puis, sur les contradictions qu’ils rencontrèrent, ils en vinrent à soutenir qu’une victoire sur les Anglo-Prussiens aurait pour résultat d’accroître les exigences des coalisés, de réduire la France à une soumission sans conditions. Enfin, le débat s’échauffant de plus en plus, Davout alla jusqu’à prétendre que la victoire dont on parlait avec tant d’assurance était fort douteuse, ajoutant, d’ailleurs, que toujours le destin des batailles était incertain ; et que, si l’on CHAPITRE DlX-HUlTlEME. ni éprouvait un revers, on risquerait d'être refoulé dans Paris et d’attirer ainsi sur la capitale de la France un irréparable désastre. Le centre de la fortune du pays, des arts, des lumiè- res, de la civilisation, ne devait pas être livré au hasard de la guerre. Des généraux de troupes, 'Vandamme tout le premier, Vandamme, retrouvant une énergie qui devait lui faire dé- faut le lendemain, répliquèrent avec une généreuse exalta- tion. La victoire sur les Anglo-Prussiens était certaine; mais, puisqu’on voulait en douter, ils acceptaient ces doutes, la possibilité d’une défaite amenant le combat dans Paris même, et ne voyaient pas là un motif suffisant de sou- mission; ce n’était pas oeuvre facile à l’ennemi que de pé- nétrer dans une ville de sept cent mille âmes, où l’armée vaincue trouverait l’appui de la foule des patriotes, un re- tranchement à chaque coin de rue; on pouvait prédire même qu’il y rencontrerait une défaite éclatante. Paris n’était qu’une partie de la France. En 1814, vingt- cinq ou trente départements avaient cruellement et brave- ment souffert des malheurs, des horreurs de la guerre; ils en souffraient ou allaient en souffrir encore; Paris devait, au besoin, ne pas montrer moins de patriotisme. Tous ses monuments, toutes les merveilles des sciences, des arts, qui y étaient réunis, en supposant même qu’ils dussent courir de grands risques, ne valaient pas le sacrifice de l’honneur de l’armée, de la nation. Ils avaient raison, ceux qui parlaient ainsi. Il faudrait maudire la civilisation, ses arts, ses prodiges, si elle devait avoir pour conséquence inévitable de pousser les peuples au mépris de leur dignité, aux lâchetés des plus honteuses capitulations. Ils s’inquiétaient peu du sort des grandes toiles de Mu- rillo, de Vélasquez, etc., suspendues dans les couvents. 172 WATERLOO. dans les temples enflammés, écrasés par nos bombes, par nos obus, les glorieux moines, les intrépides habitants do Saragosse; ils n’avaient en vue que le salut de leur patrie. Les Russes, dévastant leur pays, brûlant la sainte Moscou, écrivaient une des plus grandes pages de l’histoire mo- derne et assuraient la perte de leur puissant ennemi. Au reste, cette anxiété que les maréchaux affichaient pour les chefs-d’œuvre de l’esprit humain n’était nullement sin- cère; la plupart en avaient fait bon marché bien souvent. Un d’eux laissa échapper, dans un mouvement d’impa- tience, le mot de son opinion. « On voit bien, dit-il s’adres- sant à Vandamme, un des plus emportés, on voit bien que vous n’avez pas une brique dans Paris. — Si vous en avez, repartit celui-ci, nous savons, comme vous, qu’elles ne vous ont coûté que des bassesses. » Après ces violences de paroles, la discussion n’était plus possible. Elle durait depuis près de six heures. Les oppo- sants, lassés, se retirèrent, et Davout profila de leur retraite pour écrire les réponses aux questions posées par le pou- voir exécutif. En voici la propre expression : « 1'® question. (État des fortifications?) —Réponse. L’élat des fortifications et leur armement sur la rive droite de la Seine, quoique incomplet, est, en général, assez satisfaisant. Sur la rive gauche, les retranchements peuvent être consi- dérés comme nuis. » 2® (Si l’armée peut couvrir et défendre Paris?) — Elle le pourrait, mais non pas indéfiniment. Elle ne doit pas s’ex- poser à manquer de vivres et de retraite. » 3® (Si l’armée pourrait recevoir le combat sur tous les points en même temps?) — 11 est difficile que l’armée soit attaquée sur tous les points à la fois ; mais, si cela arrivait, il y aurait peu d’espoir de résistance. 173 CHAPITRE DIX-HUITIËME. » 4" (Si, en cas de revers, on pourrait s’exposer à l’entrée de vive force dans Paris?)— Aucun général ne peut répondre des suites d’une bataille. » 5® (S’il existe des munitions pour plusieurs combats?) — Oui. » 6® (Si l’on peut répondre du sort de la capitale?) — Il n’y a aucune garantie à cet égard. » Datée du quartier général de la Villette, à trois heures du matin, cette pièce, qui n’était pas même un procès- verbal, fut expédiée immédiatement à Fouché. 11 l’attendait avec impatience. Dès qu’elle lui fut parvenue, il réunit ses collègues du pouvoir exécutif. Après une courte délibération, ils furent unanimes sur la nécessité d’une ca- pitulation immédiate; et ils envoyèrent àDayout l’autorisa- tion de la solliciter. La veille, au matin, nous l’avons dit, le maréchal s’était adressé à Wellington et à Blücher pour leur demander un armistice. L’un et l’autre l’avaient refusé par deux dépêches écrites sur-le-champ, mais en des termes bien différents. Le premier s’excusait, en quelque sorte, de ne pouvoir y consentir, forcé qu’il était de se conformer aux intentions des souverains alliés, intentions que, disait-il, il croyait connaître; et regrettait de ne pouvoir arrêter l’effusion du sang. Le second, se laissant emporter à toute la fougue de son caractère, de sa rudesse, de ses haines, déclarait qu’il voulait profiter de la victoire, menaçait Paris de toutes les conséquences d’une prise d’assaut, refusait de traiter d’aucun armistice avant d’y être entré; et voulait, ajoutait- il, y entrer pour protéger les honnêtes gens contre le pillage dont ils étaient menacés par la canaille (1). f (i) Wîf woîlen in Paris einrûckeiî, üm die refchllichen Leüle in SchullÉ 2li nclimen gegen die Piünderung, die ilinen von Seiien des Pdbels drolit. Il, 13 174 WATERLOO. Blücher gardait au cœur le souvenir irrité des bulletins de l’Empire, qui avaient injurié jusqu’à la reine de Prusse ; il renvoyait aveuglément à la plus honnête population les aveugles accusations lancées naguère par Napoléon aux patriotes de l’Allemagne. Ainsi s’étalent formées, exaltées, accumulées, sous l’ac- tion incessante de l’ambition d’un homme, ces affreuses haines internationales, dont la France, encore une fois, devenait la victime. De Saint-Germain, où il avait porté son quartier général, Blücher avait envoyé communication, à Wellington, de sa réponse à Davout. Le général anglais, avec ce calme, cette sûreté de jugement, traits distinctifs de son caractère, en avait été très-mécontent, et il avait cherché à ramener son allié à une plus saine intelligence de leur position com- mune. Il lui écrivit une lettre qu’il faut rapporter; car elle jette un grand jour sur l’état réel des choses : « Gonesse, le 2 juillet 1815. » Avec les forces que vous et moi avons sous nos ordres, à présent, attaquer Paris serait risquer beaucoup. Je suis convaincu qu'il serait impossible de le faire de ce côté (au nord) avec quelque espoir de succès. Il faudrait donc que l’armée que je commande traversât la Seine deux fois et gagnât le bois de Boulogne avant de pouvoir faire l’attaque ; et, même alors, si nous réussissions, nos pertes seraient très-sérieuses. » 11 faut nous exposer à des pertes sérieuses quand cela est nécessaire; mais, ici, cela ne l’est pas. En attendant quelques jours, nous aurons l’armée du maréchal prince de Wrède, et, avec elle, les souverains alliés, qui décideront du parti à prendre ; ou, si nous le préférons, nous pouvons arranger toutes nos affaires en consealant à l’armistice proposé. CHAPITRE DIX-HUITIÈME. m )) Les conditions que je crois pouvoir mettre à cet armi- stice, et sous lesquelles je consentirais seulement à le con- clure, sont celles-ci : )) Que nous resterons dans les positions que nous occu- pons maintenant ; )) 2oQue Tarmée française se retirera de Paris et se rendra derrière la Loire; )) S"" Que la garde de Paris sera remise à la garde nationale jusqu’à ce que le roi en ordonne autrement; » 4® Qu’un temps sera fixé pour la rupture de cet armistice. » 11 est vrai que nous n’aurons pas la vaine gloire d’entrer dans Paris à la tête de nos armées victorieuses; mais, ainsi que je l’ai déjà expliqué à Votre Altesse, je doute que nous ayons, actuellement, les moyens de réussir dans une attaque contre Paris; et, s’il nous faut attendre les troupes du ma- réchal prince de Wrède, pour opérer cette attaque, je crois que nous trouverons les souverains disposés, comme l’année dernière, à épargner la capitale de leur allié, à ne pas entrer du tout dans la ville, ou à y entrer en vertu d’un armistice semblable à celui que nous pouvons signer dès aujourd’hui. » Je prie Votre Altesse de peser les raisons que je lui soumets et de me faire savoir sa décision (1). » Ainsi, Wellington donnait raison, devant l’histoire, aux généraux qui, au conseil de la Villette, s’étaient prononcés contre la capitulation; il portait témoignage contre les quatre collègues de Fouché, qui, de concert avec celui-ci, envoyaient à Davout l’autorisation de la conclure. Muni de cette autorisation, le maréchal se hâta d’en pro- fiter : l’exaspération de l’armée, instruite, maintenant, des scènes violentes du conseil de guerre, pouvait, à <îhaque (1) The dispalches, ete. 176 WATERLOO. instant, éclater en une irrésistible insurrection. Il expédia à Blücher le général Revest, devenu récemment chef d’état- major de Vandamme, pour demander non plus un armi- stice, une suspension d’armes, mais l’ouverture d’une négo- ciation sur la base de la reddition de Paris, de l’éloignement de l’armée française. Blücher s’était montré brutal, injurieux à l’égard de Davout, delà population parisienne; c’était pour cela, sans doute, que le maréchal français lui adressait sa nouvelle demande, de préférence à Wellington. En ce moment, pourtant, l’armée prussienne s’exposait grandement à payer bien cher les emportements et les altières exigences de son chef. Le 2 juillet, au matin, le corps de Bülow s’était réuni, après une marche de nuit, au corps de Zieten et de Thiel- mann, sur Saint-Germain; ce dernier ayant une division en avant-garde à Rocquencourt. L’armée anglaise achevait de se concentrer dans la plaine de Saint-Denis. Wellington envoyait ses pontonniers jeter un pont sur la Seine à .4rgen- teuil ; et Blücher faisait travailler à la réparation des ponts de Bezons et de Chatou, rompus par les habitants. C’étaient tout autant de moyens d’éviter le détour par Saint-Germain, de raccourcir la distance entre les deux armées. Blücher, en effet, allait continuer le mouvement qui devait le porter au sud de Paris. Cependant, même après la construction, la réparation des trois ponts, la distance entre la plaine de Saint-Denis et le plateau de Montrouge serait encore, pour les deux masses ennemies, de huit lieues et plus. L’armée prussienne s’avança sur deux colonnes : celle de gauche, formée du corps de Zieten, se dirigeant par Ville- d’Avray, Sèvres, Meudon; celle de droite, formée du corps CHAPITRE DIX-HUlTiEME. 177 de Tliielmann, par Rocquencourt, Versailles et Vélizy. Le corps de Bülow, prenant cette dernière route, forma la réserve. (V. l'Atlas pl. V.) La manœuvre ‘commença assez tard et s’exécuta lente- ment. A trois heures après midi seulement, Zieten arriva devant Sèvres, après avoir replié sur ce point nos avant- postes qui étaient à Ville-d’Avray. Sèvres était occupé par trois bataillons. Zieten le fit atta- quer par la division Stelnmetz, soutenue par les divisions Pirch II et Henkel, pendant que sa quatrième, celle de Jagow, observait Saint-Cloud, également occupé par un détache- ment français. La résistance fut des plus vives. Malgré l’infériorité extrême du nombre, Sèvres ne fut enlevé qu’au bout de deux heures ; et, pendant ce temps, on fit sauter une arche du pont de Saint-Cloud et une arche de celui de Sèvres. Zieten, poursuivant sa route, rappela Jagow, porta Stein- metz sur les Molineaux, Pirch II sur Meudon, et laissa Henkel à Sèvres. Les Molineaux et Meudon furent emportés. Vandamme,venu sur les lieux, voulut reprendre le premier de ces points; mais sa tentative, faite avec trop peu de monde, échoua. Il se replia sur Issy. La nuit approchait; Zieten n’en résolut pas moins d’en- lever ce village, où Vandamme avait placé une division. L’attaque, commencée tout de suite par Steinmetz et Pirch II, se termina vers minuit, à l’avantage des Prussiens. Vandamme avait manœuvré de manière à assurer leur succès. En traversant Paris, le matin, il avait vu Fouché; et, sous le souffle de celui-ci, avait disparu l’énergique con- fiance qu’il avait montrée au conseil de guerre de la Villette. Il était partisan, maintenant, de la capitulation. Pirch II établit ses bivacs à Issy, Steinmetz au moulin de Clamart, Jagow à Meudon, Henkel aux Molineaux, 178 WATERLOO. Thielmann avait, alors, une division à Cliâtillon, deux divisions à Vélizy, une division entre Châtenay et Sceaux. Le corps de Bûlow était à Versailles, à Montreuil, à Roc- quencourt. Dans l’après-midi de ce jour, Wellington avait répandu une division d’Argenteuil à Asnières, Courbevoie et Su- l’esnes, observant le débouché du pont de Neuilly. Davout prévoyait, comme tout le monde, le prolongement du mouvement de Blücher, assez indiqué par l’occupation de Saint-Germain; il aurait dû le faire surveiller, en con- naître à chaque instant les progrès ; chose facile, à coup sûr. Résolu à tirer parti de sa position et de celle de l’en- nemi, il aurait donc pu déboucher, vers trois heures, en se couvrant du bois de Boulogne et de la Seine, par les ponts de Saint-Cloud et de Sèvres, avec toutes les forces non in- dispensables à la garde des retranchements, au nord de Paris ; et, opérant de concert avec Vandamme à la tête des corps campés au sud, il aurait écrasé promptement sous le poids de cinquante ou soixante mille hommes, Zieten et Thielmann, qui n’en avaient pas trente-cinq mille; puis, poussant ce succès, il aurait marché à Bülow et lui aurait infligé le même sort, avant qu’il eût pu repasser la Seine. Wellington ne serait arrivé que pour recueillir les débris de cette armée, et se serait hâté de se replier en arrière de l’Oise. Ce grand résultat était possible; il était certain. Mais Davout ne le voulut pas. Fouché avait promis l’inaction de notre armée. Le maréchal faisait honneur à cette parole. Pourtant, sa honteuse résolution avait été mise, dans cette journée même, à une nouvelle et bien rude épreuve. Son envoyé, le général Revest, arrêté dans sa mission par l’avant-garde de Zieten, n’avait pu arriver jusqu’à Blücher. Zieten, après avoir écouté les propositions verbales dont il CHAPITRE DIX-HUITIÈME. 179 ôtait chargé, lui avait fait rebrousser chemin vers Paris, lui remettant une lettre où, s’adressant à Davout, il disait qu’il n’osait même pas annoncer au général en chef prussien la demande d’armistice; qu’une suspension d’armes serait accordée seulement au cas où Paris et Parmée voudraient se rendre. Davout avait lu ; et il avait subi l’outrage fait à l’armée, à lui-même, sans songer à le punir. Les insolentes préten- tions de l’ennemi ne soulevaient dans ce cœur avili que la crainte de ne pouvoir y obéir sans exciter une insurrection civile et militaire. Fouché, partageant ses alarmes, avait expédié des affidés à Wellington et à Blücher, pour les conjurer de ne pas pousser à bout la population et l’armée. « Nous retenons à grand’peine l’une et l’autre, faisait-il dire aux généraux ennemis ; mais elles éclateront et contre nous et contre vous, s’il faut leur parler de déposer les armes. » Le missionnaire de Fouché auprès de Blücher était le général Tromelin, le même qui avait déserté de l’armée en avant de Laon (1). L’autre était l’anglais Macirone, ancien aide de camp de Murat, le roi déchu. Tromelin arriva, dans la nuit, à Versailles, quartier général prussien ; Macirone fut retenu par nos avant-postes, qui faillirent le fusiller. Davout, continuant à tromper l’armée, comme Fouché la population parisienne, par l’annonce d’une bataille très- prochaine, ordonna à Vandamme de faire des démonstra- tions sur son front. Vandamme avait sa gauche à Gentilly, son centre à Mont- rouge, sa droite repliée en arrière de Vaugirard. Dès l’aube du Jour, il fit avancer une division sur Issy, où les Prussiens s’étaient barricadés. Elle fut repoussée. Ap- (1) Tromelin commandait une brigade dans le corps de Lobau, 180 WATERLOO. puyée par une autre division, elle recommença l’attaque, et n’eut pas plus de succès, Zieten ayant fait donner presque tout son corps, pendant que Vandamme n’engageait qu’une faible partie de ses troupes. Ce combat stérile et meurtrier continuait, quand Trome- lin, de retour de sa mission, vint trouver Vandamme. Il quittait Blücher, qu’il avait escorté jusqu’à Meudon. Le feu cessa. Il était sept heures du matin. Blücher, persuadé par la lettre de Wellington, par les ob- servations de Fouché, modérait ses exigences. Tromelin allait prévenir le chef du pouvoir exécutif qu’il n’avait plus qu’à choisir des négociateurs et les envoyer à Saint-Cloud. A quatre heures du soir, ils y rencontreraient les fondés de pouvoirs anglais et prussiens. Les bases acceptées pour la négociation étaient la reddi- tion de Paris, la retraite de l’armée derrière la Loire. Cette honteuse nouvelle circula bientôt dans les lignes françaises. Officiers et soldats éclatèrent en menaces, en im- précations contre Davout, Vandamme, certains maréchaux et généraux, contre Fouché et le gouvernement. Ils étaient trahis, vendus, livrés; et criaient partout le prix donné à chacun des traîtres pour son infamie (1). Dans Paris, la fermentation devint très-grande, surtout dans les faubourgs, parmi les fédérés et les tirailleurs de la garde nationale. Mais, faute d’une audacieuse initiative, tout ce débordement de colères restait sans résultat. A quatre heures, comme il avait été dit, les négociateurs se rencontrèrent au palais de Saint-Cloud. C’étaient, d’une part, le général prussien Müffling, le colonel anglais Hcr- vey; de l’autre, Bignon, ministre des affaires étrangères (1) Souvenirs militaires, par le général Berthezène. CHAPITRE DLX-HUITIÈME. m depuis la chute de Napoléon, Guilleminot, devenu chet d’état-major de l’armée, etBondy, préfet de la Seine. Wellington et Blücher assistèrent à la conférence. Elle fut longue et aboutit à une capitulation, simple cartel où le nom de la France n’était pas même écrit, qui n’avait en vue que Paris et l’armée : Paris, pour lui ga- rantir le respect des personnes et des propriétés privées et publiques, à l’exception de celles qui avaient rapport à la guerre; l’armée, pour l’obliger à quitter ses positions sous trois jours, à se rendre derrière la Loire sous huit. Rapprochement digne de méditations ! ce palais de Saint- Cloud, où s’imposaient et s’acceptaient ces conditions sous le coup de la seconde invasion provoquée par l’Empire, victorieuse par les fautes de l’Empire comme la première, ce palais avait été le témoin de l’attentat de brumaire, ori- gine du règne de Napoléon , et, selon tant d’apologistes, le salut de la France. Ratifiée immédiatement par Wellington et Blûcher, cette capitulation le fut, à deux heures de là, par Davout, auquel Fouché, dans sa prudence, réserva cet honneur et cette res- ponsabilité. A onze heures du soir, il en fut donné communication, par un message du pouvoir exécutif, aux deux chambres réu- nies en comités secrets. Jusque-là, ces deux assemblées avaient évité avec un soin extrême d’intervenir dans la conduite des affaires. « Fou- ché absorbe en lui le pouvoir exécutif; il trahit ! » disait- on, de tous côtés, sur leurs bancs; et on se résignait, néan- moins, à attendre le résultat de ses manœuvres. Ce qu’on n’aurait pas osé faire soi-même, on lui laissait toute latitude pour l’accomplir. Ghezles uns, l’espérance d’une transaction libérale avec les Bourbons, seul empêchement aujourd’hui, à leurs yeux, d’un démembrement de la France ; chez les 182 WATERLOO. > autres, la lassitude; chez plusieurs, la conviction de l’im- possibilité de la résistance ; chez tous, l’elfroi d’un soulè- vement populaire ; telles étaientles causes de cette résignation dont on ne trouve pas un autre exemple dans l’histoire. La chambre des pairs, réunie, chaque jour, pendant de courts instants, avait écouté d’oiseuses récriminations sur les incidents de la campagne, et les communications que le pouvoir exécutif avait bien voulu lui faire. La chambre des représentants avait reçu aussi ces com- munications, petits bulletins où Fouché rendait compte des mouvements militaires; elle avait applaudi à la lecture de quelques adresses patriotiques envoyées par les fédérés de Paris et des départements, par les écoles, etc., aux rapports verbaux de ceux de ses membres qu’elle avait délégués, mais sans les munir d’aucun pouvoir, auprès de l’armée campée sous Paris ; puis elle s’était plongée dans la discus- sion d’un pacte constitutionnel dont elle prétendait doter la France. Cette discussion lui a été durement reprochée. C’est à tort; ce n’est pas pour cela que les représentants furent cou- pables, dignes de blâme, de haine, de mépris; c’est pour avoir négligé, oublié systématiquement la défense natio- nale. La Convention, elle aussi, discutait, votait des con- stitutions, au milieu des périls, des alarmes de la patrie ; et nul n’y a trouvé sujet à blâme ; car elle savait mêler à ce travail l’énergique organisation de la guerre, de la victoire. La capitulation de Saint-Cloud, prévue, attendue par la plupart, dans les termes mêmes où elle se formulait, n’ex- cita, au sein des deux chamores, que des débats humiliés, Fouché avait eu l’habileté de a leur envoyer accompagnée de deux proclamations de Louis XVlll, datées de Cambrai, le 25 et le 28 juin. La seconde, très-explicite, accordait par avance amnistie complète à tous les faits postérieurs au CHAPITRE DIX-HUITIÈME. 183 23 mars, jour où le roi avait passé sur le sol étranger, ne réservait de rigueurs que pour les chefs du mouvement du 20 mars, rappelait les garanties libérales de la Charie avec promesse d’y ajouter encore, et rassurait les propriétaires de biens nationaux, le pays inquiet du rétablissement des dîmes et des droits féodaux. La lecture de ces pièces était un arrêt d’exil, de mort pour plusieurs qui l’écoutaient. Mais les malheurs d’autrui n’émeuvent que les cœurs généreux. Les engagements so- lennels du roi furent accueillis par l’immense majorité avec une satisfaction mal dissimulée. On le savait, d’ailleurs, le roi, arrivé depuis deux jours au château d’Arnouville, tout près de Paris, les avait confirmés aux nombreux visiteurs eaiipressés de lui porter l’hommage de leur dévouement plus ou moins intéressé. Gela suffit pour faire passer sur le déshonneur infligé, par la capitulation, à l’armée, à Paris, à la France. On convint, néanmoins, que, dans la séance publique qui allait se tenir, à quelques heures de là, on se tairait sur les proclamations royales; qu’on lirait seulement la capitu- lation. Dire l’effet sans la cause était un acte de prudence, exigé par l’irritation populaire. Au lever du soleil, comme on se séparait, nos troupes se retirèrent des postes avancés, et les Anglais et les Prussiens les y remplacèrent. Les chambres, publiquement réunies, se montrèrent ce qu’elles avaient été dans leurs comités secrets. Pas une pro- testation ne se fit entendre. En revanclie,^ les représentants votèrent à l’armée une adresse que plusieurs d’entre eux furent chargés de porter. Ils lui décernaient des remercî- ments, et l’assuraient « qu’ils ne se séparaient pas d’elle. « Gela fait, ils s’étaient remis gravement à discuter leur projet de constitution. 184 WATERLOO. Cependant, tout se préparait pour l’évacuation de Paris. On désarmait les retranchements , et l’artillerie en était acheminée sur les routes de la Loire; des convois de muni- tions la suivaient; les différents corps recevaient des ordres de départ. Dans tous les rangs, ces mesures furent accueillies par des explosions de colère. Des officiers, des soldats brisèrent épées et fusils, déchirèrent leurs uniformes, et abandon- nèrent le drapeau trahi; des rassemblements se formèrent dans différents camps, injuriant les généraux qui cherchaient à ramener le calme, menaçant d’entrer dans Paris et d’y faire justice des traîtres. Sur plusieurs points, des officiers se réunirent pour se concerter, pour protester contre la ca- pitulation, pour voir s’il ne se rencontrerait pas un général de quelque renom qui voulût prendre le commandement de l’armée et la mener à l’ennemi. La nouvelle de ces tumultes, portée dans certains quar- tiers de là ville par les déserteurs, y jeta une grande exal- tation et ameuta la foule. Des troupes de fédérés, formées dans les faubourgs, se dirigèrent vers le centre de Paris en criant : A bas les traîtres l Des tirailleurs de la garde natio- nale, des soldats sortis armés des casernes, se répandirent dans les rues, tirant des coups de fusil, augmentant le trouble. Un moment, on put croire que gouvernement, chambres et capitulation allaient disparaître sous les colères de l’armée et du peuple. Mais ces colères n’étaient que des convulsions, les der- niers battements de l’artère épuisée. Aucun chef ne se présenta pour conduire le mouvement militaire; les troupes s’affaissèrent dans leur propre exas- pération ; les tirailleurs de la garde nationale se laissèrent licencier; et les douze légions de cette garde vinrent dis- siper elles-mêmes les rassemblements populaires. On lui CHAPITRE D1X-HU1T[EME. 185 avait dit, elle s’était laissé persuader que cette masse de citoyens, recrutée pourtant dans toutes les classes, si ar- dente à venger les injures de la patrie, en voulait aux ma- gasins, aux hôtels, aux richesses de la bourgeoisie. C’était la calomnie de Blücher, propagée par des Français; ca- lomnie qui avait reçu déjà, qui devait recevoir encore les démentis de l’histoire, qui servait alors d’auxiliaire à la tra- hison, comme on l’a vue servir depuis aux faiblesses, aux lâchetés, aux ambitions contre le dévouement, le patriotisme le plus sincère, le plus intelligent. Le 6 juillet, au matin, les Anglais et les Prussiens prirent possession de toutes les barrières de Paris ; et les der- nières colonnes de l’armée française se mirent en marche vers la Loire. Elle était forte encore, il faut le répéter, de soixante et onze mille hommes, dont quinze mille de cavalerie, et son artillerie de campagne comptait près de deux cents bouches à feu attelées. En ce moment, le corps de Rapp était rejeté sous le canon de Strasbourg; Lecourbe, sous les murs de Béfort. Ni l’un ni l’autre n’avait reçu les ordres qui, de Philippeville, le 19 juin, au dire de Napoléon, les avaient appelés à Paris et à Lyon; d’ailleurs, ils les auraient reçus, qu’il leur eût été bien difficile de les exécuter, les alliés ayant passé le Rhin et la Moselle, à la nouvelle des premiers coups de canon tirés sur la Sarabre. Suchet, après une suspension d’armes de trois jours, non renouvelée, était en pleine retraite sur le Rhône. Lamarque avait pacifié la Vendée et n’avait pas marché vers Paris ; comme Rapp et Lecourbe, il n’avait reçu aucun ordre. Brune, pressé de front par un corps piémontais, harcelé de flanc par quatre à cinq mille insurgés royalistes. Dau- phinois et Provençaux, se repliait sur Toulon. 18G WATERLOO. Marseille, arborant le drapeau blanc à la nouvelle de Waterloo, avait chassé la garnison, les fonctionnaires de l'Empire; et d’affreux massacres, préludes de bien d’autres scènes non moins atroces, avaient déshonoré son royalisme. Decaen, Clausel, vers les Pyrénées, n’avaient eu encore au- cune attaque à subir; mais l’insurrection royaliste s’orga- nisait de tous côtés, dans le Midi. Le 7 juillet, Blücher et Wellington occupèrent Paris, Pour la seconde fois en quinze mois, et presque jour pour jour, la capitale de la France subissait l’invasion étrangère. La vieille monarchie avait su la préserver de celte humilia- tion, pendant des siècles, même lorsque notre frontière n’était pas à quarante lieues de Montmartre ; la République, dans les plus terribles circonstances, l’avait protégée aussi par la victoire, refoulant au loin la coalition des rois. L’Empire seul, par ses ambitieuses folies, soulevant contre nous, et les peuples, et les aristocraties, et les souverains de l’Europe, devait apprendre au monde que Paris n’était pas inviolable. Dans la nuit du 7 au 8 juillet, Blücher envoya un détache- ment s’établir aux Tuileries et chasser les collègues de Fouché au pouvoir exécutif. A quelques heures de là, le palais de la chambre élective était fermé sous la protection de la force armée ; et, quand les représentants y arrivèrent pour continuer leur discussion de théorie constitutionnellCj on leur fit savoir que cette pitoyable comédie de l’aveu- glement, de la peur, de la trahison, avait trouvé son terme. Malheureusement, ce terme n’était pas le châtiment mérité. Le ministre de l’intérieur venait d’envoyer aux préfets une circulaire ou il disait : « Les chefs des armées alliées ont pris t' engagement solennel de respecter.,, nos institutions, nos intérêts, nos couleurs nationales. » CHAPITRE DIX-ÎIUITIÈME. 187 Dans la journée, le drapeau blanc flottait sur les Tui- leries; Louis XVIII fit son entrée dans Paris, et revint s’asseoir sur le trône qu’il avait quitté depuis trois mois et demi. Pour arriver jusqu’à son palais, il dut traverser les bivacs prussiens établis sur la place même du Carrousel et dans les jardins des Tuileries. Fouché était son ministre. L’étranger et le régicide apostat, ministre anobli et doté de l’Empire ; tels étaient les ouvriers de la seconde restau- ration. Fouché allait recevoir bientôt le dernier prix de son la- beur : la mort dans un honteux exil. L’étranger s’apprêtait à demander son salaire. C’était la rançon de la France. Elle la paya cher. Un million desoldatsdetousles pays de l’Europe répandus sur notre territoire pendant quatre mois, vivant aux dépens de soixante départements et du trésor public; dix-huit places et forts occupés pendant trois années par cent cin- quante mille Anglais, Prussiens, Allemands de la confédé- ration entretenus par nos finances; une contribution de guerre de sept cents millions, portée à un milliard par le payement d’indemnités réclamées par divers États et une foule d’individus étrangers; notre frontière de 89 enta- mée; un demi-million de Français retranchés de la patrie; tels furent les sacrifices imposés par la coalition ; et bien peu s’en fallut qu’à l’exemple de Napoléon aux jours de ses folles conquêtes, elle n’y ajoutât le démembrement de plu- sieurs de nos provinces. Ces pertes d’argent furent bien grandes, ces pertes de territoire bien douloureuses ; mais elles furent peu de chose, comparées à ces autres conséquences de la victoire de l’étranger : les drapeaux de la France abaissés; sa gloire •188 WATERLOO. militaire obscurcie; sa puissance morale, déjà bien amoin- drie en 1814, annulée pour longtemps; une réaction san- guinaire déchirant tout le Midi; des lois tyranniques pro- mulguées, appliquées cruellement; la terreur planant sur tout le pays, deux années durant, jusqu’au jour où le cite des Bourbons, lui-même, recula devant tant d’excès. Ainsi, cette aventure du 20 mars, aussi prodigieuse par la rapidité du succès que par la promptitude de la chute, avait attiré sur la France les plus horribles calamités. Celui qui venait d’en être le héros, ne devait pas échapper à sa part d’expiation. Après s’être laissé arracher une abdication pénible, il était resté retiré au fond du palais de l’Élysée-Bourbon, écoutant dans les angoisses de son ambition tour à tour vivace et défaillante, si les soldats, si les masses popu- laires, subitement ramenés à la confiance, à l’enthousiasme, ne venaient pas lui rendre la couronne à regret déposée ; mais il n’avait rien entendu, que les clameurs de quelques milliers de personnes réunies, de temps à autre, devant sa demeure, bien plus par la curiosité du spectacle d’une grandeur déchue, que par aucun fanatisme de dévouement pour lui. Après trois jours de vaine attente, il avait dû céder aux injonctions, à peine atténuées dans la forme, de Fouché, exprimant la volonté des chambres ; et il avait gagné la Mal- maison, cette ancienne résidence du premier consul, du vainqueur de Marengo. Là, il s’était trouvé surveillé, gardé à vue, réellement prisonnier; mais, sans paraître s’en apercevoir, dès la nouvelle du passage de l’Oise par les Prussiens, de leur approche de Paris, il avait demandé au pouvoir exécutif de lui permettre de reprendre le comman- dement de l’armée, de la mener au combat, de servir comme simple général, assurant qu’il n’aspirait plus à 1 CHAPiTRË DIX-HUITIÈME. m aucun autre rôle. Fouché, bien instruit sur la valeur de ces assurances, comme ses collègues, engagé d’ailleurs dans ♦ la voie où il ne voulait pas s’arrêter, Fouché avait rude- ment rejeté l’offre du souverain déchu, et l’avait poussé de toute son habileté et de toutes ses forces sur la route de Rochefort. Alors, il restait à Napoléon une chance presque assurée de salut. Mais l’indécision de son esprit, qui n’avait pas cessé un moment, l’indécision de la veille, du jour et du lendemain de Waterloo la lui fit perdre; et, bientôt, pour ne pas tomber aux mains des Bourbons, ulcérés du meurtre d’un des leurs, il fut réduit a aller prendre asile à bord d’une escadre anglaise. Au prince régent d’Angleterre, à la nation qu’il avait cent fois couverte de publiques insultes, il demanda la vie libre sous la protection de la loi. Elle lui fut refusée. Le conseil des souverains alliés avait, par avance, prononcé sur son sort. La vie sauve, mais la vie dans un espace de terrain limité, gardé comme les abords d’une prison, la vie séques- trée, sans la famille, presque sans amis, la vie sous un climat meurtrier; tel avait été l’arrêt. L’Angleterre se char- gea de l’exécuter. Cette terrible fin d’un pareil homme et d’un pareil règne a excité des récriminations bien violentes, des lamentations bien amères, bien éplorées. L’histoire, la poésie, le théâtre, le pamphlet, la littérature, tous les arts y ont trouvé une source intarissable d’inspirations. Oubliant que l’homme n’avait eu qu’un but : sa propre élévation; que le règne avait, par deux fois, abouti à la ruine de la France; négligeant les fautes, les folies, les crimes, ils ont créé une légende à la place de la vérité, montré le martyre, là où fut l’expiation ; et, grâce à ces ima- ginations plus ou moins sincères, il est advenu, un jour, 16. 11. 190 WATERLOO. que celui qui avait dévasté l’Europe, foulé les peuples, épuisé la France, excité des haines internationales impla- cables, éteint le flambeau de la Révolution, ramené notre patrie aux institutions, aux abus de la vieille monarchie ; que celui-là, disons-nous, a passé pour l’ange libérateur des nationalités, pour le messie du progrès, de la civili- sation. On revient de ces incroyables erreurs ; et cela est heu- reux. On voit dans la fin de Napoléon un châtiment provi- dentiel, une légitime expiation. Toutes les religions, d’accord en cela avec un sentiment inné chez l'homme, placent dans une autre vie la récom- pense et la peine assurées des actions humaines. C’est une croyance universelle, tout à la fois consolatrice des justes, des opprimés, et tutélaire des sociétés. Cependant, au spec- | tacle prolongé de la perversité triomphante, cette croyance s’ébranle même chez les plus fermes ; et le scepticisme gagne les âmes. 11 est donc souverainement bon, souverai- , nenient utile que, parfois, au moins, sur cette terre même, j ces grands coupables de lèse-nation, d" ' cgo'isme, qui les désolent par la conquête, soient précipités | des sommets dans les abîmes. î Les plaindre alors, c’est obéir à un faux sentiment de générosité, c’est insulter à la justice céleste, donner encou- ragement à qui serait tenté de les imiter. Pour moi, je le dis bien haut, je contemple d’un oeil sec Napoléon cloué sur un rocher au milieu des mers ; je réserve mes larmes pour ceux qui furent victimes de son ambition. Elles ont coulé, quand j’ai foulé les champs où dorment tant de milliers de soldats tombés sous le drapeau de la France, ensevelis ici dans un éphémère triomphe, là dans une trop durable défaite. ambitieux turbulents qui sacrifient CHAPITRE DIX-HUITIEME. 191 Cette défaite pèse encore sur notre patrie; il ne faut pas se le dissimuler ; car on a vu, on est parvenu à faire voir la France luttant tout entière dans un suprême effort, là où n’ont combattu qu’un homme et une armée : un homme dont le génie militaire s’était épuisé dans les excès du des- potisme; une armée restée numériquement faible, dénuée de toutes réserves par suite de lenteurs, d’hésitations inouïes dans l’organisation de la défense, par suite, encore, et surtout, de la duplicité d’une politique odieusement énervante. Le peuple vit la lutte; il ne put y prendre part. ’-'^v ' II! I WW NOTES NOTE A. M. Thiers dit : « Il est certain que si Murat, concentrant soixante mlU hommes aux environs d’Ancône, se fût tenu là dans une immo- bilité imposante, tout à la fois ménageant et occupant les Autrichiens, ceux-ci n’auraient pas eu à présenter un seul soldat ni devant Antîàes ni devant Chambéry et que trente mille hommes auraient pu être re- portés des Vosges vers les Ardennes, ce qui aurait procuré à Napoléon une toute autre proportion de forces sur le champ de bataille de Waterloo (1). j» I Mais ces assertions manquent tout à fait d’exactitude. I M. Thiers accorde, en général, peu d’attention aux documents plrangers ; et, on s’en aperçoit bien ici, il n’a pas lu ou a mal lu ;eux qui se rapportent à l’Italie. Il y avait, dans ce pays, deux armées autrichiennes et non pas ine seule, comme il semble le croire. L’une, dite armée de Naples, omptait quarante mille hommes divisés en trois corps et avait pour ■ het Blanchi; l’autre, dite armée de la Haute-Italie, était forte de îixante mille hommes, répartis en quatre corps (dont un sarde) et (1) Tome XIX, page 524. i 194 WATERLOO. une réserve de cavdierie, et obéissait à Fritnont. En outre, il y avait, |î sur le Var, un corps sarde de dix mille hommes aux ordres d’Osasco. î | Les forces réunies en Italie par la coalition s devaient donc à cent | j dix mille hommes, sans compter aucune garnison. L’armée de Naples opéra contre Murat ; et elle fut beaucoup plus f que suffisante pour mettre, en un instant, les Napolitains en déroute, pour les dissiper. Après sa facile victoire, elle occupa, quelque temps, j le royaume de Naples, y était encore au moment de la bataille de Waterloo, et ne vint prendre part à l’invasion de la France, que dans les premiers jours d’août. Mais l’armée de la Haute-Italie, destinée à forcer notre frontière i ■ des Alpes, ne fut pas écartée un instant de sa destination par laridi- 1 1 cule tentative de Murat. A la mi-juin elle déboucha sur nous par le i Simplon et le Mont-Cenis ; et, à la même date, d'Ôsasco menaçait le,j i Var avec son corps d’armée. Murat détourna donc quarante mille Autrichiens de l’invasion de- là France. Ce fut beaucoup, eu égard du moins à ses forces; et, à, J supposer qu’il eût pris la position stratégique que lui assigne ■ M. Thiers, et gardé « une immobilité imposante, » il n’en aurait pas détourné davantage ; car le gouvernement autrichien savait, aussi^ i bien que tout le monde, que quarante mille hommes étaient plus queo suffisants pour contenir, écraser au besoin l’armée napolitaine, recon-| nue alors comme la plus mauvaise de l’Europe et fort peu affectionnée|i à Murat. l D’ailleurs, c’est supposer au congrès de Vienne, au gouvernemeni»! autrichien une naïveté qui n’était guère leur fait, que de croire qu ils'i auraient laissé Murat jouir, pendant vingt-quatre heures seulement, du bénéfice d’une équivoque, et surtout qu’ils l’auraient laissé masser ses troupes sur ses frontières. Ils lui auraient envoyé sommation de se décider sur-le-champ pour ou contre la coalition; et, en cas de refus de s’y joindre, l’Autriche lui aurait fait subir la même exécu- tion que celle au-devant de laquelle il courut si étourdiment et si vite et qui fut si complète. 11 faut donc en prendre son parti et laisser, sur ce point, la tris e mémoire de Murat en repos. Il n’a nullement été cause que Napoleoni « n’a pu reporter trente mille hommes des Vosges — M. Thiers a sans iNüTËS. 11)5 doute voulu dire Alpes — vers les Ardennes ; » et « qu’il n’a pas eu une toute autre proportion de forces mr h champ de bataille de War terloo. » La cause de ce malheur a été que le gouvernement autri- chien avait, en Italie, plus de troupes qu’il n’en fallait pour contenir, pour écraser Murat et, en même temps, pour forcer notre fron- tière des Alpes et replier promptement les faibles corps français qui la gardaient. Il y a bien encore, à vrai dire, une autre raison pour laquelle Na- poléon n’aurait pu, en aucun cas, porter, des Alpes à Waterloo, trente mille hommes; c’est que, sur les Alpes, il n’en avait que treize mille : neuf mille (1) sous Suchet, quatre mille sous Brune (2). Mais nous la passons sous silence, bien qu’elle nous semble d’assez grande valeur. NOTE B. Reproduisant une assertion des écrits de Sainte-Hélène, M. Tbiers affirme que le manque de fusils seul empêcha Napoléon d’armer les fédérés de Paris; et il ajoute que celui-ci craignait si peu de leur mettre des armes dans les mains, son projet, très~arrêté et constaté par sa correspondance, était, si Paris se trouvait en péril, de faire passer les fusils de la garde nationale sédentaire, à la garde nationale active, chargée de la défense extérieure de la ville (3). Ainsi Napoléon aurait remis de faire après des revers, après une grande défaite, ce que, paraît-il, il n’aurait pas osé ayant la guerre. Il est impossible de le croire, car la défaite ôte de son prestige, de sa force au vaincu; elle ne lui en donne pas. Napoléon le savait; il en avait fait l’expé- rience. Le manque de fusils fut un prétexte, pas autre chose. Gela est si vrai qu’à Lyon, où il ne s’agissait pas de retirer aux gardes nationaux leurs fusils pour armer les fédérés, ceux-ci ne furent pas (1) D’après la situation officielle {Archives du dépôt de la guerre), le corps de Suchet avait, toutes armes comprises, le 10 juin, huit mille huit cent quatorze hommes. * (2) D’après la situation officielle, au 20 juin {Archives du depot de la guerre)^ Brune avait quatre mille quatre-vingt-un hommes. (3) Tome XIX, page 476. 196 WATERLOO. mieux armés qu’à Paris. Ils étaient six mille et plus, organisés en bataillons de tirailleurs; ils n’avaient reçu qu’un millier de fusils; cependant, à la veille même de son départ pour la Belgique, Napoléon donna l’ordre de distribuer cinq mille fusils à la garde nationale de Lyon, qui en avait déjà plus de deux mille, et ne comptait pas dix mille hommes [Lettre du ministre de la guerre au général Evain, directeur du matériel de Vartilleriey 6 juin 1815) ; et il laissa les six mille fédérés réduits à leurs mille fusils. Or, la ville de Lyon n’était qu’à cinq ou six marches de la frontière, n’avait aucune for- teresse pour la couvrir, et ses abords n’étaient défendus que par le petit corps de Suchet, sur lequel allaient tomber et tombèrent immé- diatement soixante mille Austro-Sardes. Ne pas avoir armé les fédérés là, c’est donc avoir clairement montré qu’on ne voulait pas les armer davantage à Paris, même au moment du péril. Au surplus, à la fin de mai. Napoléon formula nettement sa pensée au ministre de la guerre, et cette pensée régla sa conduite jusqu’au dernier moment : a II ne voulait pas donner de fusils aux ouvriers de Paris et de Lyon à qui, dit-il, on ne pourrait plus les retirer. » {Lettre du ministre de la guerre au général Evain, 29 mai 1815.) Si l’on a raison d’attacher du prix à la correspondance de Napo- léon, il faut pourtant se garder de croire qu’elle porte témoignage certain, en tout et pour tout, dans l’histoire. Napoléon était, à l’occasion, fort dissimulé, on le sait, même avec son entourage le plus intime. Dans les cent-jours, sa position était fausse, précaire; il louvoyait entre les partis; il se défiait de beau- coup de ses agents, même de certains de ses ministres; il ne faut pas l’oublier; et, s’il a parlé, quelque part, à Tun d’eux, d’un projet éloigné, ou politique ou militaire, en contradiction manifeste avec ses pensées connues, ses actes constatés, on doit tenir le propos pour un pur caprice d’esprit ou y suspecter quelque artifice secret. Or, tel est le cas, ici même. NOTE G. M. Thiers a reproduit, d’après les écrits de Sainte-Hélène, mais avec plus d’habileté qu’eux, le thème de l’activité et de l’énergie ^•OTES. 107 • prodigieuses de Napoléon, dans les cent-jours. Notre récit, appuyé sur les dates, les faits, les chiffres, les documents officiels, suffit pour le réfuter. Nous croyons cependant utile de montrer par des exemples la valeur des arguments de M. Thiers. Nous prenons au hasard. Napoléon eut le très-grand tort de ne pas lever la conscription de 1815 en même temps qu’il rappelait, trop tardivement déjà, les an- ciens militaires. M. Thiers veut l’en justifier, et cette justification se réduit à l’assertion que, pour faire simultanément cette levée et ce rappel, la gendarmerie et l’administration n’auraient pas suffi. Or, d’après M. Thiers lui-même, il ne s’agissait que de lever cent soixante-dix à cent quatre-vingt mille hommes en deux mois et demi; et pareille opération avait déjà été faite, dans notre pays, sans efforts surhumains. Au tort de n’avoir eu recours qu’en juin à la conscription de 1815, Napoléon ajouta celui de n’en appeler qu’une faible partie. M. Thiers veut encore l’en justifier, et, de nouveau, cette justifica- tion consiste dans une simple assertion. La légalité de l’appel de cette conscription (appel décrété pourtant en 1813, sous f empire) avait paru, assure-t-il, douteuse à Napoléon ; il avait donc été obligé de demander sur ce point un avis du Conseil d’État, et cet avis ayant été qu’on ne pouvait légalement appeler que la partie du con- tingent de 1815 qui avait été incorporée avant la chute de l’empire, on avait dû s’y soumettre. Or, qui croira jamais que le Conseil d’État, type accompli de ser- vilité, ait émis un avis autre que celui que voulait Napoléon? Et ne serait-ce pas une trop complaisante naïveté d’admettre comme sin- cère un scrupule de légalité chez celui qui se fit toujours un jouet de la légalité et qui, dans ce moment même, procédant en dictateur, levait des gardes nationales et les mettait à la disposition du ministre delà guerre, et décrétait des réquisitions, des séquestres, des empri- sonnements, des relégations, des proscriptions? M. Thiers a cependant été frappé d’un rayon de vérité. II a vu, [\ reconnaît, en effet, que Napoléon ne précipita pas les levées d’hommes parce qu’il ne lui convenait pas de produire une émotion trop vive dans les esprits. Non, une grande émotion ne lui convenait pas, iiq lu 17 198 WATERLOO. convenait pas à ses intérêts personnels; mais elle aurait convenu aux intérêts de la France, elle était indispensable à son salut. Du reste, quand il s’agit de constater les résultats, M. Thiers ne se met guère en désaccord avec nous. C’est seulement dans la ma-» niêre de les apprécier qu’il nous contredit. Ainsi il fait miroiter longtemps à nos yeux des elfectifs énormes qui ne pourront manquer, croirait-on, d’être les effectifs de l’armée de ligne et de l’armée extraordinaire, à la veille de Waterloo ; mais, en fin de compte, il est obligé d’inscrire, à très-peu près, les effectifs que nous avons donnés et qui sont les effectifs officiels. Ainsi, il éorit d’abord, qu’en se bornant à la Champagne , à la Bourgogne, à la Lorraine, à l’Alsace, à la Franche-Comté, au Lyonnais, à l’Au- vergne, au Dauphiné, la réunion de deux cent mille hommes de gardes nationales actives était certaine; mais, plus tard, quand commence la guerre, quand la levée de ces gardes nationales a em- brassé toute la France, il reconnaît, après nous, qu’elle a été loin de produire ces deux cent mille hommes que devaient donner certaine^» ment, à elles seules, huit de nos provinces. Ainsi encore, il dit qu’il était assez tôt de rappeler, à la mi-avril, les anciens militaires, assez tôt aussi de commencer, en mai, l’organisation des régimenti de matelots dont une partie devait être employée à la défense de Paris; mais il raconte plus tard qu’en juin douze mille anciens mi- litaires, qui auraient rempli une place restée cruellement vide à Wa*» terloo, n’avaient pas encore eu le temps de rejoindre leurs corps et que pas un régiment de matelots ne put arriver à Paris, également faute de temps. Ainsi, enfin, M. Thiers commence par affirmer que les fortificalions de Paris furent entamées en temps opportun et poussées assez activement; mais quand vient l’heure critique, il avoue qu’eLes sont incomplètes sur la rive droite de la Seine, et à peine ébauchées sur la rive gauche. La différence entre lui et nous, nous y insistons, c’est donc qu’il' trouve prodigieux tous ces résultats et que nous les tenons pour très- médiocres, eu égard aux ressources disponibles, aux moyens pos- sibles, au temps écoulé, au péril des circonstances. NOTES 1u9 xNOTE D. Le i9 juin, Napoléon battu et en fuite se hâta, dès sa première balte, d’expédier à Rapp l’ordre de venir le rejoindre à marches for- cées (1); et il eut raison. Mais évidemment, ce qui était possible, habile, excellent même, après la défaite, l’aurait été auparavant. D’ailleurs, cela tombe sous le sens, les mêmes motifs qui avaient déterminé Napoléon à appeler le corps de Gérard à l’armée de Bel- gique, existaient pour le décider à y appeler le corps de Rapp; et l’Alsace pouvait être livrée aux gardes nationales sédentaires et ac- tives sans plus d’inconvénients que la Lorraine. Rapp ne retarda pas et ne pouvait pas retarder d’une heure le flot énorme de l’invasion. R ne défendit que Strasbourg ; et sans lui cette place n’aurait pas plus ouvert ses portes aux alliés que ne le fit Metz sans Gérard. C’est donc avec toute raison que nous avons blâmé Napoléon d’avoir laissé Rapp en Alsace au lieu de l’appeler, comme Gérard, en Belgique. M. Thiers veut néanmoins l’en justifier. Mais sa prétendue justification est basée tout entière sur une allégation qui manque absolument d’exactitude et qui, lors même qu’elle serait exacte, ne serait qu’un motif de blâme de plus contre Napoléon. M. Thiers dit que le corps d'armée de Rapp était de quarante à quarante-cinq mille hommes : « vingt mille soldats de ligne et vingt à vingt-cinq mille gardes nationaux mobilisés (2) ; » tandis que la situation officielle de ce corps, au 20 jum, constate qu’il n’avait que dix-neuf mille trente et un hommes de ligne et deux mille neuf cent vingt-neuf gardes natio- naux mobilisés (3), ce qui est à peine la moitié de la force que lui attribue M, Thiers. Les chiffres sont impitoyables. (1) Voip chap. XVI de notre livre et les récits de Napoléon. (2) Tome XX, page 9. (3) Cette situation est signée par le chef d'état-major du corps de Rapp et elle se trouve aux archives du dépôt de la guerre. On lit, d’ailleurs, dans le rapport fait par le ministre de la guerre à la Comraissioa exécutive, le 23 juin ; « Frontière du RUio« La frontière du 200 WATERLOO. NOTE E. L’ effectif de chacun des corps de rarméc française qui entrèrent en Belgique est pris dans des situations officielles qui sont aux archives du dépôt de la guerre, à Paris. En voici le détail : Pour le 1®»* corps d’infanterie, situation signée par le chef d’état-major de ce corps, et datée du 10 juin ; 2« Pour le 2^ corps d’infanterie, idem; mais nous avons donné comme chiffre plus exact celui qui se rapporte au 14 juin et qui sc trouve dans une notice du général Reille, commandant du 2« corps; notice comprise dans une îjrochure intitulée : Documents médits sur la campagne de iSib, publiés par le duc d'Elchingen, Ce chiffre lie diffère, d’ailleurs, de celui de la situation au 10 juin que par une augmentation de cent quatre-vingt-dix-huit; ^ 3® Pour le 3c corps d'infanterie, silualion signée par le chef t d'état-major de ce corps et datée du 10 juin. Nous y avons ajouté ‘ mille six cent soixante-deux hommes et cinquante-cinq officiers d’infanterie, composant divers détachements, qui rejoignirent avant l’entrée en campagne, ainsi que le constatent deux pièces ; officielles; i 4» Pour le 4e corps d’infanterie, situation signée du chef d’état- 1 major de ce corps et datée du 1er juin. Mais, comme cette situation! comprend des détachements qui n’eurent pas le temps de rejoindre^ avant l’ouverture de la campagne, notamment deux bataillons du j 6® léger, et comme, d’autre part, le général Gérard, chef du 4<" corps, a dit, dans sa brochure : Quelques documents sur la bataille de Wa- terloo, que toute son infanterie n’élait pas de treize mille hommes, 17,430 hommes. Rhin est gardée par f armée du Rhin aux ordres du général Rapp. La force de celte armée est de : Infanlerie, 15,430 hommes, Cavalerie, 2,000 » » Non compris les troupes d'artillerie, du génie, etc. » Les garnisons des places de la cinquième division militaire (Haut cl Ras- Rhin), comprennent dix-huit mille hommes de bataillons d'élite de gardes nationales; et, il existe de plus, sur celte frontière, îine division de réserve de gardes nationales, foric de trois mille hommes, réunis à Colmar. » NOTES. 201 nous avons adopté pour Teffectif de cette arme le chiüre de douze mille liuit cents; 6® Pour le 6c corps, situation signée par le chef d’état-major de ce corps et datée du 10 juin ; 6c Pour la garde impériale, situation dressée à l’état-major de cette garde, à Paris, datée du 13 juin, et donnant l’elfectif détaillé des officiers et soldats présents à l’armée de Belgique ; 7® Pour les quatre corps de réserve de cavalerie, situations datées du lcr juin; 8c La situation du grand parc, en juin, n’existe pas. Nous en avons calculé l’effectif sur la proportion, un peu réduite, de dix hommes par bouche à feu, NOTE F. Nous avons établi l’effectif de l’armée aux ordres de Wellington sur les documents suivants : le Une situation générale officielle, du 6 juin 1815, qui se trouve aux archives du ministère de la guerre des Pays-Bas ; 2c Une situation officielle, du 12 juin 1815, qui se trouve aux mêmes archives, et ne comprend que les corps hollando-belges ; 3c La situation particulière de la légion allemande du Roi, tirée des archives de ce corps et donnée dans l’histoire de Beamish (His~ tory of the King's german légion, by Ludlow Beamish) ; 4c Le récit intitulé : Geschichte des herzoglich Braunsiveîgschen Armée-Corps, etc., im Jahre 1815, et donnant la situation du corps de Brunswick ; 5® La correspondance de Wellington. {The dispatches ofthe fieîd marshai duke of Wellington.) La situation générale du 6 juin comprend la 2® brigade du corps hanovrien de réserve; nous l’en avons déduite, parce que cette bri- gade était et resta en garnison à Anvers. Cette situation ne donne ni l’effectif de toutes les batteries anglaises, ni celui du grand parc. Nous y avons ajouté les effectifs inconnus en les calculant d’après la moyenne des effectifs connus, et l’effectif du grand parc en l’évaluant à dix hommes par bouche à feu. 202 WATERLOO. Nous y avons ajouté aussi celui de deux batteries anglaises qui re- joignirent Tarmée postérieurement au 6 juin. La situation spéciale des corps hollando-belges, au 12 juin, ne comprend pas six cent seize hommes de la brigade de Nassau qui re- joignirent ce jour-là même; et elle comprend l’effectif de deux batte- ries en organisation qui ne prirent pas part à la campagne, environ quatre cent cinquante hommes. Nous avons ajouté le premier de ces chiffres et retranché le second. La situation de la légion allemande, publiée dans l’ouvrage de Beamish et se rapportant à la veille des hostilités, prouve qu’il n’y avait eu, dans ce corps, que des mutations insignifiantes du 6 au • 14 juin. { Le chiffre du contingent de Nassau est pris dans la correspondance ; de Wellington. • Du 6 au 15 juin, et pendant la campagne, les troupes anglaises pro- prement dites ne reçurent ni un bataillon, ni un escadron de renfort. | Entre ces deux dates, leur nombre ne fut modifié que par les va- < riations insignifiantes du mouvement des hôpitaux. A un très-petit nombre d’hommes près, le chiffre que nous avons ' donné pour feffectif de l'armée anglo-hollandaise, à la veille des hos- tilités, est donc exact. ! Dans cette édition, comme dans les précédentes, on a omis de faire ; figurer, à feffectif du corps de Brunswick, deux compagnies du train, fortes ensemble de trois cents hommes. Cette omission est insigni- fiante; cependant, nous croyons devoir findiquer. j NOTE G. L’effectif des différents corps de farmée prussienne est emprunté à l’esquisse rapide et généralement impartiale de la campagne de 4815, publiée à Berlin, par Wagner. Nous favons modifié, pourtant, sur deux points. Nous y avons ajouté feffectif du grand parc, qu’il a omis et que nous avons calculé à dix hommes par bouche à feu ; et nous avons élevé, en les calculant à trente hommes -seulement par pièce, les chiffres qu’il donne pour le personnel de NQTh:S. ^ rartillerie, du génie, etc. Les chiffres de Wagner sont, en effet, évi- demment trop faibles pour être exacts. Nous en citerons un exemple frappant. Le corps de Zieten avait, d'après Wagner, quatre-vingt-seize bouches à feu; et, d’après Wa- gner encore, son effectif en artillerie, génie, etc., n’aurait été que de mille dix-neuf hommes, ou de dix hommes seulement par bouche à feu. L’historien Damitz, ofTicier prussien comme Wagner, a reproduit les effectifs donnés par celui-ci. Ces effectifs ont été adoptés par les écrivains sérieux de tous les pays. Ils comprennent les officiers 11 en est de mêm*ê de ceux que nous avons donnés pour les armées anglo-hollandaise et française. NOTE H. M. Thiers dit que les témoignages contemporains sont fort con- tradictoires relativement à l’état de santé de Napoléon, pendant la courte campagne de Belgique; et il ajoute: « Le prince Jérôme, frère de Napoléon, et un chirurgien attaché à l’état-major m’ont affirmé que Napoléon souffrait alors de la vessie. M. Marchand, attaché au service de sa personne, m’a déclaré le contraire. » Puis, sur d’autres renseignements sans doute, M. Thiers écrit que Napoléon était atteint d'une indisposition assez incommode; mais il ne la désigne pas. Nous avons dit, nous, que Napoléon avait une double maladie ; et nous l’avons dit sur des témoignages qui nous ont paru certains et que M. Thiers aurait pu aussi bien que nous, mieux que nous peut-être, recueillir. Napoléon, en 1815, souffrait, depuis trois ans déjà, d’une affection dysurique et, depuis un an, d’une affection hémorroïdale croissantes. Celle-ci notamment lui causa d’atroces douleurs, le jour même de Waterloo. Nous tenons le fait du grand maréchal du palais Bertrand et du général Gourgaud ; et nous avons, plus d’une fois, entendu l’un et l'autre affirmer que ces douleurs furent cause que, pendant la grande bataille. Napoléon resta presque toujours à pied, y resta même lorsqu’il eût été nécessaire qu’il se portât, à cheval, sur tel ou tel point. Lo bon général Bertrand entrait même, au sujet du mal 204 WATERLOO. qui sévit sur son maître, en ce moment, dans des détails tellement intimes qu’évidemment il parlait, comme il le disait, en toute con- naissance de cause (1). Mais ni Bertrand ni Gourgaud ne disaient tout. Nous-même, jus- qu’ici, nous n’avions pas cru devoir parler, même par allusion, d’une troisième maladie, accidentelle celle-là, qui gêna, incommoda beau- coup Napoléon ; mais, puisqu’on a tant de peine à admettre qu’il ait pu être malade, nous serons moins réservé dans cette note spé- ciale : Napoléon, au retour de l’île d’Elbe, avait contracté la maladie dont mourut François lei’. M. Thiers, qui a été fort avant, dit-on, dans l’intimité de Jérôme Bonaparte, ne peut ignorer cela; car l’ancien roi de Westphalie n’en a jamais fait mystère. Il y a onze ans, notamment, il en témoignait dans deux lettres que nous avons lues et qui existent sans doute encore. Des trois maladies dont soulïrait Napoléon pendant la campagne de Belgique, il n’en est pas une qui ne rende très-pénible l’exercice du cheval. Aussi c’était une difficulté pour lui de se mettre en selle et une souffrance de s’y tenir, li fallait l’aider à monter à cheval; et nous serions fort surpris si M. Thiers en était à apprendre ce petit fait. Pendant la bataille de Waterloo, Napoléon, voulant monter brus- quement à cheval, reçut une aide si empressée et si maladroite qu’il fut poussé par-dessus la selle du côté opposé au montoir, ce qui lui donna un court mais violent accès de colère. Napoléon était très-souffrant en Belgique ; et ses souffrances furent telles, qu’il resta souvent à pied lorsqu’il aurait fallu qu’il fût à chevai. Telle est la vérité. Elle a été reconnue, constatée, dite par des hommes tout aussi passionnés pour sa mémoire que M. Thiers peut l’être. Pourquoi ne la reconnaîtrait-il pas après eux? D’ailleurs, nous tenons à le dire, nous n’avons insisté sur cette question d’histoire médicale que pour montrer, une fois de plus, (!) M. de VaulabcîJe a écrit, et, nous le savons, il tenait ce renseignement du général Gourgaud : « L’empereur était, depuis quelque temps, en proie û de cruelles douleurs physiques, qui lui rendaient fort pénible l’cxercicc du cheval ; il souffrait d’une affection hémorroïdale... » {Histoire des dcuxHcs^ taurationSi tome 11, Paris, 1847.) NOTES 205 comment M. Tliiers conduit ses enquêtes ; car, au fond, que nous im- porte la solution de ce mince problème? Si Ton reconnaît avec nous que Napoléon était malade, quelques fautes parmi celles que nous lui reprochons s’expliquent jusqu’à un certain point par le désordre de sa santé; et M. Thiers n’a plus à se fatiguer à chercher de mauvaises raisons d’excuse pour son héros : il en a une toute naturelle, toute trouvée. Si, au contraire, on ne veut pas que Napoléon ait été débilité par des souffrances physiques, ces mêmes fautes doivent être nécessairement attribuées à la même cause que les autres, à un affaiblissement de son esprit; èt nous ne voyons pas ce que peut y gagner sa mémoire. Mais peut-être y a-t-il là un mystère sacré, connu de M. Thiers, incompréhensible pour nous ; peut-être faut-il croire que Napoléon n’a pu être malade : un homme qui dépasse de si haut la condition humaine ne devait probablement connaître ni payer un tribut d’in- firmité mortelle ! Ces finesses et ce penchant au merveilleux sont incompatibles avec l’histoire, non moins que la bénévole faiblesse de l’écrivain qui dirait : « Admirez la force d’âme de cet homme-là. Tout malade qu’il était, il a entrepris les plus grandes choses, etc. » Beaucoup plus simplement, il ne faut rien entreprendre au delà de ses forces quand on ne travaille que pour soi. En un seul cas, on n’est pas responsable de sa faiblesse; c’est lorsque avec un parfait mépris de la douleur on se dévoue tel qu’on est, faible ou fort, va- lide ou invalide, à une cause honnête qui vous réclame. Malade, Napoléon n’aurait pas dû sortir de l’île d’Elbe; et même bien portant il n’avait rien de mieux à faire que d’y demeurer; c’est à cela qu’il aurait dû appliquer sa force d’âme. NOTE I. « Le 6e corps, campé à la gauche et à quelque distance du o®, s’était mis en marche, le 15, à trois heures (1) du matin et se diri- (1) C’est, sans doute, une faute d’impression ou de mémoire ; l’ordre de mouvement porte : « Le comte de Lobau mettra en marche le sixième corps à quatre heures, pour suivre le mouvement du général Yandamme et Tap- puyer. a 206 WATERLOO. geait sur ce dernier, dont il devait suivre le mouvement. Lorsqu’il l’eut rejoint, il fut obligé de s’arrêter parce que celui-ci n’avait point encore quitté ses positions. Cette halte durait depuis plus d'une heure, lorsque le général commandant le 6^ corps, craignant que le bivuillard épais qui s’était élevé ne lui dérobât la marche du 3e corps, m’envoya avec ordre de l’avertir du départ de ses dernières troupes. Arrivé à leur camp, je les trouvai aussi tranquilles que si elles avaient dû y séjourner ; les soldats nettoyaient leurs armes, ajustaient ou raccommodaient leurs effets ; et j’étonnai les officiers en leur annonçant que l’armée, rassemblée et pressée à la gauche, atten- dait qu’ils partissent pour continuer sa marche arretée par leur inac- tion. J'attendis encore assez longtemps ; et, ne pouvant me rendre compte de ce retard, je me dirigeais vers le quartier général du comte Vandamme, quand je rencontrai un officier général qui, lorsque je lui eus fait part du sujet de mon inquiétude, me dit que les ordres adres- sés, dans la nuit, au général Vandammejie lui étaient pas parvenus, parce que l’officier supérieur qui, seul, en était porteur, avait fait une chute de cheval et s’était cassé la cuisse avant d’avoir pu remplir sa mission. Dans le même moment, le général Rogniat, qui marchait à la tête du grand parc (1), s’avança et reçut, je crois, le même ren- seignement... Je ne connais pas ou je ne connais que très-peu le général Vandamme; je n'ai aucun intérêt à le disculper; mais... il me paraît hiduhitahle qu'il n'avait reçu aucun ordre; car il était tranquille à ÿ)n quartier général lorsque les troupes, qui, dans l’ordre de marche, devaient le suivre, arrivaient et se massaient en arrière de sa position, mouvement que le brouillard lui cachait; et ce ne fut qu’aprèsun certain laps de temps, que les explications nécessairesren- daient indispensable, qu'il expédia, avec la plus grande célérité, l’ordre dépasser le défilé qui séparait son corps d’armée en deux parties, ce qui fut exécuté, en ma présence, avec une précision et une rapidité remarquables. » {Campagne de Waterloo, par E.-F. Janin, co- (1) I) faut lire : parc du génie. D’après l’ordre, deux ou trois voitures de ce parc devaient marclier avec les marins, les sapeurs de la garde cl de la réserve, derrière le pi*emier régiment du corps de Vandamme; les autres voilures du parc, à la gauche de ce corps. NOTES. 207 lonel de l’ancien état-major, en non activité. Brochure in-8^. Paris, 1820.) NOTE J. M. Tliiers prétend prouver, dans son récit, que Ney fut inintelligent et pusillanime en ne poussant pas jusqu’aux Quatre-Bras, et, dans une note, que Napoléon donna réellement à l’illustre maréchal l’ordre de se porter sur ce point, le 15 juin au soir (1). C’est exactement le contraire de ce que nous avons dit, et nous en avons l’absolue conviction, de ce que nous avons démontré. Nous allons discuter, néanmoins, et le récit de M. Thiers et sa note, nous excusant, par avance, de quelques redites inévitables. M. Thiers reconnaît, sur notre livre même, que Ney rencontra Napoléon tout près de Charleroi, à quatre heures et demie du soir; qu’il trouva ensuite, sur Gosselies, le corps de Reille ; et que par l’ordre même de Napoléon il envoya la division Girard à la suite des Prussiens vers Fleurus. Enfin, il reconnaît, encore avec nous, que, le 15 au soir, le commandement confié à Ney s’étendait seulement sur le corps de Reille, sur celui de d’Erlon et sur la division de Le- febvre-Desnoëttes. Mais il veut, en contradiction avec nous, que le corps de d’Erlon se soit trouvé, dès quatre heures et demie, tout entier sur la rive gauche de la Sambre, et disponible pour marcher aux Quatre-Bras; et c’est là une première erreur; le registre d’or- dres du major-général le prouve clairement. Campé, le 14 juin au soir, à Solre-sur-Sambre, à deux lieues en arrière de Reille, n’ayant dû partir et n’étant parti, en effet, le 15 qu’à la même heure que lui, d’Erlon avait laissé en arrière une de ses deux brigades de cavalerie pour se couvrir et pour se maintenir en communication avec Maubeuge; il avait laissé, en avançant, une division d’infanterie, tout entière, à Thuin et à Aine, c’est-à-dire à quatre lieues et à trois de Marchienne, pour occuper ces points et y construire des têtes de pont; il avait envoyé ensuite une brigade d’infanterie et sans doute aussi quelque cavalerie sur la route de (1) Tome XX, pages 40, 41, 44, 45, 46, 47, 48, 40, 50, 51, 52, 53, 208 WATERLOO. Mons; il devait, enfin, garder Marchienne. En résumé, la moitié du corps de d’Erlon fut employée, en venu des ordres de Napoléon, à des opérations spéciales, pendant la journée du 15 juin; et elle ne rallia l’autre moitié que fort tard dans la soirée, car l’ordre d’exécu- ter ce ralliement fut expédié seulement après la rencontre de Ney et de Napoléon, c’est-à-dire après quatre heures et demie (1) et long- temps, sans doute, après quatre heures et demie. Quant à cette der- nière moitié, celle qui était restée avec d’Erlon, elle commençait à peine, vers quatre heures et demie, à déboucher de Marchienne, comme nous l’avons dit dans notre récit, de Marchienne qui est à deux lieues et plus en deçà de Gosselies, et à six lieues, ou peu s’en faut, des Quatre-Bras. D’Erlon, cela est donc hors de doute, ne peut être compté comme ayant été disponible sous la main de Ney pour marcher vers les Quatre-Bras, le 15 au soir (2). Cette grave rectification opérée, nous suivons M. Thiers dans son récit : « De Gosselies aux Quatre-Bras, dit-il, il y a environ trois lieues métriques , qu’on peut franchir en moins de deux heures et demie, si on a quelque hâte d’arriver. Les soldats de Reille avaient déjà fait, il est vrai, sept lieues métriques, mais partis à trois heures du matin, ils avaient eu quatorze heures pour exécuter ce trajet, et s’étaient reposés plus d’une fois. Ils pouvaient, par conséquent, ajouter trois lieues aux fatigues de la journée, sans qu’il y eût abus de leurs forces. Ney avait donc le moyen de s’emparer des Quatre- Bras. » (1) « L’inlention de l’empereur est que vous ralliiez votre corps sur la rive gauche de la Sambre, pour joindre le deuxième corps (Reille), à Gos- selies, d’après les ordres que vous donnera, à ce sujet, 31. le maréchal prince de la Moshowa. » {Lettre du major-général à d'^Erlon, Charleroi, le juin.) (2) Nous nous apercevons, en lisant l’épreuve meme de cette note, que nous aurions pu nous épargner et épargner aussi au lecteur cette partie de notre discussion. En effet, dans un autre endroit de son livre, où il donne une sorte de résumé de celte triste campagne, M. Thiers (tome XX, page 27i) a constaté lui-même son erreur, car il a écrit : « Avec quelque rapidité qu’on eût marché, la veille (le 15 Juin), pourtant le sixième corps, les cuirassiers, n’avaient pu encore traverser la Sambre, Gérard n’avait fait que fal- teindre, d'Erlon que la dépasser d'une lieue, » NOTES. 20J La vérité tout à fait exacte est ceci : Les soldats de Reille étaient sur pied depuis deux heures et demie du matin et en marche depuis trois. Ils avaient fait sept lieues et demie métriques, non pas sur une chaussée, cela paraît avoir échappé à M. Thiers, mais sur des che- mins de traverse, dans un pays boisé, coupé, chargé de hautes mois- sons; ils avaient passé plusieurs défilés, notamment celui du pont et du bourg de Marchienne; ils portaient quatre jours de vivres, cin- quante cartouches; la chaleur était très-vive; leurs têtes de colonne avaient eu à manœuvrer, à combattre çà et là, ce qui avait dû dimi- nuer leurs temps de repos et ne leur laisser même que des haltes peu tranquilles; il était impossible qu’ils ne fussent pas déjà très- fatigués. De Gosselies aux Quatre-Bras, il y a trois lieues et demie métri- ques qui s’étendent, il est vrai, sur une belle chaussée, mais qui, ajoutées aux sept lieues et demie déjà parcourues, auraient porté à onze lieues la marche des soldats de Reille. Qu’ils eussent pu l’ac- complir, cela ne fait pas l’objet d’un doute; mais qu’ils eussent fait, en deux heures et demie, le trajet de Gosselies aux Quatre- Bras, en d’autres termes, qu’ils eussent marché avec une vitesse de plus de cinq kilomètres et demi, de près de six kilomètres à l’heure, vitesse que n’atteint pas une division sortie toute fraîche de ses quar- tiers et voyageant, en pays ami, par les plus rapides étapes, c’est ce qu’il est impossible d’admettre. Nous avons dit, dans notre récit, qu’il leur aurait fallu trois heures et demie, et nous ne serons dé- mentis par aucun homme du métier. Partant à cinq heures et demie de Gosselies, ils seraient donc parvenus aux Quatre-Bras, non à huit heures, comme le voudrait M. Thiers, mais à neuf, tout juste trois quarts d’heure après le cou- cher du soleil. Ils y seraient parvenus à une condition, toutefois, celle de trouver la route libre, de n’avoir pas à combattre, c’est-à- dire à manœuvrer; et précisément cette condition aurait manqué, on le vit bien (1). (i) M. Thiers n’apprécie pas toujours de la même façon l’effet des marches Sur le soldat. Ainsi, après avoir voulu faire marcher si lestement sur les Quatre-Br*'« les divisions de Reille, arrivées de Leers-Fosteau à Gosselies, 2)0 WATLRLOO. Mais voici Ncy arrivant sur Frasnes, y arrivant en partie précédé, en partie suivi de huit à neuf mille hommes, pendant qu’en arrière de sa droite retentit le canon de Vandamme. Un bataillon ennemi, qui a occupé ce village jusque-là, se retire, maintenant, appuyé par de l’artillerie, sur des bataillons de soutien. Ney ne voulant pas en- gager une affaire aux approches de la nuit ne pousse pas plus loin et fait bientôt prendre position à ses troupes. Nous avions trouvé qu’il avait bien fait. M. Thiers trouve qu’il n’agit ainsi que par manque d’intelligence et de résolution. « Il s’arrêta, dit-il, devant quatre mille soldats de Nassau, d’in- fanterie médiocre, tandis qu’il en avait quatre mille cinq cents d’infan- terie excellente(1),sans compter quatre mille cinq cents de cavalerie de lia première qualité. Assurément s’il avait fait un pas de plus, il eût balayé le détachement ennemi en un clin d'œil. A la vérité, il pouvait craindre d’avoir affaire à plus de quatre mille hommes, mais il allait en réunir vingt mille par l'arrivée des autres divi^ sions de Reille, et il fallait bien mal calculer, pour croire que l’armée anglaise, surprise de dix à onze heures du matin, eût déjà reçu des ordres de concentration, et, si elle les avait reçus, les eût déjà exécutés. En tout cas, avec quatre mille cinq cents chevaux, comment ne pas s’assurer de ce qu’on avait devant soi? Une charge de cavalerie, dût-elle être ramenée, aurait suffi pour éclaircir le mystère, » Mais observations, critiques et assertions ne résistent pas même au simple exposé des faits. Ney, dont on veut absolument faire un général inepte et pusilla- nime, tout en l’appelant héros à chaque page, Ney igriorait ce qui c’est-à-dire, ayant déjà parcouru sept lieues et demie, il écrit que les troupes du corps de Gérard arrivèrent à Châtelet « harassées de fatigue » (p. t‘27), si harassées même, qu’elles avaient encore besoin de repos le lendemain malin. Or, des trois divisions d’infanterie de Gérard, aucune *n’avait eu à tirer un coup de fusil, deux avaient tout juste fait sept lieues et demie dans la jour- née, comme celles des divisions de Reille qui s’arrélèrcnt à Gosselies, cl la troisième, celle qui avait bivaqué en arrière de Phiiippeville, en avait fait dix, c’est-à-dire, avait parcouru une distance égale à celle de Leers-Fosleau à Frasnes, où s’arrêta Ney avec la division Bachelu. (l) Les chiffres exacts, d’après les situations olficielles, sont, au contrairC| quatre mille Français, quatre mille cinq cents Nassau. iNOTES. 211 s’élail passé, pendant la nuit, pendant la matinée même, dans les armées anglaise et prussienne. Il ignorait si la concentration de l’armée française sur Beaumont n’avait pas été éventée depuis vingt- quatre heures par l’espionnage ou autrement. Il ignorait si l armée anglaise avait été surprise à dix ou onze heures du matin, ou plus tôt ou plus tard, ou si elle ne l’avait pas été du tout. La probabilité même était contraire à l’idée d’une surprise ; et il est de fait constaté (voir chapitre VII de notre livre) que, si, dès r arrivée des premières nouvelles à Bruxelles, Wellington eût agi avec la même rapidité que Blücher, les Quatre- Bras auraient pu être occupés par vingt- chiq ou trente mille hommes et plus, an moment où Ney paraissait à Frasnes. C’est donc une erreur d’imputer à ce maréchal le tort d’avoir bien \ mal calculé. Il devait penser, au contraire, que les troupes qu’il voyait devant lui n’étaient que l’avant-garde d’un corps masqué par les mouvements de terrain, occupant les bois à droite et à gauche de la route, les fermes dont une borde la route même, et le groupe de maisons des Qualre-Bras. C’est une erreur aussi de croire qu’en un clin d'œil, Ney aurait balayé la brigade de Nassau. Les soldats de Nassau étaient animés de toute la passion du patriotisme germanique, ils étaient com- mandés par un jeune homme plein d’énergie et résolu, comme il l’écrivit, le soir même, à défendre jusqu’à l’extrême, le poste qui lui était confié; ils se seraient battus, le 15 juin, comme ils se bat- tirent le lendemain. Or, le lendemain, lorsqu’il n’étaient encore ren- forcés que d’une brigade hollandaise de même effectif qu’eux, ils interdirent pendant plus d’une heure et demie, jusqu’à l’arrivée des réserves anglaises, l’avenue des Quatre-Bras à Ney qui avait alors sous la main non plus seulement quatre mille hommes mais seize mille d’infanterie. Bois à droite et à gauche de la chaussée, fermes, ravins, haies, hautes moissons, tout, en effet, sur ce terrain, était favorable à la défensive, contraire à un coup de main ; la charge de cavalerie, si opportune suivant M. Thiers, n’aurait pu fouiller les bois et n’aurait recueilli que des coups de fusil. Enfin, M. Thiers tombe dans une erreur encore quand il écrit que Ney pouvait avancer avec sécurité, puisqu’i'/ allait réunir vingt 2i2 WATERLOO. mille hommes par V arrivée des autres divisions de Reille ; et celte erreur ressort de son récit même, car il dit, après nous, d’après la Notice de Reille, que Ney avait laissé à Gosselies ces autres divisions^ lesquelles n’en bougèrent pas jusqu’au lendemain. Ney s’arrêtant à Frasnes, après le coucher du soleil, s’y arrêlant avec huit à neuf mille hommes qui étaient sur pied depuis deux heures et demie du matin, qui avaient déjà fait dix lieues, qui avaient manœuvré, combattu même quelque peu; Ney entendant le canon qui grondait à trois lieues en arrière de sa droite; Ney pre- nant position à Frasnes, ne s’avançant pas jusqu’aux Quatre-Bras, dont les abords étaient défendus, où, par suite, il n’aurait pu, même au cas le plus favorable, atteindre qu’à la nuit close; Ney ne s’aven- turant pas jusqu’à ce carrefoHr où, selon toute apparence, il devait * être assailli, de gauche, de droite, de front et de revers par les ^ Prussiens et les Anglais; Ney n’allant pas se jeter, tête baissée, en J enfant perdu, dans un pareil coupe-gorge, ne fut donc ni inintelli- < gent, ni pusillanime : il fit ce que les circonstances, la prudence, la « raison lui commandaient, ce qu’elles lui auraient commandé encore, ■ même s’il avait eu quelques milliers d’hommes de plus avec lui. ; Nous l’avons dit dans notre récit, et nous le maintenons ici. Nous avons dit plus : nous avons dit que Napoléon, en dépit de ; son assertion, n’avait pu prescrire, n’avaitpas prescrit àNey d’occuper i les Quatre-Bras, le 15 au soir; et nous avons appuyé notre affirma- tion de considérations que nous estimons péremptoires. j Mais ces considérations n’ont pas touché M. Thiers. Fasciné par | les récits de Sainte-Hélène, il veut que l’ordre d’occuper les Quatre- j Bras ait été donné, le 15 au soir; et c’est là précisément que nous i rencontrons la note dont nous avons parlé en commençant, la . note où il croit avoir fourni, de son opinion w des preuves déci- J sives. )) j Il a été long ; nous serons obligé de l’être. Entrant dogmatiquement en matière, il dit qu’il y a deux fonde- ments de toute bonne critique historique, les témoignages et la vrai- semblance, et qu’il va examiner si ces deux genres de preuves exis- tent en faveur de la version qu’il a adoptée. La règle posée est fort juste ; mais elle ne l’est qu’ autant que la NOTES. 213 critique tient compte de tous les témoignages sérieux, qu’elle les enregistre tels qu’ils se sont produits, et qu’elle examine la vraisem- blance sous toutes ses faces. Or, ce ii’esl pas ainsi que procède M. Tlîiers. Il rappelle, il invoque le témoignage de Napoléon; puis il écrit ; « Contre ce témoignage y en a-t-il un seul? Pas un (1). » Et il passe sous silence un témoignage qui est la négation de celui de Napoléon, le témoignage du colonel Heymès, aide de camp de Ney et son chef d’état-major, dès le 15 juin et pendant toute la cam- pagne, d’IIeymès, homme modeste et des plus honorables* qui, à cheval à côté de l’illustre maréchal, entendit toutes les paroles échangées entre celui-ci et Napoléon et qui les a rapportées dans un écrit publié depuis longues années, reproduit plusieurs fois par la presse, annexé même, par les généraux -Gourgaud et Montholon, au IX^ volume des Mémoires de Sainte- Hélène. Ce témoignage d’Heymès, nous l’avons donné, mot pour mot, dans notre récit (2). On peut le relire. Le nom des Quatre-Bras ne s’y trouve pas ; il n’y est pas fait la moindre allusion à ce point. Les ordres de Napoléon à Ney se réduisent à ceci : « Allez prendre le commandement de l’aile gauche de l’armée, et poussez l’ennemi ! » M. Thiers s’est donc trompé en affirmant qu’il n’existe pas un seul témoignage contre l’assertion de Napoléon ; il en existe un fort précis, fort connu, qui la contredit absolument. Pour donner confiance dans le témoignage de Napoléon, M. Thiers nous dit : « Les prévenus ne mentent pas plus impudemment devant le tribunal de police correctionnelle qu’il n’aurait menti devant la postérité, si son assertion était fausse. » Mais nous demandons s’il n’en serait pas de même d’Heymès, au cas où son assertion ne serait pas vraie et si, entre les deux assertions contraires, celle-là ne porte pas le caractère de l’authenticité et ne doit pas être adoptée par la bonne critique, qui vient du personnage le moins intéressé dans le débat. M. Thiers a tort, d’ailleurs, de dire, à ce propos, qu’à l’époque où Napoléon a écrit « le point dont il s’agit n’était oas en contestation. » I (i) Tome XX, page 49. h (2) Voir tome I, page 107 de noire livre. II. 18. 214 WATERLOO. Ce point n’était pas contesté, il est vrai, lorsque parut La Campagne de 1815, premier récit venu de Sainte-Hélène ; mais il le fut dès la publication de ce livre, en 1818 ; il le fut par M. Gamot, beau-frère du maréchal Ney, dans un écrit spécial. Et non-seulement M. Gamot contesta ce point, mais il affirma absolument que Tordre d’occuper les Quatre-Bras n’avait pas été donné à Ney, le 15 juin. Il avait été aidé dans son travail, par Heymès, par le général Foy, un des lieu- tenants de Ney, en 1815, et par le maréchal Davout. Cet écrit, qui ménageait peu les versions imaginées à Sainte-Hélène, eut le plus grand retentissement ; et il est impossible que Napoléon n’en ait pas eu connaissance avant de composer son second récit de la cam- pagne, lequel n’a été publié qu’en 1820 (1). Continuant à parler des témoignages, M. Thiers ajoute : « Un témoin oculaire et auriculaire a existé toutefois, c’est le major- général, M. le maréchal Soult. Lui seul (M. Thiers persiste à ne pas compter Heymès) avait tout vu, tout entendu et pouvait déposer utilement. Pendant sa vie, il avait souvent dit qu’il avait, le 15jujn dans Taprès-midi, entendu Napoléon prescrire au maréchal Ney de (1) Cet écrit de M. Gamot est celui dont nous parlons aux pages 205 et 206 de notre livre. En voici la conclusion : « Que trouve-t-on dans cette narration {La Campagne de 1815, publiée sous le nom de Gourgaud)? Une suite de faits controuvés, d'explications forcées^ de traits perfides ou haineux! Cet homme (Gourgaud) semble avoir traversé les mers pour s'attacher surtout aux pas du maréchal (Ney). Il ne le quitte point, il l’attaque sans cesse, tantôt avec l’arme de la calomnie^ tantôt avec celle du ridicule. 11 le présente comme un insensé; il dit qu’il est la cause première de nos revers, qu’il faut regretter d’avoir employé ses ser- vices. » O honte! M Relevez-vous, soldats de Waterloo, qui êtes tombés à ses côtés! Dites comment, après avoir eu cinq chevaux tués sous lui, il est resté le dernier sur le champ de bataille ; comme ses vêtements ont été criblés de mitraille et de balles; comme il a combattu à pied, jusqu’à la nuit Indignez-vous qu’on ose exhumer ses cendres .. pour les livrera la haine et au mépris... » Cette citation faite, nous ne pouvons nous empêcher d’en rapprocher celle incroyable assertion de M. Thiers : « Quant au maréchal Ney, Napoléon à Sainte-Hélène connaissait ses malheurs, et il l’a traité (dans ses récits de la campagne de 1815) avec les plus nobles ménagements (page 49). » NOTES. 215 se porter aux Quatre-Bras... M. le duc d’Elchiiigen,fils du maréchal Ney... se rendit chez le maréchal Soult; et ce dernier, par un senr timent qu’on comprendra en présence d’un fils, ne parut pas se sou- venir que Napoléon eût donné au maréchal Ney, le 15 juin, l’ordre de se porter aux Qiiafrc-Bras. M. le duc d’Elchingen a rapporté son entretien avec le maréchal Soult dans un écrit qu’il a publié sous le titre de Documents inédits sur la campagne de 1815. Mais voici un témoignage tout aussi respectable et diamétralement contraire. M. le général Berthezène raconte dans ses Mémoires intéressants et véridiques que Napoléon, dans l’après-midi du 15, recommanda vivement au maréchal Ney l’occupation bien précisée des Quatre- Bras et qu’il tenait ce détail du maréchal Soult, témoin oculaire du colloque de Ney avec Napoléon. Lorsque le général Berthezène écri- vait ces lignes le maréchal Soult vivait ; et il aurait pu démentir cette assertion (1). » Et, sur cet exposé et cette remarque, M. Thiers conclut qu’il faut prendre le témoignage de Soult dans les Mémoires de Berthezène, non dans l’écrit de d’Eichingen. Mais l’exposé est inexact, la remarque sans fondement; et c’est la conclusion opposée qu’il faut adopter. M. Thiers a mal lu les Documents inédits ; et il prête à Soult, dans son entrevue avec d’Elchingen, une attitude et une façon de parler qui ne furent pas les siennes. Loin d’être vague, presque in- saisissable, d’avoir le ton de la complaisance pour la mémoire de Ney, le témoignage donné par Soult fut net, tranchant même. « En 1829, écrit d’Elchingen, j’ai été avec le colonel Heyrnès chez M. le maré- chal duc de Dalmatie... il nous dit que l’empereur n’avait pas eu la pensée de faire occuper les Quatre-Bras, le 15 au soir, et qu'il n'en avait pas donné l'ordre (2). » Il n’est pas, à coup sûr, de témoignage historique plus décisif que celui-ci. Les Documents inédits ont été publiés en 1840; le maré- chal Soult n’est mort qu’en 1851 : il a eu tout le temps de les lire et de les contredire, s’il y avait lieu; mais il n’y avait pas lieu, (1) Tome XX, pages 49 et 50. (2) Documents inédits, page 30. Ce témoignage se trouve déjà reproduit tome l, page 119 de notre livre. M. Thiers ne Ta pas mieux lu chez nous que chez d’Elchingen. 216 WATERLOO. parce que le maréchal Soult n’avait rien à objecter contre ses propres paroles rapportées exactement. Elles ont, dansles Documents inédits, par l’aveu comme par le silence du témoin interrogé, la valeur d’une déclaration écrite, définitive. Il est vrai, néanmoins, que Soult n’a pas contredit non plus les Mémoires de Bertliezène; mais cette absence de contradiction, qui paraît avoir contribué beaucoup à former la conviction deM.Thiers, perd singulièrement de sa signification, quand on sait que les Mé- moires posthumes de Berthezène n’ont vu le jour que quatre ans après la mort de Soult. Ils ont paru en 1855, par les soins de son fils, qui les a dédiés avec autorisation au chef actuel du gouverne- ment français (1) ; et Soult, nous le répétons, est mort en 1851. Nous sommes loin, d’ailleurs, de donner grande créance aux Mé- moires de Berthezène. Sans mettre en doute ici sa sincérité, nous dirons qu’il ne faut rien lui emprunter qu’avec beaucoup de circon- spection. Ses souvenirs le servent généralement mal. Son bref récit de la campagne de 1815, notamment, fourmille d’inexactitudes fort graves; et, quant à l’esprit dans lequel il a écrit, il est suffisamment indiqué dans ce^ lignes que nous lui empruntons : « Ce despotisme (celui de Napoléon), dont on a fait tant de bruit, et qui a été l’objet de tant de déclamations, se réduit, en définitive, à bien peu d' actes ; et quand on les examine un à un, on les trouve tous faits dans l’in- térêt de \di justice et du pays. » Ainsi, en résumé, contrairement au dire de M. Thiers, il y a contre l’assertion de Napoléon, étayée des Mémoires posthumes de Berthe- zène, fervent apologiste de celui-ci, Mémoires publiés seulement après la mort de Soult, il y a un témoignage explicite, formel, ab- solu, le témoignage d’un témoin oculaire et auriculaire, parfaitement honorable et infiniment moins intéressé dans le débat que le vaincu de Waterloo, le témoignage du chef d’état-major de Ney, du colonel, plus tard général Heymès, témoignage publié par Heymès lui-même, confirmé par lui-même encore dans un écrit du fils de Ney ; et il y a aussi le témoignage, également explicite, formel, absolu du major- (1) Souvenirs militaires de la République et de V Empire, par le baron Ber- thezene, lieutenant- général, publiés par son fils. Paris, librairie militaire, Dumaine, 1855. NOTES. 217 général Soult, témoignage donné en présence d’Heymès, en 1829, au fils de Ney, publié par ce fils même, en 1840, c’est-à-dire longtemps, avant la mort de Soult, et non contredit par celui-ci. Cette double rectification montre bien suffisamment, il nous semble, de quel côté se trouve la vérité. M. Thiers, nous ne voulons pas l’oublier, écrit que : « Pendant sa vie, Soult avait souvent dit qu’il avait, le 15 juin, dans l’après-midi, entendu Napoléon prescrire au maréchal Ney de se porter aux Quatre- Bras. » M. Thiers aurait bien dû rapporter les noms des personnes qui ont entendu le célèbre maréchal parler ainsi ; car il doit y avoir là encore quelque bizarre méprise. Nous pouvons affirmer, en effet, qu’en 1851, quelque temps avant sa mort, le maréchal Soult in- terrogé, à notre demande, par un de ses parents, sur le fait controverse, répondit : « L assertion de Napoléon sur ses instructions à Ney, le 15 juin au soir, est une de ces fables (l’expression em- ployée par le maréchal était bien plus énergique) comme il en a tant imaginé, à Sainte-Hélène, pour dissimuler ses fautes. « Ici, nous laissons avec M. Thiers, la discussion des témoignages et nous abordons celle de la vraisemblance, « genre de preuve bien supérieur, selon lui, à tous les témoignages humains. » La vraisemblance, il le croit, est toute en faveur de l’assertion de Napoléon ; et il s’applique à le démontrer. « Pour que le 15, à quatre heures de l’après-midi, écrit-il. Napo- léon n’eût pas songé aux Quatre-Bras et eût poussé Ney en avant, sans assigner un but précis à sa marche, il aurait fallu tout simple- ment ou que Napoléon n’eût pas regardé la carte, ou qu’il fût le plus inepte des hommes.... H avait choisi Gharleroi parce que de ce point il tombait d’aplomb sur la grande chaussée de Namur à Bruxelles, par laquelle les deux masses ennemies devaient se rejoindre; il y tombait sur deux points : à Sombreffe, s’il prenait à droite la direc- tion de Namur; aux Quatre-Bras, s’il prenait à gauche la direction de Bruxelles. Aux Quatre-Bras, il faisait plus, il empêchait la por- tion de l’armée britannique qui occupait le front d’Ath à Nivelles, de se réunir à celle qui formait la réserve à Bruxelles (1). Les Quatre- (1) Celte assertion est erronée. Nous la laissons de côté, ici, et la rencon- ' trerons plus loin. 218 WATERLOO. Bras étaient donc plus importants que Sombreffc ; et, tandis qu'il songeait à se porter à Sombreffe par Fleurus, il n'aurait pas songé à se porter aux Qautre-Bras par Frasnes (i) ! « M. Tliiers, ici, prend le change. On n’a jamais dit, que nous sachions, et nous «'avons pas dit que Napoléon n’avait pas songé aux Quatre-Bras, encore moins qu’il avait eu l’idée de se porter à Sombreffe sans se porter aussi aux Quatre-Bras. Il a songé aux Quatre-Bras; cela résulte incontestablement, pour nous, de ce fait qu’il débouchait par Charleroi; mais on a soutenu, i nous avons soutenu, affirmé qu’en y songeant, il ne songeait, ne de- ï vait, ne pouvait pas songer moins à Sombreffe ; que son projet, son but était d’occuper ces deux points, non l’un après l’autre, non le premier le 15 au soir et le second dans la journée du 16 seulement, , niais tous les deux en même temps; et que, s’il n’a pas opéré ce double mouvement le 15, cela n’a tenu qu’aux longs retards de la ■ marche de son armée. Nous avons soutenu qu’il n’a pu vouloir, qu’il , n’a pas voulu porter son aile gauche (on l’a vu, ce n’aurait même pu être la moitié de cette aile) aux Quatre-Bras et laisser son aile droite, comme il la laissa, en effet, sur Lambusart et Gilly, à trois ' lieues en arrière de Sombreffe. Nous avons soutenu que cette ma- ' nœuvre incohérente aurait exposé le corps aventuré sur les Quatre- I Bras, point de contact des cantonnements anglais et prussiens, point | situé sur la grande communication des deux armées ennemies, à être • assailli, écrasé, détruit, comme Vandamme à Kulm, par la masse i de l’armée anglaise arrivant de Nivelles, par ses réserves arrivant de Bruxelles, par les Prussiens arrivant de Sombreffe. Y Nous avons soutenu tout cela, en renvoyant à la carte qui le sou-> tient, le démontre encore mieux que la parole (2); et, à l’appui de^ >r (t) Tome XX, pages 51, 52. > (2) Un écrivain mililaire justement célèbre et non suspect, à coup sûr, de partialité contre Napoléon, le général Jomini, après avoir signalé le péril d’une occupation isolée des Quatre-Bras, a dit ; « Il est incontestable que l’occupation des deux points (Quatre-Bras et SombrefTe) devait être simul- tanée pour qu’elle constituât une manœuvre habile et importante dans ses résultats. » NOTES. 219 notre opinion, nous avons fait une remarque décisive pour fout esprit non prévenu. Cette remarque, nous y insistons et la dévelop- pons. Si Napoléon avait eu, comme le prétend M. Thiers, la volonté d’occuper les Quatre-Bras d’abord, et Sombreffe seulement après, et bien après, s’il avait réellement ordonné à Ney, le 15 au soir, d’aller s’en emparer sur-le-champ, s’il avait attaché surlout à cette opéra- tion isolée la valeur capitale qu’indique M. Thiers, il n’aurait cer- tainement pas manqué; en apprenant que son ordre était resté inexé- cuté, il n’aurait pas manqué, disons-nous, de prescrire de la façon la plus impérative, à ce lieutenant si peu zélé, si peu obéissant, de reprendre, sinon dans la nuit même, au moins dès l’aube du jour, le mouvement laissé inachevé. Or, il n’en fut absolument rien. Ney alla conférer avec Napoléon, à Charleroi, dans la nuit du 15 au 16; il resta avec lui jusqu’à deux heures du matin ; en le quittant il n’em- porta aucun ordre autre que celui d’aller attendre des instructions qui lui seraient envoyées prochainement; et ces instructions mêmes, qui comprenaient bien, cette fois, l’ordre de marcher aux Quatre- Bras, Napoléon les lui expédia vers neuf heures du matin seulement, et seulement aussi au moment où il expédia à son aile droite l'ordre de marcher sur Sombreffe, et à ses réserves celui de suivre ce mou- vement (1). Il n’est arguments, subtilités, ni sophismes qui ne viennent se briser devant ces faits dissimulés par les deux récits de Napoléon, mais dont M. Thiers n’a pu, après nous, ne pas reconnaître l’authen- ticité. Le Napoléon de fantaisie, ce Napoléon si pressé de faire occuper les Quatre -Bras, dès le 15 au soir, de les faire occuper isolément, bien avant Sombreffe, disparaît devant le Napoléon réel qui n’a au- cune hâte de ce genre ni dans la nuit, ni dans la matinée suivantes, et qui attend, pour envoyer à son aile gauche l’ordre de se porter aux Quatre-Bras, l’heure, la minute même où il envoie à son aile droite l’ordxe de se porter à Sombreffe. M. Thiers s’écrie, quelque part dans son récit : « Ney s’arrêta devant la route oùverte des Quatre-Bras, c’est-à-dire devant la for- (1) Voir tome I, pages 158, 139, 140, 141, 142 et 143 de notre livre. 220 WATERLOO. tune de la France , qui était là , et qu’il eût, en étendant la main, infailliblement saisie. » Puis, presque aussitôt, il nous montre, avec vérité d’ailleurs. Napoléon recevant Ney à Charleroi, sans reproche aucun, amicalement, avec contentement. La fortune de la France manquée, et Napoléon satisfait ! Quelle contradiction ! Il y a là comme une lueur de vérité qui a pénétré le nuage jeté sur l’esprit deM. Thiers par les récits de Sainte-Hélène. Encore un peu, et il aurait reconnu, déclaré toute la vérité, reconnu, déclaré que Napoléon fut amical pour Ney, ne lui reprocha rien, parce qu’il n’avait rien à lui repro- cher, celui-ci s’étant conformé à ses instructions, où il n’étajt nulle- ment question de l’occupation des Quatre-Bras. Mais cette nécessité stratégique de s’emparer de la grande commu- nication des deux armées ennemies par l’occupation simultanée des Quatre-Bras et de Sombreffe, la conduite de Napoléon qui garde Ney à Charleroi, jusqu’à deux heures du matin, qui le renvoie à son quartier général sans lui donner aucunes instructions et qui enfin ne , lui expédie l’ordre de marcher aux Quatre-Bras qu’à l’heure, à la mi- : nute même où il expédie aussi l’ordre de marcher à Sombrelfe, tout cela a passé inaperçu pour M. Thiers. Les yeux fermés, il con- tinue et expose le plan que, dans son opinion, Napoléon a eu, les raisons pour lesquelles il est impossible qu’il ne l’ait pas eu, et ■ pour lesquelles il ^st impossible aussi, par suite, qu’il n’ait pas | ordonné formellement à Ney de se porter aux Quatre-Bras, le 15 au | soir. j « Dans le moment, dit M. Thiers, Napoléon n’était pas pressé | d’arrêter les Prussiens; il était disposé, au contraire, à les laisser déboucher pour les combattre tout de suite (1), tandis qu’à l’égard des Anglais, il voulait, à tout prix, les contenir pour les empêcher de venir au secours des Prussiens. Il regardait cette besogne comme tellement plus importante, qu’il y envoyait ses principales forces, (1) En racontant la journée du lendemain, M. Thiers émet une opinion tout opposée. 11 écrit en effet (pages 62 et 63), que Napoléon donnant ses ordres « commença par la droite^ dont la concentration pressait davantage^ et prescrivit de porter les corps de Vandamme et de Gérard en avant de Fleurus ; » et il est clair que ce n’était pas le moyen de laisser déboucher les Prussiens que de porter des masses en avant de Fleurus, NOTES. 221 actuellement au delà de la Sambre, c'est-à-dire Reille, d'Erlon Lefebvre-Desfloëttes, disposant de quarante-cinq mille hommes et Il aurait formé cette masse, aurait mis le vigoureux Ney à sa tête uniquement pour les pousser en avant! Il lui aurait dit : « Allez » jusqu’à Frasnes, » Frasnes où on ne pouvait rien empêcher, et Il ne lui aurait pas dit : . Allez aux Qualre-Bras, » les Quatre- ras qui sont à une lieue de Frasnes et où l’on pouvait empêcher les Anjais de se réunir entre eux, et de se réunir aux Prus- siens .Vraiment, c’est supposer trop d’impossibilités pour démontrer connus î’ T des plus grands capitaines à le 15 au soir, sans marcher a Bombreffe, de pousser son aile gauche, en flèche, à trois ou quatre lieues en avant de son aile droite. Napoléon se l’était attribué dans emportement d une polémique injurieuse contre le général Roqniat- mais, p us tard, s étant calmé et écrivant son second récit de la campagne de 1815, il s’est nettement contredit ; car il a affirmé que son projet avait été de porter son quartier général à Fleurus, et qu’il en aval ete empêché par le retard de ses colonnes (1) ; et il va de soi cüpé simrel'" "! pas compte de ce démenti que Napoléon donne a lui-meme, cela se conçoit, car Napoléon s’est contredit rieuxl imagination fugitive de Napoléon, il faut qu’il admette que J lui-ci a cru que, s il occupait les Quatre-Bras par sa gauche, droite'pVr ‘“"J sa former deLt la es reserves françaises et recevoir la bataille; il faut ou’il a rtagVurd’atr P^“® choisie re^ran i '^r'’ T P°si'ion 1 nà t r d. îfi ' ® Jas Prussiens. ' en ZI ou mnZ’ ' divisée li isnii’n ^ masses, comme le furent ces mêmes Prussiens ! isqu a ce moment même. :■ (I) Voir lome I, page lia Je notre livro. U. 19 22^2 WATEKLOü. Or, ni M- Thiers, ni personne, pas même ceux qui pensent, comme nous, que le génie militaire de Napoléon avait singulière- ment baissé en 1815, personne ne voudra lui attribuer de telles inepties. Il faut donc rejeter non-seulement comme invraisemblable mais encore comme impossible ce prétendu plan de Napoléon re- trouvé, repris par M. Thiers. Les motifs qui paraissent Tavoir déter- miné à le regarder comme authentique sont, d’ailleurs, tout à fait erronés. Il n’est pas exact, en effet, qu’aux Quatre-Bras on eût empêché les Anglais de se réunir entre eux; car les Quatre-Bras occupés par nous, ils se seraient réunis presque aussi facilement et aussi vile en arrière de Genappe. Il est non moins inexact que Napoléon, en re- mettant le commandement de l’aile gauche à Ney, l'ait placé à la tête de quarante-cinq mille hommes « alors au delà de la Sambre. » Celte dernière assertion est le contraire de la vérité; nous l’avons prouvé au commencement même de celte note. Il faut retrancher de ce chiffre presque tout le corps de d’Erlon, près de vingt mille hommes (1). Il est plus inexact encore que « les principales forces^ alors au delà de la Sambre » fussent celles qui passaient sous les ordres de Ney, car Pajol, Exelmans, Vandamme et la garde (2), alors réunis de Charleroi à Gilly, formaient une masse bien plus considé- rable et de qualité généralement supérieure. Ce qui est invraisemblable, chimérique, impossible, c’est que Na- poléon ait eu un seul instant, le 15 au soir, le projet, la pensée de s’emparer des Quatre-Bras, c’est qu’il ait ordonné à Ney de se jeter dans ce coupe-gorge. Ce qui est non-seulement vraisemblable, mais positif, c’est que se voyant, par les relards de ses colonnes, obligé de renoncer à s’em- parer de la grande communication des Anglo-Prussiens par deux (!) Nous avons fait remarquer, quelques pages plus haut, que M. Thiers a reconnu, dans une autre partie de son livre, que le corps de d’Erlon n’avail pu dépasser la Sambre que d’une lieue, le 15 au soir. (2) Suivant les besoins de son argumentation, M. Thiers met la garde, le 15 juin au soir, tantôt sur la rive gauche 54), tantôt sur la rive droite {page 275) de la Sambre. La vérité est, et les deux récits de Napoléon en témoignent, qu’elle passa celle rivière dans l’après-midi du NOTES. 223 mouvements simultanés sur Sombreffe et les Quatre-Bras, il renonça à occuper ce dernier point comme le premier. Et quand il dit à Ney ; « Allez et poussez l’ennemi î » comme le rapporte Heymès, témoin auri- culaire (et non pas: «.4 à Frasnes /» comme l’a imaginé M. Thiers), il lui donnâtes seules instructions raisonnables qu’il pût lui donner, en ce moment, car il voulait dire : « Avancez sur la chaussée de Bruxelles autant qu& le jour, le nombre et la fatigue de vos troupes, la prudence, les circonstances vous le permettront, pendant que moi- même j’avancerai, avec ma droite, sur la chaussée de Namur. » Mais, quand on discute la vraisemblance, il faut la discuter par- tout où on peut la saisir. M. Thiers ne l’a pas fait. Nous allons sup- pléer à sa réserve, et, en y suppléant, constater encore mieux, s’il est possible, l’erreur dans laquelle il s’est laissé entraîner. Il nous représente Napoléon décidé, ardent à faire occuper les Quatre-Bras, le 15 juin, les Quatre-Bras où « est la fortune de la France. » Si la représentation est exacte, on doit trouver la trace de cette résolution, de cette ardeur ailleurs que dans les récits intéressés de I Sainte-Hélène. Or, on a beau chercher, on ne la découvre pas. I Napoléon, le doute sur ce point n’est pas possible, ignorait à I quelle heure Ney, resté en arrière, le matin, à Beaumont, sans un cheval de selle, sans un cheval de poste à sa disposition, rejoindrait l’armée, et même s’il la rejoindrait ce jour-là. S’il a eu, comme le veut M. Thiers, le dessein impatient de l’occupation des Quatre^ Bras, il a dù, avant l’arrivée toute fortuite de Ney, bien avant, don- ner des instructions en vue de cette occupation. Reille débouchant de Marchienne, d’Erlon avançant sur ses traces ont dû recevoir or- dres sur ordres, aides de camp sur aides de camp, pressant leur I marche, les précipitant sur ce point où les attend la fortune de la 1 France. Le nom des Quatre-Bras a dû être le mot d’ordre de la i» journée. Eh bien, non ! ni l’un ni l’autre n’en a entendu parler. A dix heures du matin. Napoléon fait ordonner à Reille d’aller (« se former sur plusieurs lignes à une lieue ou deux en avant de Marchienne, à cheval sur la route de Bruxelles, en s’éclairant forte- ment dans la direction de Fleurus ; » à d’Erlon « d’aller passer la Sambre à Marchienne ou à Ham, pour se porter sur la route de Char* w 224 WATERLOO. leroi à J/o^i5(qui longe Mardi i en ne), où il devra se former également sur plusieurs lignes, liant ses communications et envoyant des partis dans toutes les directions, Mons, Nivelles, etc.; »> à trois heures, quand déjà les deux tiers de la journée, qu’on ie remarque bien, sont passés, Napoléon fait ordonner à Reille « de marcher sur Go^^e- et d’y attaquer un corps ennemi qui paraît s’y arrêter; » à d’Er- Ion « de marcher aussi sur Gosselies et d'envoyer une brigade sur la route de Mons ; » enfin, après la rencontre de Napoléon et de Ney, c’est-à-dire après quatre heures et demie au moins, et peut- être à six ou sept heures, le major-général écrit de Charleroi à d’Er- lon : tf L’intention de l’empereur est que vous ralliiez votre corps sur la rive gauche de la Sambre pour joindre le 2© corps (Reille) à Gosselies, d’après les ordres que vous donnera, à ce sujet, M. le maréchal prince de la Moskowa. Ainsi vous rappellerez les troupes que vous avez laissées à Thuin, Solre et environs. » Tels sont les ordres, les seuls ordres adressés à Reille et à d’Er- lon, le 15 juin. Ils assignent, on le voit, comme point extrême delà marche de ces deux généraux, Gosselies, qui est à trois lieues et demie des Quaire-Bras, ne disent pas un mot qui ait trait à ce der- nier point, n’y font pas la plus lointaine allusion. Et, dans celte même journée, pas un aide de camp, pas un officier d’ordonnance de ; Napoléon ne va à Reille, à d’Erlon, montrer les (Juatre-Bras, y pré- | cipiter leurs corps d’armée. ■ Dans la version adoptée, soutenue par M. Thiers, tout cela est-il ' vraisemblable, explicable seulement? tout cela ne prend-il pas la \ couleur de l’impossibilité? Dans la version opposée, tout cela n’est-il pas simple, naturel, logique ? Le lendemain, 16 juin, dans la matinée, quand Napoléon voudra, bien certainement, cette fois, que Ney se porte sur les Quatre-Bras, il écrira à ce maréchal, avec qui pourtant il aura conféré presque jusqu’à l’aube du jour, il lui écrira de longues instructions et, non content de ces instructions, il lui enverra un de ses propres aides de camp, pénétré de ses desseins, chargé de suivre, d’activer le mouvement qu’il ordonne (1) ; et, le 15 juin, il aurait voulu ce (i) Voir tome î, page lo8 de notre livre, NOTES. 225 mouvement, et il n’aurait expédié ni à Reille, ni à d’Erlon aucun de ses officiers, il n’en aurait envoyé aucun non plus à la suite de Ney pour s’assurer que sa volonté va s’exécuter, pour avoir le prompt rapport de ce qui se sera fait ! En vérité, ce serait encore là une inexplicable contradiction. Tout conclut donc radicalement, absolument contre l’assertion imaginée à Sainte-Hélène par Napoléon et reproduite par M. Thiers, tout, les faits, les témoignages, la vraisemblance, les pièces olficielles, la logique, la raison militaire, le bon sens. Après avoir sacrifié Ney, comme il en a sacrifié déjà et va en sa- crifier bien d’autres sur l’autel légendaire, M. Thiers dit : « Je ne veux point violenter le lecteur ; je lui laisse la liberté, qu’il prendra sans moi, d’adopter l’une ou l’autre version; mais l’historien est juré, et, la main sur la conscience, je déclare qu’à mes yeux il y a certitude absolue en faveur de la version que j’ai préférée Quoi qu’on décide. Napoléon ne sera pas moins grand et Ney moins hé^ roïque. M Nous passons sur l’historien-juré qui laisse de côté, pour former sa conviction et celle de ses lecteurs, les témoignages les plus essentiels, les pièces officielles et tout un ordre de faits non moins essentiels; mais nous repoussons formellement sa conclusion. Si Napoléon, dont M. Thiers défend la version, n’a pas dit vrai, s’il a chargé Ney de torts supposés, il est petit, mesquin, odieux; si, au contraire, il a dit la vérité, Ney n’est plus qu’un lieutenant désobéis- sant, faible, timide à l’excès, et le mot héroïque accolé à son nom n’est plus qu’une sanglante ironie. NOTE K. Le plan de campagne de Napoléon exigeait, le 16 juin, plus impé- rieusement encore, s’il est possible, que la veille, que l’armée fran- çaise allât se saisir rapidement de la grande communication des Angio- Hollandais et des Prussiens, aux Quatre-Bras et à Sombrelfe. Plus elle précipiterait sa marche vers ces points, plus elle serait certaine d’attaquer l’armée prussienne et l’armée anglaise avant leur concentration respective et avant que l’une pût porter secours à l’autre. M.Thier$ ne prétend pas le contraire. Il reconnaît môme que ce qu’il 226 WATERLOO. y aurait eu de mieux à faire, pour Napoléon, c’eût été « de prendre son parti sur-le-champ (au point du jour) et sans perdre de temps, de marcher dans les deux directions indiquées (Quatre-Bras et Sorn- breffe), en proportionnant les forces, sur chaque direction, au danger prévu (1). » Mais, contrairement à l’opinion que nous avons émise, il affirme que, si le chef de l’armée française n’agit pas ainsi , ce ne fut ni par manque d’activité, ni par manque de résolution, mais à cause d’une impossibilité. Or, cette impossibilité, d’après M. Thiers, c’était « qu’il restait à faire passer vingt-cinq mille hommes au moins, dont dix mille de ca- valerie, plus le grand parc d’artillerie, par le pont de Charleroi et les rues étroites de la ville, et qu’il ne fallait pas moins de trois heures pour une telle opération (2). » En acceptant cette assertion, il en résulterait que l’impossibilité affirmée n’aurait existé que jusqu’à six heures du matin, car le pas- sage par le pont et la ville aurait pu commencer à trois heures au plus tard; et il resterait à expliquer pourquoi, à six heures, toute l’armée n’était pas en mouvement, pourquoi les ordres de marche ne lui furent expédiés que bien plus tard. Mais il y a plus : l’impossibi- lité si nettement affirmée est chimérique. La plus simple, la plus rapide des opérations l’aurait dissipée. Si Napoléon l’eût ordonné, deux com- pagnies de pontonniers auraient jeté, dès l’aube du jour, et même plus tôt, en trente minutes, car on était maître des deux rives, deux ou trois ponts de bateaux sur la Sambre, en amont et près de Charleroi là où elle a si peu de largeur, où ses bords n’offrent aucune difficulté; et, tout aussitôt, Kellermann,Milhaud, Lobau (dix-sept mille six cents hommes et non vingt-cinq mille comme le dit M. Thiers) auraient passé cette rivière, le premier allant prendre la chaussée de Bruxelles pour rallier Ney , le second gagnant la chaussée de Namur pour re- joindre Grouchy, le troisième se rendant à l’embranchement de ces deux chaussées pour s’y mettre dans la position d’attente où il fut laissé, on l’a vu, jusqu’à trois heures de l’après-midi; et, pendant (1) Tome XX, page 60. (2) Cela est écrit à la page 61 ; mais on lit, à la page 54, qu’il suffsaU de deux ou hrures pour celte meme opération. NOTES. 227 ces mouvements, le grand parc défilant, par le pont et les rues de Gharleroi, serait allé s'établir à la sortie de cette ville pour y rester, ainsi qu’il y resta, jusqu'au 17 juin. Or, comme le passage de la ri- vière aurait pu très-facilement commencer à trois heures, il aurait été terminé avant quatre ; et toute l’armée aurait pu être en mouvement avant quatre heures aussi, pour peu, bien entendu, que les ordres de marche eussent été expédiés d’avance à la gauche et à la droite. Alléguer une impossibilité pour expliquer , justifier l’inaction de Napoléon, à Gharleroi, le 16 juin au matin, c’est donc alléguer, nous le répétons, une chimère. La vérité est, on le voit, que rien n’aurait été plus facile que de marcher à Sombreffe et aux Quatre-Bras, dès le lever du soleil. Malgré l’absolu de la forme , dont il use volontiers, il semblerait qu'au fond M. Thiers a senti l’inanité de son argument, car il en avance bientôt un autre, et sans craindre même de contredire ce qu’il vient d’écrire. 11 a dit, nous avons cité ses paroles, que le mieux eût été de prendre son parti sur-le-champ et, sans perdre de temps , de marcher sur Somhreffe et les Quatre-Bras en proportionnant les forces sur chaque direction au danger prévu; il change immédiatement d’avis et af- firme que Vessentiel pour Napoléon n'était pas de combattre deux heures plus tôt — ailleurs M. Thiers dit trois heures — dans une journée de dix-sept heures, mais de bien savoir où étaient les forces qui lui étaient opposées avant de diriger les siennes dans un sens ou dans un autre ; et il ajoute que, pour prendre son parti, pour donner les ordres de mouvement. Napoléon devait nécessairement attendre le rapport de la principale reconnaissance, celle de Grouchy, opérée devant les Prussiens, rapport qui « n’ayant été envoyé, assure-t-il, i qu’à six heures, ne put arriver avant sept (1). » Ailleurs, M, Thiers I dit: « bien après sept heures (2). » Après l’argument de l’impossibilité , nous avons donc affaire à ce- ' lui de la nécessité. I; La nécessité, l’indispensable nécessité, c’était, nous le répétons, I (1) Tome XX, page 66. (-2) TomeXX,paî5e 228 WATERLOO. de marcher sur-le-champ à Somhreffe et aux Quatre-Bras. Mais n’in- sistons pas là-dessus ; admettons, un instant, la nécessité , inad- missible, d'attendre le rapport de Grouchy, et le nouvel argument de M. Thiers ne résistera pas plus que l'autre à l’examen. En effet, M. Thiers l’a basé sur une inadvertance évidente et sur une erreur de fait certaine. L’inadvertance, c’est de n’avoir pas remarqué que, le 16 juin au matin , la place de Napoléon était non à Charleroi, à cinq lieues des avant-postes de sa gauche, à trois lieues et davantage de ceux de sa droite , mais plus près des uns et des autres. Il aurait dû être là où autrefois il n’aurait pas manqué d’être dès le point du jour, c’est-à- dire sur la chaussée de Fleunis, à hauteur de Lambusart et même plus en avant ; et s’il s’y fût trouvé, le rapport de Grouchy aurait mis à lui parvenir dix ou quinze minutes seulement, au lieu d’une heure ou plus, usée à aller le chercher à Charleroi. L'erreur de fait de M. Thiers, erreur que nous avons déjà rencon- trée et relevée, dans notre récit, c'est que Grouchy fit deux rapports, non un seul, et que le premier de ces rapports, daté de cinq heures ^ non de siXy dut parvenir à Charleroi à six heures, non à sept (1). Même en admettant la nécessité, inadmissible, d’attendre le rap- port de Grouchy, il est donc démontré que Napoléon a perdu deux heures dans un moment où il aurait fallu la décision prompte comme l’éclair, l’action rapide comme la foudre. Mais, en résumé et en réalité, il y eut non pas deux heures de per- (1) M. Thiers qui, pour nous servir d’une expression qu’il applique à qui- conque critique les plans ou les opérations de Napoléon, est un juge sévère pour certains lieutenants de eelui-ei, M. Thiers qui a étudié, dit-il, /ecîé/fli7de la journée du 16 sur les documents authentiques et sans passion d'aucun genre, reproche, néanmoins, vivement à Grouchy de n’avoir pas été à cheval à quatre heures du matin, de n’avoir envoyé son rapport qu’à six, A propos des rapports qui parvenaient à Napoléon dans la matinée du 16 juin, M. Thiers dit que « les généraux un peu effarés croyaient toujours avoir sur les bras les Anglais et les Prussiens réunis. » Ces rapports, M. Thiers ne les cite pas ; et nous croyons qu’il serait fort empêché d’en citer un seul; mais ce qui est certain, c’est que, s’il y avait des généraux effarés, Grouchy n’était pas du nombre. Ses deux rapports sont brefs, calmes et véridiques, NOTES. m dues, mais cinq heures et plus : l’armée française aurait pu être tout entière ralliée sur la rive gauche de la Sambre et tout entière, aussi, en marche avant quatre heures; et elle n’y fut pas à neuf. Ce funeste gaspillage du temps le plus précieux, nous l’avons attribué à une diminution des facultés de Napoléon, à un défaut de résolution et d’activité; et, nous en sommes plus que jamais convaincu, nous ne nous sommes pas trompé. Mais, avec M. Thiers, le débat n’est point encore fini. Il prétend, ce qui est une autre tentative de justification, que « les délais de la matinée du 16 juin, délais qu’il appelle forcés, n’eurent aucune conséquence fâcheuse pour la bataille de Ligny (1). » C’est le con- traire de ce que nous avons dit dans notre récit et le contraire aussi de la vérité. Nous n’avons pas à reproduire ici les motifs que nous avons don- nés à l’appui de notre opinion et à côté desquels M. Thiers passe les yeux fermés; nous nous bornerons à discuter ceux qu’il allègue à l’appui de la sienne. Lui-même les résume ainsi : « Les troupes étant à midi sur le terrain, la bataille ne put pas s’engager avant deux heures et demie, et livrée à cette heure elle fut parfaitement gagnée et sans un pur accident elle eût été gagnée bien avant la fin du jour (2). » Si les choses s’étaient ainsi passées, M. Thiers pourrait avoir presque raison, à la condition toutefois, assez difficile à remplir, de démontrer qu’il était indifférent d’attaquer les Prussiens en marche pour se réunir, ou réunis; indifférent aussi de les attaquer, fortifiés, barricadés dans les villages ou en rase campagne. Mais ses allégations sont erronées. Les troupes n’étaient pas sur le terrain à midi, puisque le corps tout entier de Gérard n’y arriva qu’à une heure; Napoléon lui-même l’a écrit (3) et, ce qui est plus décisif, Gérard l’a écrit aussi (4), (1) Tome XX, page 67. (2) Ibidem. (3) « La droite, conduite par Gérard, partit de Châtelet et joignit le centre à une heure après-midi. » {Campagne de 1813.) (4) « Le quatrième corps n’e^t arrivé en ligne le 16 qiCà une heure apres 230 WATERLOO. Gérard qui n’a pas l’habitude de déprécier son activité ; et, si la ba- taille ne put s’engager qu’à deux heures et demie, cela tint précisé- ment à ce que Gérard ne put arriver avant une heure, n’ayant reçu son ordre de mouvement qu’à neuf heures et demie. Après son ar- rivée, il fallut laisser reposer quelques minutes ses troupes qui venaient de marcher près de trois heures, par une chaleur excessive, dans un pays accidenté, boisé, percé seulement de chemins de tra- verse; et il fallut, ensuite, former l’armée, lui faire prendre son ordre de bataille, ce qui exigea plus d’une heure, car elle devait occuper un front de plus d’une lieue et demie, et comptait, en ce moment, soixante-huit mille hommes. La bataille de Ligny ne fut pas parfaitement gagnée ; car l’armée vaincue ne laissa entre nos mains ni drapeaux, ni prisonniers, ne nous abandonna que quelques canons à peine, ne fut pas désorga- nisée et bivaqua, en partie, après sa défaite, à portée de fusil du champ de bataille. Enfin, le pur accident sans lequel on nous dit que la bataille eût été gagnée bien avant la nuit, ce pur accident, qui fut l’apparition ducorps de d’Erlon, en arrière de Vandamme, ne causa, d’après Na- poléon lui-même, qu’un retard d’une heure (1). Certes, si l’on avait eu cette heure devant soi en arrivant sur le plateau de Brye, elle aurait été bien fructueuse, quoique fort insuf- lisante encore pour frapper le coup mortel sur l’armée prussienne. Mais si on ne l’eut pas, si, à peine vainqueur, on fut surpris par la nuit, à qui la faute? à qui, si ce n’est au chef qui n’avait pas su mettre sa journée à l’abri des conséquences d’un pur accident? Le talent du général, c’est précisément de tout calculer, préparer, ordonner pour se trouver en mesure de faire face à l’imprévu, en état de réparer les accidents ; et, dans le cas présent, ce talent se réduisait, pour midi, parce qu’il n'a pas reçu l’ordre d’y être avant ; ce n’est qu’à neuf heures et demie que l’ordre de mouvement m’est parvenu. » {Quelques documents sur la bataille de Waterloo^ par le général Gérard,) (1) « Il était cinq heures et demie lorsque le général Vandamme donna avis qu’une colonne de trente mille hommes s’avançait sur Fleurus... Une heure après, on sut que cette colonne, prétendue anglaise, était, etc. La prdc continua alors ^ox\ ntouvement sur 1 ’> {Mémoires, tome IX,) NOTES. ; m ainsi dire, à être de bonne heure à cheval et à pousser immédiate- ment en avant. Les raisons alléguées par M. Thiers pour prouver que les délais de la matinée du 16 juin furent sans conséquence fâcheuse pour la ba- taille de Ligny sont donc erronées, comme nous Tavons dit ; et, loin de justifier Napoléon, elles faccablent. Une heure de moins dépensée à Charleroi , dans findécision, l’inaction, et Gérard arrivait une heure plus tôt sur Fleurus, la bataille s’engageait une heure plus tôt aussi, et l’erTct du pur accident se trouvait annulé : nous prenions cinquante canons, nous faisions dix mille prisonniers ; Blücher peut- être, l'indomptable Blücher, tombait entre nos mains! Et quatre ou cinq heures de moins gaspillées de même à Charleroi, la journée était décisive. Telle est la vérité. Sur un autre point encore que celui des lamentables délais de la matinée du 16 juin, M. Thiers est en contradiction avec nous. Nous avons blâmé Napoléon, nous l’avons trouvé fort timide de n’avoir pas lancé les dix mille hommes de Lobau sur les Prussiens en même temps que la garde. M. Thiers pense, au contraire, que Napoléon fit bien de garder cette réserve pour l’opposer à l’ennemi, en cas de retour offensif. Mais la plus sûre manière de se prémunir contre les retours offen- sifs de son ennemi, n’est-ce pas de le battre assez à plat pour lui ôter toute tentation et tout moyen d’en faire? Et les réserves ne sont-elles pas précisément destinées à le frapper si fort, qu’il n’ait plus à songer qu’à la fuite ou tout au moins à une retraite précipitée et lointaine? A cette double question, la théorie, la pratique, l’histoire de la guerre, le bon sens font la même réponse. NOTE L. Non-seulement M. Thiers a écrit que l’officier de lanciers, cause delà dernière dépêche expédiée de Charleroi à Ney, avait été envoyé 232 WATERLOO. à Napoléon par ce maréchal , mais encore il a raconté à quelle occa- sion il le fut, même ce qu’il était chargé de dire et l’impression que fit son message sur Napoléon. D’après M. Thiers, le général Girard, qui était toujours avec sa division sur Fleurus, ayant vu « les Prussiens se déployer en avant de Sombreffe, » en avait fait rapport àReille, son chef direct, alors à Gosselies, « en lui affirmant que r empereur allait bientôt avoir sur les bras Varmée prussienne^ entre Sombreffe et Fleurus. Ce rapport avait produit sur le général Reille une vive impression. Ce général, dont la conduite avait été si belle à Vitoria, avait malheu- reusement conservé de cette journée un souvenir ineffaçable... En ce moment, avoir les Anglais devant soi et les Prussiens a dos, lui semblait une position des plus dangereuses, à laquelle il était bien possible qu’ils fussent exposés par la témérité accoutumée de Napo- léon. Il était tout plein de ces pensées lorsque passa le général de Flabaut, se rendant auprès du maréchal Ney. Le général de Flabaut lui communiqua les ordres impériaux, et comme le maréchal Ney avait laissé en partant la recommandation d’exécuter ces ordres dès qu’ils arriveraient, le général Reille aurait dû acheminer sur-le- champ vers Frasnes son corps tout entier;... mais il prit sur lui de le réunir en avant de Gosselies et de l’y retenir jusqu à ce que de nouveaux rapports du général Girard eussent révélé plus claire- ment les mouvements des Prussiens... Il informa le maréchal Ney du parti qu’il venait de prendre... Ney que les craintes de ses lieute- nants,‘jointes à ses propres appréhensions, faisaient hésiter, dé- pêcha un officier de lanciers à Charleroi, pour dire à Napoléon qu'il craignait d’avoir sur son front l’armée anglaise, sur son flanc droit l’armée prussienne et qu’il Ven informait, ne sachant pas s’il devait s’engager avec aussi peu de forces qu’il en avait en ce moment. « Napoléon allait quitter Charleroi pour se rendre à Fleurus, lorsqu'il reçut Vofficier expédié par Ney. Il éprouva un véritable dépit en voyant Ney, ordinairement si résolu, retomber dans ses hé- sitations de la journée précédente, et lui fit répondre à l'instant que Blücher était la veille encore à Namur. ...{!). Napoléon laissa au major- (i) M. Thiers donne ensuite une analyse peu exacte de la dépêche écrite ^ NOTES. ; ^ général le soin de rédiger cet ordre... Napoléon partit aussitôt apjrès pour Fleurus (1). » A lire ce récit circonstancié, précis, où les faits s’enchaînent si bien, découlent si clairement l’un de l’autre, il semble impossible qu’il ne soit pas authentique. Mais si l’on y regarde d’un peu près, on reconnaît bien vite qu’ici, comme en bien d’autres points, M. Thiers a pris et donné ses propres imaginations pour des faits. Il est bien vrai que Girard fit rapport à Reille de la venue des Prussiens de l’autre côté de Fleurus; mais ce rapport, qui fut trans- mis verbalement par un aide de camp, n’avait pas du tout le carac- tère que lui donne M. Thiers : il xvaf^rmait pas que V empereur allait avoir sur les bras Varmée prussienne entre Sombreffe et Fleurus; il ne disait pas que les Prussiens se déployaient en avant de Sombreffoy mais tout simplement qu’on apercevait deux masses ennemies, chacune de six bataillons, arrivant, par la route de Namur, sur Saint-Amand, et, derrière ces deux masses, des mouvements de troupes. Il est également vrai que Reille écrivit immédiatement de Gosse- lies à Ney pour lui donner connaissance du rapport de Girard et le prévenir qu’il retiendrait, sur Gosselies, Foy et Guilleminot jusqu’à nouvel avis de sa part (et non de Girard, comme le dit M. Thiers). Mais, en écrivant cela, il ne manifesta pas la moindre crainte. Sa lettre est calme et sereine comme le rapport même de Girard qu’elle transmet; Ney par le major-général Soult. Voici le texte même de cette dépêche, qui est celle-là même dont nous parlons à la page 190 (t. I) ; •c Charlcroi, 16 juin 1815. « Monsieur le maréchal, un officier de lanciers vient de dire à Tempereur que l’ennemi présentait des masses du côté des Quatre-Bras. Réunissez les corps de Reille et d’Erlon, et celui du comte de Valmy qui se met à l’instant en route pour vous rejoindre; avec ces forces vous devez battre et détruire tous les corps ennemis qui peuvent se présenter. Blücher était hier à Namur et il n’est pas vraisemblable qu’il ait porté des troupes vers les Quatre-Bras ; ainsi vous n’avez affaire qu’à ce qui vient de Bruxelles. Le maréchal Grouchy va faire le mouvement sur Sombreffe que je vous ai annoncé; et C Empereur va se rendre à Fleurus; c’est là que vous adresserez vos nouveaux rapports à Sa Majesté. » (1) Tome XX, pages 72, 73, 74. 234 WATERLOO. et l’œil le plus exercé ne saurait y découvrir le moindre vestige de ce trouble extrême que décrit M. Thiers (1). Il est bien vrai encore que cette lettre trouva Ney sur Frasnes; mais il est physiquement impossible qu’elle ait causé, comme M. Thiers le raconte avec une si étonnante précision, l’envoi « d’un officier de lanciers, » porteur d’un message effrayé de Ney pour Na- poléon, « un dépit » de celui-ci et la dépêche de Soult en réponse à ce prétendu message. Cela est absolument impossible puisqu’on voit par le plus simple calcul des distances que la lettre de Reille, datée de Gosselies à dix heures et un quart, ne put arriver à Frasnes qu’à onze heures (2) ; qu’à onze heures seulement, le prétendu mes- sager de Ney aurait pu quitter ce dernier point pour porter à Napo- léon l’expression des craintes, des hésitations de ce maréchal ; et que, par conséquent, il n’aurait pu arriver à Gharleroi qu’à midi bien passé (3), c’est-à-dire bien après le départ de la dépêche de Soult, qui fut écrite, son texte le dit, au moment où Napoléon allait (1) Celte lettre est celle dont nous avons parlé aux pages 189 et 227 du tome I, En voici le texte : « Gosselies, le 16 juin 1815, 10 heures et quart du matin. » Monsieur le maréchal, » J’ai l’honneur d’informer Votre Excellence du rapport que me fait faire verbalement \e général Girard par un de ses ofliciers. » L’ennemi continue à occuper Fleurus par de la cavalerie légère qui a des vedettes en avant; l’on aperçoit deux 7nasse.s ennemies, venant par la route de Namur, et dont la tête est à la hauteur de Saint-Arnand ; elles se sont for- mées peu à peu et ont gagné quelque terrain à mesure qu’il leur arrivait du monde. On n’a pu guère juger de leur force à cause de l’éloignement; cepen- dant ce général pense que chacune pouvait être de six bataillons, en colonne par bataillons. On apercevait des mouvements de troupes derrière. » Monsieur le lieutenant-général Flahaut m’a fait part des ordres qu’il portait à Votre Excellence ; j’en ai prévenu le comte d’Erlon, afin qu’il puisse suivre mon mouvement. J’aurais commencé le mien sur Frasnes aussitôt que les divisions auraient été sous les armes; mais d’après le rapport du général Girard, je tiendrai les troupes prêtes à marcher e»i attendant les ordres de Votre Excellence; et, comme ils pourront me parvenir très-vile, il n’y aura que très-peu de temps perdu. J’ai envoyé à l’empereur l’officier qui m’a fait le rapport du général Girard. » (2) De Gosselies à Frasnes, il y a deux lieues et demie. (3) De Frasnes à Charleroi, il y a tout près de quatre lieues et demie. NOTES. 235 quUter Charleroi pour se rendre à Fleurus, c’est-à-dire encore avant onze heures (1). Le récit de M. Thiers repose donc sur une impossibilité manifeste, et tout ce qu’on y lit de l’effarement de Girard, du trouble de Reille, des hésitations, des craintes de Ney, de son message à Napoléon, du dépit de celui-ci, est un jeu d’imagination, qu’il faut se garder de prendre au sérieux. Qu’un officier de lanciers venant de Frasnes soit arrivé vers dix heures, à Charleroi, cela est certain. Il y arriva fortuitement sans doute, pour cause de blessure peut-être. Il fut conduit au quartier général, ce qui a lieu souvent pour qui vient des avant-postes; il fut interrogé par Napoléon; il lui donna un faux renseignement, car il lui dit « que l’ennemi présentait des masses du côté des Quatre- Bras ; » et, sur ce faux renseignement, Napoléon fit écrire par Soult à Ney la dépêche que nous venons de reproduire en entier et qui ne témoigne de la part du chef ni impatience ni mauvaise humeur. Il n’y a rien dans tout ceci que de simple et de naturel. Pourquoi ne pas le raconter ainsi? Pourquoi faire de cet officier de lanciers un messager de Ney? Et si, malgré l’évidence (2), on veut absolument qu’il ait été envoyé par Ney à Napoléon, pourquoi donner pour cause à sa mission des faits postérieurs et, ce qui est pis peut-être, inexac- tement racontés? Pourquoi surtout le charger de rapporter des paroles que l’illustre maréchal ne prononça pas, des craintes qu’il n’éprouva jamais? (1) Napoléon arriva à Fleurus vers onze heures et demie. Fleurus étant à trois lieues ou un peu plus de Charleroi, il dut donc partir vers dix heures et demie de celte dernière ville. M. Thiers ne s’éloigne guère de cette donnée, d’ailleurs incontestable, car il écrit (page 74) que « Napoléon arriva à Fleurus vers midi ; » et quelques pages plus loin, il le fait même partir un peu avant nous de Charleroi, car i| affirme que Ney dut recevoir à onze heures et demie, au plus tard, la dé- pêche de Soult (page i06, dans la note), écrite au moment où Napoléon allait se rendre à Fleurus. (2) Il est évident que si cet officier eût été envoyé par Ney, Soult l’aurait qualifié autrement qu’il ne le fit dans sa dépêche. Il n’aurait pas écrit « un officier de lanciers vient de dire à l’empereur, etc.; » mais bien : l’officier de lanciers que vous avez envoyé pour dire à l’empereur, etc., ou que vous avez changé de dire à l’empereur, etc. 236 WATERLOO. Partout et toujours M. Thiers voit les généraux effarés (1), le ma- réchal Ney troublé, déconcerté à Tidée seule d’attaquer, de ren- contrer Tenncmi ; et cette vision d’un esprit plus préoccupé d’im- puter des faiblesses, des fautes aux lieutenants de Napoléon que de lire les pièces officielles et d’examiner la carte du pays, l’entraîne sans cesse dans les imaginations les plus fâcheuses qu’il donne pour des réalités, des faits constatés, mais qui ne sauraient être prises pour telles par aucun esprit réfléchi, NOTE M. M. Thiers divise, dans ses critiques comme dans son récit, la journée des Quatre-Bras en deux périodes : la première, depuis le commencement du jour jusqu’au moment où Ney attaqua l’ennemi ; la seconde, depuis cette attaque jusqu’à la nuit. Son opinion peut se résumer en quelques mots : Ney eut des torts; Reille eut des torts; d’Erlon eut des torts; Napoléon fut sans tort aucun; « seul il avait conservé ses facultés ordinaires (2) ; » pensée, action, tout en lui fut parfait. Nous sommes arrivé à des conclusions complètement opposées ; nous allons les justifier, encore une fois, en discutant la manière dont M. Thiers présente les faits et les juge. > Renonçant, nous le constatons, non sans surprise, à la fable de J la mission nocturne de Flahaut, près de Ney, fable imaginée à Sainte- ^ Hélène, nous l’avions prouvé, M. Thiers reconnaît, après nous, que les premières instructions que reçut le commandant de l’aile gauche, pour la journée du 16 juin, lui furent apportées par Flahaut, ce jour même, à dix heures et demie du matin, à Frasnes; il reconnaît aussi, après nous encore, que, dès la réception de ces instructions, Ney expédia à Reille, qu’il avait laissé à Gosselies, l’ordre d’avancer (1) « Napoléon prenait le temps (le 16 juin au malin) de recueillir les rap- ports de la cavalerie légère ce qui était un peu difficile, les généraux un peu effarés croyant toujours avoir sur les bras les Anglais et les Prussiens réunis » (page 61). (2) Tome XX, page 135. NOTES. ^ avec les divisions Foy et Guilleminot (M. Thiers préfère appeler cette dernière la division Jérôme). Jusqu’ici, il ne peut donc adresser et il n’adresse, en effet, aucun reproche à Ney; mais c’est Reille qui est en butte à sa critique. Reille ne mit pas en marche les divisions Foy et Guilleminot sur la communication que lui donna Flahaut, passant par Gosselies, des instructions de Napoléon pour Ney. R prit sur lui de les retenir sur ce point jusqu’à ce que Ney eût décidé si leur destination ne devait pas être changée en conséquence de la nouvelle expédiée de Fleurus par le général Girard. On avait toujours estimé qu’en agissant ainsi, il avait fait ce que la carte lui indiquait, ce que le bon sens lui commandait. Apprenant la présence de forces prussiennes vers Saint-Amand, il avait dû, comme l’a écrit un critique militaire justement célèbre, en conclure qu’il pourrait être appelé à prendre part à l’attaque de ces forces et que ce serait un malheur s’il se jetait sur la route de Genappe, quand il faudrait se rabattre à droite, vers Rrye. « Ce raisonnement était plus que logique, ajoute le même écrivain; il était fondé. sur les lois de la grande tactique; et l’empereur lui-même, s’il eût été présent à Gosselies à la réception des renseignements donnés par le général Girard, n’aurait pas agi autrement que Reille (1). » Quant à nous, nous avions jugé la conduite de Reille si naturelle, si bien justifiée, et de si peu de conséquence relativement au ré- sultat de la journée que, dans nos précédentes éditions, nous l’avions à peu près passée sous silence (2). M. Thiers, au contraire, trouve que Reille, qu'il représente bien à tort comme très-troublé par la nouvelle envoyée par Girard, fut fort téméraire, dans son trouble même, de retenir, sur Gosselies, Foy et Guilleminot. R affirme que cette témérité retarda de trois heures (3) l’arrivée sur Frasnes de Foy et de Guilleminot, et par suite l’attaque des Quatre-Bras; et que cela fut très-fâcheux. Mais il est facile de prouver que le retard causé par Reille ne fut (R Lettre du général Jomini au duc d'Elchingen^ 15 octobre 1841 . (2) Nous ne l’avions mentionnée que dans la note qui se trouve reproduite à la page 189 (t. I) de l’édition actuelle. (3) Tome XX, page 131. II. 20. 238 WATERLOO. pas même d’une heure et demie ; et que, eût-il été évité, le résultat de la journée n’aurait pas été modifié d’une manière sensible. En effet, la dépêche de Reille à Ney est datée de dix heures et quart; et elle établit qu’en ce moment les divisions Foy et Guille- minot, averties de se préparer à marcher depuis le passage de Flahaut par Gosselies, c’est-à-dire depuis une demi-heure environ, n’étaient pas encore sous les armes (1). Ce n’est donc que vers dix heures et demie qu’elles auraient été prêtes à partir. Elles étaient parfaitement reposées, avaient dix kilo- mètres à faire sur une large chaussée ; elles auraient donc pu re- joindre Ney à midi et demi, si elles fussent parties à dix heures et demie. Elles partirent plus tard, cela n’est pas douteux ; mais comme, au compte même de M. Thiers, la division Foy arriva suivie de celle de Guillcminot un peu avant deux heures à Frasnes, soit à deux heures moins un quart (2), il est clair que la perte de temps est de cinq quarts d’heure et non de trois heures , comme le dit M. Thiers. Qu’on suppose, maintenant, que Reille n’eût pas causé cette perte de temps, que Ney eût attaqué cinq quarts d’heure plus tôt. Qu’en serait-il advenu ?I1 aurait enlevé lesQuatre-Brasau prince d’Orange. Soit. Et ensuite? Il n’aurait pu faire autre chose que s’y maintenir contre les assauts réitérés des divisions accourant de Bruxelles et de Nivelles ; et, s’il s’y était maintenu jusqu’à sept ou huit heures, mal- gré les trente-cinq ou quarante mille hommes de Wellington, il au- rait accompli un prodige. Mais ce prodige même accompli et dépassé, si l’on veut, par la conservation de cette position entre nos mains, n’aurait pas fait intervenir plus qu’il n’y intervint le corps de d’Erlon (1) « M. le lieulenanl-général Flahaut m’a fait pari des ordres qu’il portait à Votre Excellence ; j’en ai prévenu le comte d’Erlon, afin qu’il puisse suivre mon mouvement. J^aurais commencé le mien aussitôt que les divisions auraient été sous les armes; mais d’après le rapport du général Girard. /e tiendrai les troupes prêles à marcher, en attendant les ordres de Voire Ex- cellence; et comme ils pourront me parvenir très-vite, il n’y aura que très- peu de temps de perdu. » {Lettre de Reille à Ney ^ datée de Gosselies^ 16/him, dix heures et quarts et reproduite en entier dans la note L.) (2) M. Thiersdit, en effet (page 131), que IVey, vers onze heures, avait voulu fortement l’attaque; mais qu’il avait été obligé d’attendre de trois heures lès troupes retenues à Gosselies par Reille. NOTES. 239 sur le champ de bataille de Napoléon ; et il fallait ce corps, il fallait vingt mille hommes de l’aile gauche de l’armée, jetés dans le flanc, sur les derrières des Prussiens, pour changer l’issue de la journée’ pour produire une victoire décisive. Du moment qu’on ne livrait qu’à deux heures et demie la bataille de Ligny, peu importait donc que Ney attaquât à une heure, plutôt qu’à deux, sur les Quatre-Bras ; et la conduite de Reille n’est pas même blâmable au point de vue’du résultat. M. Tbiers porte une autre accusation contre Reille. R l’accuse d’avoir retardé l’attaque des Quatre-Bras autrement encore qu’en r'e- lenarit Foy et Guilleminot sur Gosselies. S il fallait l’en croire, Reille arrivé de sa personne aux Quatre- Bras, un peu avant leurs divisions, y aurait trouvé Ney décidé à atta- quer immédiatement avec Baclielu et Piré ; et il l’aurait conjuré de n en rien faire, avant d’avoir été rejoint non-seulement par Foy et Guilleminot, mais encore par tout le corps de d’Erlon. Emu, troublé de ses souvenirs d’Espagne, il lui aurait représenté que c était chose très-sérieuse que d’avoir affaire aux Anglais, qu’il fallait se défier de leur tactique, craindre qu’ils n’eussent beaucoup e monde cache par les bois, par les mouvements de terrain (1) • il aurait fait enfin toute une théorie sur la manière de les combattre- et Ney qui, sur ce sujet, n’avait certes rien à apprendre, ayant passé trois années en Espagne, en face des Anglais, aurait été si touché pourtant de la leçon de son lieutenant, qu’il y aurait cédé. Au lieu d attaquer, au moins, à deux heures (2), après l’arrivée de Foy que suivait Guilleminot, il aurait remis son attaque jusqu’à trois • et tel serait le second retard causé par Reille. Mais cette version est-elle exacte? Le doute n’est pas possible nous M. j. p„|. d',,,* usqu ICI inconnu, du général Foy, témoin oculaire et auriculaire • et ans ce je. lis que le canon de Ligny grondait fortement pen- ^ an que Reille parlait encore, ce qui prouve, sans réplique, que trois j (1) Tome XX, page 104.. l’Espagne, le retint... » (pIgé 131). ‘ 240 WATERLOO, heures étaient venues ou étaient infiniment proches avant que Ney eût engagé le combat. Qu’il n’y ait pas de doute pour M. Thiers, nous le croyons sans peine. Mais pour nous, pour tous ceux qui n’étudient pas seulement les documents français, qui étudient aussi les documents étran- gers (1), qui les* contrôlent les uns par les autres, non-seulement il est douteux que la version de M. Thiers soit exacte, mais encore il est certain qu’elle ne l’est pas. Si le général Foy l’a écrit, nous croyons volontiers que Reille fit à Ney, son chef, l’espèce de leçon de prudence et de tactique dont on nous parle ; mais assurément cette leçon dut être moins longue qu’on ne nous le rapporte ; et, si Reille discourut réellement pendant que grondait le canon de Ligny, ce fut par quelque reprise de discours et pendant que le canon de Ney grondait aussi en avant de Frasnes. Dans notre récit, nous avons fixé à deux heures le commencement de l’attaque de Ney , et nous ne l’avons pas fixé trop tôt. Nous aurions même dû le fixer à un moment antérieur, si nous avions suivi un écrit que nous avons déjà cité et auquel collabora le général Foy lui-même, qu’on nous oppose aujourd’hui. Mais nous avons puisé à des sources plus sûres les éléments de notre conviction. Les écrivains militaires hollandais et anglais ont eu des discussions fort vives sur la part prise au combat des Quatre-Bras par les troupes de leur nation respective, sur le moment où elles y furent engagées ; et ils ont concordé sur ce point que l’attaque de Ney eut lieu vers deux heures (2). Leur accord est décisif. (1) M. Thiers donne si peu d’attention aux documents étrangers, qu’il dit (page 130) que jusqu’au 16 à midi^ il n’y eût que quatre mille hommes en face de Ney, aux Quatre-Bras, tandis que, dès dix heures^ il y en avait plus de sept mille. Auparavant (page 70), il a écrit : « La brigade Bylandt ne devait pas être aux Quatre-Bras avant deux heures de V après-midi. » Ce qui est encore plus inexact. (2) Le capitaine anglais Siborne, qui a écrit d’après les communications de beaucoup d’officiers acteurs dans la lutte, dit que Ney attaqua « About two o’clock » (à deux heures environ). Le savant colonel hollandais Knoop, son plus vigoureux adversaire, croit que l’attaque eut lieu plus tôt. Un écri- NOTES. 241 Nous l’avons trouvé corroboré, d’ailleurs, par un historique de la division Perponcher existant aux archives de Hollande et, ce qui est de bien plus grand poids, par le souvenir fort précis d’un témoin tres-imparlial. Nous demandâmes, un jour, au duc Bernard de Saxe-Weimar qui occupait avec la brigade de Nassau, au commen- cement de l’action, le bois de Bossu, situé sur le plateau même des Quatre-Bras, nous lui demandâmes si l’on entendait le canon de Ligny lorsque l’infanterie deNey attaqua. Il nous répondit : « Non, on ne l’entendit qu’assez longtemps après; et, ajouta-t-il, j’ai bon motif de m en souvenir, car notre position était fort aventurée, et j’avais l’oreille attentive à ce qui pouvait se passer du côté de Sombreffe. » Et à toutes ces preuves, s’ajoute un témoignage fort net, qui ne peut être suspect aux apologistes de Napoléon, aux critiques les plus résolus de Ney, le témoignage, de date fort ancienne, de l’aide de camp Flahaut. Flahaut a écrit, en effet, que Ney attaqua avant l'arrivée de l infanterie, qui se fit longtemps attendre (1). Or, comme il est bien constaté, et M. Thiers le reconnaît, qu’à deux heures, la division Foy était déjà arrivée à Frasnes, et que celle de Guilleminot la suivait de près, il est clair que le témoignage de Flahaut place avant deux heures l’attaque de Ney avec l’infanterie (2). vain, hollandais aussi et fort consciencieux, le colonel Van Lôbel Sels, la I place aussi avant deux heures. ’ Le général belge Renard, qui a recueilli avec soin les témoignages des officiers attachés à la division Perponcher, est arrivé à la même conclusion. (Réfutation des allégations anglaises, etc.) Le général français Guillaume de Vaudoncourt, peu favorable à Ney, a écrit, nous pouvons l’ajouter, que Ney attaqua à deux heures. (Histoire des campagnes de 1814 et de I81S. Paris, 1826). (1) Lettre au due d'Elehingen, déjà citée, du 29 novembre 1829. Il est à remarquer que, dans cette lettre, il n’est nullement question, même par Illusion, de la prétendue leçon de Reille à Ney. l (2) Ceci était écrit, quand nous avons eu Tidée de faire appel au témoi- h jnage de M.Ie lieutenant-général comte Goblel, qui était atlaché en qualité ! le capitaine du génie à la division Perponcher. Il a bien voulu nous répondre t [ue, d apres son souvenir, l’attaque de l’infanterie de Ney avait précédé la c anonnade de Ligny. WATERLOO. i42 Tout cela est plus que suffisant, il nous semble, pour démontrer, ou que le journal du général Foy doit être entendu autrement que ne Ta entendu M. Thiers, ou que le général lui-méme a fait quelque confusion en écrivant; et nous répétons que, si Reille fit réellement à Ney une leçon de prudence et de tactique, il ne la fit pas assez longue pour l’empêcher d’attaquer à deux heures, ç’est-à-dire avant que grondât le canon de Ligny. Une chose, au reste, aurait dû mettre M. Thiers en garde contre la version qu’il a adoptée, c’est l’obligation où elle l’a placé, d’accu- muler entre trois heures et trois heures et demie, tous les mouve- ments et faits qui ont précédé l’entrée en ligne des réserves anglaises et n’ont pu évidemment se passer dans un si court espace de temps; faits et mouvements qui se déroulent entre deux heures et trois heures et demie, dans notre récit composé d’après des documents précis et sûrs. Après les torts imaginaires de Reille, M. Thiers formule ceux qu’il attribue à Ney et à d’Erlon ; et nous abordons, à sa suite, la seconde période de la journée des Quatre-Bras, ou plus exactement, le triste épisode de la marche et de la contre-marche de d’Erlon. Comme les apologistes de Napoléon, M. Thiers reproche à Ney d’avoir rappelé d’Erlon vers les Quatre-Bras, et à celui-ci d’avoir obéi à Ney ; mais il donne à son blâme un fondement en partie diffé- rent et fort inattendu. Il y a un fait qui est la base de tout le débat entre ceux qui pensent comme lui et ceux qui pensent comme nous, c’est l’inter- vention du général La Bédoyère dans la marche des événements de l’après-midi du 16 juin. Cette intervention est constante; mais le but qui lui était réellement assigné par Napoléon, et la manière exacte dont elle se produisit sont enveloppés d’obscurités difficiles à pénétrer. Dans notre examen des causes de la marche et de la contre- marche de d’Erlon, nous avons dit qu’il nous paraissait très-pro- bable, presque certain, que La Bédoyère avait commis une erreur; qu’il n’était nullement chargé de changer la destination primitive- ment assignée par Ney au corps de d’Erlon, c’est-à-dire de lui faire faire tête de colonne à droite, en arrière de Fra^nes, pour le mener -NOTES. 243 directement sur Saint-Amand, tandis que Ney l’attendait pour forcer les Quatre-Bras. En effet, ce mouvement de flanc privait le maré- chal de la moitié de ses forces ; il est donc inconciliable avec l’ordre qui lui fut expédié de Fleurus; ordre écrit, précis, direct, exclusif, daté de deux heures, et renouvelé à trois heures un quart d’abord, puis encore à trois heures et demie (par duplicata), « d’attaquer ce qu’il avait devant lui et, après l’avoir vigoureusement poussé, de se rabattre de manière à envelopper la droite des Prussiens et à tomber à bras raccourci sur leurs derrières; » ordre à l’exécution duquel on lui montrait, en dernier lieu, le sort de la France attaché. On ne peut admettre raisonnablement que Napoléon ait voulu, tout à la fois, que La Bédoyère allât chercher les vingt mille hommes de d’Erlon, pour les mener directement, immédiatement sur Saint- Amand, et que Ney, réduit ainsi à vingt ou vingt-cinq mille hommes, emportât les Quatre-Bras, poussât au delà des Quatre- Bras, et se rabattît ensuite sur Brye, sur les derrières des Prussiens « pour concourir, comme on le lui écrivait, à une victoire peut-être décisive. « Pour compléter et préciser notre pensée, nous ajouterons qu’il nous semble à peu près hors de doute que la véritable mission de La Bé- doyère était de presser l’attaque de Ney, puis, les Quatre-Bras une fois enlevés, les Anglo-Hollandais refoulés au loin, de conduire, des Quatre-Bras mêmes, le corps de d’Erlon sur les derrières des Prus- siens; et au lieu de cela, léger, ardent comme il l’était, surexcité par la bataille d’où il sortait, dont les éclats retentissaient encore à ses oreilles, il dirigea ce corps sur Saint-Amand, dès qu’il le ren- contra, sans s’inquiéter de savoir si Ney était ou non maître des Quatre-Bras, s’il avait ou n’avait pas déblayé le terrain en avant, en un mot, s’il était ou non en position de détacher déjà la moitié de ses forces vers le champ de bataille de Napoléon. M. Thiers assure, au contraire, que La Bédoyère fut réellement chargé d’aller chercher le corps de d’Erlon et, n’importe où il le ren- contrerait, n’importe la situation des choses aux Quatre-Bras, de l’amener immédiatement sur Saint-Amand; et, à la manière dont il raconte la mission de l’aide de camp de Napoléon, on serait très- disposé à penser qu’il a raison. 244 WATERLOO. La bataille contre les Prussiens, dit-il, était furieuse; ils nous disputaient les villages avec rage; tout faisait prévoir une lutte longue et acharnée; l’ordre venait de partir, le fameux ordre où Ton disait à Ney de se hâter « de tomber à bras raccourci sur les der- rières de Tarmée prussienne, que le sort de la France était entre ses mains ; » Tordre daté de trois heures un quart, et par duplicata de trois heures et demie; Napoléon pensa tout à coup qu’il fallait prendre plus directement et plus rapidement à son aile gauche la force dont il avait besoin pour écraser Blücher. « Il savait qu’en ce moment, le corps de d’Erlon, mis en marche le dernier, devait avoir dépassé tout au plus Gosselies(l), et qu’un officier dépêché au galop le trouverait assez près de nous pour qu’il fût facile de le ramener sur Saint-- Amand, Il envoya La Bédoyère avec un billet écrit au crayon, con- tenant V ordre formel à d'Erlon de rebrousser chemin s'il élait trop avancé, ou, s'il était seulement à hauteur, de se rabattre immédia-- tement par la vieille chaussée romaine sur les derrières du moulin de Brye (2) . » Muni de ce billet, « de cet ordre impérial, » La Bédoyère, tou- jours d’après M. Thiers, rencontra vers trois heures et demie, en ar- rière de Frasnes, le corps de d’Erlon, lui enjoignit de se diriger sur Brye par la voie romaine; et d’Erlon, obéissant à cette injonction, expédia son chef d’état-major Delcambre à Ney pour lui faire part de l’incident qui Téloignait des Quatre-Bras. Tel est, en résumé, le récit de M. Thiers; et il est si bien circon- stancié, si affirmatif, qu’on est fort tenté d’y croire, nous le répé- tons, et d’admettre qu’il donne, enfin, le mot de la mission de La Bédoyère. Mais dès qu’on examine sur quoi il est basé, on re- connaît qu’il est imaginaire. M. Thiers a imaginé le moment du départ de La Bédoyère du champ de bataille de Ligny; il a imaginé le moment où cet aide de camp rencontre le corps de d’Erlon; et, soit dit en passant, ces deux moments, d’après lui, se confondraient en un seul; il a imaginé que La Bédoyère était porteur d’un ordre impérial for- (1) M. Thiers a sans doute voulu dire Frasnes, (2) Tome XX, pages 89 et 90. JNQTëS. ^ ^ mel adressé à d'Erlon; enfin, il a imaginé le contenu même de cet ordre. Tout ce qu’on sait, en effet, de la mission de La Bédoyère, on le sait par d’Erlon; et d’Erlon n’en a dit, n’en a jamais voulu dire que ce qui se trouve dans sa lettre de 1829 au duc d’Elchingen, lettre que nous avons donnée et qui est en opposition, de tous points, avec les assertions de M. Thiers (i). D’Erlon raconte d’abord, on se le rappelle, qu’ayant fait partir son corps d’armée, entre onze heures et midi (de Jumet qui est à une demi-lieue en deçà de Gosselies), il prit l’avance pour voir ce qui se passait vers les Quatre-Bras où le corps de Reille lui paraissait engagé ; puis, il continue ainsi : « Au delà de Frasnes, je m’arrêtai avec des généraux de la garde, où je fus joint par le général La Bédoyère, qui me fit voir une note au crayon qtiil portait au maréchal Ney, et qui enjoignait à ce maréchal de diriger mon corps d’armée sur Ligny» Le général La Bédoyère me prévint qu’il avait déjà donné l’ordre pour ce mouvement, en faisant changer de direction à ma colonne et m’indiqua où je pourrais la rejoindre. Je pris aussitôt cette route et envoyai au maréchal mon chef d’état-'major, le général Delcambre, pour le prévenir de ma nouvelle destination. » On voudrait ces lignes plus explicites; mais, telles quelles, elles prouvent nettement que La Bédoyère n’était pas chargé d’un ordre pour d'ErloUy quoi qu’en dise M. Thiers; et qu’il portait seulement une note au maréchal Ney. Cette note était-elle « un ordre impérial, » comme le dit encore M. Thiers, un billet signé par Soult, par Napoléon? N’était-elle pas plutôt le simple mémorandum de l’officier qui ayant reçu un ordre verbal en a confié, plus ou moins exactement, le souvenir au papier? D’Erlon, sur ce point, nous laisse dans le doute; et M. Thiers a eu grand tort de mettre une affirmation à la place de ce doute. Mais ;ce qui est clair, c’est que d’Erlon se tait absolument sur le mode d’exécution du mouvement indiqué dans la note au crayon que lui imontra La Bédoyère, mode que M. Thiers nous expose et détaille avec lune si iferme assurance. : (i) Celte lelire se trouve à la page 217 (t* I) de noire livre* ' II. 21 WATERLOO. 2i() Or, comme on ne sait rien autre chose, nous y insistons, de la mission de La Bédoyère que ce qu’en a écrit d’Erlon lui-même dans sa lettre au duc d’Elcliingen, comme la note au crayon a disparu dès le premier jour et n’a jamais été retrouvée, il est évident, ainsi que nous l’avons dit, que le récit, donné par M. Thiers, de la mis- sion de La Bédoyère n’est qu’une imagination. Tout ce qui paraît sinon positif, au moins bien probable, c’est, comme nous l’avons dit aussi en commençant, que La Bédoyère était chargé de presser Ney d’opérer, sur les derrières des Prussiens, le mouvement déjà prescrit par les dépêches et de lui préciser qu’il devait y employer les vingt mille hommes de d’Erlon, ce que les dépêches n’avaient pas indiqué. Mais La Bédoyère fit plus, et là, sans doute, nous y revenons, fut l’erreur que nous avons cru pouvoir lui imputer : rencontrant le corps de d’Erlon en marche pour rallier Ney, il le détourna de sa route, le dirigea immédiatement contre le flanc des Prussiens; et, agissant ainsi, il excéda sa mission, la dénatura. D’Erlon lui-même, si réservé qu’il soit à l’égard de La Bédoyère, dans sa lettre à d’Elchingen, a indiqué assez clairement une erreur de ce genre, car il y a écrit cette phrase, qui a échappé complètement à M. Thiers : « Le général La Bédoyère avait-il mission de faire changer de direction à ma colonne avant que d'avoir vu le maréchal Ney? Je ne le pense pas. » Et à moins que les mots de la langue militaire n’aient plus leur signification habituelle, cela veut dire que Ney était laissé juge du moment où d’Erlon pourrait être dirigé contre les Prussiens et de la manière dont il devrait y être dirigé. Ce jour même, quand Napoléon avait envoyé prendre à l’aile droite la division Girard, il n’avait pas prescrit à l’officier, chargé de la diriger vers Saint-Amand, de voir, auparavant, le maréchal Ney. C’est ce témoignage, cette opinion de d’Erlon, c’est aussi et sur- tout l’impossibilité d’admettre que Napoléon ait voulu, tout à la fois, rm mouvement direct de Frasnes, contre le flanc des Prussiens, et un mouvement de revers, des Quatre-Bras, sur leurs derrières, ait voulu, en d’autres termes, deux manœuvres dont l’une excluait l’autre'; c’est tout cela qui nous a déterminé à écrire dans noire NOTES. 247 récit: « Selon toute probabilité, nous dirions presque selon toute cer- titude, il y eut un ordre qui détourna le corps de d’Erlon de sa route et le dirigea vers Saint-Amand ; et cet ordre ne fut pas donné par Napoléon, il fut le résultat d’une erreur, du zèle malentendu d’un officier d’ordonnance. » Nous ferons remarquer, d’ailleurs, que cette explication de la mis- sion de La Bédoyère et de la manière dont il la remplit, concorde et est la seule qui puisse concorder avec les deux récits de Sainte-Hélène. En effet, dans le premier, Napoléon qualifie faux le mouvement de d’Erlon ; et cherchant à s’expliquer comment il a pu se produire, il écrit ces mots fort significatifs : « Le maréchal Ney avait-il mal compris l’ordre de faire, une fois maître des Quatre-Bras^ une diversion sur les derrières de l’armée prussienne (1)? » Et, dans le second, il dit que ce qui contribua à faire prendre, d’abord, pour ennemi le corps de d’Erlon,* débouchant en vue de Saint«Amand, c’était qu’il venait par une route différente de celle par laquelle on attendait la colonne détachée de l’aile gauche (2). Après les imaginations que nous venons de rapporter et de dis- siper, M.Thiers arrive à cette conclusion : « Ney, en recevant l'ordre à d'Erlon, aurait dû se résigner à passer tout de suite à la défensive, qui était possible, avec vingt mille hommes, comme il le prouva deux heures après, et se priver de d’Erion pour le laisser à Napoléon. » Et Ney ayant tenu la conduite opposée, M. Thiers le trouve blâmable, le blâme, et l’accusé d’avoir ruiné ainsi une superbe combinaison de Napoléon, d’avoir empêché la victoire de Ligny d’être la perte complète de l’armée prussienne. Mais l'ordre à d'Erlon n’ayant jamais existé, conclusion et blâme s’écroulent faute de base. Il n’y a donc plus à s’en occuper (3). (1) Campagne de (2) Mémoires^ tome IX. (3) La manière dont M. Thiers a conçu la mission de La Bédoyère et l’épi- sode capital de la marche et contre-marche de d’Erlon, l’a conduit à intro- duire dans son récit des impossibilités et des contradictions manifestes. Ainsi, page 103, d’Erlon est immobile, à midi encore, derrière Reille qui retient sur Gosselies, Guilleminot et Foy; et pourtant, page 123, d’Erlon se I met çn niarche^ à onze sur frasiKS* Jumel à Frasncs il y a trois 248 lYATEIlLÛÔ. Sans sè laisser aller à d'aussi grands écarts que M. Thiérs, salis produire un ordre adressé h. d^Erïori et lé détaiF d'exécution ‘ dé cet^ ordre, des écrivains, jaloux aussi de démontrer l'infaillibilité mili- taire de Napoléon, ont blâmé le maréchal Ney pour avoir rappelé^ d’Erlon vers les Quatre-Bras. Ceux-ci sè sont bornés à difè que la note au crayon portée par La Bédoyêre était un ordre formel à Nè'y; d’envoyer immédiatement* d'Erlon sur Saint-Arband ; et, à la vue des efforts surhumains, du' sombre désespoir de l’illustre maréchal, ri’osànt, ne pouvant ajouter que' cette note contenait aussi l’ordre de se réduitè à la défensive, ils ont assuré qu’il aurait dû deviner et TonV blâmé de n’avoii*^ pas deviné que ses instructions écrites étaient annulées, qu’il devait ne plus songer à' ehlèver les Quatré-Brks, se borner à barrer de son mieux la route de Bruxelles à Charleroi, et laisser aller^ sonMreute-' nant vèrs Saint-Amand. Ils lui ont donc reproché un manque d’in-' telligence; et c'est aussi, on vient de le voir, ce que lui reproché M. Thiers. Mais, pour être adressé à Ney au liéu de l’étre à d’ErfoU, pour ne lieues; cependanl, son corps d’armée, qui est bien reposé, qui s’avance sur une belle et large chaussée, est encore en deçà de Frasncs, vers trois heures et demie\ moment où M. Thiers le fait rencontrer par La Bédoyêre. Son corps' d’armée, malgré les circonstances les plus favorables, a donc mis quatre heures et demie pour parcourir moins de trois lieues. Ainsi encore, M. Thiers, pages 89 et 90, fait partir La Bédoyêre, du champ de bataille de Ligny, vers trois heures et demie et lui fait rencontrer le corps de d’Krlon, en deçà de Frasnes, vers trois heures et demie aussij page 123; cependant La Bédoyêre a eu déux lieues à franchir, même en supposant qu’il ait galopé droit vers son but, comme l’oiseau vole. D’Erlon expédie, tout de suite, vers trois heures et demie aussi, son chef d’état-major Delcambre à Ney, pour le prévenir de l’incident qui l’éloigne des Quatre-Bras, pages 123, 124. Delcambre n’a pas une lieue à faire pour atteindre Ney, il galope à bride abattue, el-cependant il est six heures, pages 1 15, 116, quand il arrive près du maréchal. Enfin, ce qui est encore plus étrange, Ney renvoie sùr-le-champ, à six heures, Delcambre' porter à d’Erlon l’ordre formé! de revenir aux Quatre- Bras p. 116 ; et Delcambre arrive entre cinq et six heures, près de d’Erlon page 124, qu’îl retrouve avec son corps d’armée, à deux ou trois lieues du champ dé butaUle de Ney, marchant sur Brye.ll arrive avanid’étreparlil NOTES. 24ÿ pas contenir de détails d’exécution, cet ordre qu’ils imaginent de faire porter à Ney par La Bédoyère n’est pas moins en désaccord avec le témoignage de d’Erlon, avec les récits de Sainte-Hélène; et il choque la vraisemblance et la raison par cela même qu’on le fait absolu , d'exécution immédiate, sans oser, sans pouvoir le faire accompagner de la révocation des instructions prescrivant l’offensive aux Quatre- Bras et le mouvement de revers contre les Prussiens. Le blâme basé sur une pareille donnée n’a donc rien de sérieux. Il n’y a qu’une manière rationnelle et concordant avec le témoi- gnage de d’Erlon, avec les écrits de Napoléon, d’expliquer l’incident de la mission de La Bédoyère, c’est de faire ce jeune aide de camp porteur d’un ordre facultatif à Ney et d’admettre avec nous qp’en- traîné par son ardeur, sa légèreté fort connues, il jette d’Erlon hors d.e propos vers Saint-Amand, le retire à Ney avant l’heure. Dans cette donnée, en effet, on n’est pas obligé d’imputer à Napoléon la faute aussi grossière que grave d’avoir voulu, prescrit, tout à la fois, deux,manœuvres qui s’excluaient réciproquement ; et on n’est pas forcé non plus de reprocher à Ney de manquer d’intelligence, ou plus exactement, de sens divinatoire; on admire, au contraire, cet homme héroïque s’acharnant à atteindre le but fixé par ses instruc- tions, s’épuisant à enlever les Quatr.e-Bras; on le plaint de n’y pas réussir; on le critique, à bon droit, de laisser quelques forces inactives sous sa main ; mais on le voit sans blâme rappeler à lui d’Erlon, afin d’accomplir la mission ardue qui lui est assignée ^par des dépêches répétées, si d’Erlon revient à temps, afin de con- jurer un désastre menaçant, si d’Erlon ne revient qu’à la fin du jopr. Mais, aux yeux de M. Tbiers, nous l'avons dit, Ney ne fut pas le seul coupable, dans le triste épisode des stériles, mouvements (du, corps de d’Erlon entre les deux champs de bataille : d’Erlon lui-même y a sa part de responsabilité et de blâme. M. Tbiers nous le représente arrivé à hauteur et non loin de Saint- Amand, délibérant avec Jui-mêipe et un peu aussi avec un des divi- sionnaires de son corps d’armée, le général Durutte. Son chef d’état- major Delcambre vient de le rejoindre, apportant, au nom du maréchal Ney, l’injonction absolue de rétrograder vers les Quatre-Bras ; d’au- m WATERLOO. 1res officiers, que Ney a lancés sur les traces de Delcambre, arrivent, insistent pour que cette marche rétrograde ait lieu sur-le-champ et disent « qu’en n’accourant pas aux Quatre-Bras, le comte d’Erlon prendra sur sa tête la plus grave responsabilité. » « Du côté de Ligny, » d’Erlon est pressé également d’accourir; et entre ces deux pressions contraires il reste, quelque temps, perplexe. Enfin, remar- quant que V du côté de Ligny, on ne lui parle que de compléter un triomphe; et qu’on lui dit qu’aux Quatre-Bras il s’agit de prévenir un désastre, » il se décide à retourner sur ses pas. Il obéit à son chef immédiat et désobéit « au chef des chefs, c’est-à-dire à l’em- pereur. » Et il a tort, M. Thiersle déclare (1). Dans une notice que nous avons déjà citée et où, soit dit en pas- sant, il n’indique pas que d’Erlon ait délibéré avec lui pour décider s’il continuerait à avancer ou s’il rétrograderait, Durutte a parlé « d’instances venant de la droite pour marcher sur Brye. » Nous avions fait remarquer qu'il « n’était pas du tout probable que Napo- léon eût fait des instances auprès d’un subordonné, et qu’il était im- possible de croire, en prenant instances pour synonyme é' ordres, que d’Erlon n’y aurait pas obéi, s’il en eût reçu ; n et cela même, nous pouvons l’ajouter, nous avait paru indiquer que Durutte avait mal su les rapports qui avaient eu lieu, en ce moment, entre d’Erlon et Na- poléon. M. Thiers a reconnu, il faut le croire, la justesse de la remarque, et, pour y échapper, il a remplacé, dans son récit, le mot instances par celui d'ordres; et il fait envoyer par Napoléon, à d’Erlon, l'ordre de marcher sur Brye. Mais ni cette substitution, querien n’autorise, d’un mot à un autre, ni les paroles qu’il met dans la bouche de ceux qui venaient « du côté de Ligny, » ne suffisent pour prouver l'envoi de cet ordre non obéi. Nous avons pris la peine de dissiper la fable du « billet impérial à d’Erlon, » de l’ordre détaillé, porté par La Bédoyère; mais nous laissons, en toute confiance, au lecteur le soin de souffler lui-même sur cette nouvelle imagination, celle d’un simple général assoupli de longue main à la discipline, à la servitude de fempire, d’un général (1) Tome XX, page? iVh 125, 134, KOTES. m (lu caractère de d’Erlon, ne croyant pas sa responsabilité suffisam- ment couverte à fégard d’un maréchal, par un ordre, par des ordres formels de l’Empereur, et obéissant plutôt à ce maréchal « qu’au chef des chefs, » qu’à l’empereur lui-même, dont une lieue à peine le sépare, qui l’appelle impérieusement et qu’il voit engagé dans une bataille furieuse. Tout au contraire de cette imagination, nous avons dit qu’on de- vait admettre que d’Erlon avait opéré sa conke-marche vers les Quatre-Bras sur l’ordre, sur le consentement au moins de Napoléon; ordre ou consentement qui avait dû lui être envoyé après le retour sur le champ de bataille de Ligny de l’aide de camp qui en avait été expédié, vers cinq heures et demie, pour reconnaître la colonne si- gnalée comme ennemie par Vandamme, et qui avait sans doute ap- porté la nouvelle de la situation critique de Ney. Nous avons écrit cela; et M. Thiers consacre une longue note à prouver que nous avons eu tort. Gela se comprend. Si on admet avec nous, pour les raisons que nous avons dites, que Napoléon a ordonné le retour de d’Erlon vers Ney ou y a consenti, il est cause que l’armée prussienne a échappé à la destruction ; et il n’y a plus à imputer ce résultat ni à d’Erlon, ni à Ney. Il est reconnu qu’il a manqué de résolution, de sagesse même, en ne profitant pas de ce que nous avons appelé l’erreur heureuse d’un aide de camp. Dogmatisant sur les règles de l’histoire, comme il aime à le faire, M. Thiers, avant de nous discuter, pose en principe que « les sup- positions sont admissibles en histoire quand elles sont nécessaires pour expliquer un fait qui autrement serait inexplicable, quand elles reposent sur la vraisemblance etsurdesinductions tirées de l’ensemble des événements. »> Et il trouve d’abord qu’aucune supposition n’est nécessaire; et, ensuite, que la supposition que nous avons faite pour expliquer la contre-marche de d’Erlon, loin de l’expliquer, la rend inexplicable (I). On voit que M. Thiers oublie déjà qu’il vient de supposer un ordre à d'Erlon, l’ordre porté par La Bédoyère ; qu’il en a même supposé un extrait; et qu’il a supposé les discours qui venaient à d’Erlon (1) Tome XX, pages 155, 156. 252 WATERLOO. f du côté de Licjny, » le tout pour expliquer un fait déclaré par lui sûrement explicable sans suppositions aucunes. Mais ce n’est pas tout : il suppose encore constant ce qui est précisément en ques- tion : il suppose d’Erlon placé entre un ordre de Ney et un ordre contraire de Napoléon; et, après l’avoir supposé dans cette difficile position , il suppose de plus qu’il s’est livré aux interprétations , et qu’il a fini par se porter aux Quatre-Bras, « croyant Ney en grand danger et Napoléon dans V ignorance de ce danger, » Et après avoir fait, sans s’en douter, il faut le croire, toutes ces suppositions, M. Thiers prétend qu’il n’est ni simple, ni clair, qu’il est inadmissible que Na- poléon ait renvoyé d’Erlon à Ney « sans même avoir eu le temps d’ap- prendre ee qui se passait aux Quatre-Bras et de savoir que la posi- tion de Ney y était des plus difficiles. » Mais, en se prononçant ainsi, M. Thiers ne s’aperçoit pas, une fois de plus, qu’il fait une supposi- tion; contre la vraisemblance la plus ordinaire, il suppose que d’Erlon n’a pas communiqué à Napoléon, par l’entremise de l’officier envoyé en reconnaissance auprès de lui, les graves nouvelles et l’ordre pressant qu’il recevait du maréchal Ney. Toutefois, veut bien dire M. Thiers, si la supposition deM.Charras, qu’il combat par tant d’autres suppositions et qu’il estime toujours ne rien expliquer, ce qui signifie, nous le comprenons bien, qu’elle n’explique pas les faits à sa satisfaction, si cette supposition « repo- sait sur quelque témoignage, il faudrait sinon l’admettre, du moins en tenir un certain compte; mais de témoignages il ny en a que deux; et ils sont l’un et l’autre absolument contraires. Ces témoi- gnages sont ceux du comte d’Erlon et du général Durutte’ qui commandait l’une des divisions du premier corps (1). » M. Thiers nous combat sans nous lire, de même qu’il passe trop souvent, sans les voir, à côté des documents qui contredisent ses suppositions, versions, opinions et imaginations. Il n’y a pas seulement, ici, deux témoignages : il y en a quatre : ceux de d’Erlon et de Durutte et ceux de Napoléon et de Ney ; et nous les avons cités tous les quatre (2). (t) Tome XX, page 136. (2) Voir pages 218, 219 (t, I) de notre livre, NOTES. 253 Or, de ces témoignages, s’il en est un qui mérite créance, qui ait même une valeur décisive, c’est celui de Ney; car il fut rendu dix jours après l’événement et fut publié au Moniteur, dans tous les jour- naux , en présence de Napoléon lui-même, de La Bédoyère, de d’Erlon, de Durutte, de tous ceux enfin qui avaient pu être mêlés à l’événement même ; et pas une voix ne s’éleva, pas une pour le con- tester. Et ce témoignage qui domine tout, M. Thiers ne lui accorde pas une mention l il ne l’aperçoit pas! Ney a assuré que « le corps de d’Erlon lui fut renvoyé par le général en chef, » par Napoléon. Il n’est pas d’affirmation plus nette ni plus absolue, et sur celle-ci on peut bien, il nous semble, admettre au moins que d’Erlon, opérant sa contre-marche, ne désobéit pas au chef de l’armée française. Napoléon, il est vrai, n*a pas avoué avoir renvoyé \e corps de d’Erlon; mais, lui qui a distribué avec profusion le mensonge aux dépens de ses lieutenants pour dissimuler ses fautes, les lenteurs, les fausses manœuvres de la campagne, n’a pas contredit formellement Ney : il a écrit que d’Erlon étant allé vers Saint-Amand, Ney, qui en avait eu besoin, l’y avait envoyé chercher et que d’Erlon lui avait obéi; et il ne blâme pour cela, ni le général, ni le m.àréchal : il est même si loin de vouloir les blâmer qu’il ajoute, avec une rare inexac- titude, pour mieux les couvrir, que le mouvement par Saint-Amand ne retarda que d'une demidieure l'arrivée de d'Erlon à Frasnes (!)• N’est-il pas sûr, nous le demandons à tout esprit impartial, qu’on ne trouverait rien de pareil, qu’on trouverait tout le contraire dans les Mémoires de Sainte- Hélène, qu’on y lirait les reproches les plus acerbes contre Ney et surtout contre d’Erlon, si la contre-marche de celui-ci eût été opérée en désobéissance des ordres impériaux? Peut-on croire, d’ailleurs, que si d’Erlon lui eût désobéi dans une occasion si grave, dans une circonstance capitale. Napoléon l’auraif. conservé une heure de plus à la tête de son corps d’armée? Nous nous sommes donc tenu dans les limites les plus étroites de la vraisemblance, de la probabilité, nous n’avons pas fait une sup • position gratuite, dépourvue de l’appui de tout témoignage, quoi ^l) Mémoires^ tome /X ^254 WATERLOO. qu’en dise M. Thiers, en écrivant qu’il fallait admettre que la funeste contre-marche avait été opérée sur l’ordre, sur le consentement, tout au moins, de Napoléon. Nous avons pour nous la logique des faits, la parole publique de Ney, parole incontestée tant qu’il vécut et long- temps après sa mort; nous avons l’acquiescement au rappel de d’Er- lon vers les Quatre-Bras, donné par les Mémoires mêmes de Sainte- Hélène, si âpres pourtant à relever les fautes des maréchaux, des généraux, si ardents à leur en imputer, au besoin, de tout à faitcon- trouvées. Nous avons constaté, cependant, que dans sa lettre à d’Elchingen, seul document qu’il ait voulu laisser sur la journée du 16 juin, d’Er- lon s’est borné à dire « qu’il obéit aux prescriptions impératives du maréchal Ney transmises par le général Delcambre (1) ; » que, par conséquent, il se tait sur l’existence ou la non-existence d’un ordre impérial ou d’un consentementcoïncidant avec les prescriptions impéra- tives de Ney. Mais nous avons ajouté qu’il nous semblait que son té- moignage n’excluait pas la possibilité d’un pareil ordre ou consente- ment; et nous n’avons pas, paraît-il, été assez explicite. Nous devons donc ajouter qu’en parlant ainsi nous avions en vue les circonstances où d’Erlon a écrit. Il n’avait pas à se défendre contre une inculpation personnelle qui ne lui avait pas encore été adressée; il répondait au désir du fils de Ney, désir qu’il ne satisfit qu’avec un laconisme étrange; et il répondait, en 1829, c’est-à-dire à une époque où tout ennemi de la Restauration, et il l’était au plus haut degré, aurait cru faire adhésion à la royauté, aurait craint de la fortifier, d’être taxé de royalisme, même d’être qualifié de mauvais Français (reproche que reproduisent aujourd’hui, à pareil propos, les plumes serviles) s’il eût imputé une seule faute à Napoléon, s’il eût eu l’air seulement de douter de son infaillibilité. Écrivant que Ney l’avait rappelé, il disait vrai; se taisant sur l’ordre ou le consentement de Napoléon, il lais- sait la vérité incomplète, mais ne la dénaturait pas. Au reste, il faut l’observer, il n’a pas dit un mot de ces messages dont nous entretient M. Thiers, venant « du côté de Lignyet lui parlant d’y compléter un triomphe. » (1) Voir page 218 (t. I) de notre livre, NOTES. 255 Quant au témoignage de Durutte, il a été porté le dernier, après la mort de d’Erlon, de Napoléon, de Ney ; il a eu pour but d’expliquer Je rôle singulièrement inactif de ce général dans les dernières heures du 16 juin ; et il n’a pas l’apparence de venir d’un officier qui a connu un peu exactement les communications qui ont eu lieu entre Napo- léon et d’Erlon. Le mot seul d’mstaum, dont il se sert et sur leque nous avons appuyé, suffirait pour prouver qu’il a été mal instruit de ce qui s’est passé; et mal instruit, il n’a pu bien témoigner. Qu’on ne trouve pas une signification grave à ce fait que d’Erlon ne fut ni puni, ni seulement admonesté par Napoléon, nous le com- prenons, bien que nous pensions qu’on se trompe. Qu’au témoignage de Ney, donné quelques jours après l’événement, en présence de tous ceux qui y avaient été mêlés; qu’au témoignage de Napoléon produit par les Mémoires de Sainte- Hélène, si âpres pourtant, si ca- lomnieux, au besoin, pour les lieutenants de Napoléon en 1815, qu’à ces deux témoignages, disôns-nous, on accorde moins de poids qu’à ceux de d’Erlon et de Durutte, l’un évidemment incomplet et l’autre tardif et mal éclairé, nous le comprenons à la rigueur aussi, tout en étant bien persuadé encore qu’on a grand tort; mais qu’on ne les aperçoive pas, c’est ce qui nous paraît incompréhensible. Quoi qu’il en soit, le débat sur la cause de la funeste contre-marche de d’Erlon se réduit à une alternative bien simple : elle a eu Ifeu ou sur l’ordre, sur le consentement tout au moins de Napoléon, ou par désobéissance à sa volonté. Nous tenons fermement pour la première version, M. Thierspour la seconde. Si nous avons raison, Napoléon a manqué de résolution, d’audace, de sagesse ; si M. Thiers est dans le vrai. Napoléon ii’a pas su faire entrer dans la bataille un corps d’armée venu sous sa main, à riieure même d’une crise décisive; et, dans un cas comme dans l’autre, sa faute est extrême. Nous devons croire, au reste, que M. Thiers n’est pas bien sûr de la justesse du jugement qu’il porte sur Reille, sur d’Erlon, sur Ney, car à peine les a-t-il déclarés coupables, qu*il trouve en leur faveur les circonstances les plus atténuantes et rejette, à peu près, toute la responsabilité des terribles mécomptes de la journée sur la fatalité, 256 WATERLOO. « la fatalité redoutable qui, dans ces derniers jours, se manifestait, dit-il, en traits sinistres et fit échouer les combinaisons les plus profondes, riiéroïsme le plus extraordinaire. » Lorsqu’on voit M. Thiers faire intervenir la fatalité dans ses récits, on peut être sûr que Napoléon a commis quelque faute considérable. Cette faute, M. Thiers ne l’aperçoit pas ; et ne sachant à qui humai- nement l’attribuer, il tire de l’antique mythologie le Fatum qui courbe sous ses décrets inflexibles les mortels et les dieux; et il l’accuse de tout le mal advenu. Naturellement, le Fatum se tait; et Napoléon reste infaillible. Ici, M. Thiers n’a pas manqué à son habitude. Comprenant enfin qu’il vient d’imputer à Reille, à d'Erlon, àNey, des torts imaginaires, et ne reconnaissant pas les fautes de Napoléon, il s’en prend aux rigueurs de la fatalité. Mais, en nous maintenant sur le terrain mythologique, nous lui ferons observer que, dans la journée du 16 juin, la fatalité eût été bien facile h conjurer. Pour cela, en effet, il aurait suffi de ne pas perdre la matinée à Charleroi, dans l’indécision, dans l’inactipn ; et même, la matinée une fois perdue, de se décider, le soir, ^ faire avancer ou, si M, Thiers le préfère, de savoir faire avancer de quel- ques pas encore les vingt mille hommes de- d’Erlon, arrivés en vue de Saint-Amand. Et, en vérité, quand il a fallu si peu de chose pour changer le ré- sultat d’une journée, on est bien mal venu à faire de la fatalité une divinité sinistre, inexorable. En certaines circonstances, il est commode, nous le comprenons bien, d’incriminer la fatalité, de lui lancer des imprécations. Cela dispense les héros d’agir avec suite et sagesse, les peuples de penser, les apologistes de se mettre en frais de bonnes raisons; mais l’his- tpire s’accommode mal de la mythologie ; et les succès incomplets n’en restent pas moins à compléter et les batailles décisives n’en sont pas moins perdues par qui n’a pas su les gagner, après s'être donné le devoir impérieux de ne pas les perdre. jNûîEs; 257 NOÎE N. M. Thiers ne veut pas que, le 17 juin, Napoléon ait été, un seul instant, indécis, ni qu’ily ait eu une seule minute pèrdue par sa faute. Il convient bien de longs retards ; mais il les attribue unique- inent à des causes indépendantes dè la volonté du chef. « La matinée, assure-t-il, fut perdue, partie par la /a%wé des troupes, partie par lès hésitations de Ney, raprès-midi le fut par un orage épouvantable qui paralysa lès deux armées.... Et journée que Napoléon n’aurait pu employer autrement sur la route de Mont-Saint- Jean fut à peu près perdue sur la route de Wavre par le maréchal Groucliy (1). » Ces conclusions sont tout à fait opposées aux nôtres; mais elles reposent sur des allégations chimériques, des assertions contfadic- toTfës, sur des erreurs, des inadvertances multipliées. Nousallôns le prouver facilement, mais non sans être obligé d’entrer dans beauWup de détails. Une erreur, une inexactitude se produit en quelques lignes; il fàtit des pages pour la démontrer, la réfuter. Immédiatement après la bataille de Ligny, dès onze heures du soir. Napoléon, d’après M. Thiers, avait pris' son parti, arrêté la suite de ses opérations. Il avait résolu de réunir ses réserves à son aile gauche, et de se jeter avec ces forces sur Wellington pendant que son aile droite, sous Grouchy, poursuivrait Blüche'r; Le lende- main, levé à cinq heures, plus d’une heure après le soleil, plus de deux heures après le jour, ce qui semble très-matinal à M. Thiers, il était même fort impatient dé passer de la résolution à l’action; et, s’il n’y passa pas tout de suite, la fatigue, n V immense fatigue n de ses troupes en fut l’unique cause, nous affirme son historien. « Elles avaient marche trois jours et combattu deux jours sans s^ar- fêter (2); » il fut absolument forcé, à son grand regret, de leur ac- corder un répit, de longues heures de repos. Les troupes dont il s’agit ici sont celles de la garde impériale, de Lobau, Vandamme, Gérard, Milhaud, Exelmans, Pajol. (1) Tome XX, pages 278, 281, 281 (2) Tome XX, page U3, 258 WATERLOO. Le 16 juin, le corps de Lobau avait fait une marche entière, une marche de cinq lieues; les autres corps avaient parcouru seulement deux, trois et quatre lieues, et cela après des repos de douze, quinze et dix'huit heures au bivac ; et, jusqu’à la bataille même de Ligny, Lobau, la garde, Gérard, Milhaud n’avaient ni brûlé une amorce ni donné un coup de sabre, Vandamme n’avait eu que six bataillons, Exelmans huit escadrons, quelques instants, engagés sur Gilly, et Pajol n’avait eu guère plus à faire. Les représenter les uns et les autres, comme « ayant marché trois jours et combattu deux jours sans s' arrêter y » c’est donc, tout d’abord, singulièrement s’éloigner de la vérité. Mais c’est s’en éloigner encore plus que d’estimer également labo- rieuses les tâches si inégales qu’ils accomplirent, le jour de Ligny. Ce jour-là, Vandamme et Gérard avaient combattu longuement et très-violemment et avaient beaucoup souffert. Au contraire, la garde n’éîait entrée en action que fort tard, avait lutté ici pendant deux heures à peine, là pendant trois au plus et n’avait subi que des pertes assez faibles (1); Exelmans, Pajol n’avaient eu non plus à supporter ni bien lourdes fatigues ni bien grandes pertes ; enfin Milhaud n’avait fourni que quelques charges, à la fin de la bataille (2); et Lobau n’y avait, pour ainsi dire, pris aucune part. Tels avaient été les faits; M. Thiers ne les a pas exposés autrement dans son récit de la ba- taille ; mais parfois il oublie vite. Ces distinctions une fois rétablies entre les labeurs des différents corps, l’assertion de M. Thiers sur V immense fatigue des troupes, tombe immédiatement d’elle-même, on le voit, quant à Lobau, à la garde, etc., sinon quant à Vandamme et à Gérard ; et on sourit en le voyant écrire que « si dévouée que fût la garde, elle ne pouvait ce- pendant se passer de dormir et de manger; » et qu’à huit heures du ri) M. Thiers dit même, page 278, « quune partie seule de la garde avait été engagée. » Mais c'est une erreur. 11 avait dit, page 101, « qu’elle avait donné tout entière ; » et il aurait dû s’en tenir là. (2) A la page 99 de son livre, M. Thiers mentionne cette action des cuiras- siers de Milhaud ; et là, il est dans le vrai. Mais, à la page 278, il écrit qu’à Ligny « les cuirassiers n’avaient pas donné un coup de sabre j » et il a tort. NOTES. ^259 malin elle avait besoin encore de deux ou trois heures pour faire la soupe et sortir de ses bivacs (1). Où en seraient les conducteurs d’armées si, au lendemain d’un jour où il a fait trois lieues et combattu deux ou trois heures, un corps d’armée, un corps d’élite! était cloué dans ses bivacs par la fatigue, jusqu’à dix ou onze heures du matin? Mais est-il vrai, au moins, que la fatigue des soldats de Vandamme et de Gérard fut telle, qu’il était impossible de les mettre en mouve- ment dès les premières heures du jour, (\iihsix heures même Napo- léon ne pouvait seulement à les réveiller de « ce profond som- meil)) où les tient plongés M. Thiers et v qu’ils goûtaient, à son dire, couchés dans le sang, au milieu de treyite mille cadavres (2)? » Est-il vrai qu’il fallût indispensablement leur accorder, même après ce sommeil, plusieurs heures encore « pour nettoyer leurs armes, faire la soupe, respirer enfin? » A ces questions, l’histoire militaire répond nettement. Les soldats de Vandamme et de Gérard pouvaient alors ce que si souvent avaient pu leurs aînés, ce que bien des fois eux-mêmes avaient pu, en pareilles circonstances. Vainqueurs, excités par la victoire, ils pouvaient autant que les Prussiens vaincus : les Prus- siens qui, la veille, avaient pris plus tard qu’eux leurs bivacs, qui les avaient quittés avant le jour et qui cheminaient vers AVavre sans s’arrêter; ils pouvaient enfin ce qu’allait si tôt faire Bülow contre nous-mêmes. Accouru haletant de Liège à Sauvenière, puis àWavre, puis à Plancenoit oû il perdra le quart de son effectif, Bülow fatigué, tout sanglant, lui aussi, mais poussé par Blücher qui osera ce que n’a pas osé Napoléon après sa victoire, Bülow nous poursuivra pen- dant la nuit de la grande défaite qui nous attend, reprendra à peine haleine, pendant quelques instants après le lever du jour et, dans la journée même, ira camper à Fontaine-l’Évêque, à huit lieues de Plancenoit. (1) Celte assertion se Ht dans la note de la page 150. (2) Dans l’ardeur de l’hyperbole, M. Thiers n’a pas remarque que trente mille cadavres supposaient nécessairement cent quarante ou cent cinquante mille hommes hors de combat, et que ce dernier nombre est celui des Frau* sais et des Prussiens qui se çombauirenl à Ligny. 260 WATERLOO. Se reposer, nettoyer ses armes, faire la soupe sont d'excellentes càoses sans doute; mais il faut savoir, au besoin, n’y pas donner plus de temps que son ennemi ; et, s’il est au monde soldat qui le sache, c’est à coup sûr le soldat français, surtout quand le succès l’anime, et quand il voit qu’avec un effort de plus, il va frapper un coup décisif. Certes la soupe compte pour une grande part dans son alimentation ; mais comme il sait s’en passer, même quand il n’a pas ce qu’avaient alors les soldats de Vandamme et de Gérard, deux jours de pain dans son sac (i) ! Comme il sait, quand l’heure presse, rôtir lestement sa viande et la manger plus lestement en- core ! ' ■ 1, • ' Faut-il donc pour l’apologie d’un capitaine au génie défaillant, à l’activité languissante, nier à nos soldats aussi des qualités qu’on ne leur contesta jamais? Mais à quoi bon insister? M. Thiers lui-même se contredit sans y prendre garde; tant son assertion est insoutenable! Il raconte, en effet, nous le verrons tout à l'heure, qu’immédiate- n.ent après la bataille de Ligny, Napoléon expédia à Ney l’ordre a d'étre sous les armes le lendemain, dès la pointe du jour, pour marcher sur Bruxelles, sans craindre les Anglais; » et, cet ordre prétendu, il le trouve si exécutable, si simple, si naturel, qu’il re- proche à Ney de ne pas l’avoir exécuté. Or, des deux corps d’armée que ce maréchal avait sous ses ordres, l’un, celui de Reille, avait marché aussi longtemps que les corps de Vandamme et de Gérard^ couTibattu aussi longtemps et aussi violemment qu’eux, et perdu proportionnellement autant que le premier, presque autant quelese- cond (2). M. Thiers estimant que les soldats de Reille pouvaient être sous les armes, marcher dès la pointe du jour, réfute donc absolu- ment, comme nous le disons, M. Thiers affirmant que, même à six heurts du matin, on ne pouvait réveiller ceux de Vandanune et de (1) L’ordre général de l’armée, du U juin, porte : « Les généraux s’assu- reront que la troupe est pourvue de quatre jours de pain et d’une demi- livre de riz. » ^ (2) Reille avait perdu quatre mille cent vingt-cinq hommes sur ving^ mille; Vandamme quatre mille sur dix-neuf mille; Gérard trois mille sept cents sur seize mille. (Voir t. I, page 180 de notre livre.) NOTES» ; m Gérard, et qu'il était impossible de les mettre en mouvement avant plusieurs heures encore (1). Il ne saurait y avoir deux mesures pour les mêmes faits : Tune applicable au camp de Napoléon, fautre au camp de Ney. W. Thiers a donc eu tort d’affirmer « qu’une partie de la matinée avait été perdue par la fatigue des troupes, » par leur « immense fatigue, » Cette perte, il faut qu’il en rende, comme nous et bien d’autres. Napoléon responsable; il faut qu’il l'impute à son indéci- sion, à son indolence. Les troupes ne demandaient pas de repos; elles auraient voulu marcher de bonne heure, de très-bonne heure; elles étaient irritées, exaspérées de l’inaction où on les laissait ; et Napoléon n'utiiisa pas leur ardeur. Telle est la vérité. Après avoir allégué, avec si peu de raison, la fatigue des troupes pour expliquer la perte d’une partie de la matinée, M. Thiers, comme nous l’avons rapporté, impute à Ney « des hésitations qui en firent perdre Vautre partie. » !l n'est pas plus exact ici que là. Ney n’hésita pas et n’eut pas même l’occasion d’hésiter. Notre récit l'a prouvé; mais nous vou- lons réfuter M. Thiers sur sa version même qui, pour différer, sur certains points, de celle de Sainte-Hélène, n'en est ni plus authen- tique ni plus juste. Il veut, nous l’avons dit déjà, qu’immédiatemerit après la bataille de Ligny, à onze heures du soir. Napoléon ait eu son parti pris, son plan d’opérations arrêté pour le lendemain ; et il raconte qu'en ce moment même, le chef de l’armée française « fit dire à Ney d’être sous les armes dès la pointe du jour pour marcher sur Bruxelles sans craindre les Anglais qui ne pouvaient plus tenir après la ba- taille de Ligny, car en marchant sur eux par la grande chaussée de Sombreffe aux Quatre-Bras, on les tournerait s'ils essayaient de résister (2). » (1) Dans une autre partie de son livre (page 278), M. Thiers oubliant son assertion a écrit : « Le 17 au mutin, il (Napoléon) destina Vandamme et Gérard, vainqueurs un peu fatigués des Prussiens, à surveiller ces derniers. » (2) Tome XX, page 140. II. 22. 262 WATERLOO. Ce prétendu ordre si formel, si précis, Ney n’y obéit pas. 11 hésita, ne marcha pas. Ses torts commencèrent donc, le 17 juin, dès l’aube du jour. Cette assertion est celle de Napoléon, mais exagérée par une ré- daction nouvelle et inconsidérée. Déjà inadmissible sous sa plume artificieuse, nous l’avons démon- tré, elle Test encore plus sous la plume de M, Thiers : elle y perd jusqu’à l’apparence de la vérité. Pour reconnaître l’impossibilité de l’existence de Tordre nocturne formulé par M. Thiers, il sutfit, en elfet, de rapprocher la conduite de Napoléon des dispositions que cet ordre aurait absolument nécessitées. Ordonnant à Ney a d’être sous les armes dès la pointe du jour pour marcher sur Bruxelles sans craindre lés Anglais^ qui seraient tournés par la chaussée de Sombreffe, s'ils essayaient de résister, » Napoléon aurait dû, la plus vulgaire prudence lui en aurait fait une loi, se mettre en mesure d’aller, dès la pointe du jour aussi, appuyer vigoureusement son aile gauche, « tourner les Anglais s’ils résis- taient. » H ignorait, en elfet, si Tarmée anglaise se retirerait de bonne heure ou non des Quatre-Bras, si elle n’y était pas déjà plus forte que Ney; il ignorait même si, vers la fin de la nuit, elle n’y serait pas réunie aux deux tiers ou au complet ; et il est de fait, ceci a échappé à M. Thiers, toujours peu préoccupé des documents étran- gers et des mouvements opérés par les armées ennemies, il est de fait que, le 17 au matin, Wellington avait quarante-six mille hommes massés aux Quatre-Bras, qu’il aurait pu, s’il l’eût voulu, en avoir là vingt mille de plus; qu’il n’apprit qu’à sept ou huit heures le ré- sultat de la bataille de Ligny et par suite ne commença qu’à dix à battre en retraite. Or, même en acceptant le récit de M. Thiers, arrangé pour soute- nir sa thèse apologétique, on voit que Napoléon ne prit pas la moindre disposition pour porter aide à Ney, en cas de besoin, « pour tourner les Anglais s’ils résistaient. » 11 se coucha sans prescrire seulement d’envoyer, à la fin de la nuit, des reconnaissances qui lui auraient rapporté de promptes nouvelles des Quatre-Bras. Le lendemain il se leva à cinq heures, plus d’une heure après le soleil, plus de deux heures après le jour, et ne commença que vers six heures à expédier NOTES. 263 des ordres qui, toujours d’après le récit de M. Thiers, avaient en vue les Quatre-Bras ; et encore ces ordres n’avaient-ils aucun caractère d’urgence. Ils se bornaient à recommander aux troupes de Lobau, de la garde, de Milhaud d’être prêtes à marcher vers dix ou onze heures, et lors même qu’ils auraient été urgents, très-urgents, ils n'auraient pu faire que ces troupes parvinssent aux Quatre-Bras avant neuf et peut-être dix heures, c’est-à-dire qu’elles y parussent à temps pour aider Ney à vaincre ou seulement pour lui éviter une défaite, au cas où il se heurterait à des forces supérieures (1). Là est la preuve, nous le répétons, même d’après le récit de M. Thiers (2), de la non existence de l’ordre à Ney, de cet ordre si bien précisé de marcher dès la pointe du jour sur Bruxelles , sans craindre les Anglais, D’ailleurs, comment raisonnablement admettre que Napoléon ait voulu lancer son lieutenant isolé dans l’aventure précipitée d’une bataille sanglante contre un ennemi peut-être fort supérieur en nombre, lorsqu’il était évident qu’en combinant une attaque de front faite par la chaussée de Bruxelles avec une attaque de flanc simul- tanément opérée par la chaussée de Sombreffe, on écraserait, en un instant, les Anglo-Hollandais? Quand Napoléon a écrit et voulu faire croire qu’il avait expédié à Ney un ordre nocturne lui prescrivant d’avoir ses troupes sous les (1) Ces troupes avaient deux heures de marche à faire pour arriver sur tes Qualre-Bras ; et il leur fallait plus d’une heure pour se disposer à marcher, à compter du moment de la réception de l’ordre qui, au dire de M. Thiers, s’écrivait à Fleurus vers six heures du matin. (2) Ce récit est très-inexact. D’abord il est fort probable que M. Thiers fait lever Napoléon trop tôt; ensuite il est certain qu’il ne lui fuit pas expédier, à beaucoup près, assez tard, les ordres relatifs à Lobau, à la garde et à Mil- haud. L’ordre concernant Milliaud et Domon, notamment, ne fut pas expédié de Fleurus. 11 fut dicté par Napoléon au grand maréchal Bertrand et signé par celui-ci ; et il est daté de Ligny. C’est à tort encore que M. Thiers fait expédier par Napoléon, de Fleurus, des reconnaissances vers les Quatre-Bras. Ces reconnaissances n’y furent envoyées que du champ de balailte de Ligny, pendant la visite qu’en fît Na- poléon. Lui- même l’a écrit ; «l’empereur enroya des reconnaissances sur les Quatre-Bras pour communiquer avec la gauche. En meme temps il passa la revue des troupes qui avaient combattu. » {Campagne de 1815.) 264 WATERLOO. armes dès la pointe du jour pour attaquer et poursuivre ses adver- saires, il a arrangé sa version avec art. Il a eu soin d’indiquer que cette prétendue attaque devait avoir lieu non contre l’armée anglo- hollandaise en position, mais seulement contre son arrière-garde, quand elle se mettrait en retraite, sur la nouvelle de la défaite des Prussiens à Ligny; et il a fort habilement donné à croire qu’il était, dès la pointe du jour, en mesure de faire appuyer Ney. Aussi son assertion, qui paraît assez admissible dans ses écrits, tant, bien entendu, qu’on ne la contrôle pas d’après les documents officiels et les faits constatés, se fait-elle rejeter comme impossible, même avant tout contrôle, sous la plume de M. Thiers, qui la re- produit en l’exagérant, et en la privant, sans y prendre garde, des artifices imaginés à Sainte-Hélène. Ney n’a donc reçu aucun ordre pour les premiers moments de la matinée du 17 juin; et il n’y a, en conséquence, jusque-là, aucun reproche d’hésitation à lui adresser. 11 n’a pas fait perdre une mi- nute à Napoléon. Nous devons dire, au reste, que M. Thiers insiste peu sur l’inconvénient qui serait résulté de la désobéissance du chef de l’aile gauche à l’oTdre imaginaire de marcher en avant dès la pointe du jour. C’est en continuant le récit des faits qu’il le trouve, qu’il le montre bien décidément coupable d'hésitations, et dhésitations prolongées. Selon lui, le général Flahaut, revenant du quartier général deNey, arriva vers six heures du matin, à Fleurus, et avertit Napoléon que Ney « doutait encore du résultat de la bataille de Ligny, et loin d’être disposé à pousser en avant, était enclin, au contraire, à garder la défensive aux Quatre-Bras. Napoléon, ajoute M. Thiers avec assu- rance, en fut fort contrarié, car il aurait voulu apprendre que Ney, au moment où on lui parlait, était déjà en mouvement (1). II fit donc écrire au maréchal Ney par le maréchal Soiilt pour lui affirmer que la bataille de la veille était complètement gagnée, pour lui enjoindre de marcher hardiment et sans perte de temps aux Quatre-Bras, car (1) On voit ici, comme nous l’avons dit dans cette note même, que M. Thiers ne fait tenir à Napoléon aucun compte de la fatigue des soldats de Reille, bien qü’il l’ait représenté comme paralysé à Kleuruspar « rimmense fatigue » de Yandamme, de la garde, de Gérard, etc NOTES. 265 les Anglais décamperaient en voyant venir quarante mille hommes prêts à les prendre en flanc (1), s’ils s’obstinaient dans leur résis- tance.... Napoléon envoya en même temps des officiers en reconnais- sance sur la chaussée de Namur aux Quatre-Bras, pour voir si Ney était en marche et le duc de Wellington en retraite. Ces ordres ex- pédiés vers sept heures du matin, il se rendit en voiture à Ligny, et une fois sur les lieux, il monta à cheval pour visiter le champ de bataille, etc. (2) » Cette visite faite, « il mit pied à terre sur les hauteurs de Brye pour attendre le résultat des reconnaissances dirigées vers les Quatre- Bras.... Il s’entretint avec ses généraux des sujets les plus divers.... Pendant cet entretien, il reçut un premier avis des officiers envoyés sur la chaussée de Namur aux Quatre-Bras, et apprit qu’au lieu de rencontrer Ney sur ce dernier point, on n’y avait rencontré que les Anglais. Il en éprouva un mécontentement assez vif, fît expédier au maréchal un nouvel ordre de se porter en avant, sans tenir compte des Anglais, qu'on prendrait en flanc s'ils résistaient, enjoignit à Lobau de hâter sa marche vers les Quatre-Bras, et fît accélérer le départ de la garde,,., « 11 quitta les hauteurs de Brye vers onze heures du matin, et se porta au galop sur la grande chaussée de Namur aux Quatre-Bras pour voir ce qui s’y passait. Il trouva la garde prête à quitter ses hivacs, Lobau en pleine marche vers les Quatre-Bras, et déjà même parvenu à Mariais (3). » Continuant à galoper, Napoléon arrive bientôt, toujours conduit par M. Thiers, en vue des Anglais tiraillant sur la grande chaussée. Ney n’avait pas bougé de ses bivacs. Napoléon envoya aussitôt direc- tement à d’Erlon, campé en première ligne, « l’ordre de marcher sur- le-champ aux Quatre-Bras, et s'y porta lui-même à la suite des Anglais qui se retiraient. Il y fut rendu promptement; mais il fallait faire défiler les troupes par un seul débouché, et ce n’était pas trop de trois heures pour que soixante et dix mille hommes eussent passé (1) Il n’est pas question d’un pareil chiffre dans la dépêche. (Voir t. 1, pages 234, 255 de notre livre.) (2) Tome XX, page 146. (3) Tome XX, pages 149, 150, 153. m WATERLOO, par le pont de Genappe,,, Napoléon attendit avec une vive impatience le défilé des troupes, aux Quatre-Bras, qui n'était pas terminé à trois heures, A peu près vers ce moment, le ciel chargé d’épais nuages finit par fondre en torrents d’eau (1)... » Et de ce récit, M. Tliiers conclut que Ney hésita devant l’ordre expédié de Fleurus à l’arrivée de Flahaut dans cette ville, qu’il hésita encore devant « le nouvel ordre « expédié des hauteurs de Brye; et il le blâme vivement de tant d’hésitations. Mais du premier mot au dernier, ce récit même n’est guère qu’un tissu d’imaginations. On ne sait pas, au juste, à quelle heure fut écrite la dépêche adressée à Ney par le major-général. Mais ces mots qu’on y trouve : « l’empereur se rend au nloulin de Brye » indiquent suffisamment, comme nous le disons dans notre récit, que Soult l’écrivit à huit heures passées. 11 y a, en effet, plusieurs témoignages qui établissent que Napoléon ne quitta Fleurus qu’à ce moment. Grouchy, fort peu intéressé à l’en faire partir une heure plus tôt ou plus tard, a fixé ce départ à huit heures passées; deux officiers de son état-major font fixé comme lui ; et le colonel, plus tard lieutenant-général Baudrand, qui fut absolument étranger à tout débat sur la campagne de 1815, et qui accompagna Napoléon de Fleurus au champ de bataille, a écrit que celui-ci partit « vers neuf heures (2). » Il est donc infiniment probable qu’en faisant expédier, vers sept < heures, la dépêche du major-général à Ney, M. Thiers a commis une / erreur qui ne laisse pas que d’avoir son importance (3). Mais ce qui n’est pas seulement probable, ce qui est certain, et ce qui constitue une autre erreur, et celle-ci des plus graves, c’est (t) Tome XX, pages 155, 157. (2) Lettre du général Baudrand au maréchal Grouchy, datée de Paris, le 16 décembre 1841. ! (3) Une lettre du major-général à Ney, lettre citée dans notre récit (t. I, | page 237) et sur laquelle nous allons revenir, corrobore singulièrement [ notre manière de voir; car elle prouve qu'à micti, Napoléon, alors à fJgny, n'avait pas encore reçu de réponse à cette dépêche, que M. Thiers fait partir dès sept heures du matin ; et il n’est pas à croire que, le 17 juin, les dépêches ' eussent d’assez longs détours à faire entre Frasnes et Ligny pour qu’elles j eussent besoin de cinq heures et plus pour franchir deux fois celle dislance. NOTES. 267 que M. Thiers a si mal lu cette dépêche qu’il lui donne un sens qu’elle n’a pas. Il y a \u que Napoléon enjoignait à Ney de marcher hardiment et sans perte de temps aux Quatre-Bras, tandis qu’elle formule un ordre tout à fait conditionnel, « L’intention de Sa Ma- jesté, écrit Soult, est que vous preniez position aux Qaatre-Bras,., MaiSj siy par impossible, cela ne peut avoir lieu, rendez-en compte sur-le-champ avec détail; et V empereur s' y portera ; siy au contraire y il n'y a qu'une arrière-garde y attaquez-la et prenez position (1). » D’ailleurs, celte dépêche de Soult ne contient pas la moindre trace du mécontentement que M. Thiers fait éprouver à Napoléon recevant le rapport de Flahaut; elle n’a pas le moindre caractère d’urgence, et n’indique chez Napoléon aucun projet, si ce n’est celui de rester en place. Elle est donc la négation des dires de M. Thiers, qui, dans son ardeur à charger Ney pour décharger Napoléon, a pris, ici encore, pour des faits ses propres imaginations. Cette restitution du sens radicalement altéré de la dépêche de Soult suffit pour faire classer encore parmi les imaginations « le nouvel ordre » que M. Thiers fait expédier, des hauteurs de Brye par Napoléon à Ney, « l'ordre de se porter en avant, sans tenir compte des AnglaiSy quon prendrait en flanc s'ils résistaient. » Car Napoléon ne pouvait pas plus, sur les hauteurs de Brye qu’à Fleurus, envoyer un ordre absolu de mouvement, d’attaque, puis- qu’il ignorait toujours la force des Anglais aux Quatre-Bras, et qu’il n’était pas encore en mesure d’aller les prendre en flanc s'ils résis- taient. M. Thiers l’a bien compris. Aussi pour donner créance à « ce nouvel ordre » dont on ne trouve, et pour cause, de traces nulle part, dont les écrits mêmes de Sainte- Hélène ne parlent pas, il le fait suivre immédiatement de l’ordre à Lobau de hâter sa marche vers les Quatre-Bras et à la garde d’ac- célérer son départ; et, dès 07ize heures y il lance Napoléon lui-même au galopy des hauteurs de Brye sur la route des Quatre-Bras, et le fait arriver, vers midi, à ce dernier point. Mais tout cela est démenti par les documents officiels. Lobau, ainsi que nous l’avons dit, et que M. Thiers l’indique, (î) Nous avons donné cette dépêche aux pages 234, 235 (t. !.) 268 WATERLOO. partit vers dix heures pour Marhais, qui est à une lieue au plus du plateau de Bussy où il avait bivaqué; et, loin de recevoir Tordre de hâter sa marche vers les Quatre-BraSy il reçut celui de prendre po- sition s,\xï Marhais même; si bien qu’à midiy c’est-à-dire deux heures après son départ, il y était encore; une dépêche de Soult en donne la preuve irréfragable (1). La garde n’eut pas non plus beaucoup à se presser, car elle fut aussi dirigée, non sur les Quatre-Bras, mais sur Mai'bais pour y prendre position ; et, à inidiy elle y était au repos, à côté de Lobau ; la même dépêche le prouve. Quant à Napoléon lui -même, il galopa si peu vers les Quatre-Bras, dès onze heures (2), qu’à midi il était toujours sur le champ de bataille de Ligny ; c’est encore cette dépêche de Soult qui le démontre. Il est fâcheux qu’une pièce si connue, si riche en renseigne- ments officiels et précis, ait échappé à M. Thiers, ou qu’il Tait lue à travers son idée préconçue de l’activité infatigable de Napo- léon (3). La vérité est que le premier ou mieux le seul ordre non condi- (1) « L'empereur vient de faire prendre position en avant de Marbais à un corps d’infanterie (Lobau) et à la garde impériale. Sa Majesté me charge de vous dire que son intention est que vous attaquiez les ennemis aux Quatre- Bras pour les chasser de leur position; et que le corps qui est à Marbais secondera vos opérations. Sa Majesté va se rendre à Marbais et elle attend vos rapports avec impatience. » Lettre du major-général à Ney^ dalée « en avant de Ligny y à midi y » et donnée déjà en entier à la page 257 (t. I) de notre livre. (2) Dans une autre partie de son livre (page 278), M. Thiers est plus hardi encore; il écrit : « U fallut que Napoléon vînt avec Lobau, la garde et les cuirassierSy le (Ney) tirer de ses inquiétudes, et alors seulement il se mit en marche, c’est-à-dire à onze heures du matin. » Ainsi, dans ce passage, non seulement Napoléon, que M. Thiers a fait partir à onze heures des hau- teurs de Brye, arrive à onze heures aussi aux Quatre-Bras qui en sont à trois lieues ou peu s’en faut, mais encore Lobau, mais encore la garde, qui, d’après M. Thiers lui-même, ne quitta ses bivacs qu’à onze heures passées. (3) Par une singulière coïncidence, au moment même où il lance Napoléon plus d’une heure trop tôt vers les Quatre-Bras, M. Thiers écrit en note « qu’il donne les heures d’après les données les plus certaines. » Quelle certitude! Et il prend à partie Grouchy, à ce propos même; il l’accuse d’inexactitude pour avoir dit qu’à midi Napoléon était encore sur le champ de bataille de Ligny! NOTES. 269 tionnel, absolu, « d’attaquer les ennemis aux Quatre-Bras » fut adressé à Ney à midi seulement. Il lui fut adressé lorsque Napoléon eut enfin pris une résolution définitive, lorsque la reconnaissance, fort tardivement envoyée vers les Quatre-Bras, revint lui annonçant qu’elle y avait encore aperçu les Anglo-Hollandais, lorsqu’il donna ses instructions à Grouchy, lorsque, non-seulement Lobau, mais encore la garde et Milhaud furent massés sur Marbais ; lorsque, lui- même, il allait se rendre sur ce point, lorsque, en un mot, il se trouva en mesure, pour parler comme l’ordre même, « de seconder les opérations de Ney. » Expédié du champ de bataille de Ligny, et à midi seulement, nous le répétons, cet ordre absolu d’attaque ne put, à cause de la.distance qu’il avait à parcourir, exercer aucune influence sur la conduite de Ney. Au moment où, à la rigueur, il aurait pu lui parvenir, ses troupes étaient déjà en mouvement. Avant deux heures, en effet, d’Erlon, parti des hauteurs de Frasnes et formant la tête de colonne de l’aile gauche, se présentait aux Quatre-Bras ; M. Thiers, à grand tort il est vrai, l’y fait même arriver à midi. On le voit donc clairement, pour peu qu’on veuille étudier les faits et les documents authentiques, Ney échappe à tout reproche d’hésitations. Toute la matinée, il ignora le résultat de la bataille de Ligny; et il eut, en face, la moitié de l’armée anglo-hollandaise. Pour ne pas s’exposer à une défaite, au moins pour ne pas s’engager dans un combat sanglant et inutile, il dut donc attendre, avant de marcher aux Quatre-Bras, l’apparition de la colonne arrivant de Ligny par la chaussée deNamursur le flanc de Wellington, secours que lui avait promis la dépêche de Soult, de huit heures, pour le cas où il aurait devant lui plus qu’une arrière-garde, et qu’il avait réclamé, sans aucun doute. D’ailleurs, comme le dit notre récit, comme le démontre la situation même, cetia attente inactive était commandée ; car il importait de ne rien faire qui pût déterminer Wellington à se retirer. Si le général anglais restait dans sa position jusqu’à ce que Napoléon vînt dé- boucher sur lui, il devait, en effet, être pris dans une attaque de front et de flanc qui lui deviendrait fatale. II. 23 270 WATERLOO. Au contraire, un reproche bien mérité par Ney, notre récit en fait également la remarque, c’est de n’avoir pas marché aux Anglo-Hol- landais quand leur retraite se dessina nettement, quand il n’eut réellement plus devant lui qu’une arrière-garde, c’est-à-dire vers midi. Là, Ney manqua incontestablement de vigilance ou de perspicacité. Wais cette faute, nous l’avons dit aussi, n’exerça et ne pouvait exercer aucune influence sensible sur le résultat de la journée. Lors même que Ney se serait avancé, dès midi, ou même plus tôt, des hauteurs de Frasnes, où iLbivaquait, vers les Quatre-Bras; lors même qu’il aurait, chassant l’ennemi devant lui, pris position sur ce point, vers une heure, comme il l’aurait pu facilement ; lors même, si plus on veut, qu’il se serait assez avancé au delà des Quatre- Bras pour laisser la route immédiatement libre aux corps arrivant de Marbais, le temps n’en aurait pas moins manqué pour livrer bataille aux Anglo-Hollandais puisque, Lobau et la garde n’ arrivèrent sur les Quatre-Bras que vers deux heures, puisque, ce qui est tout à fait décisif, l’orage, qui éclata en ce moment même, ralentit à l’extrême par sa violence persistante la marche des troupes, les jeta dans un effroyable pêle-mêle et paralysa les opérations militaires y suivant les expressions mêmes de M. Thiers (1). Au surplus, bien que cela n’importe pas au débat, nous voulons signaler une étrange erreur de topographie et une erreur de fait que commet M. Thiers, quand il représente Napoléon aux Quatre-Bras, comme réduit à un seul débouchéy le pont de Genappe, et attendant, pendant trois heures, que soixante et dix mille hommes aient déülé par là. La vérité est qu’à Genappe et aux environs, la Dyle, qui n*a pas encore six kilomètres de cours, n’est, même par les grosses pluies, qu’un simple ruisseau presque partout accessible et partout guéable à la cavalerie et à l’infanterie. Pour l’artillerie, ce ruisseau n’est pas aussi facile. Mais, en 1815, il offrait, outre le pont de Genappe, le pont de Ways-la-Hutte, qui est à un quart de lieue au- dessous de celui-ci et par lequel passa une des divisions anglaises, (Q Tome XX, pages Vô7, 158. NOTES. 271 celle d’Alten, ou du moins son artillerie, et le pont de Thy, qui est à un quart de lieue aussi de celui de Ways-la-Hutte, et où passa la brigade Vivian ; enfin, il y avait tout près et en amont de Genappe un large gué où passa, avec son artillerie, la division Perponclier et immédiatement au-dessus de ce gué le pont de Loupoigne; et, pour se rendre à ces points de passage, il se trouve des chemins à peu près parallèles à la chaussée de Bruxelles et aboutissant à celle de Namur à Nivelles, en deçà, au delà des Quatre-Bras et tout auprès. Il y a loin, on le voit, de cette topographie faite sur place à cet étroit défilé, à ce débouché unique du pont de Genappe que nous montre M. Thiers et par où, nous affirme-t-il, Napoléon devait faire nécessairement écouler soixante et dix mille fantassins, cavaliers et artilleurs avec leur matériel, pendant trois heures. Rien n’aurait donc été plus facile que de former, aux approches et en deçà des Quatre-Bras, deux colonnes des troupes arrivant de Marbais et de les diriger sur les ponts de Ways-la-Hutte et de Thy, pendant que Ney, se formant aussi en deux colonnes, aurait porté Tune, parla chaussée de Bruxelles, sur le pont de Genappe, et l’autre sur le pont de Loupoigne, sur le gué que venait de franchir la divi- sion Perponcher ; et, à coup sûr, pour l'armée ainsi fractionnée et passant à peu près partout la Dyle à gué, pendant que son artillerie l’aurait passée sur quatre on cinq points à la fois, ce petit cours d’eau n’aurait pas été l’occasion d’un ralentissement de marche appréciable. Si Napoléon eût dépensé trois heures, comme l’affirme M. Thiers, à faire défiler soixante et dix mille hommes avec leur artillerie sur le pont de Genappe, il n’aurait eu, par conséquent, à s’en prendre qu’à lui-même pour un pareil emploi du temps. Mais le fait est que, sans user de toutes les facilités que lui offraient les lieux, il n’eut pas la tranquille naïveté ou la négligence que lui attribue M. Thiers, sans s’en douter. Ayant perdu la moitié de la journée, arrivant aux Quatre-Bras (1) (1) Napoléon n’ayant quitté le champ de bataille de Ligny que vers midi et demi, ne put guère être avant une heure et demie aux Quatre-Bras, car il avait près de trois lieues à faire pour s’y rendre. En tous cas, Lobau et la garde, qui étaient encore à midi passé sur Marbais, ne pouvaient pas être aux Quatre-Bras avant une heure et demie. 272 WATERLOO. vers une heure et demie, n’ayant devant lui qu’une extrême arrière- garde, une arrière-garde de cavalerie, croyant l’armée anglo-hollan- daise hors de son atteinte pour le reste du jour ou du moins n’espé- rant pas la rejoindre assez tôt pour lui livrer bataille dans l’après- midi; persuadé, M. Thiers lui-même le dit, que « les Prussiens étaient hors de cause pour deux ou trois jours au moins , » — ils le prouvèrent bien le lendemain, — surtout, voyant la pluie qui déjà tombait à verse et menaçait de tomber longtemps, il ne crut pas, sans doute, nécessaire de hâter, autant qu’il l’aurait pu, la marche de ses troupes : il ne les divisa pas tout de suite, aux abords des Quatre- Bras, en quatre colonnes comme, à coup sûr, il n’aurait pas manqué de les diviser en d’autres circonstances; mais il n’usa pourtant pas trois heures à les faire défiler sur le pont de Genappe. Presque toutes passèrent la Dyle à gué et sur les divers ponts qui se trouvaient près et en amont comme en aval de ce bourg; et, si la plus grande partie de son artillerie la passa sur le pont même de Genappe, plusieurs batteries la passèrent sur les autres ponts, en même temps ; en outre, il n’eut pas à attendre que le corps de Reille, c’est à dire seize mille hommes, presque le quart de ses forces eût passé ce cours d’eau, car ce corps formait l’arrière-garde et s’arrêta, bivaqua sur Genappe même; et de tout cela il résulta que, sans être tout à fait aussi rapide qu’il aurait pu l’être, le passage dé la Dyle n’exigea pas trois heures, n’en exigea peut-être pas une. Ce qui rendit excessivement lente la marche des Quatre-Bras aux hauteurs de Rossomme, ce fut la violence et la persistance de l’orage et non le passage de la Dyle qui, à Genappe et auprès, n’est, nous le répétons, qu’un simple ruisseau qui est presque partout guéable aux fantassins et aux cavaliers, même par les grosses pluies, et qui est muni de plusieurs ponts pour le passage des voitures (1). En résumé et en laissant de côté cette digression sur l’erreur de topographie et l’erreur de fait commises par M. Thiers, il est impos- sible, on le voit, de ne pas conclure de cette longue discussion que (1) M. Thiers, quand il raconte la déroute du lendemain, s’aperçoit, nous devons le dire , que la Dyle, qu’il appelle le Thy, est guéable pour les fantassins et les cavaliers; mais il persiste à ne voir d’autre pont que celui de Genappe. (Voir tome XX, p. 252.) NOTES. 273 « les hésitations a de Ney, signalées, pour la première fois, de Sainte- Hélène, sont comme « Vimmense fatigue des troupes » aperçue pour la première fois aussi par M. Thiers, de pures imaginations. On peut Talfirmer sans crainte, cette longue matinée du 17 juin fut perdue, comme celle de la veille, par le fait seul de Napoléon dor- mant, se reposant quand il aurait fallu être à cheval, hésitant lors- qu’il aurait fallu se décider instantanément. La veille, les heures gaspillées pendant la matinée avaient man- qué le soir pour remporter sur les Prussiens une victoire décisive. Aujourd’hui, de plus longues heures encore gaspillées de même ne se retrouvaient pas pour frapper un grand coup sur les Anglo-Hollan- dais ; et à peine atteignait-on leur extrême arrière-garde, que le plus violent orage paralysait nos opérations. Tant il est vrai qu’à la guerre il n’est temps perdu qui ne soit tine faute et parfois une faute capitale, irréparable ! Mais, pour défendre Napoléon du reproche d’indolence et d’indécî- sion, M. Thiers ne s’en est pas tenu à alléguer la fatigue des troupes et les hésitations de Ney. Même on dirait qu’il s’est défié un peu de la solidité de sa double allégation, car il en a cherché et trouvé une troisième qui, si elle était fondée, suffirait seule pour absoudre son héros. 11 prétend que « le temps n’était pas la considération importanto dans la journée du 17 (1). » On pouvait laisser couler les heures à son aise, sans souci, sans préjudice aucun ! Cette assertion appartient en propre à M. Thiers, nous le répétons; et il n’est aucun écrivain qui n’ait émis un avis tout opposé. Napo- léon lui-même, reconnaissant, à Sainte-Hélène, la faute commise, mais la rejetant, cela va de soi, sur Ney, a regretté amèrement le temps perdu (2). « Après avoir battu les Prussiens, ainsi raisonne M. Thiers, il fal- lait battre les Anglais, et le plus tôt était le mieux. Pour les battre, il fallait les rencontrer, et la possibilité de cette rencontre dépendait (1) Tome XX, pages 278, 279. (2) Campagne dç 1815 } J/moim, tome IX, 274 WATERLOO. ^ de Wellington et non.de Napoléon, Une demi-marche seulement nous séparant des Anglais, on ne pouvait songer à les gagner de vitesse : s’ils voulaient la bataille, nous les trouverions en avant de la foret de Soignes, sans avoir besoin de nous presser^ sinon ils mettraient la forêt entre eux et nous, et la bataille deviendrait impossible... « Napoléon ne pouvait pas absolument devancer les Anglais à l’entrée de la forêt de Soignes pour les obliger à combattre. Sa seule ressource, évidemment, c’était l’ardeur de Blücher, Yambition de Wellington (i) et non une rapidité de marche que la fatigue des troupes, les hésitations de Ney, un orage épouvantable rendaient impossible et que la proximité de la forêt de Soignes eût rendue inutile. » On voit d’un coup d’œil le peu de consistance de ce raisonnement. Pour battre les Anglais, il fallait les rencontrer, c’est certain ; mais ce qui ne l’est pas du tout, c’est que la rencontre dépendît de Wellington, c’est que la proximité de la forêt de Soignes lui permît de l’éviter. On est pleinement autorisé, au contraire, à affirmer que le général anglais y aurait eu la plus grande difficulté, si Napoléon eût montré décision et activité. En effet, nous n’étions pas, comme le dit M. Thiers, a une demi- marche des Anglais, puisque Ney avec quarante mille hommes cam- pait à portée de fusil de Wellington qui en avait quarante-six mille; il n’y avait que les trente mille hommes destinés à marcher de Ligny aux Quatre-Bras qui fussent à une demi-marche de ce dernier point. Mais cette proximité même, ici et là, loin d’être défavorable, était tout à fait avantageuse. Elle offrait le plus facile moyen de frapper un coup terrible, décisif peut-être. Qu’à la tête de ses réserves Napoléon partît des hauteurs de Brye, (1) M. Thiers définit ainsi l’ambition qu’il attribue à Wellington : « îl aspirait à terminer lui-même la querelle de l’Europe contre nous, et à en avoir le principal honneur. » (Page 177.) Nous ignorons les données sur les- quelles est basée cette assertion complètement neuve. Mais ce que nous savons bien, c’est qu’elle est contredite par la demande qu’en ce moment même Wellington adressait à Blücher de venir l’appuyer pour livrer bataille ; et qu’elle est en complet désaccord avec les vues élevées de la lettre qu’à quelques jours de là. le 2 juillet, le général anglais écrivit au général prussien, (Voir 1. 1, pages 174, 17i?de notre livre.) NOTES. 275 un peu avant quatre heures du matin, par la chaussée de Sombreffe aux Quatre-Bras ; qu’il vînt tomber, ce qui n’exigeait aucun effort de marche, vers six heures, sur les avant-postes anglo-hollandais; que Ney, prévenu de ce mouvement, sortît brusquement de ses bivacs et attaquât, au même moment, de son côté; et cela suffisait. N’ayant fait encore, on le sait avec toute certitude, aucune dispo- sition de retraite, ignorant le résultat de la bataille de Ligny, en apprenant la première nouvelle par les premiers coups de canon de Napoléon^ surpris, ou à très-peu près, par la double attaque simul- tanément dirigée sur son flanc et sur son front, Wellington n’aurait pu éviter la bataille, c’est-à-dire la défaite, le désastre (1). La proximité où se trouvaient nos deux camps de celui du général anglais, loin d’être une circonstance défavorable, offrait donc un avantage signalé, nous le répétons. Elle permettait de prendre, d’écraser Wellington entre une attaque de front et une attaque de flanc. Mais, au cas même où l’on voudrait admettre, contre toute proba- bilité, que Wellington aurait réussi à éviter une bataille aux Quatre- Bras, à évacuer cette position sans grand dommage, on aurait eu, pour agir contre lui, de longues heures de jour, depuis six heures du matin, jusqu’à trois ou quatre de l’après-midi, moment où l’orage, par sa violence croissante devint un très-pénible obstacle à la marche; et, alors, ou bien il aurait accepté la lutte à l’entrée de la forêt de Soignes, à Mont-Saint-Jean, ou il aurait prolongé sa retraite à travers la forêt. Or, dans le premier cas, il aurait été battu promp- tement, sans pouvoir recevoir aucune aide de Blücher; et, dans le second, il aurait été rejeté au delà de cette position de Mont-Saint- Jean, si forte, si étudiée, au delà même de Bruxelles; il aurait été (i) Celte conclusion serait plus rigoureusement vraie encore si la des- cription topographique de M. Thiers était exacte, s’il n'y avait eu, comme il Ta dit précédemment, en arrière des Quatre-Bras, aucun autre débouché que le pont de Genappe; car s’il fallait trois heures au moins, à Napoléon, pour faire défiler par là ses soixante et dix mille hommes, U'en aurait fallu deux, au moins, à Wellington pour y faire défiler ses quarante-six mille hommes : deux heures ^qui nous auraient suffi pour le détruire, àl? Thiers n’y a pas pris garde^ 276 WATERLOO. forcé d’appeler sur Anvers, et sans être sûr de les y rallier, toutes celles de ses divisions qui étaient encore sur Braine-le-Comte et sur Enghien ; et, de plus, il aurait été, et réellement cette fois, séparé de Blücher resté à Wavre. Contrairement à l’assertion de M. Thiers, le temps était donc la considération importante, la considération capitale, le 17 juin. Que Napoléon ne perdît pas de temps, ce jour-là, et il remportait une victoire éclatante sur les Anglo-Hollandais, ou, tout au moins, il se garantissait contre la terrible chance d’avoir à les combattre réunis aux Prussiens, il conjurait la défaite, la déroute, le désastre, Waterloo. Mais ce n&fut pas seulement vis-à-vis des Anglo-Hollandais qu’il y eut beaucoup de temps, et du plus précieux, perdu dans cette journée. Pendant que nous restions inactifs contre Wellington, nous ne fai- sions rien non plus contre Blücher. Napoléon laissa aux Prussiens la première moitié du jour; et Grouchy, trop tardivement chargé de les poursuivre, ne leur en dis- puta pas la seconde. Telle est la conclusion à laquelle notre récit a logiquement abouti. M. Thiers est d’avis différent. Selon lui. Napoléon n’eut aucun tort; et « Grouchy perdit à peu près la journée sur la route de Wavre [\), » C’est dans l’ordre. Après que Ney a été sacrifié à gauche dans l’intérêt de Napoléon, Grouchy doit l’être à droite dans le même in- térêt. La légende est impitoyable. Ici encore, M. Thiers s’est pourtant un peu écarté des versions inventées à Sainte-Hélène et par nous démontrées radicalement fausses; mais, une fois de plus, en s’en écartant, il ne s’est rap- proché ni de la vérité ni de l’impartialité. Cette yowmee, qu’il accuse Grouchy d'avoir à peu près perdue sur (i) M. Thiers n’évalue pas toujours de même, nous devons le dire, le temps qu’il reproche à Grouchy d’avoir perdu, le 17 Juin. C’est à la page 282 qu’il écrit que ce maréchal perdit à peu près la journées mais, aux pages 192, 254, 289, il n’évalue la perle de temps qu’à la moitié de la journée, à V après-midi ; et, à la page 290, celte évaluation descend à cinq ou six heures de celle même après-midi. On va voir que, de tout cela, pas un mot n’est exact. NOTES. 277 la route de Wavre, se divise, relativement à ce maréchal, en deux parties. L’une est comprise entre le point du jour et le moment où il reçut son commandement, l’autre entre ce moment même et la nuit. Dans la première, il n’est responsable de rien (1); dans la seconde, il l’est de tout, dans la mesure du moins de ses instructions et des circonstances. Nous en viendrons bientôt à sa période de responsabilité; mais, auparavant, il faut préciser la durée de la période précédente et rap- peler, examiner comment le temps y fut employé contre les Prus- siens; car elle forme, nous y insistons, une partie intégrante de là journée: et l’usage qui en fut fait exerça une influence décisive sur les faits subséquents. Selon M. Thiers, Groucby reçut son commandement après le dé- part du corps de Lobau pour Marbais, c’est-à-dire après dix heures et avant onze, instant précis où, on l’a vu dans cette note même, M. Thiers ne sachant plus que faire de Napoléon sur les hauteurs de Brye, le lance au galop vers les Quatre-Bras. Mais, nous en avons donné la preuve irréfragable, il l’y lance trop tôt d’une heure et plus. C’est déjà un motif bien fort de croire qu’il a avancé égale- ment le moment où le maréchal reçut son commandement; mais ce motif n’est pas le seul : il en est d’autres encore et de plus décisifs. Notre récit en fournit un, car on y voit que, s’appuyant sur le témoignage, à coup sûr peu suspect, du général Bernard, aide de camp de Napoléon et témoin oculaire, Grouchy assure n’avoir reçu son commandement qu’à midi passé; et nous ajoutons ici que Gérard, très-acharné contre Grouchy et très-partial, a singulièrement con- firmé cette affirmation si bien étayée. Il a écrit, en effet, que son ordre de marche lui avait été donné « vers midi et demi » ; et, s’il y avait eu du temps, même fort peu de temps perdu pour le lui donner, il n’aurait pas manqué de le dire, afin de mieux accuser Grouchy. On peut donc, sans chance d’erreur, compter, du point du jour à midi ou midi et demi, la période de non-responsabilité de ce maréchal, la (1) « Mon intention est que tous les généraux prennent directement vos ordres; ils ne prendront les miens que lorsque je serai présent, yt {Lettre de Napoléon à Grouchy^ le citéeX. I, pages i3S, 139, 140 de notre livre.) 278 WATERLOO. période, par conséquent, où Napoléon seul est responsable de la ma- nière dont le temps est employé contre les Prussiens. Que fallait-il faire? Nous ne répondons pas nous-mêmes à cette question ; nous ne pourrions que nous répéter. Nous laissons parler M. Thiers. « Il s’agissait, écrit-il, de ne laisser aux Prussiens aucun repos le lendemain (de Ligny) et de leur tenir sans cesse Vépée dans les reins^ pour que les hommes débandés devinssent des hommes perdus, et que l’armée prussienne fût diminuée par la poursuite autant qu'elle aurait pu l'être par la bataille elle-même (si d’Erlon y eût pris part) (1). » Cela fut-il fait? Certainement non, puisque la moitié du jour avait fui quand Napoléon donna à Grouchy son commandement et qu’alors et même bien des heures auparavant, il n’était déjà plus d’épée assez longue pour atteindre aux reins des Prussiens, plus de bras assez long pour saisir leurs soldats débandés. L’heure avait passé sans retour, emportant avec elle l’occasion de détruire leur armée. A Napoléon donc, car seul il commandait, à Napoléon la respon- sabilité de la perte de cette demi-journée, qui aurait pu être décisive et qui s’écoula sans que rien fût fait de ce qui aurait dû l’être, selon M. Thiers lui-même. A la vérité, peu après avoir énoncé ce qu’il fallait faire, M. Thiers veut atténuer la portée de ses paroles. (c Avant de se mettre à la poursuite des Prussiens, dit-il, il fal- lait que la cavalerie en eût retrouvé les traces. On se serait exposé, sans cette précaution, à s’engager dans une fausse voie, et ce qui n’était pas un inconvénient pour la cavalerie légère qui avait des ailes, en aurait eu de très-grands pour l’infanterie qui n’avait que ses jambes et qui était déjà très-fatiguée (2). » Mais cette restriction, loin de justifier Napoléon, fait ressortir mieux encore son apathie, son indécision. En effet, si avant de mouvoir l’infanterie, il était indispensable d’avoir retrouvé les traces de l’armée prussienne, il aurait fallu se (t) Tome XX, page UO. (2) Tpme, XX p. 145. WOTES. 279 hâter de les chercher dans toutes les directions. Or, c’est précisé- ment encore ce que ne fit pas Napoléon. Cela résulte du récit de M. Thiers comme du nôtre, et n’est d’ailleurs ni contesté ni con- testable. La veille, il avait prescrit qu*une division de cavalerie légère, con- duite par Pajol, une seule, montât à cheval avant le lever du soleil pour reconnaître la retraite de Blücher. Son ordre avait été obéi. Mais malheureusement, il envoyait cette unique division dans la direction de Namur. Elle s’y était portée; et la prise qu’elle y avait faite de quelques canons et équipages avait achevé de fy fourvoyer, si bien que, durant toute la matinée et même la journée, elle chercha à l’est les Prussiens qui se retiraient au nord, et ne put en donner que des nouvelles vagues ou erronées. Rien de plus ne fut fait « pour retrouver les traces des Prus- siens. » Pendant que, tournée vers Namur, cette division battait vainement l’estrade. Napoléon dormait, se reposait à Fleurus, puis après som- meil et repos, indécis, abattu, allait sur le champ de bataille de Ligny passer une revue inutile, user des heures en futiles discours, en causeries oiseuses; et, là même, il ne songeait pas à lancer dans le demi-cercle en avant de lui, à la recherche des Prussiens, de leurs traces, une ou deux des divisions de cavalerie légère qu’il avait sous la main (1). A chercher de la sorte, on est sûr de ne pas trouver; aussi ne trouva- t-il pas. Autrement il cherchait naguère; et il trouvait. Deux ans auparavant, lorsque son activité était pourtant déjà su- jette à des intermittences , et sa puissance de résolution aussi , le lendemain même de la*victoire de Dresde, il était à cheval dès l’aube du jour, aux avant-postes de ses troupes bivaquant dans la boue ; ii s’assurait sur l’heure, par les rapides rapports de sa cavalerie, par (1) Celte indolente négligence de Napoléon a échappé complètement à M. Thiers. Il ne s’aperçoit de la nécessité d’éclairer le demi-cercle en avant de Ligny pour retrouver les traces des Prussiens que lorsque Napoléon n’est plus là. Napoléon une fois parti, il gourmande rudement Grouchy de ne pas iancer sa cavalerie dans toutes les directions, 280 WATERLOO. lui-même, de la retraite de ses ennemis, des routes qu’ils suivaient; et il poussait, sans perte de temps, son armée sur leurs pas. Avec la même activité, la même décision, le 1 7 juin, il aurait été, avant trois heures du matin, sur le plateau de Bussy; il en aurait fait partir trois ou quatre reconnaissances; et, tout aussitôt elles lui auraient appris que les traces des Prussiens étaient trouvées, que l’armée prussienne elle-même était tout près de lui , qu’en ce mo- ment elle venait de retirer de Brye ses derniers bataillons et occupait encore Sombreffe. Alors en jetant, tout de suite, sur ces vaincus encore assez mal en ordre et qui n’étaient pas concentrés, toutes les forces réunies sous sa main, il lui aurait été facile de les battre de nouveau, de complé- ter leur défaite, de les accabler, de les mettre hors de cause pour longtemps. Alors également, si ne marchant pas ainsi en masse contre eux, si se divisant comme il se divisa plus tard et fort mal, il eût lancé immédiatement Groucby avec trente-trois mille hommes sur leurs pas, ce détachement, profitant de l’heure, aurait ramassé par milliers leurs traînards, leurs soldats débandés, aurait assailli, détruit. leurs arrière-gardes, un de leurs corps d’armée peut-être et aurait empêché sans doute la concentration de leur armée sur Wavre. Mais activité, décision, tout manqua à Napoléon. Il laissa échap- per le seul moment propice pour un succès décisif, s’il agissait en masse, pour un succès partiel, mais considérable néanmoins, s’i agissait avec un simple détachement. A midi ou midi et demi, il n’avait pas encore agi du tout; il igno- rait ce que ies Prussiens étaient devenus. Leurs traces mêmes, il ne les avait pas retrouvées, ces traces qu’il fallait absolument, selon M. Thiers, avoir découvertes avant de mettre l’infanterie en mouve- ment; et lorsqu’il donna son commandement à Groucby, il lui laissa pour première obligation le soin de les chercher, de les trouver, de les suivre au loin. Ainsi, comme nous l’avons dit dans notre récit, la première moitié de la journée fut perdue par le fait de Napoléon, pas du tout par celui de Grouchy ; perdue sur place , sans bouger , et pas du tout sur la route de Wavre; et l’une des conséquences de ce gaspillage du temps plus précieux fut que Groucby, recevant l’ordre de poursuivre les INOTES. 281 Prussiens, depuis si longtemps disparus, ne savait pas même dans quelle direction il devait marcher pour avoir chance de les rencontrer. Ce fut ainsi qu’il commença sa période de responsabilité, celle que nous avons à examiner maintenant. Nous avons rapporté les instructions verbales de Napoléon à Grouchy; et nous les avons rapportées d’après ce maréchal lui- même (1), les regardant comme authentiques parce qu’elles concor- dent avec la marche des faits, avec tout ce qu’on connaît des pensées et des projets de Napoléon en cet instant du jour, parce qu’elles n’ont jamais été sérieusement contestées et qu’elles ont même été accep- tées comme exactes par un témoin, critique passionné du maréchal. M. Thiers veut cependant que le chef de l’armée française ait tenu à son lieutenant un langage beaucoup plus explicite et lui ait défini, bien autrement que ne le dit ce dernier, la mission dont il le chargea. M. Thiers assure notamment que Napoléon recommanda, avec in- sistance, à Grouchy, tout à la fois de ne pas perdre les Prussiens de vue et de manœuvrer de manière à rester constamment en communia cation avec la grande armée française, et toujours entre elle et les Prussiens; et il veut aussi qu’à cet ordre ait été joint l’avis lancer la cavalerie sur Wavre d'un côté, sur Namur de Vautre pour découvrir la retraite des Prussiens. La différence entre la version de Grouchy et celle-ci est donc capitale. Dans l’une, il est à peu près abandonné à lui-même; dans l’autre, il est assujetti à des conditions précises, comme l’ont pré- tendu les Mémoires de Sainte-Hélène, Les détails dans lesquels il entre, à ce sujet, M. Thiers les tient, (i) Voir t I, p. 238 de notre livre. Dans tout notre livre, nous n’avons rien emprunté aux écrits du maréchal Grouchy qu’avec une extrême circon- spection, rien admis de ses dires qui ne fût appuyé par des pièces officielles, des témoignages authentiques. En butte à des critiques sans nombre, quel- ques-unes justes, la plupart iniques ou ignorantes, assailli même d’accu- sations calomnieuses, Grouchy en a eu l’esprit si troublé que ses écrits, les derniers surtout, se sont ressentis de ce trouble. C’est au point qu’il a négligé parfois de rapporter ou a mal rapporté des faits, des pièces officielles qui le justifient sur des points importants, et qu’il est tombé dans des variations, des Goniradictions choquantes» 282 WATERLOO. dit-il, « d’un témoin oculaire, du maréchal Gérard, un des hommes les plus droits et les plus véridiques, qu’il ait connus. » Mais cette assurance ne suffit pas pour nous persuader. Nous croyons même très-fermement qu’il a entendu le témoignage qu’il invoque, comme il lit les documents les plus importants, à travers son idée préconçue; ces documents où il voit des choses qui n’y sont pas et où il n’aper- çoit pas les choses qui y sont. Gérard, en effet, a publié contre Grouchy deux brochures très- partiales, très-acerbes ; et non-seulement il n’a pas contesté la ver- sion de celui-ci sur les instructions verbales de Napoléon, mais encore il l’a acceptée comme exacte, il l’a reproduite textuellement dans son second écrit et il en a fait la base de ses critiques (1). Or, il n’est pas douteux que, s’il l’eût trouvée incomplète, men- songère, il n’aurait pas manqué de le déclarer nettement ; et que, s’il eût pu dire à Grouchy ; a J’étais présent ; l’empereur vous a parlé autrement que vous ne le faites parler, » il l’aurait dit et bien haut. C’est donc rester dans le vrai que de s’en tenir à la version de Grouchy, Mais immédiatement après ses instructions verbales. Napoléon modifia un peu, sur des indices nouveaux, sa manière d’envisager les choses; et laissant moins de vague à ses ordres, il dicta à Bertrand pour Grouchy les instructions que nous avons reproduites dans notre récit (2). Celles-ci donnent son dernier mot. Elles assignent au ma- réchal un premier but à atteindre : Gembloux, où il doit se rendre avec toutes ses forces ; et elles lui prescrivent de poursuivre l’en- nemi, de tâcher de pénétrer ce qu’il veut faire. C’est donc en examinant comment il exécuta cette mission qu'on peut reconnaître s’il perdit ou ne perdit pas de temps. Le temps! s’il fallait en croire M. Thiers, le maréchal n’aurait fait autre chose que le gaspiller. C’est le jugement porté par Napoléon. Nous en avons déjà fait justice. Mais M. Thiers se basant pour le répéter sur un récit et des <1) Dernicrcs ohsermlions^ etc., par le général Gérard. Pages 17, 18. (2) Voir t, 1, pages 241, 242 de notre livre, NOTES. 283 allégations qui diffèrent assez notablement de ce qu’on lit, à ce sujet, dans les écrits de Sainte-Hélène, nous avons à prouver que récits et allégations manquent absolument d’exactitude. Ayant fait partir, à onze heures, pour les Quatre-Bras, Napoléon qui, à midi passé, nous le savons, était encore à Ligny, M. Thiers raconte « qu'entre Marhais et les Quatre-Bras, la cavalerie légère lancée à travers champs sur notre droite, avait vu des blés couchés par le passage de troupes nombreuses (1) ; » et il continue ainsi : « C’était une preuve qu’un corps prussien avait pris la route de Tilly, conduisant vers Wavre.., c’était une indication qui détruisait tout à fait la supposition d’une retraite des Prussiens vers le Rhin (2), et Napoléon, n’ayant pas en ce moment le maréchal Soult auprès de lui, se servit du grand maréchal Bertrand pour donner au maréchal Grouchy une direction plus positive que celle qu’il lui avait assignée de vive voix deux heures auparavant. Il lui prescrivit de se diriger sur Gembloiix qui était sur la route de Wavre (S), et qui avait aussi l’avantage d’être par la vieille chaussée romaine en communication (1) Aucune colonne prussienne n’eut à dépasser et ne dépassa Marbaîs. (Voir les historiens prussiens et autres.) (2) Si cette indication eût détruit, tout à fait, dans l’esprit de Napoléon, la supposition d’une retraite des Prussiens vers le Rhin, il n’aurait pas manqué de le dire à Grouchy et de lui envoyer des instructions en consé- quence; il lui aurait ordonné surtout de marcher droit sur Wavre : il ne l’aurait pas dirigé sur Gemhloux. Mais il renonçait si peu à la si’pposition d une retraite des Prussiens vers le Rhin que, dans la dépêche même dont parle ici M. Thiers, après l’avoir mal lue, il regarde comme également pos- sible que Biücher se sépare des Anglais ou se réunisse à eux. « Il est impor- tant, dit-il, de pénétrer ce que l'ennemi veut faire : ou il se sépare des Anglais, ou ils veulent se réunir encore pour couvrir Bruxelles et Liège. » (Voir cette dépêche, t. I, pages 241, 242 de notre livre.) (3) On est un peu moins loin de Wavre à Gemhloux qu’à Ligny ; mais il ne s ensuit pas qu’on puisse dire, sans grande inexactitude, que Gemhloux est sur la route de Ligny à Wavre {voir V Atlas, carte n® 1). On n’a jamais dit, que nous sachions, que Fontainebleau ou Chartres est sur la route de Paris à Orléans, bien qu’à Fontainebleau comme à Chartres on soit moins loin d’Orléans qu’à Paris. La route de Ligny ou Saint-Amand à Wavre est par Mellery ou Gentinnes €l Mont-Saint-Guibert, 284 WATERLOO. avec Namur (1) et Liège. Il lui recommandait de bien s’éclairer sur tous les points (2). » M. Thiers raconte ensuite, avec la même assurance, que celte dé- pêche alla chercher au loin Grouchy, qui « en se séparant de Napo- léon à SombrefFe (3), avait couru comme une tête légère sur Namur, où on lui avait dit que Pajol avait ramassé des fuyards et du canon ; » qu’elle le rencontra « galopant fort inconsidérément dans la direction de**cette ville... ; qu’ alors il se mit à courir sur Gembloux, en or- donnant à son infanterie de l’y suivre; et que cette infanterie, com- posée des corps de Vandamme et de Gérard, ne fut mise en mouve- ment que vers trois ou quatre heures de l’après-midi ; qu’elle arriva tard, à cause du mauvais temps, à Gembloux; et que Grouchy la laissa s’y reposer, afin de lui donner une bonne fin de journée et de pouvoir la mettre en marche le lendemain de très-bonne heure. » Et M. Thiers termine par cette réflexion « qu’il était bieri fâcheux, lorsqu’on avait les Prussiens à poursuivre vivement, de n’avoir fait que deux lieues et demie dans la journée (4). » S’il fallait l’en croire, et sans doute il parle sur des indications aussi sûres, des témoi- gnages aussi certains que d’habitude. Napoléon, à quelques heures de là, aurait exprimé plus rudement le même avis : il aurait trouvé bien médiocre la conduite du maréchal, bien mal employée wncjowruce de poursuite, dans laquelle on n’avait fait que deux lieues et demie. Ainsi exposée, la conduite de Grouchy n’est pas médiocre; elle est ridicule. Mais cette exposition est inexacte. La vérité est tout autre. 11 ne s’écoula pas deux heures entre les instructions verbales de Napoléon à Grouchy et la dictée des instructions écrites par Ber- trand, deux heures que M. Thiers fait dépenser au maréchal en (!) La chaussée romaine n’a jamais servi et ne peut servir à communiquer entre Gembloux et Namur, ville qu’elle laisse à plus de cinq lieues, à vol d’oiseau, à sa droite, en courant sur Maestricht. (PmV V Atlas, carie w» !.) (2) M. Thiers a lu, dans la dépêche, ce qui aurait dû y être et ii y est pas. Elle porte : « Vous vous ferez éclairer sur la direction de Namur et de Maestricht. » (Voir cette dépêche, t. I, pages 24!, 242 de notre livre.) (3) Napoléon ne mit pas les pieds à Sombreffe. 14) Pages !53, 156, 173, 176. NOTES. 285 sottes galopades du côté de Namur. Pour trouver ces deux heures, M. Thiers fait partir Napoléon à onze heures pour les Quatre-Bras, tandis qu’à midi il était encore sur Ligny (1); et il lui fait dicter à Marbais, qui est à plus d’une lieue de ce dernier point, les instruc- tions qu’il dicta à Ligny même (2). L’histoire ne peut s’accommoder de pareilles inadvertances. Les instructions orales furent suivies de si près par les instructions écrites, que Gérard qui avait entendu Napoléon donner les premières à Grouchy, et qui, en conséquence des secondes, « reçut vers midi et demi l’ordre de se mettre en mouvement dans la direction de Gembloux (3) » n’a trouvé aucune perte de temps à reprocher au maréchal, nous en avons fait la re- marque, et nous rappelons, au surplus, que les instructions orales furent données à midi passé (4). Les instructions écrites n’eurent pas à faire, de Marbais à la poursuite de Grouchy, la longue course que M. Thiers leur fait exé- cuter et pendant laquelle il fait galoper encore le maréchal vers Na- mur « comme une tête légère. » Dictées à Ligny, elles le trouvèrent si vite que Gérard et Vandamme recevaient, à midi et demi déjà, l’ordre de se rendre à Gembloux, le premier de la bouche même de Grouchy, le second par l’entremise d’un de ses aides de camp. Vandamme et Gérard ne se mirent pas en mouvement vers trois ou quatre heures; mais plus tôt. Vandamme qui, on le voit, se prépara assez vite à partir, quitta son bivac de Saint-Amand vers deux heures, alla passer près de Ligny où était Gérard; et, vers trois heures, celui-ci commença à marcher en se mettant à la queue de Vandamme. M. Thiers devrait ne pas ignorer cela, car c’est Gérard lui-même qui en témoigne (5), Gérard, « le plus véridique des hommes qu’il ait connus, » nous a-t-il dit. (1) « Sa Majesté va se rendre à Marbais. » [Lettre de Soult à Ney, datée en avant de Ligny le 17 juin, à midi et citée 1. 1 p. 237 de notre livre.) (2) Voir ces Instructions, t. I, pages 241, 242 de notre livre. Elles sont datées de Ligny. (3) Quelques documents, etc., par le général Gérard. (4) Voir t. I, pages 237, 238 de notre livre. (5) « Le quatrième corps ^^Gérard) reçut vers midi et demi Tordre de se mettre en mouvement vers Gembloux en suivant le troisième corps (Van- II. 24. 286 WATEKLOO. Quant au mouvement oitlonné par Napoléon sur Gembloux, on ne trouve donc pas, jusqu*ici, Grouchy en faute; il n’a pas perdu de temps ; et ses lieutenants n’en ont pas perdu plus que lui. Grouchy, cela n’est pas contesté, se rendit bientôt de sa personne à Gembloux, où il se hâtait d’aller recueillir des nouvelles, où se trouvait déjà Exelmans avec ses dragons; et il laissa s’acheminer vers cette ville Vandamme et Gérard. Le premier n’y arriva que vers neuf heures, le second yersdix (1). Ils avaient fait ainsi non pas deux lieues et demie, comme l’écrit M. Thiers, qui compte ici la distance à vol d’oiseau, mais trois lieues et demie. C’est ce résultat qu’il appelle bien fâcheux, qu’il fait qualifier non moins sévèrement par Napoléon, nous venons de le voir. Il est certain que, même en la comptant exactement, la distance parcourue était faible. Mais il n’avait dépendu ni des soldats, ni des généraux, ni de Grouchy d’avancer davantage. Dès deux heures, la pluie était tombée par torrents et avait rendu les chemins épouvan- tables. C’est Gérard, entre autres, qui en témoigne ; Gérard, que nous avons cité, à ce propos même, dans notre récit, et qui affirme que les troupes arrivèrent aussi vite qu'il était humainement pos- sible; Gérard, dont M. Thiers a recueilli, de la façon qu’on a vue, les témoignages oraux, et dont il n’a pas lu, paraît-il, les écrits. Mais à qui nous en rapporter mieux qu’à M. Thiers pou? apprécier les retards, les empêchements qu’apporta à la marche du soldat « l’orage qui vers deux heures de l’après-midi s’étendit, comme il le dit, sur toutes les plaines de la Belgique (2)? » « Le ciel chargé d’épais nuages finit par fondre en torrents damme). Le général Hulot, qui formait la tête de colonne, fut obligé d’at- tendre que la gauche du général Vandamme eût déblayé pour pouvoir se mettre en route. Ce n’est que vers trois heures qu’il a commencé à marcher; il a constamment serré sur le troisième corps. {Quelques documents, etc., par le général Gérard. Passage déjà cité 1. 1, page 259 de notre livre.) (1) « Le 17, les troupes (du quatrième corps) ne sont entrées dans leurs bivacs qu’à dix heures du soir » {Quelques documents, etc., par le général Gérard.) (2) Tome XX, page 174. NOTES. ^287 d'eauy et une pluie d’été, comme on en voit rarement, inonda tout à coup les campagnes environnantes. En quelques instants le pays fut converti en un vaste marécage impraticable aux hommes et aux chevaux. Les troupes composant les divers corps d’armée furent con- traintes de se réunir sur la chaussée (des Quatre-Bras à Bruxelles). Bientôt l’encombrement y devint extraordinaire, et les troupes de toutes armes y marchèrent confondues dans un pêle-mêle effroyable. Ce spectacle affligeant ôtait tout regret pour les retards du matin; car, se fût-on mis en route trois heures plus tôt(l),w^ tel déborde- ment du ciel aurait également interrompu les opérations militaires,,, La marche fut lente, car Anglais et Français sous la violence de l’orage. Quelques heures n’avaient pas suffi pour décharger le ciel des masses d’eau qu’il contenait, et nos troupes étaient tombées dans un état déplorable, La chaussée ne pouvant plus les porter toutes, il avait fallu que l’infanterie cédât le pas à l’artillerie et à la cava- lerie; elle s’était donc jetée à droite et à gauche de la route, elle enfonçait jusqu'à mi-jambe dans les terres grasses de la Belgique. Bientôt il lui devint impossible de conserver ses rangs ; chacun mar- cha comme il voulut et comme il put, suivant de loin la colonne de cavalerie et d’artillerie Vers la fin du jour la souffrance s'accrut avec la durée de la pluie et avec la nuit. Les cœurs se serrèrent une brume épaisse hâta de deux heures l’obscurité de la nuit... (2). » Et, ailleurs, résumant d’un trait saisissant son récit, M. Thiers écrit: « Un orage épouvantable /jam/î/sa les deux armées (anglaise et fran- çaise), car lorsque la puissance de la nature se montre, celle des hommes, quels qu'ils soient, s'évanouit (3). » Ce tableau animé, M. Thiers l’a fait uniquement, il est vrai, pour expliquer comment Napoléon, partant des Quatre-Bras vers deux heures (4), ne put avancer que de deux lieues et demie dans le reste (1) Ce n’était pas trois heures plus tôt qu’il aurait fallu se mettre en route : il aurait fallu y être avant quatre heures du matin. (2) Tome XX, paires 157, 159. (3) Tome XX, page 278. (4) Selon M. Thiers, il en serait même parti vers midi ; mais M. Thiers trompe, on l’a vu. 288 WATERLOO. du jour, et pour Ten justifier. Mais, qu’il le veuille ou non, sa des- cription explique et justifie aussi l’extrême lenteur de la marche de Vandamme et de Gérard sur Gembloux; et elle la justifie d’autant mieux que ces deux généraux n’avaient pas, pour aider à leur mou- vement, une large et secourable chaussée comme celle de Bruxelles, et même qu’ils devaient se mouvoir sur une étroite et mauvaise tra- verse, en partie tracée dans un pays montueux et coupé (1). M. Thiers est donc aussi inconséquent qu’injuste en reprochant à Grouchy de n’avoir fait que deux lieues et demie (nous savons que le maréchal en fit trois et demie) ; et si les paroles qu’il met dans la Louche de Napoléon sur celui-ci étaient, par impossible, authen- tiques, elles prouveraient seulement que le chef de l’armée française n’a pas attendu les amertumes de la défaite et les loisirs de l’exil pour calomnier son lieutenaht. « Devant la puissance de la nature, » Grouchy fit, en portant son infanterie de Saint-Arnaud et Ligny à Gembloux, tout ce qui était humainement possible. Telle est la vérité. Ce qui est vrai aussi, le fait vaut bien une remarque, c’est que M. Thiers qui a déjà en vue le lendemain, la journée décisive, est fort inexact quand il écrit que « Grouchy laissa son infanterie se reposer à Gembloux afin de lui donner une bonne fin de journée, » Cette infanterie ne passa pas la fin de la journée à Gembloux^ car elle n’y arriva ou plutôt ne prit ses bivacs en deçà et au delà de ce point qu’à neuf heures et à dix, moment qui, même en juin, est le commencement de la nuit ; et, quant à la fin même de la journée, elle la passa en marche et l’eut aussi mauvaise que possible. « Vers la fin du jour la souffrance s’accrut avec la durée de la pluie et avec la nuit, » On vient de le voir, c’est M. Thiers lui-même qui écrit ceci, ne regardant, il est vrai, que du côté de Napoléon; mais, quoi qu’il en ait, il faut qu’il regarde aussi du côté de Grouchy. Quand il pleut, quand il fait nuit, quand il y a soûffrance à la colonne de Napoléon, il pleut, il fait nuit, on souffre aussi à la colonne de (1) « Elles (les troupes du quatrième corps) ont couché en deçà de Gem- bloux dans un pays fort montueux et fort coupé. » {Quelques documents ^ etc,, par le général Gérard.) ILOTES. 289 Grouchy. Quand l’armée de Napoléon est paralysée sur la chaussée de Bruxelles, les troupes de Grouchy ne peuvent être fort actives sur la traverse de Gembloux. Croyant plus fortement encore accuser Grouchy après tant d’inexac- titudes, M. Thiers dit qu’il « aurait mieux valu acheminer l’infan- terie (de Grouchy) dès midi, sur Gembloux, qu’elle aurait eu de la sorte l’avantage d’arriver à Gembloux avant l’orage qui vers deux heures de V après-midi s’étendit sur toutes les plaines de la Belgique et en mesure encore, après y avoir pris un repos de trois ou quatre heures, de s’approcher de Wavre si de nouveaux indices signalaient cette direction comme définitivement favorable (1). » Mais, une fois de plus, l’accusation, on le voit, n’atteint pas Grou- chy. Ce qui aurait valu le mieux, c’eût été de chercher, de décou- vrir la retraite des Prussiens, dès le point du jour, de mettre cette infanterie en mouvement dès le lever du soleil et de l’acheminer non sur Gembloux mais sur Sombreffe, d’où sortait alors Thielmann, ou bien sur le chemin de Tilly, où étaient Zieten et Pirch I ; et si cela ne fut pas fait, c’est à Napoléon seul qu’il faut le reprocher, car seul il commandait. En partant à midi au lieu de partir à deux heures, on n’aurait modifié en rien le résultat de la journée. Ayant trois lieues et demie à faire, et sur une mauvaise traverse, l’infanterie ne serait pas arrivée à Gembloux vers deux heures, comme le dit par trop légère- ment M. Thiers, mais plus tard et d’autant plus tard que l’orage l’aurait surprise en route. Or, à deux heures même, Zieten, Pirch l et Bülow étaient massés depuis longtemps sur Wavre, et Thielmann, qui s’était arrêté dans sa retraite, non pas à Gembloux même, mais à une lieue au delà, se remettait en mouvement sur Wavre. Mais, quoi qu’il en soit, si l’infanterie de Grouchy ne partit pas à midi, si elle ne partit qu’à deux heures, ce délai n’est encore imputable qu’à Napoléon, puisque Grouchy reçut son commandement à midi passé, l’ordre de se diriger sur Gembloux un peu plus tard encore et puis- qu’il dut laisser aux troupes, qui ne s’attendaient plus à marcher, le temps de se préparer au départ. {{) Tome XX, pages 173,174. Î290 WATERLOO. Ainsi, pour peu qu’on veuille tenir compte des faits et des circon- stances, ne pas supposer, par exemple, le soleil luisant ou peu s’en faut pour la colonne de Grouchy et, tout à côté, la tempête sévissant sur celle de Napoléon et la paralysant, on reconnaît que le jugement porté par M. Thiers manque absolument d’équité, au moins en ce qui concerne la marche sur Gembloux, marche prescrite d’une façon ab- solue par Napoléon; et on constate que Grouchy n’a pas perdu de temps en exécutant cette partie de ses instructions. Dans ces instructions, il lui était recommandé, en outre, d’éclairer la direction de Namur et de Maestricht, de poursuivre V ennemi et d'éclairer sa marche, afin qu’o/i pût pénétrer ce qu'il voulait faire. Notre récit a dit comment il s’acquitta de cette autre partie de sa mission. Il n’eut rien à faire sur la direction même de Namur, puisque Pajol y était déjà et fort mal à propos, par l’ordre même de Napoléon. , Sur celle de Maestricht (qui est celle de Liège), il porta le corps < d’Exelmans ; et, avant trois heures, ce corps était près de Gembloux, où il avait, depuis neuf ou dix heures du matin, la brigade de Berton (1). Beaucoup plus tard, c’est-à-dire quand la tête de l’infan- terie commença à approcher d’Exelmans, Grouchy le poussa jusqu’à ; Sauvenière et lui ordonna de diriger de là quelques escadrons sur ^ Sart-lez-Walhain et Perwez, continuant d’éclairer ainsi la direction j de Maestricht et éclairant de plus celle de Wavre. Sous ce rapport encore, il s’était donc conformé aussi bien que possible aux instructions de Napoléon ; il les avait même complétées \ en éclairant la direction de Gembloux à Wavre. Quant à la poursuite de l'ennemi, il l’opéra sur Gembloux, direc- tion fausse, où il ne rencontra, ne saisit pas un Prussien, par la raison qu’il n’y en avait plus du tout de ce côté, mais direction qui (!) M. Thiers, dans son ardeur à accuser Grouchy, dit « qu’il n’avait pas même envoyé une reconnaissance par sa droite sur Gembloux. » Il se serait épargné celte grave inexactitude en lisant la lettre qu’adressa Exelmans à Grouchy et par laquelle ce général annonce qu’il est sur Gembloux, et qu’il a devant lui l’ennemi au delà de l’Orneau. Or, l’ennemi, c’était, on le sait, Thielmann, qui commença sa retraite vers deux heures après midi et dont l’extrême arrière-garde disparut vers trois heures. NOTES. lui avait été iinpcrativemeiit fixée, imposée par Napoléon, il faut y insister. Du reste, quand il put se mettre en mouvement et même au moment où il reçut son commandement, eût-il pris la véritable direction et les meilleures dispositions, c’est-à-dire eût-il marché sur Wavre par Gentinne et Mont-Saint-Guibert, en appelant sur sa droite, sur la voie romaine, à hauteur de Gembloux, le détachement de Pajol, sa poursuite n’aurait pas été plus fructueuse. C’est à tort, en effet, que, avec une intention accentuée de critique contre Grouchy, M. Thiers parle a de traînards que notre cavalerie mieux dirigée eût ramassés par milliers ; » car sa critique tombe d’aplomb sur Napo- léon et non sur le maréchal. C’était le matin, pendant que Napoléon endormi, indécis, restait inactif, laissait toutes ses troupes au bivac, qu’il y avait des traînards à ramasser en quantité; à midi, à deux heures, il n’y en avait plus, ou s’il y en avait, ils étaient à l’abri de nos atteintes. Là encore il n’y a donc pas de reproches à faire à Grouchy : il n’a pas perdu de temps. La seule faute, relativement à ses instructions, fut de ne pas péné- trer suffisamment le dessein de l’ennemi, lorsqu’il lui aurait suffi, pour le découvrir, d’une opération bien simple qu’on s’étonne de lui voir négliger. Cette faute, notre récit l’a indiquée. N’imitant pas l’incurie pro- longée de Napoléon, ne s’en tenant pas à la lettre de ses instructions, en même temps qu’il poussait Exelmans et portait Vandamme et Gérard sur la direction divergente de Gembloux assignée par Napoléon, Grouchy aurait dû envoyer une forte reconnaissance ou deux sur la direction même de Wavre; et il n’y en expédia aucune. Opérée dans l’après-midi, c’est-à-dire lorsqu’il n’y avait plus sur cette direction d’ennemis à rencontrer, pas même un traînard, avant d’arriver à Mont-Saint-Guibert, cette reconnaissance aurait dû aller assez loin, il est vrai, afin d’avoir des nouvelles positives des Prus- siens ; elle aurait dû suivre leurs traces imprimées sur le sol jusqu’à Mont-Saint-Guibert, qu’occupait leur arrière-garde et qui est à quatre lieues et plus de Saint-Amand et de Ligny. Ayant forcément de l’in- fanterie, de l’artillerie, gênée, retardée, accablée par l’orage, engagée sur de très-mauvais chemins, dans un pays difficile, elle aurait eu 292 WATERLOO. ^grande peine aussi à accomplir sa mission, il n’y a pas à en douter; mais on peut admettre que, vers le milieu de la nuit, elle aurait pu donner à Grouchy la certitude, qui lui manquait alors encore, que Blücher avait massé son armée sur Wavre,que son dessein, par con- séquent, était de se réunir à Wellington. Tel aurait été le résultat obtenu par le maréchal, s’il eût fait éclairer, comme il le devait, la direction de Wavre. Il serait sorti d’indécision vers minuit au lieu d’en sortir le lendemain dans la ma- tinée. M. Thiers affirme, il est vrai, que ce résultat aurait pu être tout autre si Grouchy l’eût voulu. Selon lui, « Grouchy, que Napoléon avait quitté à onze heures du matin, aurait dû, à trois ou quatre heures de V après-midi, savoir la vérité, et de quatre à neuf, être bien près de Wavre, s’il prenait la parti de s’y rendre, ou se trouver sur la gauche de la Dyle, si, ce qui valait mieux, il traversait cette rivière pour se mettre en communication plus étroite avec Napo- léon. » Mais, ici plus que jamais, M. Thiers est dans la fantaisie et la contradiction de soi-même. D’abord, Napoléon, nous sommes forcé de le répéter, ne quitta pas Grouchy à onze heures, puisque à midi il était encore à Ligny ; et le maréchal dut donner aux troupes le temps de se préparer au départ. Qu’on ne tienne pas compte, si l’on veut, de ce délai indis- pensable, et il n’en résultera pas moins que c’eût été entre quatre et cinq heures que Grouchy aurait su la vérité, en supposant, bien entendu, une reconnaissance marchant aussi vite que le veut M. Thiers. La vérité aurait, par conséquent, rencontré, entre quatre et cinq heures aussi, Vandamme et Gérard en marche de Saint- Amand et de Ligny sur Gembloux ; et c’est en ce moment qu’ils auraient dû faire tête de colonne à gauche; et changeant ainsi de direction , ils auraient pu être à neuf ou dix heures bien près de Wavre ou bien sur la gauche de la Dyle, c’est-à- dire au delà de Mousty, où était le premier pont à trouver sur cette rivière ! Eu d’autres termes, cette infanterie de Vandamme et de Gérard qui, partant à deux et à trois heures de Saint-Amand et de Ligny, eut NOTES. 293 toutes les peines imaginables à atteindre Gembloux à neuf et à dix heures, aurait parcouru, en un tiers moins de temps, une distance double ou plus encore, s’il fallait en croire M. Thiersl Mais lui-même ne croira plus à son assertion quand nous lui aurons rappelé, une fois de plus, ce qui a été écrit par Gérard, « le plus véridique des hommes, «sur les énormes difficultés de la marche, quand nous lui aurons rappelé surtout forage, qu’il oublie toujours quand il s’agit de Groucby, la tempête et le sombre tableau qu’il en fait, la colonne de Napoléon « tombée dans un état déplorable... ne pouvant plus conserver ses rangs... chacun y marchant comme il voulait et comme il pouvait... la nuit accroissant la souffrance et avancée de deux heures par la brume... les opérations militaires forcément interrompues, enfin formée française et f armée anglaise paralysées par la puissance de la nature devant laquelle celle des hommes, quels quils soient^ s'évanouit. » Non, tout ce qui lui était prescrit par les instructions écrites de Napoléon, Groucby le fit dans la mesure du temps et des difficiles circonstances contre lesquelles il eut à lutter ; et il est aussi inexact qu’injuste de f accuser « d’avoir à peu près perdu la journée sur la route de Wavre. » Le seul reproche qu’il ait encouru, c’est d’avoir imité, f après-midi, la négligence de Napoléon avant midi, de n’avoir pas envoyé une forte reconnaissance, de Ligny, sur la direction de Wavre par Mont-Saint-Guibert. Mais ce reproche fait, il faut ajouter que, eût-il envoyé cette re- connaissance, eût-il appris d’elle, comme il f aurait appris sans doute, que les Prussiens se retiraient sur Wavre, ce qui aurait montré leur dessein de se réunir aux Anglo-Hollandais, cela n’aurait pu changer en rien le cours terrible des événements. Dans la nuit du 17 au 18 juin et bien des heures auparavant, lorsque Blücher avait rallié, massé sur Wavre, deux cent quatre- vingts bouches à feu, et au moins quatre-vingt-dix mille hommes, dont trente et un mille de troupes fraîches, la situation n’était plus ce qu’elle avait été de bonne heure dans la matinée, quand ces mêmes Prussiens étaient séparés en trois groupes éloignés f un de f autre, quand la plupart de leurs divisions étaient encore assez mal en ordre, avaient gibernes et caissons vides. Dans les nremiers moments du jour, ïi, 25 294 WATERLOO. Grouchy avec trente-trois mille hommes aurait pu beaucoup contré l’armée prussienne, lui aurait infligé des pertes très- sensibles, peut- être considérables, et l’aurait empêchée sans doute de se concentrer sur Wavre. Mais quand il reçut son commandement et les instruc- tions de*Napoléon, il n’était plus en son pouvoir, quoiqu’il fît, de se mettre en position d’empêcher, avec trente-trois mille hommes, Blü- cher, qui en avait quatre-vingt-dix mille au moins, de porter à Wellington une aide suflisante pour déterminer la catastrophe de nos armes. La suite de notre récit le montrera nettement. M. Thiers, qui se prépare déjà à accabler Grouchy, aflirme déjà aussi que « dans la main d’un homme habile et résolu, c’était assez contre une armée battue )> que le détachement confié à ce maréchal; et pour donner du poids à cette assertion fort leste, il ajoute : « Le maréchal Davout, avec vingt-six mille Français, avait bien tenu tête en 1806, à soixante et dix mille Prussiens dans la mémorable journée d’Auerslædt (1). » Mais jamais citation ne fut moins exacte et ne porta plus à faux que celle-ci. Les Prussiens à Auerstædt n’étaient pas soixante et dix mille, mais cinquante mille à peine (2); et sous tous les rapports possibles, rapports de commandement, d’organisa- tion, de recrutement, d’intelligence, d’expérience de la guerre, sous le rapport moral surtout, ils étaient incomparablement inférieurs à ceux de 1815, il n’est personne qui n’en convienne; et quant au corps de Davout, nous ne pensons pas que personne, si ce n’est M. Thiers, ait jamais cru que les divisions Friant, Gudin, Morand aient eu leurs égales dans notre armée de 1815, quelle que fût d’ail- leurs son ardeur, sa rage même de combattre. Mais nous reviendrons, il n’est pas besoin de le dire, sur le rôle de (1) Tome XX, page U2. (2) Un livre qu’on peut citer comme le type achevé de ce patriotisme inepte qui, dans tout récit de guerre, augmente les forces de l’ennemi et diminue celles des Français, les Victoires et Conquêtes, ne porte qu’à un peu plus de cinquante mille hommes la force des Prussiens à Auerstædt. La vérité est que Davout avait vingt-sept ou vingt-huit mille hommes et que les Prussiens étaient à peine cinquante mille (cinquante-deux bataillons, soixante et dix escadrons, quinze batteries). NOTES. 295 Groucliy au Jour de la catastrophe. Pour le moment, nous avons voulu prouver, et nous avons prouvé, à coup sûr, dans cette note forcé- ment minutieuse et longue, que M. Thiers n’a pas mieux réussi que Napoléon lui-même à rejeter sur Ney d’une part, sur Grouchy de l'autre, la responsabilité du temps perdu le 17 juin, c’est-à-dire la responsabilité d’une faute capitale, irréparable. Ses accusations contre les deux maréchaux ne reposent que sur des imaginations qui croulent les unes sur les autres dès qu’on les touche de la vérité. NOTE 0. De toutes les critiques de Napoléon sur les opérations de Wellington et de Blücher, le 18 juin, M. Thiers n’en a répété, maintenu que deux. Mais celles-ci aussi, il aurait dû les passer sous silence. Il condamne la résolution des généraux alliés de disputer à ou- trance la forêt de Soignes; et il blâme vivement Wellington* d’avoir choisi la position de Mont-Saint-Jean pour y attendre le choc de l’armée française. De ces deux critiques, la première n’a pu naître que de la rancune du vaincu. Elle est tellement futile, qu’aucun écrivain sérieux n’y a donné attention ; nous ne l’avions pas même mentionnée dans notre livre. Mais puisque M. Thiers la reproduit, nous la réfuterons. « En mettant la forêt de Soignes entre eux et Napoléon, les deux généraux alliés, écrit-il, auraient déjoué tous les calculs de celui-ci, et l’auraient réduit à battre en retraite pour aller faire face à la grande colonne de l’est, après avoir échoué dans tous ses plans. Ils auraient donc choisi un jeu sûr au lieu du jeu le plus téméraire et le plus périlleux (1). » Sauf les termes, c’est exactement ce qu’avait dit Napoléon. Mais il avait été de l’intérêt de Napoléon deparaîtreignorer que l’in- vasion delaBelgique avait placéla guerre dans des conditions spéciales. Avant cette invasion, la Coalition pouvait attendre son heure pour frapper son ennemi; après, elle ne le pouvait plus, à moins de grands désavantages. (l) Tome XX, page 283, 296 WATERLOO. « Mettre la forêt de Soignes entre eux et Napoléon, » c’eût été, pour Wellington et Blücher, livrer Bruxelles à leur adversaire. Or, rentrée de Tarmée française dans la capitale de la Belgique succé- dant, à quarante-huit heures de distance, à notre victoire de Ligny, aurait pris dans ropinion publique les proportions d’un grand succès, d’un événement considérable. Elle aurait réchauffé Tardeur des par- tisans de Napoléon, intimidé ses ennemis, découragé rinsurrection de la Vendée. Pour les deux généraux alliés, c’était donc déjà une raison, et une raison décisive, de s’y opposer de tous leurs efforts, c’est-à-dire de recevoir ou de livrer une grande bataille. Mais à cette raison, il s’en joignait une autre du même ordre. Si, battus à Ligny, n’ayant obtenu qu’un demi-succès aux Quatre- Bras et un demi -succès suivi, comme une défaite, d’une retraite immédiate, Wellington et Blücher reculant encore devant Napoléon, refusant la lutte, avaient attendu l’évacuation de la Belgique du fait seul de celui-ci allant « faire face à la grande colonne de l’est, » ils lui auraient donné tout de suite le prestige de la supériorité, ils auraient fait penser qu’à peine attaquée la Coalition en était réduite à hésiter; et cela, ils devaient l’éviter à tout prix. D’ailleurs, M. Thiers se trompe quand il dit que la retraite eût été la ruine de tous les plans de Napoléon : elle n’aurait été la ruine que d'un seul de ses plans. Opérée après un séjour de plusieurs jours en Belgique, à Bruxelles, même au delà; opérée en ordre parfait, dans une attitude victorieuse, elle lui aurait permis de rentrer dans le premier des plans de campagne entre lesquels il avait balancé à Paris, lui-même l’a écrit avec vérité, et M. Thiers l’a écrit aussi, mais il ne s’en souvient plus (i). Du point de vue politique, la conduite de Wellington et de Blü- cher n’aurait donc pu être différente sans dommage extrême pour la Coalition. Ils ne devaient pas livrer à Napoléon la capitale de la Bel- (1) « Supposez que Napoléon se fît illusion, que eelte hardie offensive (l’invasion de la Belgique) n’eût pas tout le succès qu’il en espérait, rien ne Vempêchait de revenir de l’offensive à la défensive, c’est-à-dire à la défense pied à pied du sol national. » (Tome XX, page 14.} NOTES, 2^ gique ; ils devaient s’efforcer, se hâter de le combattre et de le rejeter sur sa propre frontière. Du point de vue militaire, leur justification n’est pas moins com- plète et évidente. D’une part, l’ardeur, l’exaspération de leurs troupes étaient ex- trêmes. Ils n’auraient pu, sans risquer d’affaiblir ces dispositions, remettre à douze ou quinze jours et peut-être plus le soin de cher- cher une revanche de Ligny, un complément des Quatre-Bras. D’autre part, ils auraient trouvé difficilement une occasion plus propice que celle qui se présentait et qu’avait créée Napoléon lui- même par ses lenteurs et ses indécisions : ils pouvaient réunir leurs forces pour le combattre. De Wavre, Biücher pouvait, en effet, porter, à temps, à Welling- ton, établi dans la forte position de Mont-Saint-Jean, l’aide de toute l’armée prussienne si Napoléon ne faisait pas de détachement contre elle, et, dans le cas contraire, l’aide de cette armée diminuée d’un détachement aussi, maisencore assez nombreuse pour former avec les Anglo-Hollandais une masse telle, que Napoléon devait en être écrasé. Rechercher, accepter la lutte en de telles conditions, c’était donc sa- gesse, habileté de calcul et non témérité. A la guerre, quand l’occasion s’offre, il faut la saisir ài’instant, sous peine de ne la retrouver jamais. Ceci dit, il reste le choix même de la position de Mont-Saint-Jean qui, suivant M. Thiers, recélait le plus grand péril, parce que cette position était adossée à la forêt de Soignes qui n’offrait « qu'une seule issue praticable, la chaussée de Bruxelles (1). » M. Thiers se conforme ici, sans variante aucune, à la tradition napoléonienne (2). {{) « La chaussée de Bruxelles, seule issue praticable à travers la forêt de Soignes. » (Tome XX, page 199.) « La grande route de Bruxelles, seule issue praticable à travers la forêt de Soignes. » (Tome XX, page 284.) (2) Nous devons faire remarquer, cependant, que M. Thiers très-convaincu, le 18 juin, que la position de Mont-Saint-Jean est mauvaise, l’a qualifiée belle, le 17. 11 a écrit, en effet :« Un tel débordement du ciel aurait tourné le matin comme le soir au profit des Anglais qui ayant le projet de se replier sur la belle position do Moiit-Saint-Jean, etc. » (Pages 157, 158.) 298 WATERLOO. Avec les contemporains et, ce qui est plus irrécusable encore, avec les plans topographiques conservés de cette époque, nous avions dit que la forêt de Soignes était une haute futaie, sans taillis, praticable, en tous sens, aux hommes à pied et à cheval ; avec les contemporains, avec les cartes du temps encore, nous avions montré à travers cette forêt, outre la large chaussée de Bruxelles, la route presque tout entière pavée d’Alsemberg, conduisant de Mont-Saint-Jean à la capi- tale de la Belgique ; nous avions montré aussi trois traverses ouvertes dans la même direction et valant bien celles sur lesquelles chemi- nèrent les Prussiens venant de Wavre et celles sur lesquelles M. Thiers affirme, nous le verrons dans la prochaine note, que Grouchy aurait pu marcher avec grande rapidité. Mais de tout cela M. Thiers n’a rien entendu, n’a rien vu. Pour lui, comme pour Napoléon, la forêt de Soignes reste avec une seule issue praticable. C’est un des dires immuables de la légende de Waterloo; il le respecte. En revanche, il n’aperçoit pas que le champ de bataille de Napoléon, qu’il trouve admirablement choisi, présentait sur ses derrières, au passage de la Dyle, moins de facilités à la retraite, pour l’artillerie, que la forêt de Soignes (1) et moins de sûreté pour les autres armes, M. Thiers regarde les cartes et les plans comme il examine les dépêches et les ordres. 11 y lit couramment ce qui n’y est pas et n’y aperçoit pas ce qui saute aux yeux (2). (1) Celte inadvertance de M. Thiers est d’autant plus étrange qu’il a dit antérieurement {à tort, nous l’avons prouvé) qu'U n’y avait qu’un seul pas- sage sur la Dyle, le pont de Genappe^ et raconté (à tort encore) qu’il avait fallu trois heures à Napoléon, le 17 juin, pour faire franchir ce cours d’eau à soixante et dix mille hommes. (2) Le générai Jomini, peu suspect, nous ne saurions trop le répéter, de partialité contre Napoléon, écrit dans son Précis de Cari de la guerre^ ouvrage devenu à bon droit classique : « La retraite d’une armée en position devant une forêt serait d'autant plus sûre, si, comme c'élaii le cas à WaterloOy la forêt formait une ligne concave derrière le centre, car ce rentrant devien- drait une véritable place d’armes pour recueillir les troupes et leur donner le temps de filer successivement sur la grande route. » Nous n’avons pas besoin de dire, d’ailleurs, que le savant écrivain a par- faitement aperçu les diverses voies carrossables qui existaient, en 1815, à travers la forêt de Soignes. Il compte même la chaussée de La Hulpe comme ayant pu servir, au besoin, à la retraite de la gauche de Wellington, NOTES. 299 Après avoir ainsi reproduit, sans y ajouter aucun argument nou- veau, deux des critiques dirigées avec si peu de justesse par Napo- léon contre ses adversaires, M. Thiers a voulu prouver que le chef de l’armée française avait engagé à temps et mené au mieux la ba- taille ; et que ses lieutenants seuls étaient responsables des fautes commises. Nous allons le suivre dans son apologie de l’un, dans sa critique des autres; et, de nouveau, nous devons nous excuser, par avance, de quelques redites inévitables. Le premier reproche que nous avons adressé, après, bien d’autres écrivains, à Napoléon, porte sur l’heure tardive où il engagea la bataille. Rapportant ses propres paroles (1), et rappelant les mouvements que fit l’armée anglo-hollandaise pendant qu’il restait immobile, nous avons fait voir qu’il aurait pu entamer la lutte dès sept heures et demie du matin, au lieu de la différer jusqu’à onze heures et demie passées; et nous avons ajouté, démontré que cette perte de temps fut très-malheureuse ; que, si elle eût été évitée, le résultat de la journée aurait pu être différent. M. Thiers ne conteste pas cela; il lui serait, d’ailleurs, assez dif- ficile de le contester après l’aveu de Napoléon et devant la succes- sion des faits et l’issue de la bataille. Mais il met en scène Drouot de manière à rejeter, en quelque sorte, sur lui la responsabilité du retard de l’attaque; puis il sou- tient qu’en soi-même ce retard n’était pas une faute, bien plus ; qu’il était un juste calcul. Ce calcul, ajoute-t-il, le « résultat, dieu de fer que les hommes adorent » l’a condamné, mais il ne lui a pas ôté la justesse. Que Napoléon, comme l’écrit M. Thiers, ait demandé à Drouot son avis sur l’état du sol, nous le croyons volontiers; que Drouot, comme il le raconta, paraît-il, en 1816, à un ami, ait dit à Napo- (1) « Dans ce moment (à huit heures), des officiers d’artillerie qui avaient parcouru la plaine annoncèrent que l’artillerie pouvait manœuvrer ^ quoique avec quelques difficultés qui, dans xine heure^ seraient bien diminuées. » [Mémoires, tome /J; passage déjà cité, 1. 1, page 270 de notre livre.) 300 WATERLOO. léon que « de sept à huit heures les mouvements de rartillerie se- raient bien lents; que deux ou trois heures de retard sauveraient cet inconvénient (1), » nous l'admettons sans peine aussi. Mais cette intervention de Drouot ne diminue nullement la responsabilité de Napoléon. Officier d'artillerie, Drouot n’avait en vue que son arme. C’était à Napoléon de juger d’après la situation générale des choses, que lui seul connaissait, s'il valait mieux tenir compte de Y inconvénient momentané, existant d’après Drouot, que passer outre. Au surplus, le chef n’est pas couvert par l’avis d'un subordonné, surtout quand il peut immédiatement en vérifier la valeur de ses pro- pres yeux : cet avis, quand il l’a accepté, mis en pratique, est de- venu le sien propre; et il n’y a plus que lui de responsable des conséquences qui en découlent. C’est la règle de tous les temps ; et c’est justice. M. Thiers ne l’ignore pas (nous le verrons même bientôt appliquer cette règle à Grouchy, quand un général d'artillerie donnera à ce maréchal un avis du même genre que celui de Drouot à Napoléon) ; aussi s’efforce-t-il, nous venons de le dire, de justifier, de préco- niser ce retard même. « On pouvait bien, écrit-il, dans cette saison, Wwcv à onze heures la bataille de Waterloo, quand on n'avait livré celle de Ligny qu’à trois heures de l’après-midi, ce qui n’avait pas empêché de la gagner. Or, r inconvénient d'embourber son artillerie, d'embourber sa cava- lerie, qui étaient ses deux armes les meilleures (2), était une consi- dération dont personne ne pouvait méconnaître l’importance... L'argument de Drouot auquel Napoléon se rendit était décisif, et la postérité ne blâmera pas celui-ci d’en avoir tenu si grand compte (3). » Il semblerait que M. Thiers devrait craindre d’user encore de cet argument qui s’est déjà trouvé si tristement faux le 1 6 juin et le 17. (1) Tome XX, page 284. (2) Nous ignorons sur quelles données se fonde celte assertion qui se produit ici pour la première fois. Elle nous semble des plus aventurées. (3) Tome XX, page 284, NOTES. 301 Il iTétait pas nécessaire de se hâter; on avait bien le temps 1 les journées étaient si longues ! Mais non, il y revient. Il persiste à ne pas voir que les heures perdues â Charleroi ont causé un échec aux Quatre-Bras, ont rendu à Ligny la victoire fort incomplète; il continue à ne vouloir pas reconnaître que les heures perdues à Fleurus, sur les hauteurs de Brye, ont fait le salut de l’armée prussienne, ont permis aux Anglo- Hollandais d’éviter un coup terrible; et il dit avec assurance qu'il était assez tôt d’engager à onze heures la bataille de Waterloo! Il fallait, affirme-t-il, éviter l’inconvénient d’ embourber l’artillerie et la cavalerie. Mais nous lui ferons observer que cette crainte d' embourbement n’est qiiun produit de son imagination. D’après son récit même; Drouot se serait borné à exprimer l’avis que les mouvements de l’artillerie seraient bien lerds, ce qui ne signifie pas, que nous sachions, impossibles, et il n’aurait pas parlé de la cava- lerie. Quant à Napoléon, lui -même, nous le rappelons, a écrit qu’a huit heures les officiers d’artillerie, qui venaient de parcourir le ter- rain, lui dirent que l’artillerie pouvait manœuvrer, quoique avec quelques difficultés qui dans une heure seraient bien diminuées; et non plus que Drouot il n’a, d’ailleurs, parlé de4a cavalerie. Ce que M. Thiers appelle « l’argument de Drouot » n’est donc pas l’argument de ce général, ma.’s une pure assertion de M. Thiers qui ne craint pas assez l’hyperbole; et celte assertion il a bien tort de vouloir la placer sous la protection de la postérité, car le passé l’avait condamnée déjà plus d’une fois, bien avant Waterloo. Continuant dans la voie apologétique, M. Thiers écrit: «Napoléon ayant pris, d’après l’avis de Drouot (toujours Drouot !) le parti de laisser sécher le sol, n’avait plus aucun motif àe hâter la bataille, surtout depuis qu’il voyait les Anglais résolus à ne pas l’éviter. Il avait à différer deux avantages, celui de laisser le sol se raffermir, ce qui devait être uniquement au profit de l’attaque, et de donner à Grouchy le temps d’arriver (1). » Rien de moins juste. Quand le sol sèche, il sèche pour les deux partis en présence et (I) Tome XX, page 188, 302 WATERLOO. non pour un seul. Les dragons de Ponsonby sabrant, désorganisant les divisions de d’Erlon,les gardes de Somerset repoussant nos cui- rassiers, les brigades de Vivian et de Vandeleur culbutant tout devant elles prouvèrent trop bien que le sol avait séché pour les Anglais aussi bien que pour les Français. 11 est très-vrai, néan- moins, que. raffermissement du sol devait profiler un peu plus à l’at- taquant qu’à l’attaqué, du moins dans les premiers iustants de la lutte. Mais qu’élait-ce que cet avantage auprès de celui de com- battre les Anglais seuls? M. Thiers affirme que Napoléon, voyant ceux-ci résolus à ne pas éviter la bataille, n’avait aucun motif Aq la hâter. Mais c’est préci- sément leur résolution qui aurait dû déterminer une attaque préci- pitée; car cette résolution indiquait avec certitude qu’ils attendaient l’appui de Blücher, qu’ils en étaient assurés. Napoléon donnait à Grouchy le temps d'arriver^ dit aussi M. Thiers. Ce n’est pas ici le lieu de discuter le rôle de Grouchy dans cette journée funeste. Mais nous rappellerons qu’à dix heures du matin Napoléon faisait écrire à ce maréchal « de diriger ses mouve- ments sur Wavre, a ce qui est loin d’indiquer qu’il l’attendît sur Plancenoit, Quoi de plus hypothétique, d’ailleurs, toutes autres con- sidérations à part, que la venue de Grouchy sur le champ de bataille de Napoléon? Qui pouvait assurer, par exemple, qu’il n’était pas, lui aussi, en présence d’une colonne ennemie de force égale à la sienne; que, pour l’attaquer, il n’attendrait pas jusqu’à midi, jusqu’au raffermissement du sol, et ne dépenserait pas, dans cette attaque, six ou huit heures ou plus, le reste de la journée, pen- dant que la masse de l’armée prussienne irait se réunir à Wel- lington pour nous accabler? Et si, par hasard, Grouchy marchait vers le champ de bataille de Napoléon, si, par impossible, il trouvait la route libre devant lui, s’il avait le temps d’arriver avec ses trente- trois mille hommes et ses quatre-vingt-seize bouches à feu, n’était-il pas évident que Blücher arriverait avec ses quatre-vingt-dix mille hommes et ses deux cent quatre-vingts canons? La prétendue attente de Grouchy ne put être et ne fut pour rien dans le retard de la bataille contre Wellington. Napoléon la différa, non parce qu’il attendait Grouchy, mais parce qu’il no NOTES. 303 s’attendait pas à l’intervention des Prussiens, parce qu’il les croyait en déroute, impuissants à rien entreprendre contre lui, « hors de cause pour deux ou trois jours au moins, » M. Thiers lui-même en témoigne (1); et là fut son erreur capitale. Convaincu qu’il avait assez des forces réunies sous sa main pour battre les Anglo-Hollandais, voyant encore devant lui de longues heures de jour, indolent, indécis, il se dit, comme la veille etl’avant- veille : « J’ai bien le temps 1 » et comme la veille et l’avant-veille, il se trompa. Mais, cette fois, la troisième, l’indolence et l’indécision enfantèrent une catastrophe sans égale. M. Thiers convient que l’attaque sur Goumont fut mal exécutée; mais il en rejette la faute sur le général Reille seul qui, assure-t-ii, « n’alla pas veiller d'assez près à l’exécution de ses ordres (2), » qui « ne suivit pas le combat d'assez près (3), » qui « était décou- ragé (i). » 11 convient aussi que l’attaque de la Haie-Sainte fut mal opérée; mais il en rejette la faute sur le m.aréchal Ney seul (5). Il reconnaît encore que l’attaque du corps de d’Erlon contre la gauche de Wellington eut lieu dans une ordonnance des plqs vicieuses; mais il en rejette la faute sur Ney et d’Erlon seuls (6). Dans ce livre même nous avions écrit que la mission du chef est (1) « Les Prussiens étant hors de cause (le 17 au matin), pour deux ou irois jours au moins ^ c’étaient les Anglais qu’il fallait chercher et battre. » (Tome XX, page Ul.) (2) Tome XX, page 198. (3) Tome XX, page 283. (4) Tome XX, page 295. M. Thiers est le premier écrivain qui ait accusé Rcille lie s’être tenu systématiquement loin du feu et d’avoir manqué d’énergie. Il n’indique pas du tout sur quelles données il base celle grave accusation. Nous la croyons absolument injuste. (5) « L’atlaque de la Haie-Sainte au centre et le long du chemin d’Ohain contre la gauche des Anglais, exécutée par des masses épaisses incapables de manœuvrer contre la cavalerie, fut une faute de tactique qu’on ne sait comment expliquer de la part d’un manœuvrier aussi habile que le maréchal Ney et que Napoléon n'eul pas le temps d^mpêcher^ car lorsqu’il put s’en apercevoir les troupes étaient déjà en mouvement, et U était trop tard pour changer leurs dispositions d’attaque. » (Tome XX, page 285.) (6) « Une faute de tacti qui avait pris sans doute pour un commencement de retraite le léger mouvement en arrière fait par la première ligne anglo-hollandaise et avait cru, par suite, que le choc de quelques milliers de chevaux suffirait pour l’enfoncer (2). M. Thiers combat notre opinion; et il la combat de deux ma- nières ; indirectement par son récit et directement par une note. Du récit, nous n’avons rien à dire, si ce n’est qu’il réunit tous les caractères de l’invraisemblance, de l’impossibilité, surtout en ce qui touche le point capital du débat, c’est-à-dire la manière dont s’en- gagea l’attaque, et que, sur ce point même. M. Thiers croit si peu (1) Voir t. II, pages 22, 23, 24 de noire livre. (2) Voir t. H, page 24 de notre livre. NOTES. 309 ce qu’il avance que, quelques pages plus loin, il se contredit abso- lument par une autre version (1). La note, nous la discutons. Comme d’habitude en pareil cas, M. Thiers examine la vraisem- blance et les témoignages; et de son examen il conclut hardiment à le culpabilité de Ney. « Napoléon, écrit-il, a dit dans la relation qui porte le nom du général Gourgaud, et redit dans celle qui porte son nom, qu’il recom- manda à Ney de s’établir à la Haie-Sainte et d'y attendre de nou- veaux ordres, et qu’il regretta vivement la charge de cavalerie de JSey; mais qu’une fois entreprise il se décida à la soutenir. Cette assertion est si vraisemblable que, pour moi, je suis disposé à y croire (2). ») MaisM. Thiers, on le voit tout de suite, a commis une erreur. lia lu, dans la relation qui porte le nom de Napoléon, ce qui n’y est pas. Dans cette relation, faut-il le répéter? Napoléon n’écrit pas même le nom de Ney à propos de l’attaque de cavalerie ; et il en accuse uni- quement le général Milhaud qui en fut, d’ailleurs, fort innocent, nous l’avons prouvé. Nous avions mis en relief cet abandon fait par Napo- léon de l’accusation qu’il avait lancée contre Ney dans sa première relation, c’est-à-dire celle qui porte le nom de Gourgaud. Malheureu- sement M. Thiers qui veut nous réfuter, nous a mal lus. Qu’il nous relise, qu’il relise la relation qui porte le nom de Napoléon; et il reconnaîtra que V assertion qu’il juge si vraisemblable, à laquelle il est si disposé à croire. Napoléon non-seulement ne l’a pas redite, mais encore l’a abandonnée complètement. Après cette rectification décisive, nous pourrions ne pas suivre M. Thiers plus loin dans sa note. Cependant nous l’y suivrons, parce que c’est une occasion précieuse de montrer à quel point le désir passionné de trouver Napoléon infaillible lui trouble la vue. Rien déplus intéressant, d’ailleurs, ni de plus instructif que de le voir s’ef- forcer d’établir et se persuader qu’il a établi la vérité d’une assertion à laquelle celui-là même qui l’avait imaginée a dû renoncer, tant elle était insoutenable! (1) Voir pages 218, 220, 221 , 222, 223, 228 du tome XX, pour la première version, et la page 287 du même tome, pour la seconde. (2) Tome XX, page 252. Il %. 310 watehloo. « De l’exactitude de cette assertion, dit-il, il y a des preuves qui me paraissent convaincantes. Premièrement Napoléon était si préoc- cupé de l’attaque des Prussiens, qu’il suspendit toute autre action que celle qui était dirigée contre eux, et que, par exemple, il ne voulut pas détourner un seul bataillon de la garde avant d’avoir con- tenu Bülow. Comment donc admettre que, ne voulant pas détôurner de sa droite une portion quelconque de son infanterie de réserve, il consentît à lancer sa grosse cavalerie sans aucun appui d’infanterie? Comment admettre qu un général aussi expérimenté commît la faute de lancer sa cavalerie, quand il ne pouvait détacher encore aucune partie de son infanterie pour la soutenir?... On répondra peut-être que Ney le fit. Mais d’abord Ney n’était pas Napoléon. Ney était sur le terrain, entraîné, hors de lui (1); il ne commandait pas en chef; il ne savait pas ce que savait Napoléon, c’est que pour je moment il n’y avait pas un seul secours d’infanterie à espérer. La faute, concevable de la part de Ney, ne l’aurait donc pas été de Napoléon (2). » Ainsi raisonne M. Thiers ; et il donne, il prend ce raisonnement pour une des preuves convaincantes qu’il a annoncées. Mais, d’abord, c’est une allégation tout à fait inexacte de dire que Napoléon « suspendit toute autre action que celle qui était dirigée contre les Prussiens. » Ney continuant l’attaque de la Haie-Sainte l’enleva au moment où les Prussiens allaient déboucher sur notre flanc droit (3); et, pendant l’action contre ces mêmes Prussiens, l’attaque sur Goumont continua avec fureur, de même que sur la ferme de Papelotte qui fut prise et sur celle de la Haie qui ne le fut pas. Ensuite, s’il est vrai que Napoléon « ne voulut pas détourner un seul bataillon de sa garde avant d’avoir contenu Bülow, » cela ne prouve rien, si ce n’est qu’après avoir cru la cavalerie suffisante pour enfoncer le centre anglo-hollandais et reconnu qu’elle n’y suffisait (1) M. Thiers n’appuie celte grave assertion absolument sur rien. (2) Tome XX, pages 232, 233. (3) M. Thiers fait même engager dès trois heures la cavalerie prussienne contre la nôtre (tome XX, page 213). NOTES. 311 pas, il hésita et finalement n’eut pas l’audace de faire appuyer ses vaillants escadrons par une partie de la garde à pied. Dire enfin, car c’est au fond le raisonnement de M. Thiers, que Napoléon n’a pas pu commettre une faute parce qu’il était trop expé- rimenté pour la commettre, c’est substituer à des preuves une véri- table pétition de principe. Que Napoléon ait été un capitaine expé- rimenté, un capitaine de premier ordre, un capitaine de génie, cela n’est pas en question. Mais nous croyons, et bien d’autres croient avec nous, que déjà avant la campagne de Belgique son génie avait baissé, était devenu au moins fort inégal ; que, dans cette campagne même, il n’eut plus que des éclairs ; et que son caractère, comme son activité, fut en continuelle défaillance. En ce jour même de Waterloo, il accumulait fautes sur fautes. Pour n’en rappeler qu’une, avant cette attaque de cavalerie opérée sans soutien d’infanterie, n’avait-il pas fait marcher le corps de d’Erlon sans soutien de cavalerie? Frédéric a dit « qu’au siège de Philippsbourg il n’avait vu que l’ombre du grand Eugène. » M. Thiers aurait du méditer ce mot (1). En résumé, sa preuve convaincante se compose d’une allégation inexacte et d’une affirmation de l’infaillibilité de Napoléon. En d’autres termes, elle n’est pas une preuve. M. Thiers y ajoute immédiatement « les témoignages qui, à son avis, sont concluants; » concluants, il s’entend toujours, en faveur de la vérité de l’assertion contre Ney, inventée, produite d’abord, puis tout à fait abandonnée par Napoléon. Le premier témoignage invoqué par M. Thiers est celui du colonel Heymès, aide de camp de Ney, qui a publiée une brève relation de la campagne de 1815, citée quelquefois par nous. Jusqu’ici, nous avions pensé que M. Thiers n’avait pas lu cette relation. Heymès, en effet, y a porté témoignage sur un point historique fort important, sur les instructions verbalement données à Ney par Napoléon, le 15 Juin au soir; son témoignage contredit absolument celui de Napoléon; et non-seulement M. Thiers n’en a pas parlé, mais encore (1) Ce mot a été repris par le général Lamarque et appliqué au Napoléon de Waterloo. 3t2 WATERLOO. il a affirmé qu’il n’existait pas un seul témoignage opposé à celui de Napoléon (1). Mais il faut croire qu’il n’aura lu que les dernières pages de cette relation. Quoi qu’il en soit, il y a constaté, dit-il, que, « parlant de la fameuse charge de cavalerie, Heymès n’a pas osé dire qu’elle avait été ordonnée par Napoléon. » Et il ajoute : « Certes, si cette excuse eût existé, il (Heymès) l’eût donnée. ILse borne à dire que Ney avait voulu prendre possession du terrain et de l’artillerie (2) qui sem - blaient abandonnés par le duc de Wellington dans son mouvement rétrograde. De ce qu’une excuse si radicale n’est pas invoquée, par ceux mêmes qui ont dé/iguré les faits, pour justifier le maréchal Ney, il résulte évidemment quelle n existe pas (3). » M. Thiers n’aurait pu choisir plus mauvaise occasion pour insulter à la mémoire de l’aide de camp de Ney. Heymès a dit ce qu’il savait de la fameuse charge de cavalerie; et n’a dit que ce qu’il en savait ou croyait en savoir; et cette réserve prouve sa loyauté, non son impuissance à défendre le maréchal Ney. Mais il n’a pas su la vérité même. On en trouve la preuve frappante dans sa relation. Il y dit, en effet, que toute la cavalerie monta par entraînement sur le pla- teau, tandis que Napoléon est convenu, à Sainte-Hélène, d’avoir expédié, au moins à Kellermann, l’ordre d’appuyer l’attaque com- mencée, et qu’un de ses aides de camp, allant plus loin dans la voie de la vérité, a écrit qu’il avait été chargé par lui « de porter l’ordre à toute la cavalerie de soutenir et de suivre celle qui avait déjà passé le ravin (vallon) qui la séparait de la position occupée par l’ennemi (4). » En vérité, conclure de ce qu’Heymès n’a pas connu un fait à la non existence de ce fait, c’est conclure sans raison et même contre la raison. (1) Voir t. II, pages 211, 212 de notre livre. (2) Heymès ne dit pas un mot de cette artillerie. (3) Tome XX, page 232. (4) Lettre du général de Flahaut au directeur du Moniteur, datée du 6 avril 1857. Dans cette lettre, ce général attribue, d’ailleurs, l’attaque à Ney. Il en est resté sur ce point à la première relation de Sainte-Hélène. NOTES. 313 Du reste, il suffit de lire les quelques lignes consacrées par Heymès à la charge de cavalerie pour reconnaître qu’il a considéré le maré- chal Ney comme affranchi de toute responsabilité, dans cet épisode, par la seconde relation de Napoléon (1). Mais quand on cite un témoignage, il faut le citer tout entier; et c’est ce que M. Thiers n’a pas fait. Le colonel Heymès a écrit : « Ce mouvement (celui de toute la cavalerie) s’exécuta sous les yeux de l’empereur (2) ; il aurait pwTar- réler : il ne le fit point. » Or, un mouvement que le général en chef peut arrêter et n'arrête pas est un mouvement ou qu’il a ordonné ou auquel il consent, ce qui revient absolument au même; et, dans un cas comme dans l’autre, il en a toute la responsabilité. Après avoir négligé les premières pages d'Heymès, ce n’était pas la peine de lire les dernières pour les lire si mal. Poursuivant sa note, M. Thiers assure « qu’il y a une autre preuve à son avis tout aussi décisive » que celle qu’il a tirée de la relation d’Heymès, en faveur de la thèse qu’il soutient contre nous ; et, cette fois encore, ce qu’il prend et donne pour une preuve décisive ne prouve absolument rien. « Napoléon, dit M. Thiers, écrivant à Laon le bulletin développé (1) L’écrit d’Heymès est de 1829. Nous ajouterons ici que leducd’Elchîngen a regardé également le maréchal Ney, son illustre père, comme aflVanch de tout reproche par la version même des Mémoires de Napoléon sur l’at- taque de la cavalerie. (Voir Documents inédits^ etc., par le duc d’Elchin- gen). (2) M. Thiers a dit dans son récit, qu’au moment où commença l’attaque . de cavaleriew Napoléonavait quitté la positionqu’il occupait au centre ets’étail porté à droite pour diriger le combat contre les Prussiens (tome XX , page 221). » Le dire est ingénieux; mais il est implicitement contredit par les deux relations de Sainte-Hélène, par tous les récits de la bataille et très- formellement par un témoignage qui ne saurait être suspecta M. Thiers. Le général de Flahaut, aide de camp de Napoléon, à Waterloo, et aujour- d’hui sénateur, a écrit : « L’empereur s’est placé pendant la bataille sur un mamelon, au centre de la position d’où son regard embrassait l’ensemble des opérations, et d’où il aperçut le mouvement de la cavalerie qu’avait ordonné le maréchal Ney Et il m'^ordonna de porter l’ordre à toute la cavalerie » (Lettre du général de Flahaut au directeur du Moniteur^ déjà citée.) 314 WATERLOO. de la bataille à la face de Ney (1) qui pouvait démentir ses asser- tions, et qui ne manqua pas en effet ^'attaquer ce bulletin à la chambre des pairs, deux jours après, n’a pas hésité à dire que la cavalerie, cédant à une ardeur irréfléchie, avait chargé sans son ordre. Je tiens de témoins oculaires dignes de foi qu’à Laon, rédi- geant le bulletin, il dit ces mots : « Je pourrais mettre sur le compte de Ney la principale faute de la journée, je ne le ferai pas. » C’est pourquoi, sans nommer Ney, il attribua à V ardeur de la cavalerie (et c’était vrai) la faute commise de dépenser toutes nos forces en troupes à cheval avant le moment opportun. Certes, il n’aurait pas, devant Drouot, devant tant de témoins oculaires, avancé une telle chose, s’il eût ordonné lui-même la charge dont il s’agit. Enfin Ney, deux jours après , faisant à la chambre des pairs une sortie vio- lente contre la direction générale des opérations, c'est-à-dire contre Napoléon, n osa pas avancer pour son excuse qu’on lui avait prescrit cet emploi intempestif de la cavalerie, ce qui eût fait tomber un reproche qui en ce moment était dans toutes les bouches (2). »> Et de tout cela, M. Thiers conclut que Napoléon n’ordonna pas la charge de cavalerie et que ce fut Ney qui, « entraîné, « l’entreprit de son propre mouvement. Mais malheureusement pour la conclusion, tout cela n’est guère que chimère et inexactitude. Que Napoléon, à Laon, ait dit à ses familiers : « Je pourrais mettre sur le compte de Ney la principale faute de la journée, je ne le ferai pas, » nous le voulons bien. Mais cela ne prouve nullement que la vérité l’autorisât à parler ainsi ; et voir une garantie de sa sincérité dans ce fait qu’il parla « devant Drouot et d’autres témoins oculaires, » c’est pousser par trop loin l’oubli du caractère et des habitudes de Napoléon et des hommes de son entourage. Ici et ail- leurs, M. Thiers s’attache à mettre en relief Drouot, à en faire un sage (3) imposant à Napoléon par son rigorisme et devant qui celui-ci n’aurait osé ni mensonge ni calomnie. Quelque part même il l’ap- (1) Il n’est peut-être pas inutile de rappeler ici que ces mots ne doivent être pris que dans le sens figuré. Ney n’était pas à Laon avec Napoléon. (2) Tome XX, pages 235, 254. (3) « Drouot, le plus sage des hommes. » (Tome XX, page 283.) NOTES. 315 pelle « rhomme de la justice et de la vérité. » Mais le sage au ser- vice d'un despote, d'un tyran, le sage complice du retour de l’île d’Elbe était d'une sagesse fort contestable; « l'homme de la jus- tice et de la vérité » était déjà aide de camp de Napoléon, lors du désastre de Kulm ; et sa présence n’empêcha pas son maître de saisir dans les mains du secrétaire de Vandamme les ordres qui couvraient Eornplétement ce général ; elle ne l’empêcha pas de calomnier l’in- lortuné vaincu, de rejeter sur lui la responsabilité de la catastrophe. 11 était aussi à côté de Napoléon, le sage, « l’homme de la justice et de la vérité » il était à bord de YInconstant, quand se copiaient les trop fameuses proclamations qui calomniaient cyniquement Auge- reau et Marmont pour couvrir la défaite de Napoléon en 1814 (1) ; et sa présence n’empêcha pas davantage la calomnie (2). A Laon même, dans cette halte de la déroute, est-ce que ce sage, cet « homme de la justice et de la vérité » empêcha par sa présence, ou chercha par quelques observations à empêcher Napoléon d’écrire le bulletin où le général vaincu calomniait ses soldats pour dissimuler ses fautes (3)? (1) « La défection du duc de Castiglione livra Lyon sans défense à nos ennemis la trahison du duc de Raguse livra la capitale » {Proclama- tion de Napoléon^ datée du golfe Juan, le 1er mars.) Or, Augereau avait été faible, maladroit; mais il n'avait nullement trahi ; et la défense de Paris par Marmont et Mortier est, à coup sûr, un des faits d’armes les plus glorieux de notre histoire, et d’autant plus glorieux, que les deux maréchaux combat- tirent livrés à eux-mêmes, abandonnés par le gouvernement tout entier, même par Joseph Bonaparte, par Jérôme Bonaparte qui s’enfuirent lâche- ment, en toute hâte. (2) Nous donnerons une idée suffisante de la condescendance de Drouot pour Napoléon en rappelant qu’il signa de son nom l’adresse des « généraux, officiers, sous-officiers et soldats de la garde impériale à l’armée, » adresse dictée par Napoléon, publiée par le Moniteur du 21 mars 1815, et dans laquelle les Bourbons sont accusés « d’avoir fait porter en Angleterre les quatre cents millions du domaine extraordinaire, patrimoine de l’armée et prix de ses succès ! » (3) Les « témoins oculaires » gênaient si peu Napoléon, que clans le bul- letin dicté à Laon, il représente deux divisions de cuirassiers, dont il a soin de ne pas nommer le chef, s’engageant sans ordre, et ajoute : « Ces deux divi- sions étant engagées, toute notre cavalerie courut au même moment pour soutenir ses camarades. » Or, le général Flahaut, son aide de camp, présent à Laon à la lecture du bulletin, avait porté l’ordre impérial à toute la cava- 316 WATERLOO. Battu à ce point que jamais général ne le fu« plus complètement que lui ; craignant que la défaite ne provoquât un soulèvement contre son pouvoir, il était de son intérêt de dire, de faire croire qu’il n’était pas responsable du désastre, de recommencer les menson-- gères apologies de 1812, 1813, 1814, de tenter de nouveau de duper la France et le monde pour se conserver le prestige personnel de l’invincibilité. Or, on ne sait que trop ce dont il était capable aussitôt que son intérêt personnel était en jeu. Peu importe donc qu’il ait dit à ses familiers et à Drouot tout le premier « qu’il pour- rait mettre sur le compte de Ney la principale faute de la journée. » Il faudrait une naïveté sans pareille pour accepter comme vraie, comme historiquement valable, une telle allégation sortie de la même bouche qui avait si souvent proféré le mensonge et la calomnie. Si Napoléon a tenu le langage que rapporte M. Thiers, cela ne peut prouver qu’une chose, c’est qu’il s’essayait devant ses familiers à une calomnie nouvelle. Mais ce qui est sûr, c’est qu’il n’alla pas au delà de cet essai confidentiel. Quand vint la dictée du bulletin de la défaite, il avait déjà réfléchi sans doute; il s’était dit que Ney n’était peut-être pas mort, qu’il s’exposerait à en recevoir un dé- menti s’il l’accusait ; et il se donna de garde de Taccuser. A la vérité, M. Thiers ne veut voir là qu’une réticence généreuse. C’est une sin- gulière explication à donner à ceux qui ont lu la première relation venue de Sainte-Hélène, celle qui porte le nom de Gourgaud. Mais M. Thiers va plus loin, on vient de le voir, dans sa « preuve décisive. »I1 prétend tirer un argument capital contre Ney de ce (fuece maréchal « faisant à la chambre des pairs une sortie violente contre la direction générale des opérations, c'est-à-dire contre Napoléon, n'osa pas avancer pour son excuse qu’on lui avait prescrit cet em- ploi intempestif de la cavalerie, ce qui eût fait tomber un reproche qui, en ce moment, était dans toutes les bouches, » Nous ne pensions pas que M. Thiers eût prêté une oreille si atten- tive aux paroles de Ney ; car lorsque Ney a témoigné que, le 16 juin, Napoléon lui avait renvoyé le corps de d'Erlon, M. Thiers ne l’a pas lerie de soutenir celle qui avait passé le ravin. {Voir la lettre de Flahaut, citée t. II, page 316.) KOTES. 317 entendu (1), et a affirmé qu’il n’y avait sur la contre-marche de dErlon que deux témoignages, celui de Durutte et celui de d’Erlon lui-même. Mais, puisque, maintenant, il écoute le maréchal parlant à la cliambre des pairs, et argumente de ee que celui-ei a pu dire ou plutôt ne pas dire, nous lui ferons observer qu’il argumente mal Arrivé à Paris, le 21, dans l’après-midi, c’est-à-dire le jour où y arriva Napoléon et où fut publié le bulletin de Waterloo, Neyprit la parole à vingt-quatre heures de là, au sein de la chambre des pairs, et il la prit pour opposer, fort mal à propos d’ailleurs, un démenti violent à des nouvelles de l’armée dont Carnot venait de donner lee- ture au nom du ministre de la guerre absent. Qu’à cette occasion il ait fait une sortie contre la direction générale des opérations de Napoléon, cela est certain, bien qu’aucun journal du temps, du moins a notre connaissance, n’en ait parlé (2); et que dans cette sortie il n ait pas dit avoir reçu l’ordre de faire l’attaque de cavalerie c’est ce qui est tout à fait naturel, tout à fait logique, puisque son nom n est pas même écrit dans le bulletin de la bataille. N’étant accusé ni sur ce point ni sur aucun autre, il n’avait pas à se défendre Quant « au reproche qui était dans toutes les bouches, » au dire de M. Thiers, et qui, selon toute probabilité, n’était dans aucune, Ney n en avait certes pas entendu parler. Ce reproche, en effet, ne se fit (1) Voir l. Il, page 253 de notre livre. (2) Sur ce point le Monileur dit seulement : « Le prince de la Moskowa donne des details sur la marche et les mouvements des armées. » VHistoire parlementaire, de Bucliez et Roux, ne rapporte du discours de Ney que ce qui eut pour but de contredire les nouvelles lues par Carnot Mais, dans un livre dont nous sommes loin de partager toutes les appre^ cations et conclusions, mais qui est le plus instructif peut-être et le plus remarquable à coup sûr qui ait été écrit sur la funeste période des cent- jours, M. Villemain a rapporté la partie du discours du maréchal qui manque dans les journaux du temps. M. Villemain était présent à la séance; et il a du noter ses souvenirs peu après l’événement, car ils ont le cachet de !a vente. Or, voici les paroles qu’il met dans la bouche de Ney sur le corn- mencementde l’attaque de cavalerie : «Cela marchait bien d’abord; avec les ruirassiers du brave général Milhaud, avec une division de la cavalerie de la i^arde, nous avions emporté les premières positions du Mont-Saint-Jean....» [Souvenirs contemporains d'histoire et de littérature,) %U 27 318 WATERLOO. jour que beaucoup plus tard, lorsque rinfortuné maréchal fut couché dans la tombe et que les apologistes de Napoléon n’eurent plus à craindre ses démentis. Ce reproche, on était si loin alors de le pro- férer, d’y penser seulement, que le lendemain « de la sortie de Ney contre la direction générale des opérations, » Drouot, •"« ITiomme de la justice et de la vérité, » faisant à la chambre des pairs un historique détaillé de la campagne, n’eut pas même une remarque sur l’emploi de la cavalerie, le jour de Waterloo (1). Ney était présent. Trois jours plus tard, ayant appris, suivant ses propres expres- sions, que des bruits calomnieux couraient sur son compte, qu’on « l’accusait de trahison^ qu’on le signalait au peuple, à l’armée même comme l’auteur du désastre qu’elle venait d’essuyer (2), » Ney adressa à Fouché, président du pouvoir exécutif, une longue lettre pour imposer silence aux calomniateurs, qu’il désignait clairement par ces mots : « On cherche à envelopper du voile de la trahison les fautes et les extravagances de cette campagne, fautes qu’on s’est bien gardé d’avouer dans les bulletins (3). » Dans cette lettre bientôt rendue publique, il rapportait d’abord, en ce qui le regardait, les traits principaux des trois premiers jours de la campagne, en insistant particulièrement sur les opérations du 16 juin et les critiquant vivement; puis arrivé à la journée de Waterloo, il écrivait que la narration faite de cette bataille par Drouot à la chambre des pairs était exacte « à l’exception de quelques faits im- portants tus ou ignorés. » Ces faits, il les rappelait brièvement; mais pas plus que Drouot, il ne parlait de l’attaque de cavalerie. Tant il est vrai qu’il ne se croyait l’objet d’aucune accusation, d’aucun re- proche sur ce point! Encore un coup, on ne se défend que lorsqu’on est accusé. On voit maintenant ce que valent les preuves annoncées comme (1) Selon toute apparence, Drouot ne croyait pas qu’aucun reproche pût cire adresse à Ney, ni même que l’attaque de la cavalerie de réserve eût élé une faute, car daus une noie tout entière de sa main, écrite, en 1819, sur la campagne de Belgique, il ne fait pas la moindre observation sur ccttc attaque. (2) Lettre de Ney à Fouché, 26 juin 1815. (3) Ibidem, NOTES. 319 décisives par M. Tliiers, ces preuves imaginées pour contester notre opinion, pour charger Ney et décharger Napoléon, c’est-à-dire pour soutenir Taccusation inventée, portée, puis définitivement aban- donnée par celui-ci. Ces preuves étranges, nous aurions pu ne pas nous en occuper, nous borner à renvoyer M. Thiers à une lecture un peu attentive de notre livre et de la relation qui porte le nom de Napoléon; car, une fois averti formellement, il n’est pas à croire qu’il veuille être plus obstiné que Napoléon lui-même contre Ney; qu’il veuille être plus impérialiste que l’empereur. Mais nous avions en vue, par cette discussion, de montrer comment se fourvoie et jus- qu’à quel point peut se fourvoyer l’écrivain qui voit tout à travers une idée préconçue. Une chose n’est pas : il veut qu’elle soit; il s’évertue à prouver, il prétend avoir prouvé qu’elle est; et il se trouve que celui-là même qui, dans un intérêt personnel, avait in- venté de dire que cette chose était, a déserté son mensonge, le recon- naissant par trop insoutenable. La leçon est pleine d’enseignements. Ainsi, que M. Thiers en prenne son parti, Ney ne pouvant être accusé d’avoir entamé sans ordre l’attaque de cavalerie, et Milhaud ne pouvant l’être non plus, il faut admettre qu’elle a eu lieu sur l’ordre de Napoléon. Complétant, en quelque sorte, notre démonstration de ce fait, nous avons dit, dans notre discussion, que cette attaque aurait pu être sus- pendue si Napoléon l’eût voulu (1). M. Thiers li’a pas aperçu l’argu- ment gênant pour sa thèse; et il affirme « qu’une fois le mouvement (attaque) commencé, Napoléon se résigna à le soutenir, parce qu’en effet il m pouvait pas agir autrement (*2). » Mais, même en admettant comme le fait M. Thiers, nous devons le dire, et comme il le fait à tort, en admettant que l’attaque de ca- valerie ne présenta pas deux phases distinctes et qu’à la fin de la première Milhaud et Lefebvre Desnoëttes ne quittèrent pas le plateau, comment faire croire qu’il aurait été impossible de replier ces deux généraux, c’est-à-dire cinq mille cavaliers, quand on pouvait couvrir (1) Voir t. H, pages 24, 25 de notre livre. (2) Tome XX, page 254. m WATERLOO. leur retraite par Kellermann et Guyot, c’est-à-dire par quatre inillc cinq cents autres cavaliers, et qu’on pouvait, en outre, les protéger par une nombreuse artillerie? L’histoire militaire ne nous offre-t-elle pas, à chaque page, des charges de cavalerie plus ou moins nom- breuses qui échouent et des généraux en clief qui les font ramener au point de départ, qui attendent plus ou moins longtemps pour les faire renouveler, et, bien plus, n’ont qu’à se féliciter d’une telle conduite quand vient le moment décisif? Qu’aurait-on eu à craindre en rame- nant du plateau Milhaud et Lefebvre Desnoëttes? Qu’ils fussent suivis par la cavalerie ennemie? Mais on aurait été en force pour la recevoir, pour lui infliger le meme traitement qu’à Ponsonby? Que Wellington passât de la défensive à l'ofTensive, c’est-à-dire qu’il cessât de s’abri- ter des coups de notre artillerie derrière la crête du plateau, qu’il descendît de la hauteur où il nous bravait? C’eût été, à coup sûr, ce qui aurait pu nous arriver de plus heureux. Inébranlable, presque inabordable sur le plateau où il attendait l’aide décisive de Blücher, il ne l’aurait pas été en bas. Aussi peut-on l’affirmer sans crainte d’erreur, il se serait bien gardé de quitter sa forte position avant l’heure; et l’heure ne vint que lorsque Zieten et Pirch I purent com- mencer à entrer en ligne (1), Dire que Napoléon n’a pu faire discontinuer l’attaque de cavalerie, c’est donc avancer une assertion sans fondement et à laquelle l’his- toire des batailles donne de continuels démentis. Rien n’eût été plus facile que de suspendre celte attaque ; et si elle ne fut pas suspendue, cela tint uniquement à ce que le chef de l’armée française s’entêta de l’idée que, renforcés par Kellermann et Guyot, Milhaud et Le- febvre Desnoëttes finiraient par enfoncer le centre anglo-hollandais. C’est précisément pour dissimuler cette idée fausse et persévé- rante qu’il a imaginé de dire que l’attaque de la cavalerie eut lieu sans son ordre et d’assurer qu’une fois commencée il fut obligé de la soutenir. (1). Le général Berlon, officier de cavalerie, ardent apologiste de Napoléon et fort hostile à Ney, blâme, dans son Précis historique (publié avant la pre- mière relation de Sainte-Hélène), « l’emploi prématuré de la cavalerie, » que d’ailleurs il n’attribue pas à Ney; et il dit : « qiCon aurait pu retirer la cavalerie au lieu de faire appuyer une entreprise aussi çourageuse qui devint funeste.» NOTES. 321 Ainsi à tant de fautes faites sur Goumont, sur la Haie-Sainte, à l’attaque de d’Erlon, sur Papelotte, sur La Haie, au défilé de Lasne , nous avons eu toute raison d’ajouter celle de l’attaque de cavalerie faite sans soutien d’infanterie, faute aggravée, rendue irrémédiable par l’obstination mise à la continuer. Mais nous n’en avons pas encore fini avec M. Thiers. Nous avons dit qu’au lieu de lancer sur le plateau, vers la fin de la journée, quelques bataillons de la garde, six suivant nous, quatre suivant M. Thiers, pour faire une attaque à fond. Napoléon aurait dû iTem- ployer cette troupe, sa dernière réserve, qu’à dégager, à ramener sa cavalerie épuisée, et tout disposer pour battre en retraite, pour se replier en ordre. M. Thiers trouve, au contraire, que cette dernière attaque « était la seule manœuvre imaginable (1); » et d’avance, il a expliqué pourquoi. Reprenant notre comparaison du joueur (2), mais la tour- nant en panégyrique, il a écrit : a Le grand joueur en est arrivé à cette extrémité suprême, où la prudence, c'est le désespoir (3). » Ainsi la manœuvre qui se basait sur la supposition que Wel- lington n’avait plus de réserve, tandis qu’il en avait une encore toute fraîche de dix mille hommes, dont deux mille cinq cents cavaliers; la manœuvre qui se basait aussi sur la conviction, non moins mal fondée, que l’attaque de Bülow était le seul effort possible de l’armée prussienne qui elle-même était épuisée ; cette manœuvreétait, nous dit M. Thiers, la seule imaginable ! Nous dirons, nous, quec’était la seule à ne pas imaginer, non-seulement parce qu’elle se basait sur des supposi- tions fausses, mais encore et plus précisément parce qu’elle était un coup de désespoir; parce que la tenter, c’était remettre à un coup de dé je sort de la journée, de la campagne, de la guerre. M. Thiers lui- même en convient, au point de tension, d’épuisement où en étaient venues les forces de nos soldats, l’insuccès, ce ne pouvait être une simple bataille perdue, suivie d’une retraite ordonnée, ce devait être une déroute sans exemple, c’est-à-dire la perte de l’armée, de la seule armée qu’eût la France. Jouer cette armée, c’était donc jouer (1) Tome XX, page 287. (2) Page 28 (t. II) de notre livre. (5) Tome XX, page 241, 322 WATERLOO. le sort de la patrie, le jouer follement avec cent chances contre soi et une pour. Que se sentant à bout de voie, voyant que reculer, c’était tomber du trône, cette chance dernière, Napoléon Tait tentée, cela se comprend. Mais il n’en reste pas moins digne de réprobation, car il s'agissait, nous le répétons, de la destinée de la patrie. Détestable au point de vue militaire, sa dernière attaque, objet de Tadmiration deM. Thiers, est le fait d’un capitaine d’aventure, non d’un général d’armée, d’un chef de peuple, d’un citoyen dévoué à son pays; et, on peut EaQirmer en toute vérité et justice, à toutes les fautes militaires de cette journée, de cette campagne, il en ajouta une suprême, irrémissible, celle de ne songer qu’à lui, à son propre intérêt, de mépriser celui de la patrie. Mais avait-il jamais eu, cet homme funeste, d’autre mobile que son égoïsme? NOTE P. M. Thiers veut bien admettre que le maréchal Grouchy ne reçut pas les instructions que Napoléon a dit lui avoir adressées dans la nuit du 17 au 18 juin; mais il veut, en même temps, qu’elles aient été interceptées par les coureurs prussiens ou livrées à l’ennemi par es officiers qui en étaient les porteurs, des officiers restés compléte- ^ment inconnus de nom et de grade! Ces instructions, en effet, il ne consent pas à reconnaître qu’elles ont été imaginées à Sainte-Hélène, sur la leçon des événements ; il soutient qu’elles sont authentiques. Il n’y a pas à s’en étonner. Reconnaître qu’elles sont apocryphes, que Napoléon a menti, ce serait convenir qu’il manqua de jugement, de vigilance, de prévoyance; qu’il s’obstina aveuglément dans la conviction que l’armée prussienne ne pouvait intervenir contre lui vers l\font- Saint- Jean; qu’il ne compta pas sur la coopération de Grouchy ; qu’il ne fit rien pour la préparer; et la légende ne permet pas un pareil aveu. Le mensonge de Napoléon, nous l’avons mis en évidence. M. Thiers essaie d’éluder notre démonstration ; il l’essaie par son récit et par une note spéciale. Nous nous arrêterons à prouver que ce récit n’est qu’une fiction et que cette note ne supporte pas la critique, NOTES, 3-23 « A dix heures (le 1 7, au soir), Napoléon, écrit M. Thiers, adressa à Grouchyles instructions que comportaitla situation envisagée sous toutes ses faces.... et les traça avec une extrême précision, « iSHes Prussiens, dit-il dans la dépêche destinée au maréchal Grouchy, ont pris la route du Rhin, il nya plus à vous en occuper , et il suffira de laisser mille chevaux à leur suite pour vous assurer qu’ils ne reviendront pas sur nous. Si^ par la route de Wavre, ils se sont portés sur Bruxelles, il suffit encore d’envoyer après eux un millier de chevaux, et dans ce second cas comme dans le premier, il faut vous replier tout entier sur nous, pour concourir à la ruine de l’armée anglaise. Si, enfin, les Prussiens se sont arrêtés en avant de la forêt de Soignes, à Wavre ou ailleurs, il faut vous placer entre eux et nous, les occuper, les contenir et détacher une division de sept mille hommes afin de prendre à revers l’aile gauche des Anglais. — Ces instructions ne pouvaient être différentes.... Qu’elles pussent arriver et être exécutées à temps, ce n'était pas chose plus douteuse que le reste. Il était environ dix heures du soir : en admettant que l’officier qui les porterait ne partît qu’à onze, il devait être rendu au plus tard à deux heures du matin à Gemhloux, où l'on devait pré- sumer que se trouverait le maréchal Grouchy (1). « .... Napoléon reçut la dépêche que Grouchy venait de lui expé- dier de Gemhloux ci dix heures du soir, et dans laquelle il lui annon- çait la position qu’il avait prise entre les deux directions de Liège et de Wavre.... Quoiqu'il trouvât bien médiocre la conduite du maré- chal, bien mal employée une journée de poursuite dans laquelle on n'avait fait que deux lieues et demie. Napoléon.... lui fit adresser à l’instant même, c’est-à-dire vers trois heures du matin, un duplicata de l’ordre de dix heures du soir (2). » Tel est le récit de M. Thiers. Il ne saurait être plus affirmatif; et pourtant, nous le répétons, il n’est qu’une fiction. On ne sait rien, absolument rien de ces prétendues instructions de Napoléon à Grouchy que ce que Napoléon lui-même en a dit ; et (1) Tome XX, pages m, 165, 1G6. (2) Tome XX^ pages 178, 179, 324 WATERLOO. il iTen a parlé que deux fois : la première, dans la relation qui porte le nom de Gourgaud {Campagne de 1815), trois ans après Waterloo; la seconde, dans ses Mémoires (1). Admettant, comme il l’admet, que Napoléon a été sincère, M. Thiers était donc strictement tenu de se conformer à ces deux relations, d’en reproduire les traits principaux, essentiels, sauf à lui, bien en- tendu, à prouver ensuite à ses lecteurs, s’il le pouvait, qu’il avait raison de croire à la sincérité de son héros. Cependant il en a agi tout autrement. (1) Nous avons reproduit, aux pages 77, 78 (t. II) de notre livre, la version des Mémoires, Voici celle de La Campagne de 1815 •• « On supposait le maréchal Grouchy cam/îé vis-à-vis de cette ville (Wavrc), ayant devant lui l’armée prussienne en retraite. « A dix heures du soir, l’empereur expédia un oflicier au maréchal Grouchy, pour lui faire connaître qu’il y aurait, le lendemain, une grande bataille ; que l’armée anglo-hollandaise était en position en avant de la forêt de Soignes, sa gaucho appuyée au village de la Haie; que le maréchal Blüchcr aurait pris un des trois partis suivants : 1« qu’il aurait fait sa re- traite sur Liège \ 2® qu’il se serait retiré sur Bruxelles ; 3“ qu’il resterait en position à Wavre; que, dans tous les cas, il fallait que le maréchal Grouchy manœuvrât par Saint- Lambert, pour déborder la gauche de l’armée an- glaise, et venir se joindre avec la droite de l’armée française ; mais que ce mouvement que, dans les deux premiers cas, ce maréchal devait faire avec la majorité de scs forces réunies, ne devait être fait dans le troisième cas qu’avec un détachement plus ou moins fort, selon la nature de la position qu'il occupait vis-à-vis de Varmée prussienne. « A deux heures après minuit, une dépêche du maréchal Grouchy fît con- naître qu’il avait placé son quartier général à Gembloux, ignorant la direc- tion qu’avait prise Blücher Ainsi Blücher lui avait échappé, et Grouchy n avait fait que deux lieues dans la journée du 17. « L’empereur lui envoya sur-le-champ un duplicata de l’ordre déjà expédié la veille, à dix heures du soir, lui faisant connaître qu’il devait prendre les armes avant le jour, et passer la Dyle au-dessus de Wavre pour se porter sur Saint- Lambert. L’officier porteur de celle dépêche partit avant trois heures du malin Sur les cinq heures du malin, on reçut au quartier général une deuxième dépêche du maréchal » Cette version et celle des Mémoires présentent, on le voit, des différences tellement notables, qu’à elles seules elles suffiraient pour faire suspecter la véracité de celui qui les a écrites. Nous avons jugé inutile, pourtant, d’en tirer argument. xNOTES. 3^2 Il suffit, en effet, de rapprocher le récit qu’on vient de lire des deux relations de Sainte-Hélène pour le constater, M. Thiers a mo- difié, changé, à son gré, de la façon la plus arbitraire, les dires et assertions de Napoléon là surtout où nous avions montré la vive empreinte du mensonge ; et il les a modifiés, changés dans Tintention d’en effacer cette empreinte meme, de les rendre croyables. Ainsi, dans ses deux relations. Napoléon prescrit à Grouchy de faire un détachement sur un point déterminé, sur Saint- Lambert ; et il suppose expressément Grouchy sur Wavre et l’armée prussienne sur Wavre aussi, en face de ce maréchal. Nous avions trouvé dans cette double supposition et dans la fixation du point de Saint-Lambert tout autant d’arguments décisifs contre la véracité de Napoléon (]), M. Thiers a tout simplement supprimé, de son chef, dans son récit, le nom de Saint-Lambert , sans le remplacer d’ailleurs par aucun autre nom de lieu; et au Napoléon qui dit avoir supposé Grouchy et Blücher Vun vis-à-vis de Vautre, sur Wavre, il a substitué, de son chef encore, un Napoléon qui suppose Grouchy à Gembloux et Blücher un peu partout. Ce récit n’est donc autre chose que la fable de Napoléon corrigée par des imaginations plus ou moins ingénieuses destinées à y faire croire ; il ne saurait affaiblir en rien notre démonstration ; et il serait oiseux, on le voit, de s’en occuper davantage. Nous ferons néanmoins remarquer, et la remarque seule suffirait pour le caractériser, qu’en s’ingéniant à donner à la fable de Napo- léon l’apparence de la vérité, M. Thiers n’a pu éviter de tomber en contradiction. Chez lui, en effet, contrairement aux deux relations de Sainte- Hélène, Napoléon présume Grouchy sur Gembloux et l’y présume si bien, qu’il lui expédie sur ce point même ses prétendues instructions ; mais chez lui aussi, et cette fois conformément aux deux mêmes re- lations, Napoléon est surpris, mécontent en apprenant que Grouchy n’a pas dépassé Gembloux : « Napoléon trouve bien médiocre la con- duite du maréchal, bien mal employée une journée de poursuite dans laquelle on n’a fait que deux lieues. » Or, quoi de plus contradic- (1) Voir t. II, pages 79, 80 de notre livre, 326 WATERLOO. toire que de dire, d'une part, que Napoléon a présumé Grouchy à’ Gembloux et, de l’autre, qu’il a été surpris, mécontent, en apprenant qu’il était à Gembloux même? » Mais, pour faire croire à la sincérité de Napoléon dans le cas pré- sent, M. Thiers ne s’est pas borné, nous l’avons dit, au récit étrange qu’on vient de lire : il y a ajouté une note spéciale destinée à démon- trer directement que Napoléon n’a pas menti. j La démonstration se compose de trois preuves morales. Voici la première : « Affirmer, dit M. Thiers en parlant de Napoléon, affirmer si posi- . tivement à Sainte-Hélène, avec tant de précision et de détails l’en- . voi d’un ordre qui n’aurait pas été envoyé, est un mensonge tel, que^^v pour notre part nous nous refusons à le croire possible (1). » Mais cela n’est pas du tout une preuve morale ; c’est tout simple- ment un acte de foi dans la véracité de Napoléon; et M. Thiers ne ■ saurait nous l’imposer, à nous qui avons pris si souvent celui-ci en flagrant délit de mensonge. D’ailleurs, M. Thiers lui-même n’a pas . été sans s’apercevoir, une fois au moins, que Napoléon avait imaginé, à Sainte-Hélène, et affirmé avec précision et détails l’envoi d’un ordre qu’il n’avait pas envoyé. M. Thiers l’a oublié; nous le lui rap- pelons. Voulant se justifier de ses lenteurs et indécisions dans la 'î journée du 16 juin, Napoléon a raconté, affirmé, à Sainte-Hélène, i qu’il « avait expédié, à Ney et que Ney avait reçu, dans la nuit pré- \ cédente, l’ordre de se porter à la pointe du jour en avant des Quatre- ^ Bras, d’occuper une bonne position à cheval, etc que le comte ‘ de Flahaut, aide de camp général, avait porté cet ordre (2). » Et c’est là un mensonge et, ce qui est pis, une calomnie contre Ney, mensonge, calomnie si avérés maintenant que M. Thiers lui-même a passé sous silence ce prétendu ordre nocturne et reporté, après nous, à sa véritable date, c’est-à-dire au lendemain, vers neuf heures du matin, la mission de Flahaut près du maréchal Ney. La seconde preuve morale de M. Thiers est tout aussi futile que la première. « Admettre, dit-il, que dans cette nuit Napoléon (!) Tome XX, page 167. (2) Mémoires^ tome IX. Nous avons déjà reproduit ce passage aux pages 2!, 22 (t. I), de notre livre. NOTES. ' S27 qui était la vigilance même, à la veille de la bataille la plus décisive de sa vie, n’ait pas donné d’ordres à sa droite qui était appelée à jouer un rôle si important, est tout simplement admettre V impos- sible Comment prêter une telle négligence au plus vigilant, au plus actif des capitaines (1)? » En d’autres termes, pour prouver que Napoléon a expédié des in- structions à Grouchy, M. Thiers affirme qu’il est impossible qu’il n’en ait pas expédié, et cela parce qu’il était plein de vigilance et d’acti- vité. Mais affirmer n’est pas prouver; et ce qui est à prouver, c’est précisément la vigilance et l’activité de Napoléon en ces tristes jours. M. Thiers s’est fait un Napoléon infaillible à la guerre; et il veut qu’on l’accepte comme tel. Mais sa volonté ne fait pas encore loi dans l’histoire. Sa troisième preuve morale, plus concluante encore s'il est pos- sible que les deux premières, écrit-il, c’est que « si Napoléon avait inventé cet ordre pour se justifier à Sainte-Hélène, il l’aurait inventé autrement : au lieu de le baser sur l’ignorance où il était des mouvemea-ts des Prussiens, le 17 au soir, au lieu de dire qu’il n’avait demandé à Grouchy qu’un secours de sept mille hommes, il aurait calqué son ordre mensonger sur les faits connus depuis, et se serait vanté d’avoir prescrit à Grouchy de passer la Dyle avec son corps tout entier, pour venir se placer entre les Prussiens et les Anglais. L’assertion modeste de Napoléon, consistant à s’attribuer un ordre fondé sur des doutes, et qu’on aurait droit de juger insuffisant s’il avait pu tout savoir, prouve d’une manière irréfragable, à notre avis, qu’à Sainte-Hélène il ne mentait point, et qu’il ne s’attribuait que ce qu’il avait véritablement prescrit (2). » Il faut s’entendre. Si M. Thiers parle ici des instructions qu’il a composées à son gré et attribuées à Napoléon, il peut y avoir quelque chose de fondé dans son raisonnement. Mais, en vérité, de ces instruc- tions-là, simple produit de son imagination, il n’y a rien à conclure. On ne saurait raisonner sérieusement sur des fantaisies. U ne peut (1) Tome XX, page 167. (2) Tome XX*, page 168. 328 WATERLOO. être question que des instructions mêmes que Napoléon dit avoir expé- diées à Groucby, et quTl rapporte dans ses deux écrits; et de celles-ci il est impossible de tirer la preuve morale que nous offre M. Tbiers. Elles sont calculées, en effet, pour affranchir Napoléon du blâme. Elles le représentent comme ayant compté tout naturellement sur la présence de Groucby devant Wavre^ le 17 au soir; et c’est une manière indirecte et fort babile de dire et de faire croire que si ce maréchal n’y arriva pas alors, ce fut par sa faute, non par suite des lenteurs, des indécisions de Napoléon lui-même pendant la moitié de cette journée. Elles le représentent aussi comme ayant présumé l’armée prus- sienne sur Wavre, c’est-à-dire comme ayant présumé ce qui était réellement, comme ayant tenu compte de la force de cette armée, tandis qu’il la croyait en déroute sur deux ou trois directions, et incapable de rien entreprendre de sérieux contre lui, « hors de cause joowr deux ou trois jours au moins , » suivant l’expression même de M. Tbiers. Enfin, elles le représentent comme ayant fixé à Groucby un point déterminé, Saint-Lambert y par lequel il devait manœuvrer, et comme ayant compté, pu et dû compter avec certitude, pour combattre Wellington, sur l’aide d’un fort détachement de Groucby, dans un cas donné, et sur Taide de « la majorité de ses forces, » dans tous les autres cas; double assertion qui a pour but de faire croire à un calcul que Napoléon ne fit p^s, et de persuader par avance que si les troupes de Groucby ne parurent pas sur le champ de bataille dè Waterloo, on doit en accuser ce maréchal. A coup sûr, il faudrait avoir une bien ferme volonté de trouver Napoléon modeste pour voir de la modestie dans tout cela. Sans doute, sur la leçon des événements, il aurait pu mentir da- vantage, plus complètement , et il ne l’a pas fait; mais il n’y a pas à tirer de cette réserve relative la conséquence que M. Tbiers veut en tirer; car mentir plus lui aurait été inutile, et à trop mentir on risque de n’être pas cru. lia même dépassé la limite, puisqu’il s’est pris dans son mensonge même. Le récit et les trois preuves morales imaginés à son profit par M. Tbiers ne répareront pas sa maladresse. NOTES. 329 Pour quiconque sait et veut lire, les inslructious nocturnes de Napoléon à Groucîiy sont apocryphes. Elles furent composées après coup, pour les besoins d’une justification impossible. Mais ce n’est pas tout. Il y a une pièce ofiTicielle, nous l’avions fait remarquer (1), qui suffirait, à elle seule, pour contredire absolument l’existence de toutes instructions nocturnes; car elle prouve que, même au moment d’engager la bataille, Napoléon ne comptait nullement sur une aide quelconque du maréchal Grouchy, ne songeait pas encore à l’appeler à lui et ne prévoyait pas, ne soupçonnait pas l’intervention de l’armée prussienne. Cette pièce, c’est la lettre adressée, le 18 juin, à dix heures du matin, par le major général Soult à Grouchy. Écrivant au nom de Napoléon, Soult ne parle, en effet, ni directe- ment, ni indirectement, d’aucun ordre antérieur; il ne fait pas même allusion au fameux point de Chapelle-Saint- Lambert ; il ne demande à Grouchy ni « la majorité de ses forces » ni « sept mille hommes, » ni « un détachement quelconque; » il ne lui prescrit qu’une chose, de diriger ses mouvements sur Wavre, et d'y arriver le plus tôt possible (ce qui, soit dit en passant, prouve qu'on était bien loin de l'y supposer arrivé) ; et la direction de Gembloux à Wavre, il ne faut pas l’oublier, est tout juste parallèle à la chaussée des Quatre- Bras à Bruxelles, sur laquelle étaient à cheval Wellington et Na- poléon. M. Thiers ne pouvait donc enregistrer un pareil document sans se donner par le fait à lui-même un démenti péremptoire. Il devait nécessairement chercher à en diminuer la valeur ; et il n’y a pas manqué. Il a accusé le major général Soult de n’avoir pas su faire passer dans sa lettre à Grouchy, la pensée, la volonté de Napoléon. Cette pensée, cette volonté, M. Thiers les connaît; il les dit. Na- poléon comptait sur Grouchy, voulait Grouchy pour combattre Wellington ; il le voulait avec ardeur ; et Soult ne le comprit pas ! M. Thiers l’affirme. Il écrit : « Napoléon comptait ou sur un déta- chement de son aile droite ou sur son aile droite tout entière, Néan- (1) Voir t. U, page 79 de notre livre. 330 WATERLOO. moins, malgré les ordres expédiés le soir, et répétés pendant la nuit (1), il voulut envoyer un nouvel officier à Grouchy, pour lui faire bien connaître la situation, et lui expliquer encore une fois quel était le concours qu*on attendait de sa part.// manda auprès de lui Tofficier polonais Zenowicz, destiné à porter ce nouveau message, le conduisit sur un mamelon d’où l’on embrassait tout l’horizon, puis se tour^ nant vers la droite, f attends Grouchy de ce côté, lui dit-il, je /’a/- tends impatiemment allez le joindre, amenez-le, et ne le quittez que lorsque son corps d'armée débouchera sur notre ligne de ba- taille Napoléon recommanda à cet officier de marcher le plus vite possible et de se faire remettre par le maréchal Soult une dé- pêche écrite, qui devait préciser mieux encore les ordres qu’il venait de lui donner verbalement Cela fait. Napoléon se jeta sur son lit de camp. Il avait en ce moment son frère Jérôme à ses côtés. Il est dix heures, lui dit-il, je vais dormir jusqu’à onze... (2). w Un peu plus loin, M. Thiers reprend : « L’officier polonais Zenowicz avait perdu une heure auprès du maréchal Soult, pour obtenir la dépêche écrite qu’il devait prendre des mains de ce maréchal. Cette dépêche, tout à fait ambiguë, ne valait pas le temps qu’elle avait coûté (3). )> Enfin, plus loin encore, M. Thiers affirme que « par la faute du maréchal Soult, Zenowicz n’était parti qu’à près de onze heures et demie (4). » Ce récit, nous en convenons, a deux mérites : la nouveauté et l’originalité; mais il lui manque la qualité essentielle : l’authen- ticité. Que quelqu’un l’ait fait ainsi à M. Thiers, nous n’en doutons pas; mais que M. Thiers y ait ajouté foi, c’est ce qui nous semble incom- préhensible. (1) Il s’agit ici, bien entendu, des instructions imaginées à Sainte-Hélène et arrangées par M. Thiers de la façon qu’on a vue, et du duplicata, non moins imaginaire, qu’il en fait expédier, sur la leçon des écrits de Napoléon, mais qu’il veut bien ne pas faire parvenir plus que l'original à sa destina- tion. (2) Tome XX, pages 189, 190. (3) Tome XX, pages 195, 194, (4) Tome XX, page 266. NOTES. *.) O A OO 1 Si Napoléon, ce qui n’est rien moins que constaté, n’avait pas Soult à côté de lui, comment M. Tbiers a-t-il pu croire qu’il ne l’appela pas, qu’il n’appela pas tout au moins Monthion, le chef d’état- major de celui-ci, pour lui expliquer les instructions à expédier à Grouchy? des instructions de si grave importance! Comment a-t-il pu croire qu’à défaut de l’un et de l’autre, il n’aurait pas dicté ces instructions mêmes, comme d’autres que nous avons rapportées, à Bertrand, à Flahaut, à La Bédoyère, à un de ses aides de camp enfin, même à Zenowicz ? Et, après avoir cru tout cela, comment a-t-il pu en venir à admettre aussi que Soult n’aurait pas reproduit, dans sa dépêche à Grouchy, le sens des prétendues paroles adressées par Napoléon à Zenowicz? Quoi! ces mots : « J’attends impatiemment Grouchy,,,, amenez-hy ne le quittez que lorsque son corps d’armée débouchera sur ma ligne de bataille; n ces mots essentiels, si nets, si saisissants, Soult les aurait traduits par l’ordre de marcher sur Wavrey d’y arriver le plus tôt possible I Napoléon aurait exprimé la volonté que Grouchy arrivât près de lui sans le moindre délai ; et Soult aurait prescrit à ce même Grouchy d’avancer d’une marche sur une parallèle. éloignée d’une marche aussi de la chaussée de Bruxelles! Il ne lui aurait pas ordonné d’accourir vers Plancenoit par la dia- gonale, par la voie la plus courte ! Critique opiniâtre, juge toujours sévère de Soult non-seulement dans cette campagne, mais encore dans les précédentes, M. Thiers l’estime peu. Mais, si peu qu’il l’estime, il ne saurait lui refuser ce que ses ennemis eux-mêmes lui ont toujours reconnu : un sens droit et sûr. Or, pour n’avoir pas fait passer dans sa dépêche à Grouchy la pensée, la volonté de Napoléon exprimées comme le rapporte M. ïhiers, il aurait fallu qu’il eût manqué non-seulement de sens, mais encore de l’intelligence qu’on trouve chez le dernier ofîicier d’état-major. Nous demanderons, en outre, à M. Thiers, comment il a pu croire encore que Soult aurait eu besoin à’une heurey même d’mie heure et demiey pour rédiger une dépêche de vingt-cinq lignes et l’aurait datée de dix heureSy s’il ne l’eût fait partir qu’à onze heures et demie? Si nouveau, si original qu’il soit, le récit de M. Thiers n’est donc 332 WATERLOO. qu’invraisemblance et impossibilité. La vérité est plus simple : Soult écrivit à Grouchy ce que Napoléon lui ordonna d’écrire. Sa dépêche ne parle pas de l’attente de Napoléon, parce que Napoléon n’attendait pas Grouchy; elle n’appelle pas ce maréchal, parce que Napoléon ne songeait pas encore à l’appeler; et, si elle est ambiguë pour M. Thiers, c’est que M. Thiers y cherche et veut absolument y trouver ce que Napoléon ne prescrivit pas d’y mettre. Le 18 juin, à dix heures du matin, Napoléon voulait que Grouchy se dirigeât sur Wavre, pour les motifs énumérés dans la dépêche même de Soult ; il ne voulait pas autre chose de lui ; il ne pensait nullement à l’appeler « sur sa ligne de bataille. » A dix heures, il croyait encore, comme la veille, l’ar- mée prussienne « hors de cause pour deux ou trois jours au moins, » et n’en redoutait rien de sérieux. L’idée qu’elle pouvait porter une aide puissante à Wellington ne lui vint que plus tard, vers une heure, quand il apprit l’arrivée de Bülow sur Chapelle-Saint-Lambert; et ce ne fut, aussi, qu’à la ré.ception de cette nouvelle que lui vint l’idée d’appeler Grouchy. Alors il ordonna à Soult de prescrire à ce maréchal d’arriver, d’arriver le plus vite possible; et Soult n’eut besoin ni d’une heure et demie, ni d’une heure pour rédiger sa dépêche ; et il eut sous la plume les mots les plus précis pour exprimer la pensée, la volonté de Napoléon : « Ne perdez pas un instant pour vous rappro- cher de nous et nous joindre et pour écraser Bülow que vous prendrez en flagrant délit. » « La pensée du major général avait fini par s’é- claircir, » dit M. Thiers (1). M. Thiers se trompe encore. Ce n’était pas la pensée de Soult qui s’était éclaircie, c’était la situation : Napoléon avait vu les Prussiens sur Chapelle-Saint- Lambert et com- mençait enfin à comprendre qu’il allait avoir à compter avec eux. A dix heures du matin, non plus qu’à une heure après midi, Soult n’eut l’esprit obscurci. Il sut écrire, il écrivit sans ambiguïté ce que Napoléon lui ordonna d’écrire. Telle est la vérité; et elle ne saurait être ni détruite ni amoindrie par le récit invraisemblable, impossible de M. Thiers, par ce récit où, pour faire croire au jugement, à la vigilance qui manquèrent à Napoléon, il ne craint pas de ravaler Soult au-dessous de l’officier d’état-major le moins intelligent, sans (1) Tome XX, page 270. NOTES. qoo O O ^seulement prendre garde que c’est donner la plus triste idée du dis- cernement de son héros que de faire de celui qu’il avait choisi pour major général une sorte d’idiot incapable de rédiger clairement l’ordre le plus net, le plus simple (1). Non, après ce récit comme auparavant, la dépêche de Soult, la dépêche de dix heures du matin reste entière, portant témoignage irréfragable que jusqu’à ce moment le chef de l’armée française n’avait expédié à Grouchy aucunes instructions pour la journée dé- cisive. On le voit donc, les récits de M. Thiers, ses preuves morales, ses accusations contre Soult ne sont que fictions, contradictions, futi- lités, invraisemblances, impossibilités et demeurent impuissants contre la démonstration que nous avons donnée du mensonge de Na- poléon en la tirant des relations mêmes de Sainte-Hélène et de la correspondance authentique du quartier général. Les instructions quele vaincu deWaterloo a prétendu avoir envoyées à Grouchy, dans la nuit du 17 au 18 juin, il les a imaginées sur la eçon des événements. Elles sont apocryphes. C’est un fait acquis sans retour à l’histoire. NOTE Q. • Selon M. Thiers, (f la vraie cause de nos malheurs, ce fut le ma- réchal Grouchy (2). » « Trois fois dans la journée (du 18 juin), écrit-il, on aurait pic sauver la France : une première fois en partant à quatre heures du matin de Gemhloux pour franchir la Dyle, ce qui nous eût forcés de voir et de suivre les mouvements des Prussiens; une seconde fois en prenant à midi le parti de marcher de Sart-à-W alhain sur Maran- sart, ce qui nous permettait d’arriver à cinq heures et à six heures (1) M. Thiers dit et répète plusieurs fois que Soult était novice aux fonc- tions de chef d’état-major. C’est une erreur. Soult avait été chef d’état-major divisionnaire, en 1793 et 1794; et il avait été, pendant quelque temps, major général de l’armée d’Espagne. Comment oublier, d’ailleurs, que Soult avait commandé en chef, pendant longtemps, des corps d’armée, des armées? (2) Tome XX, p. 289. IT. 28. 334 WATERLOO. au plus tard sur les derrières de Bülow ; une troisième fois, enfin, en passant les ponts de Limai et de Limelette à deux heures, lors- qu’on apercevait des corps prussiens se dirigeant vers Mont-Saint- Jean, ce qui nous aurait permis au moins de retenir Pirch et Zieten; et chacune de ces trois fois le commandant de notre aile droite avait fermé les yeux à l’évidence. Il était manifeste que la Providence nous avait condamnés et quelle avait choisi le maréchal Grouchÿ pour nous punir (1). « Le 16 juin, M. Thiers nous montrait des coups de l’inexorable Fatum, là où il y avait eu simplement des fautes répétées, évidentes de Napoléon. Maintenant Napoléon est battu, en déroute. L’effroyable défaite, lui seul l’a causée par ses indécisions, ses lenteurs, son aveugle obstination à croire les Prussiens hors de cause depuis Ligny. M. Thiers ne veut pas le reconnaître ; et il lui faut, de nouveau, une intervention surnaturelle pour expliquer ce qui s’explique si bien naturellement. Mais, cette fois, il met à l’écart le personnage un peu usé de l’antique Fatum, et il met en scène la Provividence. Elle aussi, nous dit-il, a rendu contre nous un inexorable décret, et rinvincible a été vaincu. Le jeu en soi est fort innocent, et nous n’aurions garde de le troubler si M. Thiers n’y faisait figurer Grouchy comme un agent providentiel chargé de ruiner par ses fautes les combinaisons de Napoléon. Les fautesréelles de Grouchy, nousles avonsimpartialementsignalées; mais nous avons prouvé aussi que, les eût-il évitées, eût-il manœuvré avec un art accompli, il n’aurait pas empêché la défaite de Napoléon. Notre démonstration, nous nous y attendions bien, n’a pas convaincu M. Thiers. Il affirme que, /b^5 dans la journée du 18 juin, Grou- chy a pu sauver la France et qu’il n’a pas su en saisir l’occasion. Pliant sous le poids de la juste accusation d’avoir attiré par son retour de l’île d’Elbe, par son ambition égoïste une seconde invasion de la patrie, apologiste effréné de lui-même, Napoléon a dû dire, a dit, et la légende a répété qu’une victoire à Waterloo aurait sauvé la France, c’est-à-dire, aurait suffi pour dissoudre, anéantir la coalition de toute l’Europe; mais cette assertion, aucun esprit sérieux ne Ta (1) Tome XX, p. 269, 270. NOTES. 335 admise; et nous ne nous arrêtons pas à en faire ressortir la fausseté. Si fausse qiTelle soit, nous l’acceptons même comme exacte; et nous en venons, tout de suite, à l’exposé et à la réfutation des dires, calculs et arguments au moyen desquels M. Thiers a cherché tantôt à éluder, tantôt à combattre notre démonstration, ou, plus précisément, àprouver que trois fois, le 18 juin, Grouchy a pu et n’a pas su donner la victoire à Napoléon. La première des trois manœuvres par lesquelles ce maréchal aurait pu, selon M. Thiers, atteindre ce but merveilleux, nous l’avons examinée scrupuleusement ; et cet examen nous a logiquement, for- cément conduit à conclure que, eût~il levé ses bivacs à la pointe du jour et se fût-il porté directement sur la Dyle, comme il aurait dû le faire, Grouchy n’en aurait pas moins été absolument impuissant à changer l’issue de la bataille de Waterloo. Dans ce cas, en effet, avons-nous dit, l’arrière-garde aux ordres du colonel Ledebur, postée, depuis la veille, sur Mont-Saint-Guibert, et forte de deux mille hommes de toutes armes, qu’appuyaient de près huit escadrons, cette arrière-garde que M. Thiers n’a pas aperçue, aurait promptement reconnu le mouvement de Grouchy; et, rapidement prévenu par elle, Blücher aurait eu tout le temps de faire, aurait fait ses dispositions pour opérer le contre-mouvement dont le bon sens le plus vulgaire lui aurait montré l’indispensable nécessité. Opposant aux trente-trois mille hommes de Grouchy la moitié de son armée, c’est- à-dire quarante-cinq mille hommes, il aurait retenu ce maréchal sur la Dyle, pendant qu’avec l’autre moitié, avec quarante-cinq mille hommes encore, il serait allé donner à Wellington, selon le plan con- venu, suivant sa promesse répétée au point du jour encore, la même prépondérance numérique sous laquelle Napoléon fut écrasé ; et, au cas le plus défavorable pour lui, au cas où, contre toute probabilité, il n’aurait pu empêcher Grouchy d’aller prendre part au dernier acte de la bataille de Waterloo, toute son armée y aurait pris part aussi et le résultat de la journée n’eût pas été moins funeste pour nous : le nombre l’eût toujours emporté. Pour'»admettre le contraire, il faudrait absolument supposer que l’arrière-garde de Ledebur n’aurait rien vu des trente-trois mille 335 WATERLOO. ^ hommes de Grouchy s’avançant vers Mont-Saint-Guibert, et que Blücher n’aurait pas opéré la manœuvre que le dernier sous-lieule- nant de son armée aurait reconnue, indiquée comme la seule à op- poser à celle de Grouchy; il faudrait, en un mot, supposer l’impos- sible; et il n’y a ni discussions, ni raisonnements sérieux à faire en prenant pour base des impossibilités manifestes. Pour justifier l’assertion qu’en partant de grand matin de Gem- bloux afin de franchir la Dyle, Grouchy eiit sauvé la France, M. Thiers se borne à dire que ce mouvement nous eût forcés de voir et de suivre les mouvements des Prussiens. Mais comment trente-trois mille Fran- çais, il faut insister sur ce chiffre que M. Thiers néglige volontiers, comment trente-trois mille Français voyant et suivant quatre-vingt- dix mille Prussiens, auraient-ils pu passer inaperçus de ceux-ci? Et comment ces trente-trois mille Français, munis de quatre-vingt-seize bouches à feu, auraient-ils pu arrêter indéfiniment ces quatre-vingt- dix mille Prussiens suivis de deux cent quatre-vingts bouches à feu? Comment auraient-ils pu, au moins, en empêcher la moitié d’aller appuyer Wellington? M. Thiers ne l’expose, ne l’indique nulle part, et pour cause. Dans un passage de son livre, que nous rencontrerons dans les dernières pages de cette note, il dit, à propos des manœuvres, des contre-mouvements qu’on est autorisé à supposer, qu’on doit suppo- ser que l’ennemi fera en tel ou tel cas : « Quand on n’est soi-même que des hommes, il ne faut pas se figurer que ses adversaires soient des dieux ! » Et c’est fort bien dit. Mais ce n’est pourtant pas assez. 11 n’y a là que la moitié de la règle; et la raison ordonne absolument d’ajouter que quand soi-même on est des hommes, il ne faut pas se figurer non plus que ses adversaires soient moins que des hommes, qu’ils soient des sortes d’idiots, de mannequins destinés à recevoir tous les coups sans en parer, sans en porter aucun. Or, c’est précisément ce rôle d’idiots, de mannequins que M. Thiers suppose, admet qu’auraient joué les Prussiens, lorsqu’il atfirme si lestement qu’il eût suffi pour donner la victoire à Napoléon, « pour sauver la France, que Grouchy partît à quatre heures du matin de Gembloux pour franchir la Dyle. » Son affirmation n’a donc rien de sérieux. Elle n’atteint ni n’efïïeure NOTES. 337 notre démonstration ; et il n'y a pas à s’occuper plus longtemps de la première des trois manœuvres qui, selon M. Thiers, auraient sauvé la France. Le résultat qu’elle eût produit reste jugé. Nous passons à la seconde. Celle-ci aurait consisté à marcher à midi de Sart-lez-Walhain sur Maransart; et elle aurait, nous dit-on, décidé la victoire en notre faveur, parce qu’elle nous aurait permis d'arriver à cinq heures et à six heures au plus tard sur les der- rières de Bülotv. Ici, au moins, M. Thiers ne. s’est pas borné à affirmer. Ce qu’il avançait, il s’est efforcé de le prouver, d’abord dans son récit même, puis dans un résumé de la campagne où il condense l’éloge enthou- siaste de Napoléon et la critique acerbe de la plupart de ses lieute- nants. Les motifs qu’il donne à l’appui de son assertion, il les estime, bien entendu, péremptoires. A vrai dire, cependant, ils ne sont guère autres que ceux qu’avaient allégués avant lui Napoléon , Gérard et les apologistes à la suite; et, en fait, ils se trouvaient déjà réfutés dans notre livre quand il s’en est emparé pour les faire valoir à son tour. Mais il les a dépouillés de certains mensonges par trop avérés aujourd’hui; il leur a donné parfois des développements plus ha- biles, tranchons le mot, plus captieux; il y a ajouté des considéra- tions qui, parfois aussi, sont spécieuses; et cela nous détermine à les réfuter sous la forme nouvelle qu’il leur a donnée. Nous serons entraîné ainsi dans quelques répétitions; mais, en revanche, nous aurons l’occasion de constater encore mieux certains faits, de donner plus de précision à certains détails de nos quator- zième et quinzième chapitres, de rapporter des témoignages que nous avions passés sous silence pour ne pas embarrasser notre récit; et ce ne sera peut-être pas inutile dans ce débat entre la vérité et l’er- reur, qui, à un demi-siècle des événements, passionne les esprits comme au premier jour. Nous commençons par le récit de M. Thiers; et nous prenons, d’abord, avec lui, Grouchy à Sart-lez-Walhain. A onze heures et demie, écrit-il, le maréchal y déjeunait. « Plu- sieurs de ses généraux se trouvaient auprès de lui, Gérard comman- dant le quatrième corps, Vandamme le troisième, Valazé le génie, 338 WATERLOO. Balthus Tartillerie (1). Tout à coup on entendit distinctement de fortes détonations sur la gauche, dans la direction de Mont-Saint- Jean, Les détonations allèrent bientôt en augmentant. Il n’y avait pas un doute à concevoir : c’était Napoléon qui, après avoir livré sa première bataille aux Prussiens, livrait la seconde aux Anglais en avant de la forêt de Soignes. Par un mouvement unanime les assis- tants s'écrièrent qu’il fallait courir au canon. « Le plus autorisé d'entre eux par son caractère et la gloire ac- i quise dans les dernières campagnes, le général Gérard se leva et dit avec vivacité au maréchal qui déjeunait : « Marchons vers Tempe- - reur (2). » Et, ceci écrit, M. Thiers poursuit en rapportant les con-^ sidérations produites par Gérard pour appuyer son avis et les objec- ^ tioiis, le refus que Grouchy y opposa, puis il ajoute : « Le proprié- j taire du château où déjeunait le maréchal Grouchy affirmait qu’il y avait trois à quatre lieues à franchir pour se transporter sur le lieu • du combat et qu'on y serait en moins de quatre heures. Un guide qui, avait longtemps servi avec les Français, promettait de conduire l'armée en trois heures et demie ou quatre heures à Mont-Saint- Jean, Le général Balthus, apjowi que rencontra le maréchal Grouchy, té-^^ moignait une certaine inquiétude pour le transport de l’artillerie. Le ! général Valazé, commandant du génie, affirma qu’avec ses sapeurs il | aplanirait les difficultés (3). » | Vandamme, général d’habileté reconnue, ajoutant le poids de sonj opinion à celle de Gérard (4) ; les assistants s’écriant d’un mouvement unanime qu’il faut courir au canon ; Gérard se levant subitement et disant avec vivacité à Grouchy qui déjeune avec tranquillité : Mar- chons vers l’empereur; le propriétaire, le guide assurant que l'armée sera dans trois heures et demie ou quatre heures à Mont-Saint- Jean; Balthus n’exprimant qu'une certaine inquiétude pour le trans- (1) Valazé et Balthus commandaient l’un le génie, l’autre l’artillerie du corps seulement. (2) Tome XX, page 257. (3) Tome XX, pages 260, 261. U) Ailleurs, M. Thiers affirme encore la présence de Vandamme près de Grouchy: «ASart-à-Walhain, dit-il (page 2^^'' Gérard et Vandamme pous- saient le même cri. » NOTES. 339 port de Tartillerie ; Valazé affirmant qu’avec ses sapeurs il aplanira toutes les difficultés, tout cela forme un tableau animé, très-propre à disposer le lecteur favorablement pour l’argumentation qui va suivre. Mais ce tableau est inexact. Les faits se sont passés comme on l’a vu dansnotre récit, et non comme ils sont racontés ici. Vandamme n’était pas en ce moment à Sart-lez-Walhain (1); il était en avant avec son corps d’armée. Gérard, qui avait devancé le sien (2), causait depuis une demi- heure avec Grouchy qui déjeunait, quand le colonel Simon-Lorrière, son chef d’état-major par intérim, vint lui annoncer qu’on tirait le canon (3). Grouchy et Gérard sortirent alors et gagnèrent le jardin de la maison dans laquelle ils se trouvaient; et ce ne fut qu’après un quart d'heure passé à écouter le canon, à préciser la direction d’où venait le bruit, à appeler le propriétaire Hollaert et à l’interroger, que Gérard émit l’avis de marcher vers Napoléon (4). Cet avis, il l’émit tout d’abord sans vivacité, avec calme. « Je crois, dit-il, qu’il faut marcher au canon, je le ferais (5) ; » et il exposa les raisons qui le portaient à le croire. Les assistants ne poussèrent aucun cri, ce qui était assez naturel devant un maréchal de France; et Vunanimité signalée par M.Thiers se traduisit par ce fait que, de Balthus et de Valazé, les seuls géné- raux présents et les seules personnes qui eurent à donner et donnè- rent, en effet, leur opinion sur le conseil de Gérard, l’un parla dans un sens, l’autre dans le sens contraire. Balthus ne se borna pas à témoigner une certaine inquiétude pour (1) Voir la lettre de Simon-Lorrière, chef d’élal-major du 4e corps, dans Quelques documents etc., par le général Gérard et toutes les relations de la campagne. (2) Ibidem. (3) Lettre du général Gérard au colonel A. de Grouchy. {Quelques docu- ments etc.) (4) Lettres de Simon-Lorrière à Gérard et de Gérard au colonel A. de Grouchy, ibidem. (5) Lettre de M. Denniée, inspecteur en chef aux revues du 4® corps, à Gérard, dans Quelques documents etc. Denniée ajoute : « Je vous assure, mon cher ami, que bien que cette expression vous soit familière, je la re- marquai en raison de son laconisme. » 340 WATERLOO. le transport de Tartillerie. Il soutint que les chemins seraient très^ difficiles pour elle (1), qu’on la compromettrait qu'il éisiit im- possible d’arriver en temps utile où se tirait le canon (3). Valazé n'ajffrma pas qu’avec ses sapeurs il aplanirait toutes les difficultés. Il en témoigne lui-même. « Je représentai, écrit-il, que j’avais trois compagnies de sapeurs avec lesquelles je pourrais aplanir bien des difficultés j’assurai que les sapeurs pourraient faire beaucoup de passages (4). » Enfin, il est possible, comme un témoin l’a rapporté, que le pro- priétaire et le guide interrogés aient assuré qu’il suffirait de trois heures et demie à quatre heures pour conduire l’armée de Sart-lez- Walhain à Mont-Saint-Jean ; mais il est certain, et le devoir de l’historien était d’en faire la remarque, il est certain que l’un et l’autre se trompaient grossièrement. De Sart-lez-Walhain à Mont-Saint- Jean, il y a, en effet, il n’est carte qui ne le montre, six lieues en ligne droite, c’est-à-dire sept lieues et demie au moins par chemins; et il n’est, nous ne dirons pas armée ni même bataillon, mais piéton, si rapide marcheur qu’il soit, qui parcoure sept lieues et demie en trois heures et demie ou quatre, qui fasse deux lieues à l’heure. Ceci dit pour dissiper les préventions qui naissent du récit inexact de M. Thiers et non pour diminuer la responsabilité de Grouchy qui, étant commandant en chef, reste seul responsable de sa décision, nous arrivons à l’argumentation dont ce récit même forme l’artifi- cieuse introduction. (1) « Le maréchal Grouchy et le général Ballhus faisaient observer que les chemins seraient très~difficiles pour l’artillerie. » (Lettre du général Va- lazé à Gérard, dans Quelques documents etc.) (2) « ... Le général Balthus opposa les difficultés d’une marche dans la- quelle on compromettrait rarlillerie. » (Lettre de M. Denniée, dans Quelques documents etc.) (3) « Le général Ballhus soutenait qu’il éldi\i impossible d’arriver en temps utile au point où se tirait le canon. » (Rapport de Grouchy à Napoléon.) Pour excuser Napoléon du retard de la bataille de Waterloo, M. Thiers, nous l’avons fait remarquer (Note 0), a exagéré lavis donné par Drouot sur l’étal du sol; maintenant, pour accuser Grouchy, il affaiblit l’avis donné par Balthus sur ce même état du sol. Le rapprochement est instructif. (4) Lettre de Valazé à Gérard, dans Dernières observations elc., par le général Gérard. NOTES. n 11 étflit onze heures etdemiey continue M. Thiers; en partant à midi au plus tard, on avait, comme notre douloureux récit (celui de la bataille de Waterloo) Ta fait voir, bien des heures pour être utile. Le corps de Vandarnme, le plus avancé, était à Nil-Saint- Vincent, à une très-petite lieue ùq Sart-à-Walhain, où était parvenu le corps de Gérard. Les dragons d’Exelmans avaient atteint la Dyle. De Nil-Saint-Vincent on pouvait se porter au pont de Moustier (1), que, par une imprévoyance heureuse pour nous, l’ennemi n’avait point gardé. En passant par ce pont de Moustier et en obéissant à la seule indication du canon on serait arrivé à Maransart, situé vis-à-vis de Planchenois, sur le bord même du ravin où coulait le ruisseau de Lasiie et où Lobau était aux prises avec Bülow. On se fût trouvé ainsi sur les derrières des Prussiens, et on les eût infailliblement précipités dans le ravin et détruits, car pour en sortir il leur aurait fallu repasser les bois à travers lesquels ils avaient eu tant de peine à pénétrer. Or, de Nil-Saint-Vincent à Maransart, il y a tout au plus cinq lieues métriques. Des soldats dévorés d’ardeur n'auraient cer- tainement pas mis plus de quatre à cinq heures à opérer ce trajet, et la preuve c’est que de Gembloux à la Baraque (distance à peu près pa- reille à celle de Nil-Saint-Vincent à Maransart) le corps de Vari- damme, parti à huit heures du matin, était arrivé à deux heures de l’après-midi, des haltes nombreuses et une notamment fort longue à Nil-Saint-Vincent, lesquelles prirent beaucoup plus d’une heure, c'est-à-dire qu’il exécuta le trajet en moins de cinq heures. Il faut ajouter que les routes de Gembloux à la Baraque étant celles qu’avait parcourues l’armée prussienne, étaient défoncées et que les routes transversales qu’il fallait suivre pour se rendre à Maransart n’avaient pas été fatiguées et étaient des chemins vicinaux larges et bien entre- i! tenus. Les gens du pays parlaient de trois heures et demie, de quatre [ au plus pour opérer ce trajet. En admettant cinq heures, ce qui était ! beaucoup pour des troupes animmes du plus grand zèle, on accordait l'extrême limite de temps, et le départ ayant lieu à midi, on serait I (I) L’orthographe ofTicielle de ce nom est Mously. Nous ferons observer {jii’on doit écrire Sart-lez-Walhain et non Sart-à-Walhain, Plancenoit et | non Planchenois, bien que les anciennes cartes portent Sarl-à-\Valhaiu et i Planchenois. j 2U 342 WATERLOO. arrivé à cinq heures. Le corps de Gérard aurait pu arriver une heure après J c’est-à-dire à six, mais l’effet eût été produit dès l’apparition de Vandamme, et Gérard n’aurait eu qu’à le compléter. Or, à cinq heures Bülow, comme on l’a vu, n’avait encore échangé que des coups de sabre avec la cavalerie de Domon et de Subervie. Il ne fut sérieusement engagé contre Lobau qu’à cinq heures et demie. A six heures il était aux prises avec la jeune garde, à sept avec, la vieille. A sept heures et demie, rien n’était décidé. On avait donc six heures, sept heures pour arriver utilement. On peut même ajouter qu’en paraissant à six heures sur le lieu de l’action, l’effet eût été plus grand qu’à cinq, puisqu’on eût trouvé Bülow engagé, et qu’on l’eût détruit en le précipitant dans le gouffre du ruisseau de Lasne. Se figure-t-on l’effet qu’eût produit sur nos soldats un tel spectacle, quel effet il eût produit sur les Anglais, et quelle force on aurait trouvée dans les vingt-trois bataillons de la garde, dès lors de- venus disponibles, et jetés tous ensemble sur l’armée britannique épuisée (l)? » Passons sur la marche de l’attaque de Bülow qui est résumée assez inexactement, ce qui importe assez peu ici ; ne faisons pas observer que, si Groueby eût pu déboucher à six, à sept heures, sur les der- rières de Bülow avec trente-trois mille hommes, Pirch I et Thielmann, renforcés des détachements des colonels Ledebur et Stengel, auraient débouché, en même temps, dans le flanc, sur les derrières de Grouchy, avec quarante-cinq mille hommes, ce qui aurait changé du tout au tout le spectacle dont parle M. Thiers et l’effet produit sur nos soldats et sur l’armée anglaise; ne rappelons pas que cette armée avait encore dix mille hommes en réserve et allait recevoir l’appui deZieten; laissons de côté pour le moment toute l’armée prussienne, que nous retrouverons plus tard avec M. Thiers; et bornons-nous à discuter l’ar- gumentation qu’on vient de lire. Examinons si elle prouve, comme on serait tenté de le croire à première vue, que Grouchy aurait pu ar- arriver sur Maransart à temps pour porter à Napoléon soit le secours dont M. Thiers décrit si complaisamment l’effet décisif, soit seule- ment un secours un peu utile. (1) Tome XX, pages 261,262,2634 NOTES. 343 M. Thiers se base absolument, on le voit, sur ces assertions que le conseil de Gérard à Grouchy fut donné à onze heures et demie et aurait pu, par suite, être mis à exécutioR dès midi; que Vandamme quitta ses bivacs à huit heures du matin ; que, pour se rendre à la Baraque il perdit beaucoup plus d'une heure en baltes inutiles; enfin que la distance parcourue par lui jusqu’à ce point était à peu près pareille à celle de Nil-Saint-Vincent à Maransart. Si ces quatre assertions sont inexactes, l’argumentation de M. Thiers croule donc tout entière. Or, elles le sont toutes les quatre. Nous allons le prouver. Mais que le lecteur veuille bien s’armer de quelque patience. S’il est facile à un écrivain de donner des assertions pour des faits, il est parfois impossible de rectifier ses erreurs et inexactitudes sans entrer dans de minutieux détails; et c’est précisément le cas où nous sommes. En racontant, et fort inexactement, on l’a vu, ce qui se passa dans l’espèce de conseil de guerre tenu à Sart-lez-Walhain au moment où l’on y entendit le canon de Waterloo, M. Thiers débute, nous le rappelons, par les mots : il était onze heures et demie; et, ce récit fait, quand il veut démontrer que le temps iTaurait pas manqué pour se rendre à Maransart, il commence, on vient de le voir aussi, son argumentation par les mêmes mots : il était onze heures et demie. Ainsi, selon lui, Gérard a exposé son avis, Grouchy l’a combattu; Balthus, Valazé ont exprimé leur opinion; on a appelé, interrogé le propriétaire, le guide; on s’est éclairé, on a discuté; et tout cela n’a pas pris une minute : il est toujours onze heures et demie ! Cette manière de mesurer le temps permet de dire que Vandamme qui était, non pas à une très-petite lieue de là, comme l’avance M. Thiers, mais à cinq quarts de lieue (1), aurait pu recevoir, assez tôt pour l’exécuter dès midi, l’ordre de se diriger sur le canon; mais la critique ne sau- rait consentir à ce procédé historique ;et elle le peut d’autant moins qu’il lui est plus facile de démontrer que Gérard ouvrit l’avis de marcher vers Napoléon, non à onze heures et demie mais à midi ou (1) La distance de Sart-lez-Walhain à Nil-Saint-Vinccnt est d’une lieue en ligne droite* 344 WATERLOO. même un peu après, comme nous l’avons rapporté d’après des témoi- gnages irrécusables. Ges témoignages, nous les exposons et précisons. Le colonel Simon-Lorrière et Valazé , tous les deux inter- pellés par Gérard, tous les deux très-défavorables à Grouchy, ont rapporté que Gérard conseilla la marche vers Napoléon lorsque retentit une épouvantable canonnade (1), lorsque les coups "de canon se faisaient si distinctement entendre que la terre en trem- blait, et que Grouchy lui-même supposait une seconde bataille de Wagram (2). Or, il est incontestable que la canonnade de Waterloo ne put avoir un tel retentissement que du moment où la grande bat- terie de l’aile droite française entra en action; et elle n’y entra qu’à midi au plus tôt. Il n’est pas un récit qui n’en témoigne. De onze heures et demie, heure où commença la' bataille jusqu’à midi, il n’y (1) « Je me trouvais dans une des salles du château, voisine de celle où vous étiez avec le maréchal Grouchy; quelques coups de canon nous avaient appris que Tavant-garde était engagée, lorsqu’une épouvantable canonnade nous fit sortir précipitamment... Je vous vis aussitôt gagner avec le maré- chal Grouchy un kiosque élevé au milieu du jardin ; je m’approchai devons, et je me souviens très-bien de vous avoir entendu dire vivement; Il faut marcher sur le canon... » (Lettre de Valazé à Gérard, dans Dernières obser- vations etc.) (2) « Étant à me promener dans le jardin de cette maison, je crus entendre {vers onze heures et demie) une détonation d’artillerie sur ma gauche; le bruit était sourd, car il tombait une pluie très-fine; cependant je ne pus me méprendre sur son effet, et je m’empressai d’en aller informer mon général; il se rendit immédiatement avec le maréchal à l’endroit élevé du jardin où j’avais entendu le bruit; beaucoup d’officiers étaient présents, notamment ceux du maréchal, du comte Gérard, des aides de camp ou officiers d’or- donnance des généraux Vandamme et Exelmans, ainsi que M. Denniée, notre inspecteur en chef aux revues. Tout le monde se convainquit que je ne m’étais pas trompé. La \)\me cessé depuis un quart rf’Aenre, et les coups se faisaient si distinctement entendre que la terre en tremblait. M. le maré- chal lui-même supposait une seconde bataille de Wagram. U M. Ilollaert, propriétaire de la maison où nous étions, fut appelé par le maréchal qui lui demanda l’endroit où il supposait que cette ca- nonnade avait lieu. 11 indiqua la forêt de Soignes, distante du point où nous étions d’environ trois lieues et demie. Le général Gérard ouvrit alors l'avis de marcher au canon... » (Lettre de Simon-Lorrière à Gérard, dans Çuef- ques docimenu etc.)* NOTES. 345 eut d’artillerie en jeu que sur Goumont, c’est-à-dire un nombre res- treint de pièces, dont le bruit ne pouvait ni sembler épouvantable ni faire trembler la terre à six lieues au loin, ni rappeler la bataille de Wagram. Napoléon lui-même, si intéressé à dissimuler la faute du retard de la bataille. Napoléon si ardent au mensonge quand il^ y a intérêt, dit, dans ses deux relations, qu’il n’envoya quà midi à Ney l’ordre de commencer le feu de ses batteries (1). Au reste, Valazé, Simon-Lorrière et le canon de Waterjoo indi- quant ensemble midi, ou un peu plus, comme le moment où Gérard ouvrit son avis, sont absolument d’accord avec trois faits que consta- tent, d’une part,. la lettre adressée de Sart-lez-Valhain à Napoléon par Grouchy, de l’autre les témoignages, de Gérard et de Simon- Lorrière. En effet, cette lettre, datée en tête de onze heures, est assez longue pour n’avoir pu être écrite en moins d’un quart d’heure ou de vingt minutes ; Gérard a dit qu’il avait trouvé Grouchy déjeunant et qu’il causait avec lui depuis une demi-heure quand Simon-Lorrière vint Vinformer qu’on tirait le canon (2) ; ce dernier a ajouté qu’on en écoutait le bruit depuis tin quart d'heure, dans le jardin, quand Qé- rard proposa à Grouchy de se diriger vers Napoléon (3) ; et tout cela (1) « Il était midi, quatre-vingts pièces de canon commencèrent leur feu. » {Campagne de 1815.) « 11 était midi, les tirailleurs étaient engagés sur toute la ligne ; mais le combat n’avait réellement lieu que sur la gauche dans le bois et le château d'Hougomont. L’empereur enuoî/a au maréchal Ney l’oriire de commencer le feu de ses batteries... Quatre-vingts bouches à feu vomirent bientôt la mort sur toute la gauche de la ligne anglaise... » {Mémoires, tome IX.) (2) « C'est vers onze heures du matin que j’ai rejoint le commandant en chef de l’aile droite. 11 était à Sarl-à-Walhain chez M. Hollaert, notaire, où il déjeunait. Après une demi-heure d’entretien qu’il est inutile de reproduire ici, M. le colonel Simon-Lorrière vint nous annoncer qu’on tirait le canon : nous allâmes sur-le-champ dans le jardin... » (Lettre de Gérard au colonel de Grouchy, dans Quelques documents etc.) Dans une lettre à Simon-Lorrière, Gérard a dit encore qu’il avait rejoint Grouchy à Sart-lez-\Va!hain « versonze heures du matin, un peuplas, un peu moins ; » et il a ajouté : « Je l’ai trouvé mangeant des fraises. Quelque temps après mon arrivée, on entendit du canon ; nous allâmes de suite dans le jardin pour mieux nous assurer de la direction... » {Quelques documents etc.) (3) Lettre de Simon-Lorrière à Gérard, citée à la page précédente. 346 WATKRLOO. porte encore à midi ou midi et quelques minutes, Theure où cette propo- sition fut faite, et non h onze heures et demie, comme ledit M. Thiers. Qu’il n’eût fallu que vingt minutes pour la développer, la discuter, pour appeler le propriétaire, le guide, pour examiner la carte, pour s’éclairer sur la longueur, les difficultés du chemin, pour arrêteras dispositions à prendre, nous le voulons bien ; qu’à l’officier qui au- rait porté à Vandamme l’ordre de quitter la direction de Wavre pour prendre celle de la canonnade, il n’eût fallu que dix minutes ou un quart d’heure pour remplir sa mission, c’est-à-dire pour franchir cinq quarts de lieue sur un chemin défoncé, encombré par tout un corps d’armée, et pour trouver Vandamme, nous le voulons bien aussi ; que ce général n’eût eu besoin que de peu de minutes pour gagner le tournant du nouveau chemin à suivre, nous le concédons encore; mais toujours est-il qu’il n’eût pu commencer à y marcher qu’entre midi et demi et une heure et non dès midi, comme le ra- conte M. Thiers. Inexact dans sa première assertion, M. Thiers ne Test pas moins dans la seconde, celle qui porte sur l’heure où Vandamme quitta ses bivacs et se mit en marche. Il dit que ce général partit à huit heures, tandis qu’il partit à sept heures au plus tard, ainsi que notre récit le rapporte. Nous sommes obligé de persister dans les détails ; car il n’y a pas d’autres moyens de rechercher, de constater la vérité. Le 17 juin au soir, Grouchy, on l’a vu, avait prescrit à Vandamme de se mettre en marche, le lendemain à six heures du matin, sur Sart-lez-Walhain, à Gérard de le suivre à hiUt heures. Cela est cer- tain, car ces deux ordres sont écrits (1); mais, pour reconnaître le degré de précision avec lequel ils furent exécutés, il faut avoir re- cours aux témoignages; et les témoins sont tous passionnément in- téressés dans le débat. On jugera de la confusion jetée par la passion dans leurs souvenirs par ce fait que Grouchy a passé d’abord sous silence et que Gérard a nié l’existence même de ces ordres écrits dont nous parlons ici (2). (1) Nous avons donné des extraits de ces ordres, (t. I) pages 243, 244 de notro livre. (2) « Au reste, tous ceux qui ont l’habitude de la guerre se demanderont, NOTKS. 347 Grouchy les avait oubliés quand il entama l’apologie de sa con- duite ; et il n’avait pas, pour les lui rappeler, sa correspondance avec ses lieutenants, correspondance égarée, a-t-il assuré, pendant son long exil, à la suite de l’incendie de son château. Éclairé qu’il était, d'ail- leurs, par les critiques dont il était l’objet, il lui convenait bien de dire qu’il avait ordonné le départ de son infanterie pour le point du jour; et il le disait. Emporté par la discussion, cherchant à accabler Grouchy, Gérard n’avait pas la mémoire plus fidèle. Mais, à quelques années de là, lorsque le hasard eut fait retrouver la correspondance égarée de Grouchy avec ses lieutenants, lorsqu’elle fut publiée, il resta silencieux devant le démenti qu’elle lui donnait. Cela suffit pour mettre en garde contre les témoignages apportés, de part et d’autre, dans le débat et prouver qu’il faut les confronter, les discuter pour parvenir à fixer les heures où furent exécutés les ordres écrits qui nous occupent. Grouchy a affirmé, d’abord, qu’au lever du soleil, et même aupa- ravant, Vandamme était en mouvement, et qu’à six heures Gérard aurait dû le suivre. Mais son affirmation, bien que corroborée par celle de quelques officiers de son état-major, tombe devant le têxte ^ même de ses ordres; et il faut la rejeter. Gérard, au contraire, a soutenu que, le 18 au matin, « foutes les troupes attendaient impatiemment l’ordre de partir, et que cet ordre pourtant ne fut donné qu' après sept heures; » et Vandamme, inter- pellé par Gérard, a dit négligemment et en termes fort dédaigneux pour Grouchy à peu près la même chose; mais cette double assertion ne mérite pas plus de créance que celle de Grouchy; elle tombe aussi devant les ordres écrits, car ils sont datés de dix heures du soir, le 17, et il faut la rejeter également. Mais il y a des données plus instructives. Commandant une des divisions du corps de Vandamme, Berthezène a écrit : « Le 3® corps, dont je faisais partie, quitta sa position de Gembloux, le 18 juin, à huit heures du matin (1). » non sans quelque surprise, pourquoi M. le marquis de Grouchy ne donnait pas ses ordres par écrit ; c’est un usage invariablement établi, etc. » {Der- nières observations etc., par le général Gérard ) (1) Lettre de Berthezène à Gérard, dans Dernières observations etc. 348 WATERLOO. Chef d’état-major par intérim du 4« corps, Simon-Lorrière a dit que ce 4® corps avait quitté sa position à sept heures, qu’après avoir traversé le long défilé de Gembloux, il avait été obligé de faire halte en avant de cette ville pour donner le temps au 3® corps de s’écouler, et qu’à neuf heures tout était en marche (1). Hulot, qui formait l’avant-garde de Gérard, a raconté qu’il mit sa division sous les armes vers sept heures, qu’il prit le défilé de Gem- bloux, employa plus d'une heure pour arriver au rendez-vous général du corps d’armée à un quart de lieue en avant de Gembloux ; et que, 15, toutes les divisions réunies firent une longue halte pour attendre que la route fût déblayée; et qu’aussitôt que la queue du corps de Vandamme fut en marche, celui de Gérard se remit en mouvement (2). De ces trois témoignages donnés par des officiers très-hostiles à Grouchy, les deux premiers mettent donc, l’un avec précision, l’autre par à peu près, le départ du corps de Vandamme à huit heures; et le troisième à sept heures et demie, si toutefois on veut admettre que la halte dont il parle en avant de Gembloux fut de vingt ou vingt-cinq minutes, ce qui est, en effet, un temps assez long pour une balte. ^ Mais après avoir rapporté ces trois témoignages provoqués par lui, et après avoir dit, on vient de le voir, que l’ordre de partir ne lui avait été donné qu’après sept heures du matin, Gérard a dû produire son propre témoignage sur le moment même du départ, et il a. écrit que le départ de toutes les troupes avait eu lieu h. près de huit heures du matin (3), Ainsi, tout en faisant appel aux souvenirs de ses deux anciens sub- (t) Lelfre de Simon-Lorrière à Gérard, dans Quelques doetiments etc. (2) Lellre de flulol ù Gérard, dans Quelques documents etc. (3) « S’il était vrai que les troupes du général Vandamme fussent parties de leur posilion en avant de Gembloux au lever du soleil, et que de mon côté j’eusse reçu l’ordre d’être parti de Gembloux seulement à six heures, n’est-ce pas reconnaître qu’il devait toujours exister un intervalle de deux heures de marche entre les troupes du général Vandamme et les miennes ?.>lais, encore une fois, les choses ne se sont point passées ainsi : le départ de toutes les troupes n’a pu avoir lieu qu'à près de huit heures, et comme on l’a vu par le rapport du général Huloi, cité dans mon premier écrit, sa division qui était d’avant-garde a constamment serré sur les troupes du troisième corps et même a été souvent obligée défaire des halles pour laisser écouler les troupes qui la précédaient, n {Dernières observations etc.) NOTES. 341) ordonnés et de Berthezène, il a reconnu trop d’exagération dans leurs dires; et il les a modifiés un peu. Est-il à croire qu’il les ait modifiés dans un sens trop favorable à Grouchy, lui le critique opiniâtre et passionné de ce maréchal? Personne, âcoup sûr, ne voudra le soutenir. On peut, on doit donc admettre son témoignage comme un minimum de vérité. Or, dire que toutes les troupes étaient en marche à près de huit heures, c’est dire, par le fait, que Vandamme s’y était mis à près de sept, car il fallut une heure, certainement, pour dérouler tout entière la longue colonne formée par les six divisions d’infanterie de ce général et de Gérard qui traînaient, sur une étroite et mau- vaise traverse, le lourd embarras de huit batteries d’artillerie défi- lant pièce par pièce, caisson par caisson; et c’est, par suite, tout à fait à tort,' que M. Thiers affirme que le départ de Vandamme n’eut lieu qu’à huit heures. Ce départ eut lieu à sept heures (1), et peut- être un peu plus tôt. Passons à la troisième assertion de M. Thiers. Il dit que, pour se rendre de ses bivacs à la Baraque, Vandamme perdit du temps, beaucoup plus d'une heure, en haltes nombreuses; et c’est une troisième inexactitude. Vandamme ne perdit pas de temps du tout. Les haltes, en effet, sont indispensables aux troupes. Faut-il des- cendre à ces règles élémentaires du métier? Elles se font toutes les heures et elles sont courtes quand ni fétat du sol et de l’atmosphère, ni la configuration du terrain ni aucun obstacle ne gênent la marche des colonnes et ne font perdre aux éléments qui composent celles-ci leurs distances respectives. Au contraire, elles sont longues, dans des conditions tout à fait différentes, d’autant plus longues que les co- lonnes sont plus considéjables, et d’autant plus fréquentes qu’il y a plus de défilés à franchir; et il faut absolument qu’il en soit ainsi. (1) Oubliant un peu ce qu’il avait écrit à Gérard, Rerlhezène dans un pas- sage de ses Souvenirs, fort peu exacts d’ailleurs, s’est rapproché singulière- ment du témoignage de Gérard ; car on y lit : « L’armée ne se mit en marche qu’à sept ou huit heures. » ' Or pour qui sait qu’il poussa la passion contre Grouchy jusqu’à l’accuser (en 1840) de déloyauté dans’ le commandement, accusation qu’il dut rétrac- ter, il n’est guère douteux que quand il dit : sept ou huit heures, U faut en- tendre sept heures plutôt que huit. WATERLOO. f^50 Supprimer les haltes, ou seulement ne pas les faire assez longues, ce serait le moyen assuré de fatiguer, d’exténuer le soldat, d’arriver plus tard au but ^u, ce qui serait pis, d’y arriver en désordre, tout à la débandade. S’avançant sur un sol profondément détrempé par la pluie la plus abondante, sur une traverse étroite, défoncée, épouvantable, comme le dit Gérard, dans un pays accidenté, plein de défilés, comme le dit le général Hulot (1), Vandamme fît, dut faire plusieurs haltes, et même en faire de fort longues; et en se conduisant ainsi, il se conforma à une règle élémentaire et à la nécessité. Le premier officier d’état- major venu, connaissant un peu le pays entre Gembloux et la Baraque, l’état du sol, des chemins, le 18 juin, évaluerait par une formule des plus simples le temps dépensé par Vandamme en haltes néces- saires, indispensables; et son évaluation dépasserait certainement beaucoup celle de M. Thiers. Dire que Vandamme perdit une heure et plus parce qu’il fît des haltes plus ou moins longues, c’est donc avancer une inexactitude. Enfin, la quatrième des assertions qui forment la base de l’argu- mentation de M. Thiers est fausse comme les trois autres : il est faux que la distance parcourue par Vandamme jusqu’à la Baraque fût à peu près pareille à celle de Nii-C)aint-Vincent à Maransart. Vandamme, en effet, ne partit pas de Gembloux, comme le dit M. Thiers, mais de ses bivacs qui étaient à une demi-lieue en avant de cette ville (2) ; et deux ouvertures de compas sur une carte quelconque prouvent sans réplique que, de Nil-Saint-Vincent à Ma- ransart, il aurait eu à parcourir une distance plus longue d'un quart et même d’un peu plus, que celle de ses bivacs à la Baraque. En résumé, il est constaté que le conseil de Gérard à Grouchy fut donné à midi, non à onze heures et demie, et qu’il aurait pu être (1) Lettre à Gérard, citée (t. I) page 55 de notre livre. (2) Grouchy a dit alternativement que Vandamme était bivaqué à une lieue et demie et à une demi-lieue en avant de Gembloux ; Gérard a dit : à une lieue ou à une lieue et demie; Sénécal, chef d’état-major de Grouchy; à une demi-lieue ; et c’est ce dernier témoignage qu’on doit accepter, car Exelmans était bivaqué à Sauvenière, qui est à un peu moins d’une lieue en avant de Gembloux, et il bivaquait, on le sait, en avant de Vandamme. NOTES. 351 mis à exécution seulement entre midi et demi et une heure, soit à une heure moins un quart, non à midi ; que Vandamme partit de ses bivacs non à huit heures mais à sept; que les haltes qu’il fit pour se rendre à la Baraque furent indispensables, non inutiles; et qu’il aurait eu à parcourir, pour se porter de Nil-Saint-Vincent à Maran- sart, une distance non pas à peu près pareille à celle qu’il avait par- courue de ses bivacs à la Baraque, mais plus forte de plus d’un quart. Il est constaté, en d’autres termes, que M. Thiers s’est basé sur quatre assertions inexactes pour démontrer que Vandamme aurait pu arriver à Maransart soit à cinq heures, soit à six, soit même à sept; et si, après avoir rectifié toutes ses inexactitudes, on veut, à son. exemple, évaluer par la durée du trajet des bivacs de Vandamme à la Baraque le temps que ce général aurait employé pour se rendre de Nil-Saint- Vincent à Maransart, on reconnaîtra qu’il lui aurait fallu un peu plus de huit heures trois quarts, c’est-à-dire qu’il serait arrivé sur ce point à neuf heures et demie passées. Mais, dit M. Thiers, nous ne voulons pas l’oublier, « les routes de Gembloux à la Baraque étant celles qu’avait parcourues l’armée prus- sienne, étaient défoncées et les routes transversales qu’il aurait fallu suivre pour se rendre de Nil- Saint-Vincent à Maransart n’avaient pas été fatiguées et étaient des chemins vicinaux larges et bien entre- tenus; )) Vandamme aurait donc marché plus vite le soir que le matin. M. Thiers n’évalue pas, la montre à la main, comme pour les haltes, selon lui, inutiles de Vandamme, le temps que ce général au- rait pu gagner dans sa marche de l’après-midi comparée à celle du matin. Mais cette évaluation est facile. Le gain de temps aurait été nul ouà^eu près, et cela par deux raisons. La première, c’est que, si les routes transversales à suivre n’avaient pas été fatiguées par l’armée prussienne comme les routes directes, elles étaient défoncées néanmoins par la pluie, que les champs où auraient marché les fantassins de Vandamme, quand, toutefois, les bois, les ponts, les ravins ne les auraient pas forcés de suivre les chemins, étaient tout aussi fangeux que ceux qui s’éten- daient dé Gembloux à la Baraque, et que ces fantassins auraient été bien moins dispos après midi qu’avant midi, car on ne piétine pas sans fatigue longtemps dans la boue ; la seconde raison, enfin, c’est 352 WATERLOO. que ces routes transversales que M. Thiers représente comme des chemins vicinaux larges et bien entretenus, étaient, comme les routes directes, de mauvaises et étroites traverses que les pluies avaient rendues détestables ; et c’est pour cela même que Baltbus craignait d’y compromettre V artillerie, que Valazé parlait d’y aplanir bien des difficultés, d'y ouvrir bien des passages avec ses trois com- pagnies de sapeurs. Les témoins, les documents officiels ne man- quent pas pour l’attester, en 1815, après quinze années de cette administration de Napoléon, si chère à M. Thiers, les chemins vici- naux étaient, en Belgique et en particulier sur le théâtre des opéra- tions de toute la campagne, absolument ce que les hommes de notre âge les ont vus en France longtemps encore après 1815, de simples traverses mal tracées, étroites, jamais empierrées, servant de lit aux ruisseaux nés des orages, et, par la pluie, se creusant rapidement en fondrières, devenant difficiles, très-difficiles parfois aux voitures, pénibles au simple piéton lui-même. C’est un des bienfaits de la paix, de ces temps où l’Europe se reposa enfin des grands massacres provoqués par Napoléon, d’avoir doté la France et la Belgique de ces excellentes routes départementales, provinciales, de ces bons chemins de grande et moyenne communication, de ces chemins vi- cinaux, enfin, en trop de lieux imparfaits encore, mais s’améliorant chaque jour, et si faciles au piéton et aux charrois. M. Thiers ne saurait oublier cela, si enivré qu’il soit delà fumée de ces guerres qui firent si longtemps gémir fbumanité et le droit ou- tragés par le génie de la conquête et de la tyrannie. Mais veut-on que, non pas à cause de ces chemins vicinaux larges et bien entretenus, qui ne sont qu’une imagination do M. Thiers, mais à cause de l’excitation de la terrible canonnade de Waterloo, veut-on que pour se rendre de Nil-Saint-Vincent à Maran- sart, Vandamme eût gagné une heure, ce qui aurait été beaucoup, et même une heure et demie, ce qui aurait été faire l’impossible? Nous y consentirons; et il n’en restera pas moins démontré que ce général ne serait arrivé à Maransart qu’à huit heures passées, c’est-à-dire trop tard pour donner la victoire à Napoléon, ou seulement pour empêcher la déroute. Et nous avons admis, jusqu’ici, avec M. Thiers qu’être àMaran- NOTES. 353 sart c'eût été se trouver sur le champ de bataille, tandis que ce village en était à une demi-lieue et séparé « par le gouffre du ruisseau de Lasne, » suivant l’expression même de M. Thiers, gouffre de passage long et difficile pour nous et de facile défense pour les Prussiens l Si, par impossible, il fût parvenu à Maransart peu après huit heures, amenant avec lui Exelmans et Vandarnme, c’est-à-dire dix-sept mille hommes, et suivi à une heure de distance par Gérard, comme le dit M. Thiers, Grouchy n’aurait eu rien autre chose à faire que de battre en retraite au plus vite ; et fort heureux il aurait été s’il eût pu le faire assez rapidement pour éviter d’être enveloppé dans le désastre. Cela n’est pas contestable. Si Ton tient compte des faits, il est donc certain que le temps aurait manqué pour exécuter la seconde des trois manœuvres qui, selon M. Thiers, auraient sauvé la France; et que si Grouchy, ‘ l’exécutant, avait eu la malheureuse persévérance de la pousser [ jusqu’à Maransart, il aurait eu la plus grande peine pour conjurer I sa propre perte. I Mais, nous l’avons annoncé, M. Thiers est revenu sur cette : manœuvre même dans une autre partie de son livre; il y est revenu ! en s’efforçant encore de prouver que Vandarnme aurait pu arriver en ; temps opportun de Nil-Saint-Vincent à Maransart ; et nous avons à ' faire voir que ses nouveaux efforts sont aussi malheureux que les ■ premiers, même en admettant, ce qui est inadmissible, qu’arriver à Maransart c’eût été arriver sur le champ de bataille,.qui était séparé ; de ce village par une demi-lieue et le gouffre du ruisseau de Lasne. i « De Nil-Saint-Vincent à Maransart, il y a, dit M. Thiers, tout au plus cinq lieues métriques, c’est-à-dire quatre lieues anciennes. Les gens du pays parlaient d’un trajet de quatre heures au plus. Il . est certain qu’il faut beaucoup moins d'une heure pour parcourir \ une lieue métrique. Si l’on veut tenir compte des mauvais chemins, moins mauvais toutefois sur les routes transversales que sur les routes fatiguées par les Prussiens, on pouvait supposer cinq heures^ et c’était beaucoup pour des soldats que le bruit du canon n’aurait pas manqué d’électriser. Qu’on suppose six heures, ce qui est une évaluatioa singulièrement exagérée^ et ou arrivait au meilleur mo- 354 WATERLOO. ment. Qu’on en suppose sept, le moment était encore très-propice, puisque c’était l’heure où la vieille garde culbutait les Prussiens de Planchenois, et où on les eût surpris dans un affreux désordre. )) Maintenant, veut-on des exemples de ce qui pouvait s’exécuter en fait de trajet sur ces mêmes lieux et exactement dans les mêmes circonstances. Le corps de Vandarnme, parti de Gembloux à huit heures, était à la Baraque à deux, après avoir perdu, en route, beau- coup plus d'une heure, et marché très-lentement. Or, il y a de Gem- bloux à la Baraque à peu près la même distance que de Nil-Saint- Vincent à Maransart. On aurait donc pu opérer le trajet dont il s’agit, en cinq heures. Veut-on un exemple plus concluant encoYe"^ \\ y a plus de cinq lieues de Wavre à Gembloux, et le lendemain, 19, quand la nécessité de se dérober à l’ennemi victorieux accélérait le pas de tout le monde, le corps de Vandarnme, parti au coucher du soleil, c'est-à-dire à huit heures, était à onze à Gembloux. [Témoi- gnage du général Berthezène, dans ses mémoires, tome IL) On aurait donc pu faire cinq lieues en cinq heures, le 18, puisqu’on les faisait en trois, le 19 (1). » Et à ces exemples M. Tbiers en a ajouté un troisième, ailleurs, qu’il oublie ici, mais que nous rapporterons pour compléter ses assertions. « Pajol, a-t-il dit, envoyé, le matin, par Groucby dans la direction de Liège, était à six heures du soir sur Limai, après avoir fait douze lieues dans la journée, preuve évidente qu’on aurait pu en faire cinq ou six dans la demi-journée (2). » Laissons de côté les lieues anciennes qui n’ont pas plus à faire ici que les milles romains ou les stades grecs, et voyons s’il y a quelque chose de fondé dans cette argumentation dont nous avons déjà rencontré et réfuté une partie. Qu’un simple piéton puisse faire beaucoup plus d'une lieue mé- trique à l'heure, cela est certain. Que les gens du pays aient pu dire avec raison que de Nil-Saint-Vincent à Maransart (et non à Mont- Saint-Jean comme M. Tbiers le leur a fait dire précédemment) il n’y avait qu’un trajet de quatre heures au plus, nous l’admettons donc volontiers, mais à la condition expresse d’ajouter que ces gens (1) Tome XX, pages 291, â92. (2) Tome XX, pages 270, 27i. NOTES. 355 n’avaient en vne que la marche d"un piéton bon marcheur, faisant route isolément et n’ayant à transporter que sa personne. Mais cette marche ne peut servir de mesure à celle d’un corps d’armée d’une quinzaine de mille hommes voyageant avec armes, effets, cartouches et matériel, sur un sol fangeux, sur des chemins étroits, abîmés par la pluie et dans un pays de défilés. Tel défilé qu’un piéton isolé n’aura mis que quelques minutes à traverser cau- sera un retard d’une demi-heure et, parfois, de beaucoup plus encore, à un corps d’armée. Il n’y a donc rien à conclure du dire attribué ici à des gens du pays. Il est vrai, néanmoins, qu’un corps d’armée même peut faire beau- I coup plus d'une lieue métrique à l’heure ; mais il est tout aussi vrai ; qu’il ne le peut pas souvent. Un corps d’armée français, sortant du bivac, fait, en général, î deux lieues métriques en deux heures, y compris les haltes, et, parfois, deux lieues et un quart, deux lieues et demie ; puis, quand il a parcouru ainsi quatre ou cinq lieues, si on lui montre un but prochain à atteindre, un but distant d’une lieue, même de deux, vers lequel la passion le poussera violemment, on est sûr qu’il y marchera ' d’un pas un peu plus rapide encore. Mais ces différentes vitesses, on ne les obtient de lui que dans des circonstances suffisamment favorables, lorsque son artillerie peut f marcher sur deux ou trois files, sur une chaussée, sur un large che- , min, et sôn infanterie par pelotons ou demi-pelotons sur cette chaussée, ce chemin même ou latéralement dans des terres non chargées de hautes moissons, de bois, lorsque le sol est ferme, le pays peu acci- , denté, sans défilés et l’état de l’atmosphère un peu propice. Or, ce , sont là tout autant de conditions, sauf la dernière, qui, de Nil-Saint- ' Vincent àMaransart, auraient absolument fait défaut au corps de Van- damme. Tout se serait trouvé réuni pour ralentir extrêmement sa mar- ; che : chemins étroits, défoncés, terres fangeuses, tantôt chargées de I moissons, tantôt couvertes de bois, défilés fréquents. Le passage seul t de la Dyle sur le pont de Mousty, large d’un mètre, où il aurait fallu 1: défiler homme par homme, sur le pont d’Ottignies, large de trois i; mètres, où le défilé n’aurait pu se faire que par quatre ou cinq au plus et pièce par pièce, caisson par caisson, ce passage aurait retardé 356 WATERLOO. ^ considérablement la marche des quatorze mille hommes de Van- damme; et sur ce point, au moins, M. Thiers ne nous contredira pas, lui qui, le 17 juin, n’apercevant qu’un débouché, en arrière des Quatre-Bras, le pont de Genappe, plus large à lui seul que les ponts de Mousty et d’Ottignies ensemble, a affirmé qu’il ne fallait moins de trois heures à Napoléon pour y faire défiler soixante et dix mille hommes (1), c’est-à-dire une colonne cinq fois plus forte seulement que celle de Vandamme. M. Thiers, on doit le croire, n’est pas sans se douter un peu de l’importance capitale d’une partie au moins de ces considérations ; car, s’il oublie que les soldats de Vandamme étaient sur pied, en marche dans la boue depuis de longues heures, et, par conséquent, déjà un peu fatigués, et s’il oublie même qu’ils auraient eu à défiler sur les ponts étroits de la Dyle et ailleurs, notamment dans le chemin creux, long d’un quart de lieue, qui se trouve à la sortie de Mousty, il renonce pourtant ici à parler de ces chemins vicinaux larges et bien entretenus que son récit nous montrait, il n’y a qu’un instant, tout ouverts de Nil-Saint-Vincent à Maransart, et il en vient à con- céder qu’à cause du mauvais état des voies à suivre, le trajet entre ces deux points aurait pu exiger cinq heures^ six heures^ même sept. Mais l’habileté avec laquelle il ménage cette concession n’en dissimule pas l’insuffisance; et ce ne sont pas les trois exemples de marche qu’il invoque qui peuvent prouver qu’elle suffit. En effet, le premier de ces exemples, celui de la marche de Van- damme depuis ses bivacs jusqu’à la Baraque, nous l’avons déjà ren- contré dans le récit de M. Thiers, et nous avons fait voir que si l’on mesurait exactement les distances, que si l’on rapportait exactement les faits, cette marche même prouvait qu’il aurait fallu à Vandamme un peu plus de huit heures trois quarts et non pas seulement cinq^ six ou sept heures pour se rendre de Nil-Saint-Vincent à Maransart. En invoquant, pour la seconde fois, l’exemple de cette marche, si mal choisi cependant pour sa thèse, M. Thiers, il est vrai, produit, on a dû le remarquer, une assertion nouvelle qui a pour but, comme celles que nous avons trouvées dans son récit et réfu- (1} Voir note N, (t. Il) pa^^e 257 de noire livre. NOTES. 357 tées, de faire croire que Vandamme n’arriva pas à la Baraque aussi vite qu’il l’aurait pu. Vandamme, dit-il, avait marché très-lente- jusqu’à ce point; et, antérieurement, il a écrit fort explicite- ment que cette lenteur fut causée, en partie, par les incertitudes d'esprit de Groucby qui hésitait encore dans la direction à suivre (i). Mais cette allégation est absolument inexacte. S’il est des faits constatés, positifs, c’est que Groucby ne marcha pas un seul instant avec Vandamme, qu’il le dépassa dès le départ du bivac, se rendant à Sart-lez-Walbain, pour y recueillir des nouvelles, qu’il le laissa cheminer à volonté sur la direction prescrite et n’influa en rien sur sa marche. Berthezène lui-même, si passionné qu’il soit contre Grouchy, s’est borné à dire, tantôt que la marche fut extrê- mement lente (2) tantôt seulement qu’elle fut lente et interrompue par des haltes fréquentes (3) ; mais il n’a accusé ni Grouchy ni per- sonne d’avoir été la cause de cette lenteur. Vandamme fit des haltes très-fréquentes et fort longues, et, de plus, il marcha très-lente- ment, par l’unique et péremptoire motif que la configuration et l’état du sol, la nature et l’état des chemins ne permettaient pas d’agir autrement. C’est ce qu’a fort bien indiqué un témoin non suspect, le général Hulot, dans sa lettre à Gérard, citée dans notre récit (4) ; et c’est ce qu’indique aussi l’expérience. La nouvelle allégation de M. Thiers est donc aussi dépourvue d’exactitude que les autres; et il reste prouvé que l’exemple de la marche du corps de Vandamme jusqu’à la Baraque, loin d’être un argument favorable à sa thèse, se retourne contre elle et la détruit : il reste prouvé par la durée de cette marche, qu’on ne serait arrivé à Maransart qu’après neuf heures et demie du soir. Nous passons au second exemple qu’invoque M. Thiers, celui de la marche exécutée par le même corps d’armée de Wavre à Gem- bloux, le lendemain du désastre, le 19 juin. Il le donne comme concluant; mais il est bien évident que, pour le faire accepter comme tel, il faudrait absolument démontrer que (1) Tome XX, page 256. (2) Souvenirs^ elc., tome II. (3) Lettre à Gérard, déjà citée, (4) Page 35 (t. II). 30, 358 WATERLOO. rétat des terres et des chemins n’avait pas changé du 18 au 19, et que Vandamme partit réellement à huit heures du soir de Wavre et arriva réellement aussi à onze heures à Gembloux. Or, cette dé- monstration M. Thiers ne Ta ni fournie, ni seulement essayée; et, à coup sûr, il ne la fournira jamais. Il est impossible, en effet, de prouver ni même de soutenir sérieu- sement que trente heures d’un temps d’été et sans pluie avaient passé sans que les chemins et les terres se fussent égouttés, séchés beaucoup; et, sur ce point, nous en appelons àM. Thiers lui-même. Après avoir soutenu, comme il l’a fait, que Napoléon agit sagement en retardant de quatre heures la bataille de Waterloo parce que, à son avis, ce retard devait modifier beaucoup l’état du sol, il ne saurait se refuser à reconnaître que trente heures de plus changèrent radi- calement l’état des terres et des chemins. Il est non moins impossible de prouver que Vandamme opéra de huit heures à onze heures, en trois heures, le trajet de Wavre à Gembloux, car on ne prouve rien contre l’expérience physique, contre l’évidence ; et s’il est une donnée d’expérience certaine, une donnée évidente, c’est qu’un corps d’armée moderne n’a jamais fait, ne peut faire cinq lieues et plus, en trois heures. C’est même que jamais piéton isolé, à moins d’être un coureur de profession, n’a fourni ni ne fournira l’exemple d’une pareille vitesse, d’une vi- tesse de deux lieues à l’heure! Pour appuyer son exorbitante assertion, M. Thiers, on l’a vu, renvoie aux Mémoires de Berthezène; mais il leur donne une pré- cision qu’ils n’ont pas. Berthezène a écrit, en effet, que Van- damme partit au coucher du soleil et arriva à onze heures, mais il s’est gardé de dire, comme M. Thiers l’a dit, que par les mots coucher du soleil il entendait huit heures du soir. Un homme du métier ne pouvait se permettre, dans un récit, de faire faire à une troupe cinq lieues et plus en trois heures. Il est donc plus que pro- bable qu’il a tout simplement voulu indiquer que Vandamme était parti dans les dernières heures de la journée ; et il est de fait que le général Lamarque, qui a composé son esquisse de la campagne de 1815 sur des notes de Berthezène, a écrit que Vandamme partit à six heures du soir. NOTES. 359 D’ailleurs, nous devons le dire, les Mémoires de Berthezène sont une source où il ne faut puiser qu’avec une extrême circonspection; tant ils manquent d’exactitude, tant ils sont passionnés, surtout quand Groucliy est en scène! Pour n’en citer qu’un trait, ils font partir, le 17 juin à midi, de Saint-Amand et de Ligny pour Gem- bloux, la colonne de Grouchy, qui, d’après Gérard lui-même, n’en partit qu’à deux heures et à trois. On ne peut rien leur emprunter sans le contrôler sur d’autres récits et témoignages; et ici on n’en a aucun, sauf le dire de Lamarque, que nous venons de rapporter. De ces observations il résulte donc que le second exemple invoqué par M. Thiers, l’exemple de la marche exécutée par Vandamme, le 19 juin, dans la seconde moitié de l’après-midi, n’est d’aucune va- leur pour la thèse qu’il soutient, puisque d’une part, ce jour-là, l’état des terres et des chemins était bien meilleur que la veille et que, de l’autre, on ne peut préciser la durée même de cette marche. Le troisième exemple, celui de la marche de Pajol, le 18 juin, est bien plus mal choisi encore; et M. Thiers ne l’aurait, à coup sûr, pas cité, s’il eût étudié un peu les mouvements de ce général. 11 dit, en effet, que Pajol fut envoyé, le matin, par Grouchy dans la direction de Liège et qu’il arriva sur Limai à six heures du soir, après avoir fait douze lieues dans la journée ; et c’est de là qu’il conclut que Grouchy aurait pu faire cinq ou six lieues dans la demi- journée ou, plus précisément, se porter de Nil-Saint-Vincenl et de Sart-lez-Walhain à Maransart dans l’après-midi. Or, voici la vérité établie sur pièces officielles. Bivaqué au Mazy, en arrière de Gembloux, Pajol se mit en marche à quatre heures du matin (1), un peu plus tard que ne le lui pres- crivait l’ordre écrit de Grouchy (2) ; et, conformément à ce même ordre, il se rendit directement à Grand-Leez, en laissant Gembloux (1) Lettre de Pajol à Grouchy, datée du Mazy, le 18 juin à quatre heures du matin. (2) « Veuillez partir demain, 18 courant, à la pointe du jour, du Mazy, et vous porter avee votre corps et la division Teste à Grand-Leez, où je vous transmettrai de nouveaux ordres. » (Lettre de Grouchy à Pajol, datée de Gembloux, le 17 juin, à dix heures du soir.) 360 WATERLOO. un peu à gauche (1), c’est-à-dire en se tenant à trois quarts de lieue environ du chemin suivi par la colonne principale de Grouchy; à Grand-Leez, il trouva un nouvel ordre écrit de ce maréchal, lui prescrivant de gagner Tourinnes-les-Ourdons(2), situé à une lieue à l’est de Nil-Saint-Vincent, et il s’y porta en marchant parallèlement à la colonne principale ; de Tourinnes-les-Ourdons, il poursuivit cette marche parallèle jusqu’au moment où il fut appelé sur Limai, point sur lequel il arriva un peu plus tard, croyons-nous, que ne le dit M. Thiers; et, quand il y arriva, il avait fait un peu moins de six lieues mesurées en ligne droite, c’est-à-dire un peu moins de sept lieues et demie mesurées sur chemins, de sorte que la conclu- sion à tirer nécessairement de sa marche, même sans tenir compte de la légèreté comparative de sa petite colonne, c’est que, dans la demi-journée, la colonne principale aurait pu faire quatre lieues à peine, conclusion qui détruit celle de M. Thiers. On le voit donc, des trois exemples de marche invoqués par M. Thiers, afin de démontrer que Grouchy pouvait arriver en temps utile de Nil-Saint-Vincent et Sart-lez-Walhain à Maransart, de ces trois exemples, le premier et le dernier prouvent précisément que cela était impossible, et le deuxième est absolument sans valeur. Mais comment se fait-il qu’occupé de chercher des exemples de marche à comparer à la marche qu’aurait eu à faire Grouchy, de Nil- Saint-Vincent à Maransart, M. Thiers ne parle pas de ceux qu’offre l’armée prussienne dans la journée même du 18 juin? Qu’il eût laissé de côté la marche du corps de Bülow de Dion-le- Mont sur Chanelle-Saint-Lambert et le bois de Paris, en alléguant qu’on n’en connaît pas la durée d’une façon très-précise, à cause de l’incendie qui éclata à Wavre sur le passage de ce corps, nous le comprendrions, bien que l’allégation ne puisse s’appliquer à la marche de la première division de Bülow, laquelle ne fut pas re- tardée par l’incendie et arriva à un moment connu, à midi, sur Chapelle-Saint-Lamhert. Qu’il eût négligé aussi la marche des (1) « Je désire que vous vous portiez sur Grand-Leez, sans revenir passer à Gembloux, que vous trouveriez encombré. Allez donc par la route directe. » (Même lettre.) (2) Lettre de Grouchy à Pajol, 18 juin. deux premières divisions de Pirch 1, de Sainte-Anne et d’Aise- mont vers Plancenoit, en disant que ces deux divisions ayant suivi la trace de Bülow, cheminèrent sur un chemin fatigué, nous le comprendrions encore, bien qu’en réalité il n'y ait pas là un motif suffisant pour faire rejeter l’exemple de ce mouvement comme inap- plicable au cas de Grouchy ; car si les soldats de ce maréchal eussent eu à suivre des chemins non foulés encore par aucune troupe, ils étaient par compensation en marche depuis longtemps quand ceux de Pirch I sortirent de leurs bivacs. Mais la marche de Ziefen!... En est-il une qui puisse fournir un terme de comparaison meilleur pour évaluer la durée du trajet de Nil-Saint-Vincent à Ma- ransart? Campé sur Bierges, le corps de Zieten en partit à midi, c’est-à-dire presque au moment où Vandamme aurait fait tête de colonne à gauche pour gagner Maransart; il suivit, par Fromont et Ohain, un chemin vicinal que n’avait foulé encore aucune troupe et i de même nature que celui ou ceux de Nil-Saint-Vincent à Maransart; ; il était excité par le canon de Waterloo; il était composé de soldats aussi passionnés que possible, bons marcheurs, on en avait la preuve depuis deux ans et depuis l’ouverture de la campagne; en d’autres *! termes, il s’avança dans les conditions physiques et morales où se ; seraient trouvés les corps de Grouchy; et sa division d’avant-garde !; entra en ligue sur la Haie et Smohain à un moment précis, à sept ii heures et demie. S’il est un exemple à appliquer, c’est donc, à ‘I coup sûr, cette marche de Zieten ; et pourtant, nous le répétons, I M. Thiers l’a passée sous silence. Maintenant, que prouve cette marche, si ce n’est absolument le ! contraire de ce que M. Thiers a voulu démontrer, car la distance parcourue en sept heures et demie par la division d’avant-garde de ' Zieten est, à très-peu près, d’un tiers moins longue que celle de Nil- Saint-Vincent à Maransart et, de plus, Zieten partant de Bierges était ! au repos depuis vingt-quatre heures et il n’avait pas eu à défiler ; sur les ponts de la Dyle comme Grouchy aurait eu à le faire. Des écrivains ont dit, il est vrai, que le corps de Zieten ne partit ^ qu’à une heure et qu’un malentendu retarda de quelques instants ‘ l’entrée en ligne de sa division d’avant-garde; d’autres écrivains n’ont parlé ni de l’un ni de l’autre de ces retards, ou les ont con- 362 WATERLOO. testés et, selon nous, avec toute raison, du moins quant au pre- mier ; mais admettons-les tous les deux ici, en évaluant le second à une demi-heure, ce qui est beaucoup (1); et il iTen restera pas moins démontré que, pour franchir une distance d’un tiers moins forte que celle de Nil-Saint-Vincent à Maransart, Zieten eut besoin de six heures, et, par conséquent, que pour se rendre du premier de ces points au second, il en aurait fallu huit à Vandamme, et cela sans compter le temps nécessaire pour défiler sur les ponts étroits de Mousty et d’Ottignies. Or, dans ces termes mêmes, l’exemple de la marche de Zieten est décisif contre M. Thiers : il prouve, par corn- - paraison, que Grouchy n’aurait pu parvenir à Maransart avant la ; nuit, à Maransart qui se trouvait à une demi-lieue du champ de ba- ; taille et en était séparé par « le gouffre du ruisseau de Lasne. » ] Mais, même après cette longue discussion, nous n’en avons pas fini avec la seconde des trois manœuvres qui, au dire de M. Thiers, | auraient donné la victoire à Napoléon , auraient sauvé la France. ? Dans notre quinzième chapitre, après avoir démontré, comme nous venons de le faire ici avec plus de détails, que la distance et les ’ difficultés de la route auraient suffi pour empêcher Grouchy de porter ^ une aide quelconque à Napoléon, nous avions fait observer que, lors ! même que cet empêchement n’aurait pas existé, comme le soutien- i nent les apologistes de Napoléon, c’est-à-dire lors même que notre { démonstration serait aussi fausse qu’elle est exacte, il n’en resterait J, pas moins certain que Grouchy n’aurait pu porter aucune aide à ] Napoléon, par la raison que la route n’aurait pas été libre devant lui, ' qu’il aurait eu à compter avec l’armée prussienne ; et, nous tenant dans les limites les plus étroites de la probabilité, supposant seule- ment que les généraux et les soldats prussiens n’auraient été frappés soudain ni de cécité, ni de paralysie, nous avions fait voir que Grouchy aurait été attaqué, dans sa marche de flanc, par plus de trente mille hommes (trente mille hommes qui ne prirent absolu- | ment aucune part à la bataille de Waterloo) et que cette attaque (1) Le général Hofmann, qui mena au feu les trois premiers bataillons de l’avant-garde de Zieten, nous écrivait, il y a cinq ans, en parlant du retard causé par le malentendu. « Ce retard nous parut fort long à cause de l’ur- gence de la situation, mais il ne fut certainement pas d'une demi-heure. » NOTES. ^ l’aurait retardé assez longtemps pour faire échouer complètement sa manœuvre. Cette remarque, cette preuve décisive pour tout esprit non pré- venu ne pouvait pas convaincre et n’a pas convaincu M. Thiers. 11 soutient le contraire. « On a dit, pour excuser Grouchy, écrit-il, qu’on eût trouvé sur son chemin quarante mille Prussiens pour disputer le passage de la Dyle, tandis que cinquante mille autres seraient allés accabler Napo- léon (1). Mais l’objection vraie devant Wavre , où on allait les attaquer dans une position inexpugnable, devient fausse si on ima- gine que Grouchy se fût présenté aux ponts de Moustiers et d’Otti- gnies qui n’étaient pas gardés. A la vérité, en accordant à l’ennemi une prévoyance surhumaine, qui malheureusement ne se manifestait pas à notre aile droite, il aurait pu se faire que Blücher, lisant dans nos projets, eût placé quarante mille hommes aux ponts de Moustier et d’Ottignies, par lesquels Gérard voulait passer, et que les défen- dant avec ces quarante mille hommes, il en envoyât quarante-cinq mille (car il lui était impossible d’en envoyer davantage) pour acca- bler Napoléon. Les choses, sans doute, auraient pu se passer ainsi ; mais quand on n'est soi-même que des hommes ^ il ne faut pas se figurer que ses adversaires soient des dieux! (( En fait, rien de pareil n'avait eu lieu. Blücher se voyant suivi sur Wavre, y laissa Thielmann avec vingt-huit mille hommes pour amuser les Français, envoya Bülow avec trente mille vers Chapelle- Saint-Lambert et Planchenois, achemina Pirch I derrière Bülow, Zieten le long de la forêt de Soignes, chacun de ces derniers avec environ quinze mille hommes. Si Grouchy eût écouté le conseil de Gérard, il serait arrivé vers une heure ou deux aux ponts de Mous- tier et d’Ottignies, les aurait traversés sans difficulté, n'aurait rm- contfé persoyine pour l'arrêter, et eût trouvé tout ouverte la route de Maransart. En dirigeant, vers Wavre, Pajol et Teste qui avaient été dirigés le matin sur Tourinnes, ce qui aurait suffi pour occuper Thielmann pendant quelques heures, et en marchant avec le reste de son corps vers Maransart, c’est-à-dire avec trente mille hommes, il (1) Tome XX, page 290. WATERLOO. 3t)4. aurait trouvé Bülow engagé dans le vallon de Lasne au point de ne rien voir, et Pirch 1 et Zicten trop avancés probablement dans leur mouvement pour pouvoir s’apercevoir de sa présence. Supposez qu’il rCeût fait que détourner ces derniers de leur chemin, le but essen- tiel aurait été atteint, puisque c'est leur arrivée qui perdit tout. Mais, même en attirant leur attention, il eût passé avant qu'ils pussent s'opposer a sa marche, et il eût opéré le double bien de déli- vrer d’eux Napoléon et d’accabler Bülow. V Rien donc ne peut atténuer la faute du maréchal Groucby, que ses services antérieurs qui sont réels, et ses intentions qui étaient loyales et dévouées (1). » La citation est longue, mais il fallait tout citer pour mieux faire saisir la fausseté de l’argumentation qu’on nous oppose. Cette faus- seté nous allons la mettre à nu ; mais, auparavant, nous restituerons à chacun son rôle. Nous n’avons jamais eu pour but d'excuser Groucby, Nous avons voulu seulement rechercher la vérité, la dégager des erreurs, des mensonges, des calomnies, sous lesquels on l’avait enfouie. Groucby ne nous inspire d’autre sentiment que celui qu’éprouve tout hon- nête homme pour la victime d’une grande injustice. Les apologies, les apothéoses ne sont pas notre fait. Au contraire, M. Thiers histo- rien ne peut oublier et n’oublie pas que M. Thiers, premier ministre de la monarchie libérale de juillet a imaginé, provoqué, préparé le plus pompeux des triomphes posthumes à l’homme du 18 brumaire, à l’oppresseur du continent, au restaurateur de la monarchie absolue, du gouvernement du bon plaisir. Vers la fin de son livre, il a dû céder à la pression de l’opinion publique éclairée par l’expérience inattendue et prolongée des charmes et des bienfaits de l’autocratie; et il a renoncé à exalter la politique, la tyrannie de son héros ; mais il a voulu conserver à sa mémoire le prestige de l’infaillibilité militaire, de l’invincibilité. Or, accuser Groucby, c’est excuser, c’est louer Na- poléon. Et ceci dit, nous discutons. En fait, comme l’écrit M. Thiers après tous les historiens de cette (1) Tome XX, pages 292, 295, 294c NOTES. 3G5 campagne et nous-même, les ponts de IVlousty eld’Ottignies n’étaient pas gardés par les Prussiens. Mais si Grouchy, suivant le conseil de Gérard, s’y fût porté, les Prussiens ne seraient-ils pas accourus sur lui? Ne l’auraient-ils pas attaqué soit au débouché même de ces ponts, soit au delà, et, par cette attaque faite avec une partie seule- ment de leurs forces, ne l’auraienl-ils pas retenu loin du champ de bataille de Waterloo pendant que l’autre partie de leur armée aurait donné à Wellington, comme elle le lui donna en effet, le secours qui détermina la défaite, la déroute de Napoléon? Voilà la question. Nous avons fait voir qu’elle se résolvait naturellement et ration- nellement, par TafFirmative. Au contraire, M. Thiers soutient, on vient de le lire, que les Prussiens n’auraient ni empêché ni retardé la manoeuvre de Grouchy et que, s’ils eussent arrêté ce maréchal dans sa marche, ils n’auraient pu le faire qu’en détournant contre lui les troupes mêmes qui furent absolument indispensables pour décider la victoire contre Napoléon. Mais tout cela il ne le soutient que par des assertions qui ont pour unique base des faits inexacte- ment rapportés. Nous commençons par rétablir ces faits dans toute leur vérité ; et, cette rectification opérée, toutes ces assertions tomberont d’elles- mêmes, emportant dans leur chute la solution légendaire qu’on nous oppose encore. Thielmann n’avait vingt-huit mille hommes, par la raison qu’il n’en avait eu que vingt-quatre mille cinq cents à l’ouverture de la campagne et en avait perdu quatre mille environ, à Ligny et à la suite de la défaite. Zieten et Pirch I avaient chacun vingt mille hommes et non quinze mille, en ayant eu l’un et l’autre trente-deux mille sept cents à l’ouverture de la campagne et en ayant ^erdu chacun une douzaine de mille à Ligny et à la suite de la défaite. Blücher n’avait pas laissé -Thielmann à Wavre pour amuser les Français. Il lui avait, au contraire, assigné un rôle qui devait varier avec les circonstances. Les dispositions qu’il prescrivit à son armée sont connues. Elles furent définitivement réglées par un ordre donné le 18 juin, dès le point du jour, quand il reçut de Wellington l’avis certain que l’armée française était en position en face des Anglo-Hollandais. 31 36t> WATERLOO. « Les 4e, 2®, et corps (Bülow, Pircli 1, Zieleii), dit cet ordre, marcheront en deux colonnes de manière à appuyer le duc de Wellington, qui sera attaqué aujourd’hui par Tarmée française et qui a son aile droite près de Braine-l’Alleud et son aile gauche près de Mont-Saint-Jean, et de manière à faire une diversion sur les der- rières de Bonaparte. « Le 4e et le 2® corps formeront la colonne de l’aile gauche et marcheront par Neuf-Cabaret, jusqu’à Saint-Lambert. Le 1er corps ormera la colonne de droite et marchera par Fromont vers Ohain. « Le 3e corps est destiné, dans le cas où une colonne ennemie s’avancerait, à défendre la position de Wavre ; en cas autre, il y laissera seulement une couple de bataillons et marchera jusqu’à Couture pour servir de réserve aux 4® et 2® corps et être employé selon les circonstances. « En cas d’issue malheureuse de la journée, la retraite de l’armée se fera sur Louvain. » Bülow commença de très-grand matin le mouvement ainsi pres- crit et fut extrêmement retardé par les mauvais chemins, par les terres fangeuses, par les défilés et par l’incendie qui éclata sur son passage à Wavre, en arrière de sa division d’avant-garde, de sorte qu’il ne put attaquer vers Plancenoit qu’à quatre heures et demie. Sa marche, de Wavre jusque-là, fut éclairée au loin à gauche par des partis de cavalerie et notamment par les deux détachements com- mandés par les majors Falkenhausen et Witowski. Zieten, qui était à Bierges, sur la rive gauche de la Dyle, se mit en marche dans la direction indiquée dès midi, c’est-à-dire au mo- mentimême où le colonel Ledebur se canonnait avec Exelmans; et, extrêmement retardé aussi par les difficultés de la route, il prit part à la bataille de Waterloo avec sa cavalerie et sa division d’avant- garde seulement, et non avec tout son corps d’armée, comme le dit M. Thiers. Il n’y avait plus un Français debout sur le champ de ba- taille quand ses trois autres divisions purent y arriver. Pirch 1, qui était à Sainte-Anne et Aisemont et avait le défilé des ponts et de la ville de Wavre à traverser, se mit pareillement en marche à midi. Ses deux premières divisions achevaient de franchir IN OTES. 367 ce défilé, et les deux autres allaient s’y engager, à leur leur, quand il apprit que les Français se montraient vers Neuf-Sart. Il ordonna alors à celles-ci de rester sur place et à une brigade de cavalerie, celle de Sohr, de soutenir Ledebur ; puis, quand il eut reconnu qu'Exelmans, qui venait d’être rejoint par la division Vallin, allait être appuyé par notre infanterie, il prescrivit à ces mêmes divisions de venir occuper les bois de Warlombrout et de Sarats. Mais, pendant que tout cela se passait, il n’interrompit pas un seul instant, pas une seule minute, le mouvement de ses deux premières divisions qui marchaient vers Bülow. Il les rejoignit même promptement de sa personne ; et, quant à ses deux dernières divisions, elles évitèrent de s’engager sérieusement avec Exelmans, avec Vandamme, se replièrent sur AVavre, précédées par Ledebur, par Sohr, y passèrent la Dyle et se hâtèrent, comme ceux-ci, de gagner Chapelle-Saint-Lambert et Lasne, sans plus s’inquiéter de Vandamme et d’Exelmans, que Gérard venait pourtant de renforcer. Mais retardé par la même cause que Zieten, comme lui, Pirch I prit part à la bataille de Waterloo avec une partie seulement de son corps d’armée, et non avec toutes ses forces, comme l’avance encore M. Thiers.Il n’y engagea que ses deux premières divisions et une partie de sa cavalerie. Le reste de son corps d’armée ne put parvenir que de nuit aux bords du ruisseau de Lasne. Thielmann resta définitivement sur Wavre pour faire face à Grou- chy ; mais il n’y resta qu’avec sa cavalerie et trois de ses divi- sions d’infanterie, c’est-à-dire avec une quinzaine de mille hommes; et au moment même où il était attaqué vigoureusement, où trente mille Français se massaient en face de lui, sa quatrième division d’infanterie s’achemina sur Couture, Tels furent les faits ; et tels qu’il furent, ils ne laissent aucune base aux assertions de M. Thiers; ils en sont l’absolue négation; il est facile de le prouver. D’abord, puisque Blücher avait déterminé d’une façon précise les mouvements de ses quatre corps d’armée; puisque l’approche d’Exel- mans et de Vallin, puis de Vandamme, c’est-à-dire de dix-huit mille Français vers la Baraque, ne causa aucune émotion dans les colonnes de Bülow; puisqu’elle n’arrêta pas, ne détourna même pas, pendant 368 WATERLOO. une minute, Zieten avec son corps d’armée et Pircii I avec ses deux ^ premières divisions, de la route qui leur avait été fixée; puisque, même en présence des dix-huit mille Français qui étaient venus se masser devant Wavre, les deux autres divisions de Pirch I conti- nuèrent, sur les traces des deux premières, leur marche pendant quelque temps interrompue et ensuite reprise ; puisque Ledebur et Sohr en firent autant ; puisque enfin une des quatre divisions de Thiel- mann quitta Wavre, se dirigeant sur Couture, au moment encore où Gérard avec ses douze mille hommes se réunissait à Exelmans, à Val- lin et àVandamme; puisque en un mot les Prussiens se bornèrent à opposer une quinzaine de mille hommes aux trente mille Français qui se déployaient devant eux, qui les attaquaient, il est bien cer- tain que, si, au lieu d’une pareille force, ils n’eussent vu arriver sur Wavre que Pajol et Teste, qui n’avaient pas même quatre mille hommes, ils auraient opposé à ceux-ci deux mille hommes tout au plus; et, pour tout dire, il est certain que l’apparition de ces deux généraux sur Wavre n’aurait pas même produit le chétif résultat d’y retenir deux mille Prussiens, car elle aurait été beaucoup trop tardive pour cela. Il ne faut pas l’oublier, en effet, Pajol et Teste n’auraient pu parvenir avant six ou sept heures sur Wavre ; et y eussent-ils paru, par un véritable miracle, à trois heures, ils n’y auraient plus trouvé que « la couple de bataillons, » un millier d’hommes, que l’ordre de Blücher prescrivait d’y laisser. M. Thiers produit donc une assertion absolument fausse quand il avance qu’il aurait suffi à Grouchy, pour occuper Thielmann pen^ dant plusieurs heures, de diriger Pajol et Teste de Tourinnes sur Wavre, pendant que lui-même aurait marché vers Maransart avec trente mille hommes. La vérité est, au contraire, que cette démon- stration eût été complètement inutile. Pajol et Teste n’auraient pas occupé Thielmann pendant une seule minute; même ils ne l’auraient ni vu ni aperçu. Au moment où ils auraient paru sur Wavre, celui- ci en aurait été parti depuis longtemps, se portant, conformément à l’ordre de Blücher, sur Couture, village qui est à une deini-lieue seulement de Maransart et qui est situé, comme Maransart, sur la rive droite du ruisseau de Lasne. Les autres assertions de M. Thiers sont tout aussi fausses que la NOTES. 369 première, de laquelle , d’ailleurs , elles dépendent essentielle^- ment Grouchy se dirigeant sur Maransart, il serait arrivé ou que les généraux prussiens auraient ignoré son mouvement ou qu’ils en aù- raient eu connaissance. M. Thiers alTirme que, dans les deux cas, tout eût été sauvé. Mais cette affirmation tombe devant l’ordre de Blücher et les faits que nous avons rappelés. Dans le premier cas, en effet, le plus probable selon M. Thiers, le jnoins probable de beaucoup, selon nous, qui n’oublions ni l’arrière- garde du colonel Ledebur, ni la nombreuse cavalerie prussienne et les partis qu’elle avait détachés pour battre l’estrade entre laDyle et le ruisseau de Lasne, dans le premier cas, disons-nous, Zieten, Pirch I, Thielmann, Bülow n’auraient eu à tenir qu’une conduite, et cette conduite ils l’auraient tenue, il n’y a pas à le contester, puisqu’elle leur était formellement prescrite, pour ce cas même, par l’ordre du chef de l’armée prussienne. En termes plus explicites, Bü- low et Zieten, opérant comme ils opérèrent en effet, se seraient diri- gés, l’un sur le bois de Paris par Cbapelle-Saint-Lambert, l’autre par Genval et Ohain sur Smohain et Frichemont; mais, au lieu de ne rejoindre Bülow qu’avec la moitié de son corps d’armée, avec dix mille hommes, Pirch I l’aurait rejoint avec son corps tout en- tier, c’est-à-dire avec vingt mille hommes ; au lieu de rester sur Wavre jusqu’à près de quatre heures et de ne pousser que jusqu’à Cliapelle-Saint-Lambert , le colonel Ledebur aurait rejoint aussi ! Bülow; et, au lieu de demeurer sur Wavre comme il y demeura, ? avec trois de ses divisions d’infanterie et sa cavalerie, et de ne di- ji riger que fort tard sur Couture sa quatrième division d’infanterie, il Thielmann n’aurait laissé sur Wavre « qu’une couple de bataillons, » et se serait mis en marche vers Couture, avec tout son corps d’ar- mée, avec vingt mille hommes, dès que Pirch I aurait eu achevé de I défiler devant lui, c’est-à-dire vers une heure. Or, comme Pirch l, , partant de Sainte-Anne et d’Aisemont, Ledebur et Thielmann partant ; de Wavre à peu près à l’heure où Grouchy serait parti de Nil-Saint- ! Vincent pour Maransart, auraient eu, sur ce dernier, l’avantage très- marqué de la plus courte distance, chacun pour atteintre son but, ^ il est évident que le maréchal français n’aurait paru sur Maransart 370 WATERLOO. qu’assez longtemps après la réunion de Pirch I et de Ledebur avec Bülow, et plus longtemps encore après Tarrivée sur Couture de Thielmann qui n’aurait pas eu, comme la colonne française, la Dyle à traverser. Que jusque là, cette colonne fût restée ignorée des Prussiens dans sa marche, c’eût été possible, quoique fort improbable, nous le répé- tons ; mais, dès qu’elle aurait touché à Maransart qui n’est qu’à une demi-lieue de Couture, elle aurait été certainement aperçue , recon- nue, car Thielmann disposait de plus de deux mille hommes de cava- lerie, et, d’ailleurs, aurait eu nécessairement des postes, des pa- trouilles sur Maransart, et au delà. • Maintenant, sera-ce supposer Thielmann un dieu, suivant l’expres- sion de M. Thiers, que d’admettre qu’il aurait immédiatement dé- bouché avec ses vingt mille hommes dans le flanc de Grouchy, de Grouchy dont Gérard aurait encore été à une heure de marche ? Sera- ce aussi supposer Pirch I un autre dieu que d’admettre qu’avec la moitié de son corp5 d’armée, celle qui ne prit aucune part à la ba- taille de Waterloo, il se serait jeté au-devant du maréchal français pour le frapper en tête pendant que Thielmann l’aurait frappé en flanc? M. Tiers lui-même ne voudrait pas le soutenir. Non, admettre que les deux généraux prussiens eussent opéré ainsi, c’est tout sim- plement les supposer doués de l’intelligence, de la résolution les plus communes. Qui n’aurait compris, à leur place, qu’il fallait empê- cher, à tout prix, les divisions prussiennes engagées contre Lobau et la garde impériale d’être tournées, enveloppées par Grouchy? Qu’ainsi attaqué en flanc et en tête par trente mille hommes, le maréchal français, intrépide comme il l’était, et commandant à des soldats intrépides comme lui, eût résisté d’abord à l’orage, nous voulons bien le croire; qu’ensuite même, quand Gérard l’aurait eu rejoint, il eût pris le dessus, nous n’en doutons pas; mais toujours est-il que la lutte aurait été fort longue et que bien avant qu’elle eût pris fin. Napoléon aurait été battu et mis en déroute comme il le fut. Nous le rappelons, en effet, la bataille de Waterloo fut décidée et très-rapidement décidée par l’entrée eu ligne, à sept heures et demie du soir, de Zieten avec cinq mille hommes et de Pirch I avec dix mille seulement; et ces quinze mille hommes eurent si peu NOTES. 871 d’efforts à faire que leurs pertes furent très-minimes, de six cents hommes à peine (1). On le voit donc, l’affirmation de M. Thiers, dans le premier des deux cas qni auraient pu se présenter, est insoutenable. Pour la réfuter, il suffit d’y opposer cet ordre deBlucher que M. Thiers n’a pas connus, les faits importants qu’il a ignorés aussi, et d’admettre que les généraux prussiens étaient doués de l’intelligence la plus vulgaire, de la résolution la plus commune, ce qui n’est pas préci- sément en faire des dieux, on en conviendra. Dans le second cas, le cas selon nous le plus probable, et, pour ainsi dire, certain, celui où les Prussiens auraient eu connaissance de la marche de flanc de Grouchy, M. Thiers assure que le maréchal français aurait détourné, au moins, Pirch I et Zieten. de leur che- min, ce qui aurait fait atteindre le but essentiel, puisque c’est leur arrivée qui perdit tout, ou, plutôt, qu’il eût passé avant que ces généraux pussent s’opposer à sa marche, et fût allé délivrer d'eux Napoléon et accabler Bülotu. Mais, ici encore, M. Thiers affirme à tort et par la même cause que précédemment, parce qu’il ignore l’ordre de Blücher et les mou- vements des différents corps prussiens. Il s’imagine que Zieten et Pirch I ne devaient partir de Wavre qu’après avoir reçu des nouvelles de Grouchy et que Thielmann devait, en tout cas, y rester immobile, tandis que l’ordre de Blücher, on l’a vu, posait à ces trois généraux une règle de conduite précise et très-différente, et que cette règle, ceux-ci l’auraient observée, il n’y a pas plus à le contester que dans le cas précédent. La nouvelle du mouvement de Grouchy vers Mousty et Ottignies, vers Maransart, mouvement qui aurait commencé de midi et demi à une heure, ne leur serait pas parvenue à Wavre. Elle les aurait trouvés en marche vers les points que leur assignait l’ordre de Blü- cher, et même déjà assez avancés sans doute vers leur but, du moins Zieten. Elle aurait au moins détourné de leur chemin Zieten et Pirch 1, dit M. Thiers. (1) Voir (t. lî) page 18 de notre livre. 372 WATERLOO. En ce qui regarde Zieten, Tallégation n’a pas pour elle la moindre probabilité ; car ce général avait une mission déterminée à remplir et complètement indépendante du fait qui se serait ainsi produit, et il n’aurait pas eu la moindre inquiétude à concevoir pour son flanc gauche, pour ses derrières : au moment où il aurait appris le mouvement de Grouchy, il aurait été à trois lieues du maréchal français, et, de plus, aurait été complètement couvert par Pirch I et Thielmann marchant l’un sur Chapelle-Saint-Lambert, l’autre sur Couture. Malgré le mouvement de Grouchy, il aurait donc poursuivi son chemin, continuant à exécuter l’ordre de Blücher. Quant à Pirch I, il est hors de doute que, bien qu’il eût eu ses derrières assurés par Thielmann, la nouvelle du mouvement de Grou- chy ne l’aurait pas laissé insensible; et, pour Thielmann lui-même^ chargé par l’ordre de Blücher de faire l’arrière-garde de ce côté, il est clair qu’elle l’aurait laissé moins insensible encore. Mais il n’est pas possible d’admettre qu’elle aurait déterminé Pirch I à renoncer com- plètement à exécuter sa mission ; autrement dit, à priver Bülow de tout appui immédiat. On est obligé de croire, au contraire*, que, cette mission, il l’aurait modifiée de manière à simultanément appuyer Bü- low et aider Thielmann à arrêter la marche de Grouchy. En termes plus précis, on est obligé de croire que filant sur les traces de Bülow avec la moitié de son corps d’armée, il en aurait laissé l’autre moitié à Thielmann qui, ainsi renforcé de dix mille hommes, renforcé même du détachement de Ledebur, serait allé tomber dans le flanc droit de Grouchy; et, cela, on est obligé de le croire, pour peu qu’on ad- mette que les deux généraux prussiens étaient non pas des dieux, mais seulement des hommes de guerre doués de la très-faible clair- voyance nécessaire pour com.prendre l’opportunité, la nécessité d’em- pêcher Grouchy d’aller prendre Bülow à revers. On est obligé de le croire, surtout, par ce motif péremptoire que cette division de son corps d’armée en deux parties. Tune continuant à marcher sur les traces de Bülow pour le rejoindre, l’autre se réunissant à Thielmann pour combattre Grouchy, cette modification de l’ordre du Blücher, Pirch I la fit spontanément dans une circonstance où elle n’était pas de nécessité évidente, saisissante comme elle l’aurait été dans l’éven- tualité qui nous occupe. Nous l’avons rappelé tout récemment, en NOTES 37: effet, quand Pircli I vit les Français se montrer en forces sur le chemin de Wavre, vers la Baraque, il fit poursuivre à la moitié de son corps d’armée sa marche vers Bülow et en laissa l’autre moitié devant Wavre aux ordres do Tliielmann, lequel, d’ailleurs, ne la garda que jusqu’au moment où il reconnut qu’il n’en avait pas besoin. Les tronpes prussiennes que le mouvement de Grouchy aurait dé- tournées de leur chemin n’auraient donc pas été, comme l’assure M. Thiers, les corps de Zieten et de Pirch /, mais seulement la moitié du corps de ce dernier, le corps de Thielmann et le détachement de Ledebur, c’est-à-dire trente-deux à trente-trois mille hommes dont pas un ne prit une part quelconque à la bataille de Waterloo. Mais en détournant ceux-ci de leur chemin, Grouchy lui-même se serait trouvé arrêté dans le sien par leur agression. Or, recevant une at- taque de flanc, au moment où Gérard aurait été encore assez loin en arrière, la recevant d’un ennemi très-supérieur en nombre, il n’aurait pu se débarrasser de lui sans un violent combat; et ce sera toujours rester bien au-dessous de la vérité que d’évaluer à deux ou trois heures le temps* d’arrêt que sa marche aurait ainsi subi ; et, pendant ces deux ou trois heures , la bataille de Waterloo aurait toujours élé décidée par l’entréeen ligne de la division d’avant- garde de Zieten et de la première moitié du corps de Pirch I. M. Thiers admet à peine que Grouchy aurait eu à combattre. Il avance que, même en attirant F attention de Zieten et de Pirch /, le maréchal français aurait passé avant que ceux-ci pussent s’opposer à sa marche. Mais, comme les précédentes, cette assertion est dé- truite, on le voit déjà, par l’ordre de Blücher et les faits que nous avons rappelés. L’avis de la marche de flanc de Grouchy n’aurait pas trouvé Zieten, Pirch I et Thielmann immobiles sur Wavre, nous le répétons 11 les aurait rencontrés en plein mouvement chacun vers le but précis que lui avait assigné le chef de l’armée prussienne. Parti de Bierges à midi, Zieten aurait été alors fort loin do Grouchy; et, par les motifs décisifs que nous avons rapportés plus haut , il ne se serait nulle- ment occupé de l’arrêter dans sa marche. Mais si le maréchal fran- çais n’eût pas eu à soutenir une attaque de Zieten, il aurait eu , en revanche, nécessairement affaire à la moitié du corps de Pirch I et à 374 WATERLOO. Thielmann. Il aurait eu à soutenir contre ces deux généraux ce même combat violent de deux ou trois heures au moins, dont nous venons de parler; car, loin de pouvoir passer avant eux y il se serait trouvé en arrière d'eux. 11 n’y a pas à en douter, puisque Pirch 1 partit à midi de Sainte-Anne et d’Aisemont, puisque Thielmann serait parti de Wavre, à sa suite, vers une heure , et que l’un et l’autre auraient eu, pour parvenir aux bords du ruisseau de Lasne, une distance moins forte que celle qu’aurait eue, pour y atteindre, Grouchy qui serait parti de midi et demi à une heure de Nil-Saint-Vincent. Toutes les assertions sur lesquelles s’appuie M. Thiers pour démontrer que les Prussiens n’auraient pas fait échouer la marche de flanc de Grouchy se heurtent, se brisent donc contre des impossi- bilités manifestes. Dans cette marche, Grouchy aurait eu à manœuvrer, à combattre ' vivement, aurait été retardé longtemps, et, fût-il sorti triomphant de 4 cette lutte, il n’en aurait pas moins été impuissant à changer le ré- ’ sultat de la bataille de Waterloo ; bien plus, cette marche si vantée , l’ayanl rapproché des armées victorieuses , lui-même , selon toute i probabilité, n’aurait pu éviter d’être enveloppé dans la catastrophe de ^ nos armes, le soir même de la bataille ou le lendemain matin. Telle est la vérité. Ainsi, en résumant cette discussion que nous n’avons pu faire ; moins longue, tant on a accumulé d’erreurs, d’inexactitudes pour | nous combattre 1 nous pouvons maintenir fermement, absolument le jugement que nous avons porté, il y a six ans, en écrivant cette histoire sans autre passion que celle du juste et du vrai. Nous pou- j vons maintenir que la seconde des trois manœuvres préconisées par j la légende et aujourd’hui par M. Thiers comme infaillibles et déci- sives, n’aurait pas abouti à cause de la distance et des difficultés du chemin et que si, par quelque enchantement, cet empêchement eût disparu, les Prussiens en auraient opposé un autre insurmontable, et, en outre, auraient aggravé notre désastre en y enveloppant Grouchy. Pour prouver le contraire, il faudrait démontrer que l’ordre de Blücher et l’existence même des corps de Zieten, Pirch I et Thiel- mann, ne sont que des inventions destinées à excuser Grouchy. NOTES. 375 Cette démonstration, M. Thiers a trop d’esprit et de bonne foi pour l’essayer; mais il y a derrière lui tel écrivain servile, tel idolâtre obstiné de Napoléon, qui ne reculera peut-être pas devant la tenta- tive; et, à coup sûr, ce qu’il donnera pour des preuves ne sera pas plus exorbitant que la moitié de ce que racontent la légende de Waterloo et certains écrivains ; et il se trouvera des gens pour y croire. Nous en venons maintenant, enfin, à la dernière des trois manœuvres qui, opérées par Grouchy, auraient, selon M. Thiers, donné la vic- toire à Napoléon, auraient sauvé la France! Cette troisième manœuvre, on l’a vu dans la citation par laquelle commence cette note, aurait consisté à passer les ponts de Limai et de Limelette à deux heures^ lorsqu’on apercevait des corps prussiens se dirigeant vers Mont-Saint-Jean. Et, cette manœuvre, M. Thiers en a exposé ainsi la possibilité, l’excellence, l’infaillibilité, dans un autre passage de son livre. £ C5 > O 73 te -w ' c - a; «"c •£ 2 en P tn V) ^ P- ^te 5 O O g'^ « S î< . {^ en 5; « • o; O > c; t. - ' eo ‘OJ O «3 U s O eu oj — ü — O) re cfl = ■ § S: .2 O S. ^ 2 3 ,p O :a S -r: O rt 2 O fl e 5 t « c^ ■«« a " f « V tM CS U JS ' Sî -S « „ eS’êS i m G ^ a Ci fl ^ « s t s '■8 s * I ^ 2 *9 A .a V 2 2 s £ ‘2> rt rt tn 'O) en Sh eu fer OJ ';! en M _ 'W - CS « 'CS es “ Sn ^ w G M 2 O ^ 'OJ " .5 fr U 4U. ^ ‘D G S te O 2 , fc- « s ^.2 ^ I” S •-as s® V üfi S S à * * S •ti» fl fl fl 0) Ci s 0. ^ fl 2 V fl fl « •oj ^ ‘^^oa 'Sd m Hommes. Infanterie. Cavalerie. Artillerie, génie, etc. Report 2,175 58 NOTES 383 ^ S aj rr: a ir( rt rte CD ai O ^ == 5 « O. cj - nà (D W5 s- e s- d: W3 O P- -O w: QO e -Q s J. e “ oü O s ^ S rrt O ao <ü *c — -I i a; .rt (S • -«Î.2 15^ s- 3 •ë.-* ai .3 43 > •;= .2 O ^ = ë ^ ü *03 03 4) ~ rt := Se c« > 03 D 03 rt 3 £y* en e 03 rt P -O — e ^ '« S .e ^ C3 - ^ i S ^ s ro 9 s 03 ,e 03 •e tn ^ t- to 03 ^ ^ D £ nJ iJ c de 631 hommes armés, mais non habillés. TABLE DES CHAPITRES Avant-propos » . . V Préface de la quatrième édition IX CHAPITRE PREMIER Le congrès réuni à Vienne apprend l’arrivée de Napoléon en France. — Dé- claration du 15 mars 1815. — Trailé de coalition.— Préparatifs de guerre. — État de l’opinion publique en Allemagne, en Angleterre. — Forces et positions des armées de la coalition dans les premiers jours de juin 1815. — IHan de campagne des coalisés 1 CHAPITRE DEUXIÈME Causes du succès de l’entreprise de Napoléon contre le gouvernement des Bourbons. — La révolution se serait faite sans lui. — Son langage, s«s promesses pendant sa marche sur Paris. — Le peuple s’y laisse prendre. — La conduite de l’empereur le désillusionne bientôt. — Ptuses de Napo- léon pour dissimuler d’abord les actes du congrès de Vienne, pour en atténuer la portée ensuite. — i^lurat n’a détruit aucune chance de [laix. — II n’en existait d’autre que celle que pouvait donner la victoire. — L’en- thousiasme populaire refroidi par la duplicité, les réticences de Napoléon. -- L’armée telle qu’elle avait été réorganisée par la restauration. — Son effectif au janvier 1815, au l^r avril. — Napoléon ne commence à prendre des mesures pour l’augmentation de l’état militaire de la France que trois semaines afirès son retour à Paris. — Indication de ces mesures. — Leur résultat. — État militaire de la France, au commencement de juin 1815. — Formation de corps d’armée. — Leur effectif. — Effectif des garnisons des places fortes ,10 CHAPITRE TROISIÈME Plan de campagne de Napoléon 55 CHAPITRE QUATRIÈME Composition de l’armée destinée à agir en Belgique. — Sa concentration sur la Sambre.— Position qu’elle occupe le 14 juin. — Son effectif. — Son état moral. — Ordre du jour de Napoléon 63 CHAPITRE CINQUIÈME Composition, organisation de l’armée aux ordres de Wellington, — Son effectif. — Disposition de ses cantonnements, le 14 juin. — Vices de cette disposition.— Composition, organisation de l’armée aux ordres de Blücher. — Son effectif, — Disposition de ses cantonnements, le 14 Juin. — Vices de 346 WATERLOO. celle disposilion. — fllonvemenls convenus entre ces deux généraux pour le cas d’une allaque. — Élal moral de l'armée de Wellinglon ; de l’armée de Blücher. — Wellinglon, Blüclier ‘ 75 CHAPITRE SIXIÈME 15 JUIN. — CiiARLEROi. — Nnpoléon. — Ligne d’opérations choisie. — Ordre de mouvement pour le 15 juin. — Hlarche de l’aile gauche.de l’armée. — Prise de 1 luiin , de Marchienne. — Passage de la Sambre. — Marche du centre. — Prise de Charleroi. — Pajol s’arrête en deçà de Gilly. — Marche de l’aile droite. — Uéserlion de Bourmont. — L’avant-garde arrive à Châ- telet. — Tout le corps de Zielen sur le point de se trouver concentré. — Prise de Gosselies. — Le maréchal Ney reçoit le commandement de l’aile gauche. — Il porte une avant-garde à Frasnes. — Combat de Gilly. — Posi- tion des divers corps, à la nuit. — Résuliat incomplet de la journée. — Observations 03 CHAPITRE SEPTIÈME 15 JUIN. — Namur. — Bruxelles. — Ordres de concentration donnés par Blücher, le 14 juin au soir. — Mouvement de Pireh I, Thiclrnann, Bülow, dans la journée du 15. — Position de l’armée prussienne, dans la nuit du 15 au 16.— Retard de Wellington dans la mise en mouvement de son armée. — Ordre partiel donné le 15 juin, à trois heures après midi, par le chef d’étal-major du prince d’Orange. — Ordre général de rassembler l’armée par division. — Faux mouvement ordonné sur Nivelles. — Ordre de con- centration partielle expédié à dix heures du soir. — Ordre général qui doit porter l’armée sur sa gauche. — Observations T. . . 126 CHAPITRE HUITIÈME 16 JUIN. — Ligny. — Inaction prolongée de l’armée française. — Hésitations de Napoléon. — Il se décide enfin, vers huit heures du matin, à porter l’armée en avant, sur la chaussée de Bruxelles et sur celle de Namur. — II la divise en deux ailes et une réserve. — Ses dépêches aux maréchaux Ney et Grouchy. — Ordres de mouvement du major général à Ney et à Grouchy. — Napoléon arrive sur Fleurus — Formation de l’armée française. — Reconnaissance du terrain. — Position de l’armée prussienne. — Entrevue de Blücher et de Wellington. — Napoléon se décide à livrer bataille. — OrSS'‘'’'10'1S des Mémoires de Sainte- Hélène. — Leur 53 CHAPITRE SEIZIÈME Napoléon arrive à Philippcville - Ordres, dépêrhes qu’il en expédie Il part pour Laon. — Con.sei! qu’il y tient. — Il pari pour Paris ^ il ÿ tioTder^ôl'.'mlë" T'”'"' à l’Élysée-Boifrbon. - Déclara- Lnë.». - représentants. — Hésilalions de Napoléon. — Scs concessions successives. — Ses défaillances, ses colères devant les exi- Sduîl''aT2^^^^^^^ chambre. - Conseil tenu aux Tuileries dans la ~ Il «P ? Napoléon menacé de déchéance, d’arrestation, soire - .» . ^ abdiquer. Nomination d’un gouvernement provi- ******•*••••••••••••••••»••. 85 386 WATERLOO. CHAPITRE DIX-SEPTIËME Le 19 juin, an point du jour, Thielmann attaque Grouchy. — Api*ès un long combat, il bat en retraite sur Rhode-Sainie-Agathe. — Grouchy, ayant reçu la nouveîle du désastre de Waterloo, se replie dans la direction de Namur. — Le lendemain, il continue son mouvement vers cette ville. — Mouvements de Thielmann et de Pirch 1. — La cavalerie de Thielmann et Pirch I attaquent Grouchy. — Combat de Namur. — Le 21, au matin, les corps aux ordres de Grouchy se trouvent réunis è. Dinant, et se portent sur Givet. — Grouchy marche par Rocroy sur Reims. — Concentration à Laon des corps revenus de Waterloo. — Marche des armées anglo-hollan- daise et prussienne. — Prise d’Avesnes. — Plan d’opérations arrêté entre Wellington et Blücher. — Demande d’armistice adressée à ce dernier par ordre du maréchal Soult. — Sa réponse. — Prise de Cambrai, de Péronne. — Louis XVIll arrive à Cambrai. — Soult se replie sur Soissons. — Effectif, le 25 juin, des corps revenus de Waterloo. — Grouchy les rallie avec sa colonne à Soissons et prend le commandement de toute l’armée. -- Force de l’armée. — Les Prussiens occupent Compiegne. — Combat de Villers-Cotterets. — Grouchy ramène Farmée sous Paris. — Positions qu’elle occupe, le 29 juin. — Positions des armées prussienne et anglo- hollandaise, ce jour-là 116 CHAPITRE DIX-HUITIÉME Décrets rendus par les chambres. — La commission de gouvernement. — Fouché, son président. — Rut qu’il se propose. — Sa conduite. — Sous son influence, la commission de gouvernement nomme Masséna com- mandant en chef de la garde nationale de Paris. — Fouché entraîne dans sa défection Davoul, ministre de la guerre. — Réunion en conseil des membres de la commission de gouvernement, des bureaux des deux chambre.s et des ministres. — Davout déclare la résistance impossible et propose la soumission à Louis XVI !!. — Incident. — La réunion décide l’envoi de négociateurs auprès de Wellington et de Blücher. — Davout est nommé commandant en chef de l’armée sous Paris et reste ministre de la guerre. — La commission de gouvernement décide que les approches seules de Paris seront défendues. — Anxiété, irritation de la population. — Demande d’armistice adressée par Davout à Wellington et à Blücher, avec l’autorisation de la commission de gouvernement. — Blücher reconnaît la ligne de nos retranchements au nord de Paris. — Son entrevue avec Wellington. — Les deux généraux décident que l’armée prussienne se portera au nord de Paris. — 31ouvements de cette armée; de l’armée anglo-hollandaise. — Effectif des troupes de Davout, le 1er juillet. — îi pouvait détruire les deux années ennemies successive- ment. — Conseil tenu aux Tuileries. — Exelmans marche sur Versailles et Rocquencourt. ~ 11 détruit une brigade de cavalerie prussienne et revient à son bivac de Montrouge. — Conseil de guerre à la Villelte. — Résultat. — Réponse de Blücher à la demande d’armistice. — Lettre que lui adresse Wellington à ce sujet. — Davoul autorisé à capituler par la commission de gouvernement. — Mouvements de l’armée prussienne. — Combats de Sèvres, de Meudon, des Molineaux, d’Issy.— Position de l’armée prussienne, le 2 juillet au soir. — .Conduite des chambres — L’ar- mée évacue Paris. — Entrée de Louis XVîil à Paris. — Conclusion. 145 887 WATERLOO. NOTES. Note A. — Sur la conduite de Murat en Italie 193 Note B. — Sur les intentions de Napoléon au sujet de rarmement des fé- dérés 195 Note C. — Sur la prétendue activité de Napoléon dans les préparatifs de défense 196 Note D. — Sur le rôle assigné au corps de Rapp 199 Note E. — Sur l’effectif de l’armée française qui entra en Belgique. . 200 Note F. — Sur l’effectif de l’armée anglo-hollandaise en Belgique. . , 201 Note G. — Sur l’effectif de l’armée prussienne en Belgique 202 Note H. — Sur l’état de santé de Napoléon 203 Note I. — Sur le motif du départ tardif du corps de Vandamme, le 15juin. 205 Note J, — Sur la conduite de Ney, le 15 juin, et sur les instructions qu’il reçut de Napoléon 207 Note K. — Sur l’inaclion de Napoléon, le 16 juin au malin, et sur la bataille de Ligny 225 Note L. — Sur un prétendu message effra5'é de Ney à Napoléon, le 16 juin au malin 231 Note M. — Sur la conduite de Reille, de Ney, de d’Erlon, le 16 juin. , 236 Note N. — Sur l’inaction de Napoléon, le 17 juin dans la matinée; sur les prétendues hésitations de Ney avant midi et la conduite de Grouchy dans la journée 257 Note O. — Sur la résolution des généraux alliés de livrer bataille en avant de Bruxelles; sur le choix de la position de Mont-Saint-Jean; sur la con- duite de Napoléon, le 18 juin ; sur la grande attaque de cavalerie. . 295 Note P. — Sur les prétendues instructions envoyées par Napoléon à Grouchy, dans la nuit du 17 au 18 juin 322 Note Q. — Sur trois manœuvres que M. Thiers reproche à Grouchy de n’avoir pas Opérées, le 18 juin, et dont chacune, selon lui, aurait sauvé la France 333 Note R. — Situation de l’armée sous Paris, le 1er juillet 1815 380 FIN DE TABLE DES MATIÈRES DU TOME SECOND. O -Wï. ■J t CAMPAGNE DE 1815 WATERLOO PAR LE I/-COLÜNKL CllARRAS COMPOSÉ DE CINQ PLANS ET CARTES DESSINÉS EXPRESSÉMENT POUR CET OUVRAGE CINQUIÈME ÉDITION BRUXELLES. IMPRIMERIE ET LITHOGRAPHIE DE E. GÜYOT Rue de Püchéco, 12. — 5 — r 1. PARTIE PRINCIPALE DU THEATRE DE LA GUERRE EN 1815. Les chaussées portées sur la carte de Belgique sont celles qui existaient au mois de juin 1815. Je Hat la Ha vo 7 — r 2. LIGNY. LÉGENDE. Armée française. AA. Garde impériale. BB. 4® corps de réserve de cavalerie ^Milhaud). CC. 3® corps d’armée (Vandamme), DD. Division Girard (détachée du 2® corps d’armée). EE. 4® corps d’armée (Gérard). FF. 2® corps de réserve de cavalerie (Excelmans). GG. l®** corps de réserve de cavalerie (Pajol). Armée prussienne. KK. 1®*' corps d’armée (Zieten). JJ. 2® corps d’armée (Pirch I). II. 3® corps d’armée (Thielmann) . N. B. Les deux armées sont disposées sur le plan comme elles l’étaient à deux heures et demie après-midi, au moment ou la bataille allait s’engager. — 9 — ! r 5. I QUATRE-BRÂS. LÉGENDE. Armée française. AA. Division Foy. ^ BB. Division Bachelu. f r 2^ corps d’armée (Reille). DD. ] \ [ Division Pire. ] CC. ^ / MM. Division Lefebvre Desnouettes (garde impériale). Armée anglo-hollandaise. EE. Brigade Bylant. 1 I Division Corps FF. du prince d’OR ange, daSAXE-WEIMAR. I I N. B. Les troupes des deux côtés sont disposées sur le plan comme elles l’étaient un peu avant deux heures après-midi, au moment oii le combat allait s’engager. I Le bois de Bossu et le bois de la Hutte sont indiqués sur /le plan tels qu’ils étaient en juin 1815. YJAÎlâM. Wçi/cjfi/è' Oanae llaii.ibfck Mml Sf , .[fonl S‘ Je niift- l'AIlcud N\PlaacenoH. rù SimojvaiL el Toi J> — il r 4. WATERLOO. LÉGENDE. Armée française. AA. 2® corps d’armée (Reille), moins la division Girard. BB. 1®*' corps d’armée (d’Erlon). CC. 3® corps de réserve de cavalerie (Kellermann)« DD. 6® corps d’armée (Lobau), moins la division Teste. EE. Division Domon (détachée du 3® corps d’armée).— Divi- sion SuBERViE (détachée du 1®"' corps de réserve de cavalerie). FF. 4® corps de réserve de cavalerie (Milhaud). GG. Division Guyot (garde impériale). HH. Infanterie de la garde impériale. H. Division Lefebvre Desnouettes (garde impériale). Armée anglo-hollandaise. aa. Division Chassé. hh. Brigade Mitchell (détachée de la division Colville), CC. Division Cooke (gardes anglaises). dd. Division Alten. ■— Brigade Von Kruze (contingent de Nassau). ee. Division Picton. ff. Division Perponcher. gg. Brigade Vincke (division Cole), M. Brigades Vivian et Vandeleur. a. Division Clinton. jj. Corps de Brunswick. A. Brigade G-rant. l. Brigade Dôrnberg. m. Brigade Arentsghildt, n. Brigade Van Merlen. 0, Brigade Somerset (gardes anglaises). p. Brigade Ponsonby. q. Brigade Ghigny. r. Brigade Trip. SS, Réserve d’artillerie. U, Brigade Lambert (division Cole). N. B. Les armées française et anglo-hollandaise sont dis- posées sur le plan comme elles l’étaient un peu avant onze heures et demie du matin, au moment ou la bataille allait s’engager. JJ. Position du corps d’armée (Lobau), ] I à quatre heures KK. Position des divisions Domon et Su-| et demie du soir BERVIE, ] A' A'. Position d’une partie du 4® corps J à quatre heures d’armée prussien (Bulow), ] et demie du soir. B'B'B'. Le corps d’armée prussien (Zieten), un peu avant sept heures et demie du soir. N. B. La forêt de Soignes, le bois deGouMONT, la pente au nord de la Haie-Sainte, le chemin d’ÛHAiN à Braine- l’Alleud, sont indiqués sur le plta tels qu’ils étaient en juin 1815. isr nr Msrrjï i)jj la /majisx, y\ < II} / ( / ^ ,V,1J-. < EST ET PARTIE DU NORD D E LA FRANCE. Les lignes marquées a a aa indiquent la marche de rmée anglo-hollandaise sur Paris. Les lignes marquées h h h h indiquent la marche de rmée prussienne sur Paris. t